La Jeunesse de Richelieu (1585-1614)/02

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La Jeunesse de Richelieu (1585-1614)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 94 (p. 566-605).
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LA
JEUNESSE DE RICHELIEU
(1585-1614)

II.[1]
L’ÉVÊQUE DE LUÇON. — LE DÉPUTÉ AUX ÉTATS DE 1614.


III. — L’ÉVÊCHÉ DE LUÇON.

Le diocèse de Luçon avait besoin d’un bon évêque. Au XVIIe siècle, le pays était pauvre, stérile, fiévreux. Un voyageur qui, à cette époque, visita la contrée, nous la décrit dans les termes suivans :

« Luçon ne devroit pas être mise au rang des villes, si on ne considérait la qualité qu’elle porte d’évêché. Elle est située dans le Bas-Poitou, sur un petit ruisseau, au milieu de grands marais qui s’étendent principalement du côté par où nous arrivâmes, étant éloignée de la mer seulement de deux lieues… Aux environs, les chemins y sont entre deux fossés où souvent, si on ne prend garde à soi, on peut s’égarer par la quantité des chemins qui ne sont pas frayés et qui se dispersent en plusieurs endroits de ces marais, pour aller à des petites chaumières qui sont la retraite de pauvres gens, qui ne vivent que d’un peu de blé qu’ils sèment sur la terre qu’ils ont tirée des canaux et des pâturages où ils nourrissent quelque peu de bétail, et n’y ayant point de bois pour se chauffer, ils usent des bousats de vaches séchés au soleil, qui brûlent comme des tourbes. En un mot, je ne sais point de gens plus pauvres dans la France, que dans les marais du Bas-Poitou. »

Ce voyageur, un certain Jouvin de Rochefort, écrivait à une époque de prospérité relative. On peut s’imaginer ce qu’étaient le séjour de Luçon et l’aspect de l’évêché dans les années qui suivirent les misères de la Ligue ! Richelieu rencontrait, du premier coup, une tâche digne d’exercer sa piété et son génie.

Il était pauvre, nous l’avons dit. Mais il était fier et comptait sur lui-même. Il avait vingt-trois ans. Il se mit à l’œuvre avec la décision qui était dans son humeur et qui est, d’ailleurs, si naturelle à cet âge.

Il fallut d’abord s’installer commodément. À ce point de vue, il avait tout à faire. Laissons-le parler lui-même : « Je suis extrêmement mal logé, car je n’ai aucun lieu où je puisse faire du feu à cause de la fumée ; vous jugez bien que je n’ai pas besoin de grand hiver ; mais il n’y a remède que la patience. Je vous puis assurer que j’ai le plus vilain évêché de France, le plus crotté et le plus désagréable ; mais je vous laisse à penser quel est l’évêque ! Il n’y a ici aucun lieu pour se promener, ni jardin, ni allée, ni quoique ce soit, de façon que j’ai ma maison pour prison. »

Cette prison, il s’efforce d’en faire un réduit sortable, et même honorable. La pointe de vanité qui se mêle à toutes ses actions se montre surtout par le soin avec lequel il s’applique à s’installer, à se procurer des domestiques faisant figure, du mobilier d’apparat, de la vaisselle plate. On sent qu’il est flatté de pouvoir écrire, après quelques mois de séjour, « qu’on le prend pour un grand monsieur dans le pays. » — « Je suis gueux, comme vous savez, écrit-il encore, dans un mouvement d’un joli tour, je suis gueux ; mais toutefois, lorsque j’aurai plat d’argent, ma noblesse en sera fort relevée. »

On trouve, dans toute sa correspondance avec une bonne amie, Mme de Bourges, les traits curieux d’une application aux détails, d’une précision méticuleuse, d’un souci du qu’en dira-t-on, qui sont comme les premiers linéamens provinciaux du genre de génie qu’il devait appliquer à la conduite de sa propre fortune et à la direction des affaires publiques.

La correspondance de Richelieu contient aussi des renseignemens intéressans sur tout ce qui touche aux facultés d’administration du jeune prélat. Ses intérêts, en tant qu’évêque et baron de Luçon, sont l’objet de ses vives préoccupations.

Sa sollicitude s’étend à tout son troupeau. Dans la grande misère qui accable ses administrés, il essaie, par tous les moyens, de leur venir en aide. Il s’efforce d’obtenir des secours ou du moins des dégrèvemens d’impôts, et, pour cela, s’adresse un peu à tout le monde, aux personnes chargées de faire l’assiette de la taxe, aux habitans des villes voisines qui doivent supporter une part des charges communes ; même au surintendant des finances, au tout-puissant Sully, près duquel il agit par l’intermédiaire du marquis de Richelieu, resté à Paris. Il faut souligner, en passant, cette première trace des relations qui bientôt se noueront plus étroitement entre le ministre de Henri IV et celui qui devait être le ministre de Louis XIII. Actuellement, Richelieu est le solliciteur. C’est dans les termes du plus humble respect qu’il s’adresse au favori du roi. Plus tard, les rôles changeront, et les attitudes changeront avec les rôles.

Le jeune évêque ne s’occupe pas seulement du temporel. Il donne au spirituel tous ses soins. Il met sa gloire à arracher, de son diocèse, l’ivraie qui l’obstrue. Selon les prescriptions des Conciles, il fait, à Pâques de l’année 1609, sa tournée épiscopale. Il organise partout des prédications de capucins, des oraisons et des neuvaines « pour échauffer à la dévotion et à la piété les âmes qui se sont refroidies. »

Il met un zèle particulier au choix de ses curés. Tandis que, partout ailleurs, ils sont nommés par la simple faveur, ou sur la recommandation de personnes influentes, il décide que, dorénavant, toutes les cures à sa collation seront données au concours, et, malgré son désir d’être agréable à ses amis, il écarte ceux de leurs protégés qu’il considère comme incapables.

La difficulté du recrutement le frappe, comme elle touche tous ceux qui ont à cœur les intérêts de l’église. Il prend sa part dans ce grand mouvement qui va faire, du XVIIe siècle, le siècle catholique par excellence. Un des premiers, parmi ses confrères, il songe à établir chez lui un séminaire. Henri IV lui recommande les Jésuites. Le père Cotton s’adresse à lui, invoquant la « particulière bienveillance dont il honore la compagnie. » Richelieu se tient, il est vrai, sur la réserve, en ce qui concerne ces messieurs ; mais il n’en poursuit pas moins son entreprise, et elle aboutira bientôt par le concours de Bertille, et des pères de l’Oratoire.

Ce devoir de bon pasteur, Richelieu le poursuit, en assistant aux conférences alors si à la mode, où les apologistes de la foi catholique joutent contre les ministres protestans. Il s’efforce d’arranger les querelles qui divisent les gentilshommes de son voisinage et considère « comme un devoir de sa profession » d’empêcher, par ses conseils, les duels contre lesquels il dirigera, plus tard, toute la rigueur de l’autorité royale.

On le voit encore adresser à des amis, quelquefois même à de simples connaissances, des lettres de condoléance, écrites dans un style bizarre et contourné qui montre tout l’embarras de la raison aux prises avec les sentimens.

Rien de plus curieux, à ce point de vue, qu’une longue épitre « à une pénitente inconnue. » qui, sur le point de quitter le monde et ne se sentant pas la force de s’appliquer à la méditation religieuse, s’était adressée au jeune évêque. Elle lui faisait part du trouble de son âme, et de la lassitude, même physique, que produisaient en elle l’oraison et la contemplation prolongées. Il l’aide, la relève, la soutient avec les marques d’une attention plus forte encore que tendre. Il la supplie d’écarter tout effort, toute peine de l’œuvre de son salut. Il lui trace une ligne de conduite sage, modérée, adaptée à la médiocrité de l’entendement humain. Ses paroles sont claires, vives, pressantes ; elles ne s’embarrassent d’aucune érudition subtile, d’aucun élan mystique. Ce n’est pas le docteur qui parle au disciple. Mais ce n’est pas non plus l’âme qui parle à l’âme ; c’est plutôt le bon sens sain qui s’adresse à un sens fatigué et qui tâche de le réconforter avant de le lancer dans la voie pénible du salut et de l’amour de Dieu.

On peut se demander si ces conseils, dans leur sécheresse, convenaient à l’âme blessée qui les implorait. On y trouve des prescriptions pour l’hygiène normale du cœur, mais non des remèdes pour le soulagement d’un cœur défaillant. Le miel de François de Sales et le sucre de Bertille eussent été plus efficaces. Cependant, il faut croire que, dans ce siècle vigoureux, il y avait, en France, des femmes pouvant entendre un tel langage. Les clientes de Port-Royal et les fidèles de Bossuet l’eussent accepté probablement. Elles eussent écarté les épines d’une parole un peu rude pour atteindre les fleurs de sens et de droite raison qui s’y trouvent cachées.


La réaction d’une personnalité aussi forte que celle de Richelieu sur les choses de la foi mérite d’être étudiée avec soin.

Jeté, par le hasard, dans la carrière ecclésiastique, il trouvait dans la religion l’équilibre de l’esprit tel que le concevait un honnête homme de son temps ; il recherchait, dans le triomphe de l’église, l’accomplissement d’un devoir professionnel ; enfin, il rencontrait, dans l’organisation de la hiérarchie catholique et dans l’autorité qu’elle exerçait sur le monde, un secours puissant pour sa carrière politique.

À l’époque où il vivait, les croyances religieuses étaient, si l’on pont dire, le tout de l’homme. Hors quelques rares esprits indépendans n’ayant à répondre que d’eux-mêmes et des caprices de leur propre entendement, en dehors de quelques sceptiques, les Montaigne et les Charron, tout homme qui prenait part à la vie du temps était tenu d’avoir une foi.

Depuis un siècle, toute la politique de l’Europe tournait autour des questions religieuses. Non-seulement on avait vu les États se jeter les uns sur les autres au nom de ces idées, mais, dans chaque État, chaque citoyen avait dû prendre position et s’engager dans une croyance, non pas seulement avec sa conscience, mais avec ses intérêts, ses passions, sa vie tout entière.

Le XVIe siècle avait établi cette maxime que le citoyen doit professer la religion de l’État auquel il appartient (enjus regio, ejus religio), et, de fort bonne foi, on en était venu à confondre les hérétiques avec les rebelles : seulement, en pays protestant, ce nom s’appliquait aux catholiques, et aux protestans en pays catholique. Croire était un devoir civique.

D’ailleurs, l’hésitation ne pouvait guère naître dans les esprits. Ils étaient ainsi faits qu’ils acceptaient la foi docilement, à peu près comme nous faisons aujourd’hui l’idée de patrie.

Le caractère individuel ne se marquait que dans la nuance des opinions théologiques ou dans le choix des argumens invoqués pour défendre chacun la sienne.

Au début du XVIIe siècle, la lutte était encore ardente entre protestans et catholiques.

Un peu plus tard, elle se transforme et porte, en France du moins, sur les débats du gallicanisme et de l’ultramontanisme. C’est le temps des Richer, des Duval et des Bellarmin.

