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La Jeune Vampire/Nouvelle 2

La bibliothèque libre.
E. Flammarion (p. 49-62).

La silencieuse



i


Château de La Serraz, 14 mai 1857.

Quinze jours déjà que les autorités fédérales nous internent dans ce vieux coin perdu. Tout un petit monde de républicains et de révoltés : Français, Autrichiens, Vénitiens, Polonais, Russes, casernés avec nous dans les antiques salles où florissaient les Seigneurs de la Serraz et leurs respectables soudards. On ne saurait rêver tyrannie plus charmante. Les deux gardiens, les trois vagues gendarmes sont aux petits soins pour leurs « captifs ». Ces braves gens sont tout fiers de nous avoir, et la population avoisinante nous tire de grands coups de chapeau quand nous sortons. Car nous sortons. Notre parole suffit à nous garantir toutes les licences. L’autre jour, j’ai même été en retard pour le souper. J’ai trouvé le vieux gardien Mermoz tout mélancolique.

— Votre fricot va être froid, Monsieur Durville… et ma femme s’était surpassée.

J’ai compati à sa peine. Je me suis promis de ne plus rentrer après sept heures.

Le pays est un ravissement. Un lac frais, clair, impressionnable aux changements du ciel comme une créature vivante ; des pâturages où sonne tout le jour la rêveuse clochette de bronze ; et cent montagnes à l’horizon, vertes, violettes, neigeuses, où chaque aurore et chaque crépuscule jouent un vaste, subtil et divin opéra de lumière. D’ailleurs, un temps fait à souhait pour rendre la vie aimable et les rêves exquis, un joli rire de printemps où viennent éclore les premières fleurettes sur les bords de l’eau frémissante.

Pour mes compagnons, ce sont presque tous des êtres agréables. Sauf deux ou trois fanatiques, de ce genre sombre que créent les inquiétudes d’estomac ou de foie, c’est plutôt des hommes gais, parfois bruyants, assez bavards, en bons théoriciens, et ne devenant ennuyeux que lorsque les discussions politiques traînent en longueur.

Presque tous, cela va sans dire, décidés à « étrangler le dernier prêtre avec les entrailles du dernier roi » — en théorie ! Il y a surtout un géant russe, tête de lion, crinière, yeux étincelants, voix furibonde, qui chante des chansons terribles… « On les pendra… on les guillotinera… on les empalera… » à la manière de ces guerriers australiens qui jurent pendant trois jours et trois nuits « de se casser les bras, de se casser les jambes, de se casser la tête, de se casser le dos », etc., etc., et qui finissent par casser ensemble le kangourou de l’amitié. En attendant le grand Massacre, le bon Retchnikoff dévore chaque jour dix livres de viande, deux douzaines d’œufs, un pain de quatre livres, six kilos de fruits et de légumes, boit dix litres de vin et de bière, s’arrose de thé à plein samovar, et remplit de joie, d’émerveillement, d’admiration, les deux gardiens, les vagues gendarmes et les épouses de ces fonctionnaires — qu’il lapide de pourboires. Car sa famille possède cent lieues de forêts, de terre à blé et de rivières poissonneuses dans la petite Russie.

27 mai.

Deux nouveaux prisonniers sont entrés à la Serraz. Le premier, le docteur Ojetti, un Vénitien affilié au carbonarisme, et plusieurs fois jeté dans les cachots d’Autriche, est un beau vieillard à la façon de son pays : vif, sec, yeux de ténèbres, geste charmant, parole abondante, toute parfumée de métaphores et de superlatifs, esprit agile, pénétrant, clair, nourri ensemble de science, d’art et de littératures antiques, enthousiaste aussi, plein du rêve de l’unité italienne et toujours prêt à sacrifier sa vie ou sa liberté pour ses croyances. L’autre captif — une captive — : la fille même du docteur, admise à la Serraz par faveur spéciale, à la condition de vivre avec les filles du gardien Mermoz.