Un peu plus tard, la querelle se raffine encore et c’est le jansénisme qui s’insurge contre le molinisme. On dispute sur les problèmes, pour nous si fastidieux, de la grâce, de la contrition et de l’attrition. Nous faisons un effort pour essayer de comprendre l’intérêt que nos pères portaient à leur étude. Il n’y avait pas alors un homme du monde, une femme qui ne se passionnât pour leur solution. Les Provinciales de Pascal devaient être le grand livre du siècle.

Toute la vie sociale et individuelle aboutissaient là, comme elles aboutissent, de nos jours, aux dissentimens politiques. Les problèmes qui nous remuent seront pour l’avenir un sujet d’étonnement, comme nous nous étonnons aujourd’hui des passions d’un siècle, pourtant si rapproché du nôtre.

Le sentiment religieux était donc le grand ressort de la scène politique : les ecclésiastiques y jouaient naturellement les premiers rôles. On citait les exemples du chancelier-cardinal Duprat, du cardinal de Tournon, du cardinal de Lorraine, du cardinal Renaud de Beaune, du cardinal d’Ossat, du cardinal du Perron, et de combien d’autres ! Non seulement la direction des masses, l’autorité sur les rois, une sorte de situation cosmopolite, mettant à l’abri des revers de la fortune, étaient attachées à l’obtention des hautes charges de la cour romaine ; mais elles donnaient, en même temps, la fortune, les riches prébendes, les abbayes, le rang et le pas sur les plus hauts dignitaires du royaume.

Il fallait donc être croyant ; il était bon d’être ecclésiastique ; pour les hommes qui n’appartenaient pas à la haute aristocratie domaniale, la suprême ambition était la pourpre.

Un homme comme Richelieu, lancé dans cette voie, prétendait aller jusqu’au bout. Il avait sous les yeux la carrière du cardinal du Perron, dont la capacité médiocre, débutant dans l’obscurité de la polémique théologique, bataillant, écrivaillant sur et contre les protestans, en était arrivée à s’emparer de l’attention publique, de la confiance du monarque, d’une autorité exceptionnelle à Rome et dans le royaume.

La fortune du cardinal du Perron eut, sur la première partie de la vie de Richelieu, la plus grande influence. Nous l’avons déjà vu sollicitant les bonnes grâces de ce cardinal ; nous le verrons bientôt implorant son aide et se réjouissant de son approbation. Richelieu donne à du Perron le plus grand témoignage d’admiration qu’un homme puisse rendre à un autre : il l’imite.

Comme lui, il aspire au mérite et à la louange de la chaire et de la polémique. L’évêque de Luçon prêche et le docteur de Sorbonne écrit. Il le fait avec ardeur, avec courage, avec bonne foi. Il faut connaître la suite de sa destinée pour saisir, dans ce premier élan d’un zèle si pur, la préoccupation invisible, mais toujours présente, de ses ambitions d’homme d’État.


Il avait déjà prêché à la cour.

Les avis des contemporains diffèrent sur la valeur de Richelieu comme orateur de la chaire. On peut dire, en gros, que tant qu’il ne se trouva pas mêlé à la politique, ses sermons furent goûtés. Dès l’année 1608, le cardinal du Perron, en sa qualité de grand aumônier de France, le désignait pour dire l’office et prêcher le jour de Pâques devant le roi ; par les termes mêmes de la lettre que Richelieu lui écrit pour s’excuser, on voit que celui-ci considérait déjà la chose comme toute naturelle.

Les personnes compétentes avaient, en général, une bonne opinion des mérites oratoires de l’évêque de Luçon. Lors de la mort de Henri IV, le doyen de Luçon, Bouthillier, de séjour à Paris, regrette qu’on ne lui ait pas confié le soin de prononcer l’oraison funèbre du défunt. « Eussent esté actions dignes de vous, lui écrit-il, si vous vous fussiez trouvé ici. » A la même époque, ce même doyen, écrivant à Richelieu, lui parle avec joie « de la réputation que ses mérites lui ont acquise par toute la France. » C’est l’avis de du Perron lui-même, et le complaisant abbé ne manque pas d’en prévenir son cher évêque : « M. le cardinal du Perron fait paroître en toute occasion l’estime qu’il fait de vous… Quelqu’un étant venu à vous nommer parmi les jeunes prélats et à vous louer, selon la réputation que vous avez acquise, M. le cardinal dit lors qu’il ne vous falloit point mettre entre les jeunes prélats ; que les plus vieux dévoient vous céder et que, pour lui, il en désiroit montrer l’exemple aux autres… » Il suffit de rappeler enfin, pour montrer combien cette opinion était unanimement partagée, que l’ordre du clergé réuni, en 1614, dans l’assemblée des états-généraux, allait confier bientôt à l’évêque de Luçon la mission de parler au nom de tout le corps ecclésiastique.

La haute idée que l’on se faisait généralement des mérites oratoires de Richelieu paraît donc sérieusement établie. Mais il faut reconnaître que le goût de l’époque était loin d’être épuré. Il restait encore assez de la barbarie du moyen âge et du pédantisme de la renaissance, pour qu’un bon orateur du temps de Henri IV fût très éloigné de la perfection du genre. Lingendes n’avait pas encore paru. Du Perron, Richeome, Cotton, tenaient les oreilles de la cour et de la ville. La plus grande louange était pour les plus compliqués, les plus chargés d’érudition fastueuse ou de pointes ridicules. La vigueur grossière et parfois acérée des prédicateurs de la Ligue avait fait place à la sécheresse pénible et ampoulée des premiers orateurs de cour. On mêlait volontiers, dans un discours, toute la mythologie profane à l’hagiographie chrétienne, la médecine à l’histoire, Pline à saint Augustin. Nous voyons, dans un seul et même sermon, Jupiter, Sémélé et le colosse de Rhodes accourir à l’appel du prédicateur, pour expliquer aux fidèles le mystère de la nativité du Christ.

C’était la mode. Richelieu n’échappe pas à cette influence. Il nous est resté de lui quelques rares sermons. Si ce n’était la bouche qui les prononça, on ne pourrait les lire. Ils sont pourtant sensiblement meilleurs que la plupart de ceux que nous a laissés cette époque. Ce sont bien encore les concetti, le gongorisme, le pédantisme et l’abus presque dégoûtant de la comparaison scientifique ou médicale. Mais il semble qu’on y trouve parfois autre chose, écoutons le jeune évêque s’adressant, le jour de Noël, aux fidèles de son diocèse.

« Verbum euro faction est. Nous lisons dans le texte de notre évangile que, lorsque l’ange annonça la naissance de Jésus-Christ, les pasteurs furent les premiers auxquels il s’adressa et commit cette sainte nouvelle pour, après, répandre par le monde.

« J’ai cru, peuple catholique, que la divine providence, qui conduit toutes choses avec une infinie sagesse, en avait ainsi usé pour nous apprendre que c’est particulièrement à ceux que Dieu a établis pasteurs de son église à qui il appartient de faire entendre au peuple que le Fils de Dieu est venu au monde voilé de notre humanité pour nous ôter le voile du passé, qu’il est sorti du ventre d’une vierge pour nous faire sortir de nos misères,.. etc. »

Voilà pour les pointes ; toute la partie théologique du sermon en est ainsi hérissée. Mais tout à coup, le style s’échauffe, s’anime, prend vie, force et clarté. Le prédicateur se dépouille de son apparat théologique. Il se souvient qu’il parle au peuple, que ce peuple souffre, et que, pour oublier ses souffrances, il a besoin d’être soutenu, conduit, dirigé. Il se souvient que lui-même, comme évêque, a une mission politique, une mission sociale, dirions-nous. Sa raison et son autorité s’expriment en phrases brèves, nettes comme des axiomes, claires et vives comme des ordres.

« Dieu, par sa bonté, a tellement favorisé les armes de notre roi, qu’apaisant les troubles, il a mis fin aux misères de son État. Nous ne voyons plus la France, armée contre soi-même, épancher le sang de ses propres enfans. La paix est dans ce royaume, mais ce n’est point assez pour inviter le doux Jésus à venir faire sa demeure en nous. Il faut qu’elle soit en nos villes, en nos maisons et principalement en nos cœurs.

« La paix publique s’entretient par l’obéissance que les sujets rendent à leur prince, se conformant entièrement à ses volontés, en ce qui est du bien de son État.

« La paix se maintient aux villes, lorsque les personnes privées se maintiennent modestement dans le respect qu’elles doivent aux lois et aux ordonnances de ceux qui ont autorité.

« La paix est aux maisons, quand ceux qui demeurent ensemble vivent sans envie, sans querelle, sans inimitié les uns contre les autres. « La paix est en nos cœurs, lorsque la raison commande comme reine et maîtresse ; que la partie inférieure, qui contient le peuple séditieux de nos appétits, obéit ; et que toutes deux se soumettent à la raison éternelle, de laquelle la nôtre emprunte ce qu’elle a de lumière. »

Ne voilà-t-il pas en quelques traits, le futur cardinal-ministre, le contemporain de Descartes et de Corneille ?

Mais il n’oublie pas que ce peuple, qui doit obéir, a besoin de tendresse et de miséricorde. Il se penche sur lui, et, avec lui, élève vers Dieu une supplication d’une belle venue, touchante et attendrie.

« Je proteste que j’emploierai si peu que j’ai d’esprit, si peu que j’ai de force pour maintenir l’union, de laquelle dépend notre conservation.

« Je vous conjure d’en faire autant ; je vous conjure de me seconder en ces saintes intentions. Le Tout-Puissant bénira nos desseins, principalement si nous l’en supplions avec émotion…

« Seigneur ! toute cette assemblée se prosterne à vos pieds, pour vous supplier humblement de nous vouloir donner la paix ; la paix en son âme, la paix avec son prochain, la paix avec vous ; elle dresse ses vœux vers votre Majesté ; elle implore votre aide, sachant que vous êtes le père de la paix, sachant que vous êtes celui qui la donne, qui la maintient et qui l’augmente. Bon Dieu, regardez cette troupe de votre œil de pitié ; exaucez ses prières ! .. »

Ce sermon, où se remarque déjà une si ferme conscience du rôle que devait remplir le ministre de Louis XIII, fut prêché probablement en décembre 1609, quelques mois avant la mort de Henri IV.

Dix-sept ans plus tard, dans un autre sermon prononcé dans des circonstances autrement solennelles, nous retrouvons le même contraste entre l’affectation embarrassée du théologien et la fermeté éloquente du politique.

C’était en 1626, trois jours après la condamnation, quatre jours avant l’exécution de Chalais. Le cardinal-ministre s’était senti, pour la première fois, sérieusement menacé par les intrigues de la cour. Le jeune frère de Louis XIII, Gaston, était le confident et le chef du complot qui venait d’être découvert et qui allait être puni. Gaston, s’exerçant à sa première lâcheté, avait lui-même dénoncé et livré les coupables. Il était encore incertain sur son propre sort. Il tremblait.

C’est alors que, à l’occasion de la fête de l’Assomption, Richelieu, se souvenant de son caractère ecclésiastique et cherchant à terrifier, une bonne fois, l’âme pusillanime du jeune prince, Richelieu, avant de donner lui-même l’eucharistie au roi, à la reine mère et à Gaston, réunis auprès de la sainte-table, monte en chaire.

C’est un sermon d’abord ; mais bientôt c’est, une harangue politique, c’est une plainte hautaine, c’est une menace :

« Dieu descend non-seulement en vous, Sire, mais qui plus est, en la reine votre mère et en Monsieur votre frère, qui vont le recevoir avec TOUS.

« Rien qu’il ne soit qu’un, il descend en vous trois, pour vous montrer que, tous ensemble, vous ne devez être qu’un en lui.

« Il vous unit, en terre : vous, Sire, et votre mère, et celui que vous tenez et traitez comme votre fils. — fils qui vous doit aimer, respecter et craindre toute sa vie, non-seulement comme son vrai roi, mais comme son vrai père, et qui ne peut faire autrement sans avoir lieu d’appréhender une seconde descente du grand Dieu sur sa personne, non en manne, comme celle d’aujourd’hui, mais en feu et en tonnerre ! »

C’est ainsi que tous les moyens sont bons à ce vigoureux ouvrier de sa propre carrière et de notre unité politique. La religion est une arme dont son ambition dispose, que ses calculs utilisent et que son esprit, si réellement moderne, met, comme instinctivement, au service de sa politique.

On trouve les mêmes préoccupations dans l’œuvre théologique de Richelieu. Il écrivit beaucoup. Trois ouvrages, dus à sa plume, parurent en son vivant ; deux après sa mort. Nous n’avons pas à les analyser ici. Mais puisqu’ils furent conçus et préparés durant ces laborieuses années de l’évêché, essayons du moins d’indiquer la direction que, dans ce genre d’études, se donnait à lui-même ce puissant esprit.


IV. — LES ÉTUDES DE THÉOLOGIE. — LES AMIS DE JEUNESSE.

Nous l’avons vu déjà, dans la première période de sa vie, prendre les leçons d’un docteur de Louvain. Il s’était enfermé, avec lui, à la campagne, aux environs de Paris, et s’était jeté avec une telle ardeur dans ces études, que sa santé même s’en était ressentie. Nous savons aussi qu’il avait étudié sous le célèbre docteur Jacques Hennequin. On a dit enfin qu’il avait eu, pendant quelque temps, pour maître l’Anglais Richard Smith.

L’ensemble de ces renseignemens nous permet de distinguer, parmi les diverses écoles du temps, celle à laquelle Richelieu paraît se rattacher tout d’abord. De famille noble, sorbonnien, évêque, il fut un gallican, un épiscopaliste Le jansénisme même paraît l’avoir approché d’assez près. C’est comme une sorte de prédestination qui réunit tout d’abord, autour de lui, les plus illustres protagonistes de la doctrine.

Jansénius, Belge, après avoir étudié à Louvain, vint à Paris vers 1605, et y resta jusqu’en 1610. Il se fit remarquer en Sorbonne, précisément à l’époque où Richer en était le syndic et où Richelieu y prenait lui-même ses grades. Richer, Richard Smith, de Dominis, archevêque de Spalatro, tenaient alors la tête de la doctrine épiscopale et gallicane et menaient vivement la campagne contre la phalange romaine et ultramontaine des jésuites.

Dans ce long séjour à Paris, Jansénius se lia avec Duvergier de Hauranne, plus tard abbé de Saint-Cyran, l’autre père du jansénisme.

Ce Saint-Cyran est une figure d’athlète. L’ambition le dévore : l’ambition la plus haute, la plus désintéressée, mais l’ambition. Il y a en lui je ne sais quel feu sombre qui ne trouve son aliment que dans la domination, je ne sais quelle soif ardente de se distinguer du reste du monde et d’être de ceux que rien n’émeut. « Les grands sont si peu capables de m’étonner. écrit-il, que si j’avois trois royaumes, je les leur donnerais, à condition qu’ils s’obligeraient à en recevoir de moi un quatrième dans lequel je voudrais régner avec eux ; car je n’ai pas moins un esprit de principauté que les plus grands potentats du monde… Si nos naissances sont différentes, nos courages peuvent être égaux. » Tête ronde, tourmentée, brutale, esprit paradoxal, autoritaire, qui cherche à s’isoler de la foule, des passions communes et des idées courantes ; qui hait les jésuites, peut-être autant pour ce qu’ils ont de trivial, que par ce qu’ils déploient de souplesse pratique dans leur prétention à la domination des âmes.

Or ce Duvergier de Hauranne fut le grand-vicaire de l’évêque de Poitiers. Chasteigner de la Rocheposay ; il est l’ami intime de Le Routhillier, abbé de la Cochère, doyen de Luron, le conseiller le plus précieux et le plus aimé de notre évêque.

Ces deux hommes méritent aussi l’attention de l’histoire : le premier, par ce que sa destinée a de singulier, de piquant, de dépaysé dans le siècle où il vécut ; le second, par la façon étroite dont il fut mêlé aux débuts de Richelieu et aux premières luttes du jansénisme.

Chasteigner de la Rocheposay d’Abain était fils de ce La Rocheposay d’Abain, célèbre parmi les combattans des guerres de religion et ami particulier du père de Richelieu. Les deux pères, tous deux Poitevins, avaient combattu pour la cause royale ; tous deux, ils avaient été parmi les féaux serviteurs de Henri III, en Pologne ; tous deux, ils avaient servi la même cause dans leur province.

L’amitié des deux pères créa l’amitié des deux fils. En 1008, l’année même où Richelieu devenait évêque de Luçon, La Rocheposay était désigné pour l’évêché de Poitiers. Il coiffa la mitre en 1611.

Au début, il avait, moins encore peut-être que Richelieu, la vocation ecclésiastique. C’était un tempérament vif sous les aspects de la froideur, un esprit très ouvert, un cœur très ferme et très vaillant. Les évêques de cette époque n’ont rien de bénisseur : lui moins que tout autre. Sa ronde figure au regard jeunet, telle que nous la montre un portrait conservé dans la salle capitulaire de l’église de Poitiers, est charmante. Mais ce regard presque enfantin a de la fermeté et la bouche, à la moue épaisse, respire la résolution. C’est la ressemblance frappante du père, le combattant des guerres de religion.

Le fils était, lui aussi, un homme d’action. Il aimait la discussion, la lutte et même la bataille. Son rôle à Poitiers, durant la régence de Marie de Médicis, fut tout de combat. « Arrivé à Poitiers en 1612, au milieu de la lutte des partis, il voulut prendre part au gouvernement de la ville, disant qu’il était d’assez bonne maison pour cela, alléguant les devoirs de sa charge, la tranquillité publique, la loi suprême de la nécessité. » C’est lui qui fit assassiner, sans autre forme de procès, un certain Latrie, envoyé par M. le prince, à Poitiers, durant l’époque des troubles. Il allait « cuirassé et la pique à la main, assisté de douze cavaliers avec le pistolet à l’arçon de la selle, et quelque quarante hommes à pied, ayant chacun la carabine sous le manteau et conduits par le sergent de la compagnie, l’abbé de Notre-Dame. »

C’était, comme on le voit, un fier évêque. Il était fait pour s’entendre aussi bien avec Richelieu qu’avec Duvergier de Hauranne.

Il prit, en effet, celui-ci pour son grand-vicaire, le nomma chanoine de son église et le désigna pour l’abbaye de Saint-Cyran.

En revanche, c’est pour défendre la conduite de son évêque que le futur chef du jansénisme français écrivit l’opuscule célèbre : Contre ceux qui disent qu’il est défendu aux ecclésiastiques de porter les armes en cas de nécessité.

Des relations d’amitié très étroites et très actives se nouèrent entre les deux évêchés voisins de Poitiers et de Luçon. Routhillier, abbé de la Cochère, doyen de Luçon, servit de trait d’union. C’est une figure plus effacée. Adroit, souple, insinuant, il est le grand agent de la première fortune de Richelieu ; comme tous les Bouthillier, excellent au second rang. On le trouve partout. C’est un intermédiaire, un officieux. Il fit de Richelieu un cardinal, et c’est sous ses auspices que le jansénisme se fonda : en 1620, il présenta l’abbé de Saint-Cyran, son ami (il était l’ami de tout le monde), à son autre ami, Arnaud d’Andilly : « voilà M. d’Andilly, dit-il, voilà M. de Saint-Cyran. » Et il les laissa aux prises.

L’abbé de la Cochère mettait, dans les relations des évêques de Poitiers et de Luçon, et du grand-vicaire de Poitiers, le liant qui eut fait défaut dans ce trio de personnalités vigoureuses. Il allait de l’un à l’autre, ne perdant pas de vue ce qui pouvait servir aux intérêts de son maître. On a déjà cité ce texte de Lancelot : « La liaison du cardinal de Richelieu et de M. de Saint-Cyran avait commencé dès qu’il était évêque de Luçon et que M. de Saint-Cyran demeurait chez M. de Poitiers ; car M. de Luçon venait souvent s’y divertir. »

La nature de ce « divertissement » nous est attestée par plusieurs contemporains ; il s’agissait de sérieuses et profondes études de théologie et de controverse. Un autre prélat, ami de l’évêque de Luçon, Gabriel de l’Aubespine, évêque d’Orléans, était renseigné sur les travaux de ce cénacle, et sa bonne humeur enjouée en enviait parfois l’austère fécondité : « J’irai à la carême-prenant à Orléans, écrit-il à son ami, pour y étudier un peu, pour vous imiter et comparer mes études et mes passe-temps à vos entretiens… » Dans une autre lettre : « J’ai reçu toutes vos lettres et me plains que, vous étant mis à la controverse, vous ne m’en mandiez rien ; et ayant emmené deux Anglais pour vous y servir, vous ne m’en ayez ni parlé, ni écrit… J’ai toujours fait grand état de votre courage es choses spirituelles et ecclésiastiques, ajoute-t-il, et maintenant que vous étudiez si âprement, vous en augmentez l’opinion, estimant que vous ne prenez pas tant de peine sans quelques grands desseins. »

Ces desseins sont arrivés, en partie, du moins, à leur réalisation ; ce sont ces ouvrages de polémique contre les protestans, qui furent publiés plus tard et qui seront, par la suite, l’objet de notre attention. Ils avaient été préparés durant les longues veilles d’une jeunesse laborieuse, dans le silence de la province, dans la fréquentation des hommes illustres que le hasard avait réunis à Poitiers, non loin de ce prieuré de Coussay dont Richelieu faisait alors son séjour favori.


Si Richelieu quittait Coussay pour se rendre à son autre prieuré des Roches, il se rapprochait d’un autre centre d’études et d’amitiés. Tout près de là s’élevait, à mi-chemin entre Chinon et Saumur, le royal monastère de Fontevrault.