Francesca Ojetti est de tous points éblouissante. Le jour et la nuit s’échappent à la fois de ses beaux yeux, couleur d’améthyste. Son teint réalise la perfection des plus belles pulpes de fleur, et semble jeter une lumière ainsi que les jeunes roses des Alpes ; chacun de ses gestes accuse davantage le soin délicat que la nature a pris de la parfaire. Cette magnifique personne est silencieuse. On n’entend que rarement sa voix où se marient la pureté des métaux nobles et la souple intonation des eaux courantes. Elle est triste de la grande manière où n’éclate aucune morbidesse, mais plutôt une harmonie de santé, une grâce divine et forte. Elle n’évite pas la présence ni la conversation des gens, mais elle décourage les âmes légères et les déconcerte malgré elle. Elle accompagne son père dans toutes ses sorties, soit dans les cours ou les jardins du château, soit à travers les pâturages et les bois. Elle a sûrement pour lui un amour qui confine à la religion.

Naturellement, toute la bande des prisonniers est en extase devant cette admirable Vénitienne. Retchnikoff lui-même en perd ses refrains sanguinaires et ses propos retentissants. Les jeunes font figure de Roméos, et les anciens ne perdent plus une attitude. Le docteur est devenu le souverain absolu de la Serraz, mais, accoutumé à ces flatteries par ricochets, il n’y prête guère attention. Et j’ignore pourquoi je lui plais — pourquoi je suis devenu son compagnon de promenade — pourquoi j’ai la meilleure poignée de main du père et quelques-uns des très rares sourires de la fille.

Nous sortons tous trois, vers le déclin des après-midi, quand le soleil se dore, que les ombres des montagnes, des hêtres et des sapins se couchent très longues sur les pâturages. Ojetti parle beaucoup. Son âme est un vivier d’ anecdotes, un réservoir inépuisable de souvenirs. Tout cela frétille, pétille, reluit, et fait voir en un instant mille silhouettes d’êtres, mille événements, mille aspects d’âme. Cet homme est le plus merveilleux éducateur. Il ne saurait lancer une idée sans lui donner la pointe, la parure, la saveur qui la font pénétrer comme une arme, goûter comme une œuvre d’art ou croquer comme une friandise.

Et Francesca, en silence, écoute. Jamais elle ne parle que pour répondre. Jamais elle n’éprouve le besoin de dire la joie ou la mélancolie, l’attendrissement qui se reflètent dans ses beaux yeux selon le propos entendu, le site plein de grâces ou les harmonies de la lumière parmi les ombres tremblantes. Son âme me remplit d’une douce inquiétude. Je voudrais la connaître, et pourtant je trouve un enchantement à son mystère : et sans doute repousserais-je celui qui m’offrirait de pénétrer le secret de cette jeune fille. Elle est intelligente. Ses réponses ont une perfection de justesse, une élégante concision, un tour ensemble timide et hardi.

Et je ne rêve que d’elle. Mon cœur est devenu insupportable. L’univers a grandi. Il me semble entendre en moi la rumeur de tous les siècles, toutes les douloureuses et magnifiques générations qui vécurent et moururent pour que l’amour devînt plus beau, pour que l’histoire de l’époux et de l’épouse fût aussi vaste, aussi belle, aussi harmonieuse que les abîmes étoilés de l’espace !

18 juin.

Et c’est vrai pourtant ! Ce mystère m’accueille avec préférence. Les profonds yeux d’améthyste s’éclairent en me regardant. Le sourire est confiant ; sur tout le visage de lumière mon arrivée fait venir une douce bienvenue. Lorsque je l’aperçois de loin, mon cœur s’emplit d’épouvante — mais de près je me rassure, comme au bord d’un précipice semé de fraîches soldanelles. Et Francesca ne fait aucun effort pour dissimuler son plaisir. L’ombre même d’une coquetterie est absente de chacun de ses gestes. Elle marche dans sa beauté comme un roi puissant dans son empire. Elle ignore, ou veut ignorer, toute séduction réfléchie. Aussi bien cela lui serait inutile. Elle a, pour gagner et garder les âmes, sa fierté et la force invincible du silence.

25 juin.

J’ai d’abord goûté, comme une faveur divine, cette joie de bon accueil qui souriait aux lèvres de Francesca. Mais l’angoisse est venue. La franchise même de la jeune fille devient mon supplice. Je crains ce qu’il peut arriver de pire à ceux qui aiment : le faux départ — cette cruelle familiarité qui fait des amis et qui exclut, en se prolongeant, toute espérance d’une affection plus violente. Encore pourrais-je m’y résigner, car je conçois comme trop belle une destinée où se mêlerait l’amour de la merveilleuse créature. Mais je sens, je sais, que Francesca n’épousera jamais par amitié pure, qu’elle demeurera plutôt la compagne, heureuse d’être dévouée, de son père.


ii

Ier juillet.

Nous avons monté aujourd’hui jusqu’au hameau des Plans. La montagne revêt sa grande robe étincelante : les brodeurs éternels la sèment de toutes ces fleurs si vives sur de frêles pédoncules, de toutes ces petites lueurs, de tous ces petits buissons ardents qui trouvent leur heure de gloire sur le flanc âpre du roc, dans les minuscules jardins suspendus faits de la poudre des pierres broyées atome par atome à travers les siècles. Les hêtres montent comme une armée en bataille ; les sapins frémissent tous ensemble, du même mouvement, aux passages de la brise d’été.

Nous nous sommes arrêtés au bord d’un torrent, devant les troupeaux rugissants des ondes. Francesca a franchi le pont et s’est mise à prendre une esquisse légère au fusain.

Ojetti, s’interrompant au milieu de son jardin d’anecdotes, m’a dit :

— Vous êtes pâle et triste. Ne croyez-vous pas pouvoir vous confesser à moi ?

Je l’ai regardé. J’étais sans souffle, je sentais mes artères immobiles dans l’excès de mon inquiétude. Et j’ai répondu :

— Ne pouvez-vous pas deviner ?

— Je ne dois pas deviner. Votre peine n’en sera pas plus dure pour avoir été confiée. N’êtes-vous pas sûr de ma sympathie ?

Alors j’ai parlé tout bas. Il m’a répliqué tendrement :

— Je suis tout entier avec vous. Et j’ai beaucoup d’espérance. Pourtant, je ne voudrais pas peser d’un scrupule sur le destin de Francesca. Car j’ai trop d’autorité sur elle. Voulez-vous lui parler vous-même ?

— Je lui parlerai !

J’étais plein de terreur. Le Mystère était plus profond, les fraîches soldanelles semblaient mortes au bord du gouffre. Dans le moment où j’avançais vers la jeune fille, je sentis s’élever en moi la parole du Grand Maître : « Laissez ici toute espérance ! » Et c’est véritablement à la porte de l’Enfer que je frappais quand je fus arrivé vers l’autre bout de la prairie.

Francesca à mon approche s’arrêta de fusiner. Elle leva son visage et ses yeux encore à demi abstraits par son travail. Je vis qu’elle n’avait aucune idée, ni aucun pressentiment de ce que j’allais lui dire, et je me troublai davantage. Elle s’aperçut de mon trouble ; une ombre inquiète se répandit sur son front.

Je lui parlai, tremblant d’abord, puis je trouvai quelque chaleur pour lui offrir ma vie. À mesure que j’avançais, elle devenait plus pâle. Et quand j’eus fini, elle se tenait devant moi la tête baissée, les mains frémissantes, sa bouche divine contractée par une sorte d’horreur. Elle gardait le silence. Elle semblait ne vouloir ni ne pouvoir faire aucune réponse. Et je repris :

— Vous ai-je offensée ?

Elle répondit avec effort :

— Vous ne m’avez pas offensée.

— Puis-je concevoir quelque espérance ?

— Je ne puis pas vous répondre. Je l’ignore autant que j’ignore tout mon avenir !

Je repris avec découragement et humilité :

— N’est-ce que de l’ignorance ? Ne sentez-vous pas plutôt que je ne puis vous plaire ?

— Je ne sens rien en ce moment, qui soit contre ni pour votre personne…

— Vous êtes mortellement pâle, comme si vous étiez frappée d’horreur…

Elle baissa ses yeux pleins d’ombre.

— Vous vous trompez. Ce n’est pas de l’horreur. C’est de l’épouvante !


iii

12 juillet.

Chaque fois que je me présente devant Francesca, je vois passer dans ses yeux le même saisissement. Une rapide pâleur monte sur sa joue et disparaît, la main qu’elle me tend est froide et tremblante. Puis elle se rassure. Je sens son amitié qui revient, et que ma compagnie n’est pas désagréable — du moins lorsque nous sommes trois, que le docteur se tient entre nous. Si nous demeurons en tête-à-tête, Francesca se détourne et regarde au loin. Son malaise est tel que j’en suis pénétré comme d’une atmosphère. Je souffre de sa souffrance. Je romps moi-même la mauvaise influence en m’éloignant et j’éprouve un réel soulagement lorsqu’enfin Ojetti arrive à nous et fait reparaître la clarté sur le visage de sa fille.