On sait la grandeur de cet établissement, sa réputation, sa richesse, soin orgueil. Fondé par une reine, il se vantait de ne compter, depuis près de deux siècles, parmi ses abbesses, que des personnes appartenant à la famille royale. Seul peut-être de tous les monastères de la chrétienté, il était placé sous la domination absolue d’une femme, tant au spirituel qu’au temporel. Son influence s’étendait au loin ; des prieurés en grandi nombre dépendaient de la maison-mère. Des moines lui étaient soumis et recevaient de l’abbesse leur délégation et leur prébende. Il ne manquait guère à celle-ci que les ordres : « J’ai ouï conter, dit même Rabelais, qui, en qualité de voisin, s’intéressait au singulier spectacle présenté par cet ordre unique, j’ai ouï conter que le pape Jean XXII, passant par Fontevrault, fut requis de L’abbesse et des mères discrètes leur concéder un indult moyennant lequel se pussent confesser les unes aux autres, alléguant que les femmes gardaient mieux le secret que les hommes. »

Au début du XVIIe siècle, ce monastère, toujours remarquable par sa puissance et par son caractère exceptionnel, était tombé en décadence. Les religieuses n’obéissaient plus à la règle sévère de l’ordre. Elles violaient le vœu de pauvreté en se réservant des pensions personnelles ; elles rompaient le silence au réfectoire et au dortoir ; elles recevaient, sous prétexte d’hospitalité, des personnes étrangères au couvent. Des scandales plus graves avaient même été signalés. Mais nous sommes précisément à l’époque où un esprit de réformes souffle sur les ordres réguliers français. Fontevrault suit le courant qui emporte le siècle.

L’initiateur de cette réforme est un homme dont le nom, prononcé pour la première fois dans ces pages, accompagnera désormais celui de Richelieu : c’est le père Joseph.

François Le Clerc du Tremblay, issu d’une bonne famille de L’Anjou, était né à Paris, le 4 novembre 1577. Il était donc de huit ans plus âgé que Richelieu. Il avait été destiné tout d’abord, comme son illustre ami, à la carrière des armes. Mais une vocation, dans laquelle se confondaient l’élan d’une chaude imagination et l’affirmation d’un caractère énergique, l’avait, malgré les instances de sa famille, porté vers la vie ecclésiastique. Il s’était fait moine et avait revêtu l’habit de saint François, en février 1599. Bientôt prêtre, puis professeur, puis prédicateur, il s’était signalé par sa piété, son activité, son génie organisateur. Toujours rempli de vastes desseins, il savait les exécuter par les moyens les plus prompts et les plus pratiques. Il n’avait pas son pareil pour deviner les difficultés, pour découvrir ses adversaires, pour les battre en les prévenant. Il avait l’imagination ardente et l’esprit froid ; il était passionné et désintéressé ; fait pour commander, il savait obéir. C’était un homme précieux dans un temps où les divers ordres se disputaient les succès de la polémique, de la propagande et du confessionnal. En grattant la crasse du capucin, on découvre en lui l’homme d’entreprises et l’espèce de grand aventurier qu’il était au fond. Il ne rêvait qu’à de grandes choses, parfois chimériques. Il parlait tous les langages, jouait tous les personnages, était propre aux œuvres religieuses comme aux œuvres politiques.

Sa valeur se fit bientôt connaître et ses supérieurs l’envoyèrent au fort du combat, là où s’étaient engagées les plus chaudes et les plus glorieuses mêlées, dans ce Poitou qu’il connaissait, à la porte de ce Saumur qui avait pour gouverneur le plus illustre champion du protestantisme, Duplessis-Mornay.

A partir de l’année 1607, le père Joseph manœuvre sur ce terrain comme sur un champ de bataille. Chinon est son quartier-général. De là il rayonne sur Saumur, Châtellerault, Poitiers, Fontenay, Fontevrault, Loudun, Angers, se portant partout en personne, surveillant tous les combats et y prenant sa part ; d’une main, ébranlant la citadelle de l’hérésie, et, de l’autre, restaurant les remparts de la véritable religion.

Il lie bientôt connaissance avec ceux qui luttent pour la même cause, avec les évêques de Poitiers et de Luçon. Dès février 1609, celui-ci est en relations avec les capucins de Fontenay ; il les engage à prêcher le carême à Loudun, les prie de venir faire à Luçon même « les prières des quarante heures. » C’est probablement à cette date qu’il faut faire remonter l’origine des relations du futur cardinal et de la future éminence grise.

Dès lors, en effet, ils sont tous deux mêlés à une affaire importante, qui réclama pendant plusieurs années leurs soins, et c’est justement la réformation du monastère de Fontevrault.

Fontevrault avait pour abbesse Éléonore de Bourbon, tante de Henri IV. Mais le pouvoir effectif était passé, à la suite de démêlés assez obscurs, entre les mains d’Antoinette d’Orléans, nommée, dès 1604, coadjutrice. Veuve à vingt-huit ans de Charles-Albert de Gondi, marquis de Belle-Isle, elle avait pris le voile par une sorte de coup de tête.

C’était un caractère singulier, rude, autoritaire, qu’échauffait une dévotion ardente et je ne sais quel désir de se signaler par des vertus excessives. Elle avait longtemps refusé de quitter le couvent des Feuillantines de Toulouse pour prendre la direction du monastère de Fontevrault, et, à peine était-elle arrivée dans celui-ci, quelle y semait l’inquiétude et la discorde par ses projets de réforme. Le père Joseph était son directeur et un peu son tyran. C’était ce père qui l’avait imposée au couvent et qui lui avait imposé à elle-même une telle charge. Il lutte avec elle, par elle et contre elle. Tout plie à la fois sous la volonté du capucin ou succombe devant ses intrigues.

Dès 1609, cherchant un appui autour de lui, il s’adresse à l’évêque de Luçon. Celui-ci, profitant du voisinage, voit quel parti il peut tirer de cette circonstance pour pénétrer dans le dédale d’une intrigue où tant de hauts personnages sont directement intéressés. Le moine et l’évêque se sont mesurés d’un coup d’œil ; ils se sont compris.

A la mort d’Éléonore de Bourbon, en 1611, le père Joseph, poursuivant son dessein, résolut d’élever Antoinette d’Orléans au rang d’abbesse. On en écrivit, à la cour. Le roi et la reine-régente déléguèrent Richelieu a l’effet de signifier à leur cousine l’ordre d’assumer la direction suprême de Fontevrault. Mais celle-ci, de son côté, avait pris ses précautions. Par un nouveau caprice, elle s’entêtait à quitter un couvent que son despotisme avait troublé. Elle avait obtenu, dès 1609, du pape Paul V, l’autorisation de décliner la charge d’abbesse et de désigner elle-même le lieu de sa retraite. Le chapitre dut choisir une autre sœur, et l’élection, présidée par l’évêque de Luçon, éleva Mme de Lavedan-Bourbon à la dignité abbatiale.

Quant à Mme d’Orléans, elle se retira à Lencloitre, prieuré de Fontevrault. Elle devait bientôt le quitter encore et fonder à Poitiers même, sous l’œil de l’évêque de Luçon et sous la direction persévérante du père Joseph, cet ordre des Filles du Calvaire qui restaura, en plein XVIIe siècle, les minutieuses prescriptions et l’austérité rebutante de la règle de saint Benoit.

Ainsi, c’est au milieu d’affaires qui nous paraissent aujourd’hui mesquines, parmi les intrigues féminines, les rivalités de couvent et les compétitions de cornettes, que se nouèrent les premières relations entre ces deux hommes d’Etat dont la collaboration devait porter la France au comble de la grandeur militaire et politique. La première lettre de Richelieu au père Joseph qui nous ait été conservée est relative à une recommandation de minime importance. Elle est datée de 1611. Elle est écrite sur un ton de cordialité qui prouve qu’une affection réelle unissait déjà ces deux hommes extraordinaires.

Il faut encore rapporter à cette même époque de la vie de Richelieu sa première liaison avec Bérulle. Le fondateur de l’Oratoire n’était pas seulement un très saint homme ; c’était aussi un courtisan très souple, et il avait des visées politiques. Il avait su s’insinuer, de bonne heure, dans la faveur de Marie de Médicis. Richelieu n’était probablement pas sans arrière-pensée lorsqu’il appela Bérulle dans son diocèse pour y fonder un séminaire. Nous avons vu qu’il avait décliné, à ce sujet, les offres des jésuites. Le monde dans lequel il vivait, évêques gallicans, futurs jansénistes, théologiens anglais, capucins, oratoriens, était plutôt hostile à la Compagnie. Le projet de séminaire n’aboutit pas, du moins tel que Richelieu l’avait conçu. Mais les oratoriens n’en vinrent pas moins s’établir à Luçon, et Richelieu nous apprend qu’ils trouvèrent dans cette ville « la seconde maison qu’ils possédèrent dans le royaume. »

Bérulle se lia d’une amitié assez étroite avec Richelieu. Il fut de ceux qui contribuèrent à la fortune de l’évêque de Luçon et qui l’aidèrent à gagner, après la mort de Henri IV, le premier rang dans l’intimité de la reine-régente.


Il est vrai que Richelieu ne se souvint pas toujours de ce service. Mais une telle conduite n’a rien qui doive nous étonner de la part de cet homme. Il avait une tendresse larmoyante, toute de surface, qui pouvant au premier abord, tromper les âmes tendres, dominées d’ailleurs par la force de son esprit. Mais le fond de son cœur était froid. Jamais un sentiment ne l’écarta de la ligne que ses calculs lui avaient tracée.

Beaucoup l’aimèrent. Il aima peu. Il n’eut jamais qu’une passion, l’ambition. Les autres sentimens s’effacèrent toujours en lui devant cette maîtresse exigeante. Il devait tromper, il devait abandonner tous ces amis de sa jeunesse, tous ces compagnons de ses premiers travaux, tous ces hommes dont le mérite avait su le comprendre et qui faisaient reposer sur lui leurs plus pieuses, leurs plus chères espérances. À cette époque, un même zèle ecclésiastique les unissait tous. Mais, pour Richelieu, ce n’était déjà plus qu’un voile qui couvrait d’autres desseins.

Ces gallicans devaient le voir bientôt, aux états de 1614, soutenir, au nom du clergé, les principes ultramontains ; ces jansénistes ne devaient pas rencontrer, à leur début, de pire adversaire ; ces catholiques enfin, — et ce mot avait, à cette date, un sens politique tout spécial, — ces catholiques devaient voir le cardinal arrivé et choisi par eux, soudainement leur tourner le dos, rechercher l’alliance des politiques et des protestans, les pourchasser et les combattre jusqu’à l’exil, jusqu’à la prison, jusqu’à l’échafaud.

Seul, de ses amis des premiers temps, le père Joseph resta près de lui. La politique, qui les sépara des autres, les unit au contraire plus fortement. Une confidence grave et forte s’établit de bonne heure entre ces deux esprits. Ils s’accompagnèrent dans toutes les vicissitudes de la fortune. Ils savaient tout l’un de l’autre. Ils portaient sur les hommes et sur les choses un même jugement ; Richelieu, pourtant, plus précis, plus pratique, avec quelque chose de dominateur, une clarté et une gaité d’homme d’action ; le père Joseph, plus ténébreux, plus muet, embrassant plus encore peut-être, mais avec une conception moins nette du possible ; couvrant ses desseins si vastes, ses menées si complexes, ses voies si tortueuses, de l’humilité réelle du capucin ; travaillant durant toute sa vie à je ne sais quelle chimère de croisade qui ne pouvait aboutir, mais, entre temps, se soumettant volontiers à l’exécution des volontés de son ami et réunissant la Lorraine et l’Alsace à la France.


Quel que dût être l’avenir de tous ces hommes éminens qu’une même profession, un même séjour, des goûts analogues, des intérêts communs rapprochaient, on croira facilement que la vigoureuse intelligence de l’évêque de Luçon était appréciée par eux à sa juste valeur. On le considérait déjà, malgré sa jeunesse, comme une lumière de l’Église ; on comptait sur lui pour illustrer ce Poitou qui, pour la plupart d’entre eux, était la terre d’origine.