Ma peine est mortelle. Elle ronge mes nuits — elle me livre à la pâle insomnie, aux longs rêves sinistres de l’ombre.

L’opium seul me défend un peu de l’excès d’angoisse. Et je n’ai contre Francesca aucune colère, aucune révolte. Mon épreuve a quelque chose de divin : c’est un sacrifice. J’accepte. Je suis prêt pour elle à toutes les immolations. Mon amour s’accroît de ma souffrance, non par la contradiction et l’instinct de lutte qui est à la base de tels sentiments, mais parce que ma souffrance est comme une forme plus élevée de l’adoration.

J’ai aussi voulu éviter ma présence à la jeune fille. Ojetti a rendu cette résolution impossible. Il s’est véritablement attaché à moi et, dès que je m’enferme ou me dérobe, il n’a de cesse qu’il ne m’ait ramené. L’autre jour, j’étais parti seul à travers la montagne. Je rêvassais tristement à la lisière d’une hêtraie, lorsque j’ai vu venir le docteur et Francesca. Le bon carbonaro était tout triste ; il s’est répandu en plaintes. Dans l’animation du discours, il s’est oublié jusqu’à dire :

— Dis-lui, Francesca, qu’il est notre seule consolation dans l’exil, dis-lui que sa présence est notre joie !

Francesca, pâle comme le glacier lointain, a murmuré d’une voix plaintive :

— Je vous prie, pour mon père !…

17 juillet.

Il est arrivé un petit carbonaro milanais. Il est vif et gentil comme Arlequin, avec de beaux yeux qui jouent dans son visage, tels de prestes diamants noirs, un sourire qui lui gagne tout le monde, de légers propos qui réjouissent les soirées, et le don des langues qui lui permet de parler le français aussi gaîment que l’italien. Avec cela une bonne âme enthousiaste, l’amour frénétique de l’Italie-Une, de la loyauté — mais, l’âme périlleuse des Lovelace, tout en ardeur présente et en tendresse fugitive. Il plaît au docteur, qui connaît sa famille, et nous sommes maintenant quatre à gravir les pâturages, quand les ombres deviennent longues.

Luigini marche en tête avec Francesca ; je suis, avec le docteur, à quelques pas.

Je cherche, au fond de mon être, la jalousie. Elle est absente. Elle ne peut naître. Je sens qu’elle tuerait mon amour pour la Silencieuse. Et dans l’excès de ma peine, il m’arrive quelquefois, tout bas, de souhaiter qu’elle se lève. J’observe alors le couple charmant, les gestes élégants du Milanais, ses regards qui se tournent avec admiration vers sa compagne. Mais Luigini me semble plus lointain que le Mont-Rose, sa galanterie aussi frêle que les petites akènes emportées dans la tempête. Et je comprends que rien, hors l’Absence et le Temps, ne pourra combattre contre Francesca.

J’y songeais hier, assis sur un charme abattu, auprès d’une naïade toute menue au sortir du roc. Cent espèces de plantes fleurissaient autour de moi. La terre rendait en petites flammes de couleur et de parfum le feu du grand astre. Une pénombre étonnante de pureté enveloppait les choses ; l’humble vie luttait si éperdûment, chaque brin d’herbe, chaque filet de mousse recélait une telle énergie, que j’en fus accablé. J’étais comme un Pariah devant une foule joyeuse. Je sentais sur moi l’ombre de la mauvaise chance qui perd les destins. Et les voix du Milanais et du docteur, au tournant du ravin, m’arrivaient comme une ironie.

Tandis que je m’abîmais dans ma tristesse, Francesca se mit à gravir le rocher, suivie de près par Luigini. Elle s’immobilisa un moment sur l’arête. Le soleil l’environnait d’une lueur de gloire. Elle ressemblait ainsi à une Vierge de Leonard qui a fixé en moi, dans mon enfance, une de ces empreintes qui ne s’effacent plus. Je baissai la tête. Quand tous deux eurent disparu, un invincible sanglot souleva ma poitrine ; mes yeux s’emplirent de larmes…

J’étais ainsi depuis une minute, lorsqu’un pas léger me fit frémir. Je revis Francesca, au bout sud du ravin. Elle approchait. Elle vit mes larmes, elle en parut saisie. Puis, je ne sais quelle dureté parut sur sa bouche — et elle, qui n’interrogeait jamais, demanda :

— Êtes-vous jaloux de Luigini ?

La surprise me tint d’abord muet, puis, avec une sorte de colère :

— Plût au ciel ! Si je pouvais être jaloux, je pourrais espérer guérir de mon amour !

Elle devint aussi pâle que le jour de mon aveu, avec la même épouvante dans les prunelles. Et elle passa, silencieuse, rejoindre son père qui nous appelait.


iv

26 juillet.

Je suis libre. Les autorités ont trouvé mes peccadilles légères. Je puis recommencer, s’il me plaît, à conspirer contre les puissances amies, quitte à me faire reprendre au filet. Je n’en ai guère envie. Déjà ma foi était tiède, lors de la dernière. Je ne crois pas que le tyran soit renversé par nos petits moyens. De plus vastes événements rétabliront la balance entre le droit et la force. Deux ou trois camarades français bénéficient de la clémence fédérale. Mais nos amis Vénitiens, Polonais, Milanais, restent sous les verrous (!). Et je rôde comme une âme en peine autour de ma prison. Les gardiens ont d’abord prétendu exécuter leur consigne et m’exiler avec les gens libres. Ils ont fini par me permettre quelques heures de visite. En sorte que je ne suis pas entièrement privé du plaisir d’entendre Retchnikoff jurer de les guillotiner, de les pendre, de les faire infuser dans l’eau forte.

Mais, hélas ! ma tristesse est chaque jour plus affreuse. Francesca demeure dans son mystère, et que m’importe d’ailleurs ce mystère, puisqu’aussi bien il n’y a là aucune espérance.

5 août.

Rien n’a changé. Je veux partir. Je ne crois qu’au Temps et à l’Absence — il n’est pas d’autres médecins d’âme. Et j’ai dit ma résolution à Ojetti. Il a paru consterné. Il s’est répandu en plaintes, puis :

— Le manche après la cognée ! Votre mal ne sera pas plus difficile à guérir si vous attendez quelques semaines encore.

— Mais je ne puis le supporter pendant quelques semaines encore !… Il me reste un peu de force — il faut en profiter… Et vous ne pouvez me donner aucune espérance.

Ojetti n’est pas diplomate, comme la majorité de ses compatriotes.

Il garda le silence, puis, tandis que je le regardais tristement :

— J’aurais juré qu’elle vous aimerait… Même je croyais avoir démêlé en elle une inclination naissante… Ma

— Vous voyez bien que je lui inspire une sorte de terreur !

— Oui… Je ne m’explique pas… Je ne puis obtenir de confidence… il faut lui parler encore…

— Et de quoi voulez-vous que je lui parle ?

— Peu importe. De la même chose… Mais soyez éloquent — et qu’elle vous réponde !


Nous avions dépassé ce grand Calvaire sinistre qui s’étend au delà des Plans. On dirait un cimetière de Titans. Les pierres plates, les croix vagues, les énigmatiques pierres debout y alternent avec des fosses profondes ; les échos y sont multiples comme des retentissements d’antiques clameurs d’agonie. Au sortir du Calvaire, la route monte entre des sapins, eux-mêmes surgis des vieux âges. Le docteur a entraîné Luigini en nous priant de l’attendre ; nous sommes demeurés seuls, Francesca et moi, dans la cathédrale vivante. L’immobilité et le silence semblaient se fondre avec la lumière. J’entendais battre mon cœur — et le sien. Et j’ai dit brusquement, d’une voix rauque :

— Je suis arrivé au terme de ma souffrance. Je vais partir. Et j’ai résolu de vous parler une dernière fois. Le supplice que j’ai enduré, par le seul fait de votre existence, est assez grand pour que vous supportiez encore que je vous offre toute ma vie, assuré de n’aimer jamais plus une autre femme. Je parle sans espérance, et presque pour remplir un devoir — car nous avons aussi des devoirs envers nous-mêmes — telle la recherche d’un bonheur qui n’est point pris à d’autres et qui doit nous rendre meilleurs. Je sais, Francesca, que j’aurais été plus noble, plus charitable et plus doux pour avoir obtenu la joie infinie d’être votre compagnon — je sais qu’une telle grâce aurait suffi à me donner de la résignation dans les pires épreuves et de la bonté pour mes ennemis. Mais je ne connaîtrai pas cette faveur suprême ! Et je n’aurai point de plainte contre vous, Francesca. Vous n’êtes point responsable des tendresses que peut éveiller votre personne — ce serait être responsable de votre naissance. Je vous supplie seulement d’avoir un regard de pitié pour moi, et de me pardonner mes paroles, si elles vous ont offensée !