Poitiers, qui s’enorgueillissait encore, à cette date, de son université, de l’affluence des étudians étrangers, du goût de sa bourgeoisie pour les lettres et les sciences, Poitiers commençait à faire au commensal de son évêque un cortège d’approbation et d’honneur. Les Citoys, les Pidoux, les Choisnin, médecins, littérateurs, avocats, les Sainte-Marthe, les Bouthillier, à la fois personnages publics et hommes de haut savoir, les Blacvod, les Barclay, professeurs étrangers, appelés de loin par l’illustration de l’enseignement et par les faveurs dont il était entouré, tous ces hommes s’attachaient au jeune évêque, s’ingéniaient à tirer l’horoscope de sa fortune, escomptaient peut-être déjà ses futures bonnes grâces.

C : est au milieu de cette réunion de solides esprits que s’écoulent les années de l’évêché. Richelieu se livre, en compagnie de ces ecclésiastiques, de ces professeurs, à de vastes études qui forment en lui, à la fois, le théologien et le politique. Il développe ses aptitudes à la controverse, à la polémique écrite et parlée. Il prépare par une lecture immense, et dont les traces sont parvenues jusqu’à nous, ces grands ouvrages de théologie dont la rédaction fut toujours pour lui un loisir grave, un repos fortifiant, une consolation dans des temps d’épreuves.

Richelieu reçoit ainsi à Poitiers une nourriture intellectuelle qui, dans son ragoût provincial, n’en est pas moins éminemment substantielle. C’est par là qu’il se rattache au XVIe siècle et qu’il en garde, même dans l’amoindrissement du siècle suivant, l’originalité et la vigueur. C’est cette première culture qui forme tout un côté de son être. Il lui doit particulièrement ce goût littéraire qu’il ne perdra jamais, cette préoccupation du style, de la langue, qui feront de lui le fondateur de l’Académie française.

Les succès obtenus dans ce monde choisi et très aux écoutes d’une université provinciale donnèrent, de bonne heure, au jeune évêque confiance en lui-même. Dès 1611, ce sentiment se manifeste par l’ambition qui lui vient de représenter la province ecclésiastique de Bordeaux, dont il était suffragant, à l’assemblée du clergé qui allait se réunir à Paris. Quoique malade, Richelieu s’agite, se pousse. Son métropolitain était alors Sourdis, archevêque de Bordeaux. Richelieu lui écrit maintes lettres obséquieuses. Ce n’est pas qu’il se présente, mais « quelques-uns des diocèses circonvoisins » ont lancé sa candidature. Il ne fait que la soutenir. En réalité, il y tient beaucoup : ce serait une première occasion de se signaler. L’élection a lieu à Bordeaux, sous l’œil du métropolitain ; mais il n’est pas favorable. Richelieu, au moment décisif, envoie son fidèle vicaire, Bouthillier. Celui-ci multiplie les intrigues, remue ciel et terre et tient son évêque au courant de tout ce qu’il fait. Mais la réputation de l’évêque de Luçon n’a pas encore dépassé les limites du Poitou. Les autres évêques s’étonnent de cette ambition prématurée. L’assemblée élit l’archevêque lui-même, Mgr de Sourdis, et l’évêque d’Aure, coadjuteur de Condom. Bouthillier revient à Luçon, rapportant, pour se justifier, le procès-verbal de l’élection et le compte-rendu des intrigues auxquelles s’étaient livrés les concurrens du jeune prélat.

Ce premier échec paraît lui avoir été pénible. Il se replie sur lui-même. C’est alors qu’il sent le poids de ce long séjour en province, qu’il s’enfonce dans son ermitage de Coussay, qu’il s’abandonne à son humeur mélancolique ; qu’il se propose de quitter cet étroit horizon, d’aller plus souvent à Paris, de s’y installer ou d’y faire de plus longs séjours.

Mais ces momens de découragement, que le mauvais état de sa santé aggravent encore, ne tardent pas à se dissiper. En d’autres temps, il se rend justice à lui-même, goûte les succès qui lui viennent, se félicite des grandes relations qu’il se crée. De Paris même, on lui écrit que sa réputation va grandissant et que le cardinal du Perron le cite comme exemple aux jeunes prélats ; l’évêque d’Orléans lui adresse, sur le mode ironique, des lettres, au fond, pleines de respect et d’éloges ; le père Cotton lui écrit sur un ton déférent. Tant de travail, de prudence et de réserve n’est donc pas en pure porte. Une occasion manquée, d’autres se retrouvent. Il faut seulement être toujours prêt à les saisir, et, sans se laisser décourager par des échecs momentanés, s’assurer le succès définitif, « en y pensant toujours. »


V. — LES PREMIÈRES MENÉES POLITIQUES.

Que Richelieu, simple évêque de Luçon, fût préoccupé de la carrière politique à laquelle il se destinait, c’est ce qui résulte, avec la dernière évidence, d’un des documens les plus extraordinaires que nous ait laissés la jeunesse d’un grand homme : les Instructions et maximes que je me suis données pour me conduire à la cour ; curieux mémoire retrouvé et publié par M. Armand Baschet.

Sur des feuillets détachés, une écriture hâtive a jeté comme le trop-plein des réflexions qui occupaient les loisirs du jeune évêque. Avide de clarté, il fixe ses pensées, leur donne, par la rédaction. le caractère précis et ferme de la chose mûrement délibérée, écrite. Ce procédé, il devait l’employer toute sa vie. Pas une résolution importante qu’il n’ait ainsi étudiée, discutée, la plume à la main.

Cette fois, c’est une sorte de bréviaire portatif de l’ambitieux de cour, qu’il écrit pour son usage personnel. L’ensemble du texte ne peut laisser de doute sur la date de la rédaction. Elle remonte, évidemment, au temps de Henri IV. C’est donc avant le mois de mai 1610, probablement vers la fin de 1609, qu’il convient de la placer.

Pénétrons, grâce à ce mémoire, dans le secret le plus intime de cette âme ambitieuse. Tous les pas sont comptés, toutes les paroles sont pesées, tous les gestes sont surveillés ; rien n’est abandonné au hasard de l’improvisation. Un continuel empire sur soi-même subordonne toutes les manifestations de la pensée à la discipline d’une volonté toujours en éveil.

Dans son rêve, le rédacteur du mémoire quitte Luçon pour Paris. Une fois arrivé, il choisira son logement « et ne l’éloignera ni de Dieu ni du roi. » Les premiers instans de la journée seront donnés à Dieu. Ce premier devoir rempli, on peut penser à autre chose, le reste du temps.

En ce qui concerne le roi, c’est un grand art de savoir quand et comment il convient de le visiter. Sans être importun, il faut se trouver là pourtant, aux momens propices : une fois par semaine, à Paris ; tous les deux jours à Fontainebleau, c’est la bonne mesure. Un joli portrait de Henri IV témoigne de l’attention psychologique du jeune courtisan : « Les mots les plus agréables au roi sont ceux qui élèvent ses royales vertus. Il aime les pointes et les soudaines reparties. Il ne goûte point ceux qui ne parlent pas hardiment, mais il y faut du respect. L’importance est de considérer quel vent tire et de ne le prendre point sur des humeurs auxquelles il ne se plaît de parler à personne, se cabre à tous ceux qui l’abordent ; .. » et terminant par un trait de fine observation : « prendre garde d’arrêter le discours quand le roi boit.. »

C’est du roi que dépend désormais, en France, la fortune de tout ambitieux politique. Il tient une grande place dans ce court mémoire. « Bon de toujours tomber sur cette cadence que ç’a été par malheur que jamais on ne lui a pu faire service qu’en petites choses et qu’il n’y a rien d’impossible à une bonne volonté pour un si bon maître, un si grand roi. »

Il faut aussi avoir égard aux grands, à la cour dont le suffrage désigne souvent pour les hauts emplois. Il faut fréquenter le monde, les tables, mais sans excès, avec dignité ; se tenir à égale distance du reproche d’orgueil et de celui d’importunité ; se taire, écouter, « n’avoir point l’esprit distrait, ni les yeux égarés, ni l’air triste ou mélancolique quand quelqu’un parle, et y apporter une vive attention, ainsi que beaucoup de grâce, mais plus par l’attention et le silence que par la parole et l’applaudissement. »

Puis, par une réflexion qui bride l’élan de son âme impétueuse : « En traitant ou parlant avec des seigneurs de qualité, j’ai eu de la peine à me tenir et me resserrer en moi-même. Là, plus on est honoré et respecté, plus il faut faire l’humble et le respectueux… De toutes choses, il faut dire son opinion avec respect et ne jamais ni juger conclure. »

Si, dans la conversation, quelque beau mot échappe, il faut le noter ; il faut noter également les principaux faits dont on est le témoin.

La correspondance demande un soin particulier ; écrire le moins possible ; penser d’avance aux conséquences qu’on peut tirer de telle phrase jetée imprudemment ; tenir une copie des lettres les plus importantes ; répondre à tous ceux qui vous écrivent, fussent-ils inférieurs ; lire et relire plusieurs fois les lettres que l’on reçoit et celles que l’on envoie : « Le feu doit garder celles que la cassette ne peut garder qu’avec péril. »

Enfin, Richelieu s’arrête sur la vraie science du courtisan : la dissimulation. Il en dégage, avec précision, les principes. La dissimulation supérieure se fait par le silence, Le silence garde les secrets qui vous sont confiés ; cache les desseins qui ne peuvent réussir, une fois éventés ; ménage l’amour-propre des gens sur lesquels on porte au fond un jugement sévère. Le silence sert à tromper des adversaires qui croient que l’on ignore leurs mauvais desseins ; il dévore les offenses que l’on vengera par la suite ; il écarte les brouilles et les querelles stériles, en un mot, il évite le tort que des paroles inconsidérées feraient à autrui et à soi-même.

Il est dur, dira-t-on, de vivre dans une telle contrainte avec ses amis. Mais il faut toujours penser au plus grand mal qui peut advenir. Cette dissimulation par le silence a même l’avantage d’épargner l’autre, bien plus périlleuse, celle qui se fait par la parole et « qui conduit l’esprit entre deux écueils, le blâme de la menterie et le péril de la vérité. »

Si pourtant on est acculé et qu’on ne puisse pas se taire ? Alors, le jeune évêque n’ose aller jusqu’au bout de sa pensée et conseiller le mensonge ; il s’en tire par une métaphore, empruntée au langage des camps : « Il faut, en ces occurrences, dit-il, faire des réponses semblables aux retraites qui, sans fuir, sans désordre et sans combattre, sauvent les hommes et les bagages. »

Ce court mémoire donne une juste idée de l’âme du jeune Français qui se préparait à affronter, vers l’année 1610, les périls de la carrière politique. Le but qu’il se propose, c’est la faveur du roi ; son champ d’action, c’est la cour ; ses moyens sont la persévérance, la souplesse, la dissimulation.