Elle resta quelque temps sans répondre, belle comme une Aphrodite du Silence, la tête penchée sous les grands cheveux d’ombre — puis, pleine de trouble :

— Ce n’est point à moi de pardonner — mais à vous. Je suis accablée de remords, je m’accuse de votre peine, je donnerais plusieurs années de ma vie pour que cela n’eût point été. Ne doutez pas que, dans toute circonstance, je ne sois prête pour vous à un grand acte de réparation !

Elle me tendit la main ; je n’osai pas l’élever jusqu’à ma lèvre.

— Adieu, Francesca, balbutiai-je… Je serai parti demain à la pointe du jour !

Elle s’appuya contre un arbre ; elle murmura, comme parlant à soi-même :

— Je ne dois pas le retenir.


v

7 août.

Je n’ai pas essayé de dormir : il m’aurait fallu prendre l’opium à dose dangereuse. Je suis demeuré sur le balcon du chalet — à regarder la nuit et les tours de la Serraz debout parmi les étoiles. L’ombre, l’été et la montagne ne font pas de nuits plus belles. Mes sens subtilisés ont goûté jusqu’à la lie l’amer alliage de la splendeur et de la souffrance. La Mort s’abattait dans ma poitrine retentissante. Les cimes confuses, les eaux palpitantes, les pacages, les astres, tout semblait se modeler en sépulcre. Je sentais comme une contraction de l’Univers, comme une asphyxie de l’Infini.

J’étais toujours sans révolte. Je me résignais à souffrir un de ces grands amours qui rendent l’amour plus noble parmi les hommes. Il me semblait que cette douleur n’était pas solitaire — ni égoïste. J’en faisais obscurément le sacrifice à d’autres êtres.

Et j’ai crié vers l’espace :

— Pater in manus tuas commendo spiritum meum !

L’aube argentine a gravi les glaciers ; la brise du lac s’est élevée avec l’aurore ; les mésanges amies sont venues réclamer leur pâture ; un voiturier a pris mon bagage ; et j’ai marché vers la ville prochaine. J’ai voulu passer par le Calvaire. Arrêté près des arbres où j’ai parlé hier à Francesca, j’ai été pris d’une sorte de défaillance. Je me suis appuyé où elle s’était appuyée. J’ai fermé les yeux — longtemps.

Un froissement de branches m’a tiré de mon rêve. Et j’ai vu le miracle : Francesca était venue. Elle me regardait avec douceur. Elle était pleine de trouble, mais sans épouvante. — Une lassitude charmante bleuissait ses paupières. Et je me suis écrié :

— Pourquoi voulez-vous rendre mon départ plus terrible ?

Elle a souri ; pour la première fois, j’ai vu de la malice sur son visage. Puis elle a répondu :

— Je ne peux pas vivre loin de vous !…

La vie, la gloire, la puissance sont entrées en moi comme la lumière dans les ténèbres !

Et Francesca a dit encore :

— Je n’ai pas été coupable envers vous. Mon épouvante était réelle — plus forte que mon âme. J’ai vainement essayé de la surmonter. Il n’y a peut-être aucune créature au monde à qui l’amour est aussi redoutable.

J’ai doucement pris sa main ; la petite main s’est soumise, tendre, frémissante, confiante :

— Et pourquoi l’amour vous est-il si redoutable ?

Le magnifique visage s’est détourné vers la forêt :

— Parce que je savais que je ne serais plus une créature distincte de celui que j’aimerais. Parce que je devais abdiquer tout entière — et pour cela être aussi sûre de mon époux que de moi-même — parce qu’enfin, de ce moment où je parle, j’ai cessé d’être, je n’existe plus ! Ma liberté est morte. Je ne suis plus que votre esclave : à jamais votre volonté sera faite et non la mienne !


Et tandis que nous descendions la colline, je murmurais tout bas :

« Ah ! tout de même, dans la brève aventure de notre vie, il est merveilleusement doux que le plus grand vœu ne soit ni de la gloire, ni de la richesse, ni de la puissance, mais une faible créature, notre semblable, un peu de lumière vivante, un trait, un contour, quelques gestes, et le rythme d’une démarche ! »


FIN

Le premier de ces récits est inédit en librairie ; le second est extrait de La Silencieuse.