L’intrigue n’a pas le caractère extérieur et tempétueux des siècles de liberté. Elle est toute couverte, lente, attentive, repliée sur elle-même, jusqu’au jour où elle s’élance d’un bond. L’exercice constant de la volonté, le zèle et la grâce souriante, telles sont les qualités qui assurent le succès. Ce sont éminemment des qualités sociables. Tout repose sur les relations du monde, sur la confiance qu’on inspire ou mieux encore sur le charme qu’on exerce. Tout dépend d’une fantaisie, d’un caprice du monarque, — il faut répéter le mot, — de sa faveur.

Richelieu, dans ce court mémoire, ne parle pas des femmes. Il leur devra pourtant ses premiers succès. C’est elles qui lui ouvriront le chemin. Le jeune prélat élégant, fin, à l’œil clair, dont la robe dissimulait à peine la tournure de cavalier, devait penser souvent à elles. Mais Henri IV vivait encore. Richelieu ne pouvait prévoir le gouvernement de Marie de Médicis, ni l’étrange fascination qu’il devait, un jour, exercer sur elle.

La mort de Henri IV fut, pour le jeune évêque, une heure décisive. Il l’apprit par une lettre, pleine des détails les plus circonstanciés, que lui adressa le lendemain du crime, son doyen Bouthillier, qui se trouvait à Paris. Après s’être ému, comme il convenait, du tragique de l’aventure, Richelieu se demanda quel parti il en pouvait tirer. Jusque-là, il avait bien eu des velléités d’agir. Il parlait souvent de ce voyage à Paris, de cette installation définitive à laquelle il fait allusion dans le Mémoire. Cependant, il hésitait. Il semble que l’abord du roi Henri IV le gênât.

Cette cour, composée de personnages déjà vieux, de soldats à la figure rébarbative, au geste rude, la bouche toujours pleine des grands services qu’ils avaient rendus au Béarnais, en imposait à sa jeunesse, à ses ambitions provinciales. Il exagérait près d’eux le respect, la déférence, l’obséquiosité, dans un effort qui devait coûter à sa fière nature.

Par l’avènement d’un roi enfant, d’une reine étrangère, entourée d’un personnel de femmes, de favoris, et de prêtres, il vit s’ouvrir un monde nouveau.

Il paraît avoir eu l’intuition très vive de ce changement favorable. Avec une précipitation qui fut longtemps un de ses défauts, il s’agite tout à coup, s’efforce d’attirer sur lui l’attention, écrit à tout le monde.

Il avait près de la reine un appui naturel ; c’était son frère ainé, le brillant Henri de Richelieu. Beau et bien fait, mêlé aux intrigues, celui-ci avait ses entrées dans ce que l’on appelait les cabinets, c’est-à-dire dans les petits cercles où se plaisait la reine. A peine Henri IV est-il mort, que nous le voyons mentionné avec son beau-frère, du Pont de Courlay, sur la liste des seigneurs auxquels la régente distribue les sommes péniblement amassées par le sage Sully.

Dans l’entourage de la reine, l’évêque de Luçon avait une autre protectrice, laquelle la plupart des mémoires du temps attribuent une certaine influence sur les débuts de sa carrière politique. C’est Antoinette de Pons, marquise de Guercheville, qui avait été mariée en premières noces au comte de La Roche-Guyon.

Il faut mentionner encore le nom d’une demoiselle Selvage qui, au début de l’année 1613, lui écrivait de revenir bientôt auprès de la reine et lui disait : « Qu’elle parlait souvent de lui à sa majesté ; comme il le désirait. » Enfin, il pouvait se réclamer du père Cotton, du père de Bérulle, du père Joseph, de tout ce personnel ecclésiastique qui enserrait déjà la dévote Italienne.

Dans ces conditions, Richelieu crut faire un coup de maître en adressant à la reine, dès qu’il eut appris la mort du roi, un serment de fidélité, rédigé en des termes particulièrement expressifs. Après avoir déploré la mort du roi, il jurait, en son nom et au nom de son clergé de Luçon et de Coussay, « de se comporter, envers le roi Louis XIII à présent régnant, tout ainsi que les très humbles, très affectionnés et très fidèles sujets doivent faire envers leur légitime seigneur et roi. » Il ne s’en tenait pas là ; une adroite flatterie se glissait jusque dans l’ordinaire banalité de ces sortes de formules : « Nous certifions que, bien qu’il semble qu’après le funeste malheur qu’une homicide main a répandu sur nous, nous ne puissions plus recevoir de joie, nous ressentons toutefois un contentement indicible de ce qu’il a plu à Dieu, nous donnant la reine pour régente de cet état, nous départir ensuite de l’extrême mal qui nous est arrivé, le plus utile et nécessaire bien que nous eussions pu souhaiter en nos misères, espérant que la sagesse d’une si vertueuse princesse maintiendra toutes choses au point où la valeur et la prudence du plus grand roi que le ciel eût jamais couvert, les aient établies. Nous jurons, sur la part qui nous est promise en l’héritage céleste, de lui porter obéissance, etc. »

Ce serment, dont les termes étaient si soigneusement pesés et paraissaient devoir être si agréables, en un temps où la cour était pleine d’inquiétude sur la fidélité des provinces et notamment des provinces de l’ouest, ce serment fut immédiatement envoyé à Paris. Richelieu priait son frère de remettre le document à la reine elle-même, en l’accompagnant de paroles significatives. La Cochère devait informer son évêque de l’effet produit.

Malheureusement les choses ne se passèrent pas comme l’impatience de celui-ci l’avait prévu. Personne dans le royaume n’avait songé à rédiger un pareil serment. Remettre le document à la reine eût été afficher un excès de zèle presque ridicule. Les amis de Paris crurent faire sagement en s’abstenant : « Je crois, écrit Bouthillier, que M. de Richelieu vous aura averti qu’il n’a point présenté l’acte de fidélité que vous aviez envoyé, ayant su que cela n’avait été pratiqué par personne, comme, de mon côté, je l’ai particulièrement appris. » L’évêque en fut pour ses frais de rédaction ; mais ses ardeurs n’en furent nullement refroidies.

En effet, au même moment, il décidait brusquement son départ pour Paris. Il en écrivait à sa bonne amie, Mme de Bourges, la priant de lui trouver un logis, de lui acheter des meubles ; « dorénavant, j’espère faire un tour à Paris tous les ans, » ajoute-t-il. Comme son frère, il force sa misère pour subvenir à la première mise de son ambition. Il faut à tout prix faire figure. « C’est grande pitié que de pauvre noblesse, dit-il ; mais il n’y a remède ; contre fortune bon cœur ; » et encore : « Tenant un peu de votre humeur, c’est-à-dire étant un peu glorieux, je voudrais bien, étant plus à mon aise, paraître davantage, ce que je ferai mieux ayant un logis à moi. »

Tandis que l’abbé de La Cochère et Mme de Bourges veillent ainsi sur les premiers pas de leur ami, celui-ci écrivait à divers personnages, à son métropolitain, M. de Sourdis, alors à Paris, à l’évêque de Maillezais, frère de ce cardinal, au père Cotton, que la reine retient à la cour et dont elle demande les avis, à d’autres encore. C’est toujours le fidèle doyen qui est chargé de remettre les lettres dont le texte nous manque. Mais nous savons par les réponses de l’abbé qu’elles produisaient leur effet, que le père Cotton « assurait l’évêque de tout son service » ; que M. de Souvré disait beaucoup de bien de lui « selon la réputation que vos mérites vous ont acquise par toute la France. » On ajoutait même que si le jeune évêque se fût trouvé à Paris, on eût probablement confié à son éloquence l’oraison funèbre du roi défunt.

Ce séjour à Paris, sur lequel il comptait tant, ne paraît pas avoir produit les résultats immédiats que Richelieu s’en promettait. La reine, absorbée par les premiers soucis du pouvoir, assiégée par les premières convoitises des grands, n’avait pas encore pris la direction effective des affaires. Les anciens ministres de Henri IV continuaient à gérer les intérêts publics. La place n’était pas prête pour les nouveaux venus.


Richelieu quitta bientôt Paris, abattu, découragé, rongé par la fièvre. Il ne rentra pas à Luçon. L’air des marais lui était tout à fait contraire. Il avait des difficultés graves avec son chapitre, avec ses grands vicaires ; il écrit à ceux-ci dans des termes violens, qui ne sont pas de sa manière habituelle, mais qui découvrent le fond d’un caractère autoritaire et passionné : « Vous êtes tous deux mes grands vicaires, et comme tels vous devez n’avoir d’autre dessein que de faire passer toutes choses à mon contentement, ce qui se fera, pourvu que ce soit à la gloire de Dieu. Il semble par votre lettre que vous étiez en mauvaise humeur, lorsque vous avez pris la plume. Pour moi, j’aime tant mes amis que je désire ne connoître que leurs bonnes humeurs et il me semble qu’ils ne devroiont point en faire paroître d’autres. Si une mouche vous a piqués, vous la deviez tuer et non en faire sentir l’aiguillon aux autres… Je sais, Dieu merci, me gouverner et sais davantage comme ceux qui sont sous moi doivent se gouverner. Vous me mandez qu’il ne vous chaut de ce qui se passe, disant que l’affaire me touche plus qu’à vous. Je trouve bon que vous m’avertissiez des désordres qui sont en mon diocèse ; mais il est besoin de le faire plus froidement, n’y ayant point de doute que la chaleur piqueroit, en ce temps-cy, ceux qui ont le sang chaud comme moi… Vous dites que vous renonceriez volontiers au titre que je vous ai donné ; je l’ai fait pour vous obliger, vous croyant capable du service à l’église. Si je me suis trompé, en ce faisant, vous désobligeant au lieu de vous gratifier, j’en suis fâché ; mais je vous dirai qu’à toute faute il n’y a qu’amende ; je ne force personne à recevoir du bien de moi. Vous prêchez aux autres le libre arbitre ; il vous est libre de vous en servir… »

Ce sont là les paroles d’un homme ulcéré, peu maître de lui. À cette époque, Richelieu se plaignait continuellement de sa santé, des tourmens qu’il endurait. Son humeur s’aigrissait. Autour de lui, on était inquiet ; on le ménageait. Sa nature, d’habitude si résolue, passait par des périodes d’abattement et de mélancolie.

Il habitait parfois son prieuré des Roches, d’où il avait l’œil sur les affaires de Fontevrault ; mais, le plus souvent, il se renfermait dans son prieuré de Coussay, près de Mirebeau, non loin de Poitiers, dont le voisinage l’attirait. Il se plaît dans cette région montueuse, aux horizons étendus, aux longues promenades, pleines de rêves fouettés par le vent.

Un joli castel du XVIe siècle, muni de tours, environné de fossés et de douves profondes aux eaux jaillissantes, lui offrait un abri coquet, riant et sûr. Ce château avait été construit vers le milieu du siècle précédent, par Bohier, évêque de Saint-Malo, dans le style le plus charmant de la Renaissance. Il cachait (et cache encore) dans un repli de terrain les quatre tours coiffées en poivrières et l’élégant donjon qui domine la vallée. Tout à l’entour, le paysage est vaste, solitaire, plein de repos.

Richelieu y séjourne ; il s’arrange un promenoir où se perdent ses pas méditatifs. Il se renferme dans le cabinet de la tour maîtresse, près de la chapelle, où il dit la messe, ayant sous la main ses livres, l’armoire secrète où il cache les papiers précieux, les notes où se fixent ses premiers desseins. C’est son « hermitage. » Il y mène l’existence « d’un pauvre moine réduit à la vente de ses meubles et à la vie rustique. »

Cette pauvreté relative est toujours son grand souci. Il s’en plaint souvent, s’efforce d’y remédier par un soin attentif, des discussions d’affaires, des procès sans fin. Il prend même en main les intérêts de sa famille, s’attendrit à la nouvelle de la mort d’une petite nièce, fille de sa sœur, mais beaucoup plus, à ce qu’il semble, en apprenant une perte d’argent qui survient à cette même sœur, Mme de Pont-Courlay.


Cependant ces chagrins et ces préoccupations ne le détournent pas longtemps de son éternelle pensée : la cour, Paris. Il est aux écoutes. Le moindre bruit qui vient de là-bas, l’éveille : M. de Vic est envoyé dans ces provinces pour apaiser les différends qui subsistent entre les protestans et les catholiques (fin de 1611). Richelieu lui écrit et se met à sa disposition.

Il s’adresse également à Phelypeaux de Pontchartrain, secrétaire d’État chargé particulièrement des affaires de la religion, homme actif et laborieux, qui tenait très sérieusement en main la direction des affaires intérieures de la France (mars 1612).

Richelieu se met en relations suivies avec ces deux personnages, devient, pour eux, une sorte d’agent officieux, leur donne des renseignemens précis sur l’attitude des huguenots. Il est question, à un certain moment, de l’envoyer à La Rochelle « pour haranguer ces messieurs. »

Il s’entremet, de lui-même, auprès de Du Plessis-Mornay, son illustre voisin ; approuve la conduite de la reine-mère, l’engage à venir dans le pays à la tête de l’armée que commande M. de Themines ; et achève sa lettre à Pontchartrain par une insinuation où se révèle son éternelle préoccupation : «… Cependant, si vous jugez à propos de faire entendre à la reine ce que je vous mande, parce qu’elle me commanda, lorsque je partis, de l’avertir de ce qui se passerait par-deçà, vous en userez comme vous le jugerez bon… » Il avait vu la reine lors de son voyage à Paris ; mais, évidemment, ses offres de service avaient été reçues un peu froidement. Il les renouvelle sans plus de vergogne.

Il suit les événemens politiques avec l’assiduité d’un homme qui se prépare. Nous n’avons que de rares échappées sur ses pensées d’alors ; mais elles paraissent déjà pleines de grandeur : « Encore que les brouilleries présentes et plusieurs pronostics fâcheux semblent nous augurer et présager la guerre, néanmoins, je ne crois pas qu’elle puisse sitôt éclore, les moyens de la faire naître étant beaucoup moindres que la volonté de ceux qui la pourraient désirer. La sage conduite et l’affection et fidélité de plusieurs bons serviteurs nous garantiront des maux du dedans. Pour ceux du dehors, je les baptiserai d’un autre nom s’ils nous font naître les occasions d’accroître nos limites et de nous combler de gloire aux dépens des ennemis de la France. »

Ces fières paroles sont écrites en 1612, du fond de sa province, par un ecclésiastique à peine âgé de vingt-sept ans !

D’ailleurs, ses mérites finissent par percer. Malgré son échec dans l’affaire de l’assemblée du clergé on a pensé à lui ; on le considère. On reconnaît son obligeance, son empressement à rendre service ; on lui tient compte de son humilité, du moins apparente, de son loyalisme toujours en éveil. Ses relations s’étendent ; il ne manque pas à ses propres maximes et s’empresse auprès des grands, multipliant auprès d’eux ses protestations, « comme on offre des sacrifices aux dieux mêmes non favorables. » À la mort du comte de Soissons (novembre 1612), il adresse à la comtesse une longue lettre de condoléances écrite dans le style le plus amphigourique ; il offre ses services au duc d’Epernon, alors très en faveur ; à Sully, que sa qualité de gouverneur du Poitou mettait en contact plus direct avec lui ; à Villeroy, qu’il console tout aussi longuement de la mort de sa fille.

Il est, à cette époque, très bénin, très épiscopal. La sécheresse de sa nature s’ingénie à trouver des paroles émues et tendres. Il s’adresse beaucoup aux ecclésiastiques, à l’archevêque d’Aix, au général des chartreux, à l’archevêque de Toulouse, au cardinal de La Rochefoucauld, dont la haute personnalité religieuse pouvait être d’un utile appui.

Il demande au père George « une part dans ses prières. » Il arrange les différends, apaise les querelles ; s’emploie pour ses diocésains, pour M. de Boisverbert, « un de ses meilleurs amis, » pour MM. de Fontmorin, de la Brosse, de La Mabillière et du Coustau, « de bons gentilshommes, ses amis et ses voisins de campagne, » qu’on poursuit injustement ; heureux, enfin, de pouvoir se rendre à lui-même ce témoignage : « je suis maintenant en ma baronnie, aimé, ce me veut-on faire croire, de tout le monde. »

Évidemment, il se rend compte de l’importance que sa province va prendre dans les destinées générales du pays. Par la mort de Henri IV, le lien de la centralisation s’est relâché. Le parti protestant relève la tête ; les revendications locales reprennent quelque vigueur. La cour a besoin de tout le monde : c’est l’heure de s’imposer à la cour.


VI. — L’ÉLECTION AUX ÉTATS DE 1614.

Le personnel que Henri IV avait choisi, et que sa mort avait groupé autour de la régente, commençait à se lasser et à lasser. À une situation nouvelle, il fallait des hommes nouveaux. Ceux qui avaient le mieux personnifié le caractère parfois autoritaire et dur de la politique de l’ancien roi avaient disparu les premiers ; ainsi, le duc de Sully, Villeroy, Sillery, plus souples, étaient restés. Mais leur influence allait en diminuant.

Le parti catholique-espagnol était aux affaires. Des ecclésiastiques, des étrangers conduisaient la France. Nous sommes à l’époque de la faveur de Concini ; faveur inquiète, toujours précaire, cherchant en France des appuis que l’esprit français lui refuse. Un habile homme peut tirer un excellent parti de cette situation difficile. Dans un pareil temps, les dévoûmens sont précieux. Le tout est de se faire valoir, de se faire aimer ou craindre ; pour cela, le séjour dans une province agitée est extrêmement favorable.

C’est vers cette date, que se dessine nettement la première partie de la carrière politique de Richelieu. Il ne s’agit nullement alors de grandes conceptions ou d’actions politiques étendues. Il ne s’agit pas de savoir ce que l’on fera quand on sera au pouvoir, mais seulement des meilleurs moyens d’y parvenir. Tout ambitieux porte en lui la conviction que les affaires ne peuvent prospérer que par lui. Il se donne d’abord pour tâche d’en saisir la direction ; c’est la première partie de sa carrière, et c’est par là aussi que ses qualités se révèlent. Les actes viennent ensuite et distinguent, selon le succès, l’orgueil légitime de la folle présomption.

Richelieu profite de son caractère ecclésiastique ; il se souvient de son voyage à Rome, envoie dans cette cour un émissaire qui traite, parait-il, « de grandes choses, » affiche, vers cette époque ; des sentimens ultramontains. La cabale qui est aux affaires est catholique, jésuite, papiste, espagnole. Le futur adversaire de la maison d’Espagne, le futur allié de Gustave-Adolphe, le futur chef des « politiques, » s’y enrôle sans hésiter.

Dans le Poitou, il prend nettement position. La correspondance qu’il entretient avec M. Phelypeaux et avec M. de Vic le montre de plus en plus engagé dans le parti. Il écrit que « c’est cracher contre le ciel que de vouloir heurter l’autorité du roi et de la reine. » Bouthillier, son fidèle doyen, a l’ordre de l’instruire des menus faits de la cour et de ne pas perdre de vue le père Cotton, le cardinal Du Perron, les favoris.

Richelieu fait un nouveau voyage à Paris, sur la fin de 1613. Il prend langue, à cette date, avec Concini. Celui-ci, précisément, semble menacé d’une disgrâce. Tous les princes ont quitté la cour. La guerre civile est en perspective.

C’est le moment choisi par Richelieu, qui, au fond, ne faisait nul cas de cet Italien, pour adresser à celui-ci une lettre pleine de protestations : « Monsieur, honorant toujours ceux à qui j’ai une fois voué du service, je vous écris cette lettre pour vous en continuer les assurances ; car j’aime mieux vous témoigner la vérité de mon affection aux occasions importantes que de vous en offrir, hors le temps, les seules apparences… Je vous supplierai seulement de croire que mes promesses seront toujours suivies de bons effets et pendant que vous me ferez l’honneur de m’aimer, que je vous saurai toujours très dignement servir… » Évidemment, l’évêque de Luçon s’engage à fond dans la cause du maréchal. Qui sait ? peut-être a-t-il déjà conçu le vague dessein de le supplanter. Les amitiés politiques ont de ces dessous inattendus.

Nous sommes arrivés, d’ailleurs, à cette année 1614, qui marque une date importante dans le règne de Louis XIII.

Les fonds amassés par Henri IV dans les caves de la Bastille avaient été dépensés pendant les trois premières années de la régence. Les princes du sang, les seigneurs de la cour, les protestans s’agitaient et cherchaient quelque occasion de troubler la tranquillité, qui, malgré tout, persistait dans le royaume. Sur la fin de 1612, un prétexte, le plus futile des prétextes, s’était présenté. Le prince de Condé, pour le moment d’accord avec le marquis d’Ancre, s’était montré froissé du refus qu’on lui avait fait du gouvernement de Château-Trompette et aussi de la faveur dans laquelle la reine tenait les Guise et d’Épernon. Il s’était retiré de la cour. Mayenne, Nevers, Bouillon et le marquis d’Ancre lui-même avaient fait comme Condé.

Au bout de quelques mois, Concini était revenu à la cour, avait repris sa place dans la faveur de la reine, et s’était séparé de la cabale de Condé pour se rapprocher des vieux ministres, Villeroy et Sillery.

Cette fois, Condé, très irrité, ne ménage plus rien. Il se persuade que ces intrigues de cour ou d’alcôve intéressent toute la France. Il profite du mécontentement vague que la puissance du favori répand dans le royaume ; il lance un manifeste plein de reproches et de menaces.

Au fond, ce manifeste n’était qu’une adroite exploitation de tous les mécontentemens : « L’église n’a plus de splendeur, nul ecclésiastique n’est employé aux ambassades et n’a plus rang au conseil ; la noblesse appauvrie et ruinée est maintenant taillée, chassée des offices de judicature et de finances, faute d’argent, privée de la paie des gens d’armes et esclave de ses créanciers ; le peuple est surchargé par des commissions extraordinaires et tout tombe sur les pauvres pour les gages des riches. »

Ce sont là des plaintes qui peuvent se renouveler de tout temps, et qui, de tout temps, trouvent l’approbation et l’adhésion de tous ceux que leur sort ne satisfait pas. Condé ne se mettait pas en peine d’indiquer un remède précis aux maux qu’il dénonçait. Mais il essayait de rendre sa conjuration populaire, en réclamant énergiquement la convocation des états-généraux.

En un mot, on voulait brouiller. « Ce temps étoit si misérable, dit Richelieu lui-même, que ceux-là étoient les plus habiles parmi les grands qui étoient les plus industrieux à faire des brouilleries : et les brouilleries étoient telles et y avoit si peu de sécurité en l’établissement des choses, que les ministres étoient plus occupés aux moyens nécessaires pour leur conservation qu’à ceux qui étoient nécessaires pour l’Etat. » Le gouvernement de la reine, pauvre, timide, tiraillé, sans prestige, se défendait mollement contre des accusations insaisissables ou contradictoires. Pour les écarter, il eût suffi qu’un mot fût prononcé avec autorité. Mais c’est justement l’autorité qui manquait à ce gouvernement, qu’on accusait d’abuser de la sienne.

Aussitôt la publication de son manifeste, Condé esquissa quelque chose comme une prise d’armes. Le peuple ne bougea pas. Tout était tranquille. Si le gouvernement de la reine n’était pas fort, il était doux. On avait le souvenir encore présent des misères civiles. On végétait dans une sorte d’indifférence que les objurgations intéressées de Condé et de ses amis ne pouvaient secouer.

Le gouvernement de la régente rassembla une armée. Les conjurés, mal préparés, prirent peur. La reine ne demandait qu’à s’entendre. Elle craignait que sa force ne se brisât, si elle en faisait seulement l’essai. Des pourparlers furent engagés à Soissons, d’abord, puis à Sainte-Menehould. Les princes obtinrent à peu près tout ce qu’ils voulurent : des places, des châteaux, des gouvernemens, de l’argent, et, enfin, pour ne pas abandonner tout leur programme populaire, la promesse de la réunion des états-généraux.

La profitable équipée des princes n’avait fait que rider la face du royaume ; pourtant, elle avait agité un peu plus profondément le Poitou et avait eu, dans cette province, des suites un peu plus graves.

Le prince de Condé, se rendant à sa maison de Rochefort-sur-Creuse, devait passer près de Poitiers. Les magistrats municipaux résolurent d’aller, comme de coutume, au-devant de lui et de le saluer. Sur ces entrefaites, arrive une lettre de la reine, datée du 13 février 1614, qui se plaignait vivement du prince. Les ennemis du maire répandirent aussitôt le bruit que le projet de voyage annoncé n’avait d’autre objet que de livrer la ville au prince de Condé. On disait aussi que la reine, mécontente de Poitiers, avait conçu le dessein d’y construire une citadelle et d’y mettre une garnison.

Un vif mouvement d’opposition se fit alors contre le maire, Scévole de Sainte-Marthe. Celui-ci se trouvait ainsi, bon gré mal gré, rejeté dans le camp du prince ; ses adversaires exagéraient leur royalisme pour l’expulser du sien.

A la tête de ces adversaires était le jeune évêque, la Rocheposay d’Abain, l’ami de Richelieu. Il était en correspondance avec la reine, avec Phelypeaux, et se sentait soutenu par le gouvernement. Il prit bientôt une attitude violente, agressive, peu convenable à un évêque. Il fit assassiner un émissaire du prince de Condé, Latrie. Il fit fermer les portes au prince lui-même qui s’avançait vers la ville et, enlevant la direction effective des affaires au maire et à ses échevins, il se mit en posture de soutenir un siège.

Le gouverneur, le duc de Roannès, instruit des faits, accourut en toute hâte avec des paroles de conciliation. On ne voulut pas l’entendre. Il fut menacé, maltraité par les partisans de l’évêque ; il ne dut la vie qu’à sa prudence et fut forcé de quitter la ville.

Cependant, la paix de Sainte-Menehould était intervenue. La reine s’avança elle-même, à la tête d’une armée assez importante pour pacifier les provinces de l’ouest. Elle délivra à MM. Mangot et Mazuier, maîtres des requêtes, une commission qui leur donnait charge d’entendre les deux partis et de calmer les esprits. Le duc de Roannès revint « pour un jour » à Poitiers. L’assassinat des compagnons de Latrie fut oublié, tout rentra dans l’ordre. Mais l’évêque La Rocheposay, qui avait affiché un royalisme si intolérant, garda toute son influence.

Or c’est précisément à cette influence, à l’appui que lui donna son ami, que Richelieu dut, en août 1614, son élection aux états-généraux.

Le peu de renseignemens que nous avons sur cette période de sa vie nous le montre se prononçant très nettement contre les princes. Résidant dans son prieuré de Coussay, il soutient de ses conseils l’énergie de son collègue de Poitiers. Ils étaient à cette époque très unis.

Comme les bandes de Mayenne, allié de Condé, parcouraient le Poitou, elles n’eurent pas, pour le château de Richelieu, les égards auxquels avait droit la veuve du grand-prévôt. Richelieu en écrit de bonne encre à un lieutenant du duc de Mayenne, et il lui fait savoir qu’il comptait surplus d’attention de la part du duc : « Je lui en eusse volontiers écrit, dit-il, si je n’eusse reconnu par le traitement qu’il a fait à ma mère, ou qu’il ne me croit plus au monde, ou qu’il me tient du tout incapable de lui rendre jamais service. » Adressée à l’ancien adversaire de Henri IV, c’est là une parole assez fière et qui ne sent plus son débutant.

Lors de la signature de la paix de Sainte-Menehould, Richelieu avertit lui-même les fidèles de son diocèse ; mais il se hâte d’ajouter que le mérite de cette heureuse conclusion appartient tout entier à la reine, « dont la prudence a veillé pour assurer notre repos. »

Richelieu ne perd, on le voit, aucune occasion d’affirmer sa fidélité à la cause de la régente. C’est à titre de royaliste avéré qu’il fut choisi pour représenter à Paris le clergé de la province.


L’occasion était guettée par lui depuis longtemps. Avant même que les lettres de convocation fussent lancées, un de ses amis, aposté dans la chancellerie, avait envoyé à M. de Bouthillier un double du projet de rédaction de ces lettres : « Voici ce que je vous ai promis, écrivait cet affidé ; vous en savez l’importance qui fera que vous le tiendrez secret, comme je vous en prie. »

Ainsi, Richelieu avait pu lire avant tout le monde, non-seulement la lettre du roi aux baillis et sénéchaux, lettre purement officielle, et toute de formules, mais celle de la reine-régente. Il avait pu voir que les états étaient convoqués pour le mois de septembre en la ville de Sens, que les baillis étaient invités non-seulement à présider l’élection, mais à la surveiller de très près. « Je vous prie, disait la reine, de vouloir bien exhorter les uns et les autres d’apporter en cette action un esprit de paix et d’obéissance avec une bonne inclination et entière disposition de n’avoir autre but que celui que de bons et fidèles sujets doivent porter à ces occasions. Vous prendrez aussi soigneusement garde et avertirez ceux que vous estimez être à propos, à ce que le choix et l’élection de ceux qui, doivent être députés soient faits de personnages d’honneur qui soient recommandâmes tant par leur probité et intégrité que pour leur affection au service du roi, mondit sieur et fils, et au bien et au repos de ses sujets. »

Richelieu, prévenu à l’avance, pouvait préparer ses batteries. Pour qui savait lire entre les lignes, il était clair que la « candidature officielle » allait faire jouer tous ses ressorts.

Quelques jours après (23 juin 1614), l’évêque de Luçon reçut du duc de Sully, gouverneur de Poitiers, l’ordre officiel de convocation des trois ordres de son diocèse : « Vous tiendrez, s’il vous plaît, la main, écrivait le vieux huguenot disgracié, à ce que toutes choses se fassent avec douceur ; et, en tant que vous pourrez, qu’il soit député une personne de chacun ordre, de probité, qualité, et pouvoir suffisant et convenable au sujet… Votre piété et affection au service du roi me fait espérer que vous les témoignerez tout entières en une si importante occurrence… Je vous prie de croire, ajoutait-il obligeamment, que j’honore votre vertu et fais état de votre amitié, comme je vous conjure de vous assurer de la mienne. »

Pour obtenir de pareilles protestations de la part d’un homme si hautain, il fallait que Richelieu fût décidément devenu quelque chose dans la province.

Les amis, en effet, ne s’endormaient pas. Le 3 juillet 1614, La Rocheposay, au fort de la querelle contre le prince de Condé, lui écrivait une lettre qui établit l’entente, en vue de l’élection : « Monsieur, je lis hier réponse à M. de Sully et le priai de me mander le jour auquel il désiroit que se fît l’assemblée pour l’élection des députés, parce qu’il ne me l’avoit pas spécifié. Toutes les affaires sont en bon état, ajoutoit l’évêque de Poitiers, tant au dedans qu’au dehors, de sorte qu’on ne peut espérer que bien, la reine ayant offert à M. le prince toute satisfaction en justice. Vous m’obligez trop d’avoir souvenance de moi et de me plaindre de mes peines ; j’y suis tellement accoutumé depuis cinq mois, que je ne les ressens comme point, ayant aussi la résolution de ne rien appréhender en m’acquittant de mon : devoir. »

Un mois après, à la veille même de l’élection, il prenait ses dernières mesures avec Richelieu et lui indiquait comment il avait aplani toutes les difficultés : « Je vous envoie M. le prieur de Sainte-Radegonde pour vous dire l’ordre que nous mettons ici pour l’assemblée du clergé et savoir de vous celui que vous avez apporté à votre diocèse. Ceux de Maillezais sont avertis de se trouver ici. On ne nommera qu’un député, parce que celui duquel je vous avois parlé ne peut accepter la charge, à cause de son âge, de sorte que vous serez seul, ce qui sera bien à propos pour beaucoup de raisons… »

Le lendemain, 10 août, les cloches sonnèrent dans chaque paroisse et les habitans députèrent quelques-uns d’entre eux pour aller à Poitiers procéder à l’élection.

Le terrain, comme on le voit, était bien préparé. La candidature de Richelieu était seule présentée. Ce jour même, pour apaiser les dernières inquiétudes de l’évêque de Poitiers, la reine régente avait signé le pouvoir de MM. Mangot et Mazuier, chargés de rétablir l’ordre et le calme dans les esprits.

Le mardi 12, la réunion, des électeurs du tiers-état eut lieu au palais, par-devant, l’assesseur, en l’absence du lieutenant-général ; celle du clergé eut lieu en la salle de l’évêché ; celle de la noblesse en la salle de l’audience du palais. Cette première réunion avait pour objet une entente préalable tant sur le choit des candidats que sur la rédaction des cahiers.

Dès le 19, l’élection de Richelieu était assurée. Duvergier de Hauranne l’avait averti le premier, au nom de son évêque. Celui-ci prend bientôt la plume. On n’avait pu obtenir, du clergé de Poitiers, la nomination d’un seul député : il avait fallu donner, comme adjoint à l’évêque de Luçon, le doyen de Saint-Hilaire. En outre, le diocèse de Maillezais n’avait pas voulu se joindre au vote. La Rocheposay s’en explique : « Monsieur, vous savez par M. de Saint-Cyran comme vous fûtes hier nommé député pour ce diocèse, et M. le doyen de Saint-Hilaire avec vous, qui est un homme aussi paisible qu’on en saurait désirer. On a été obligé de vous donner cet assistant parce que ceux de la ville eussent murmuré s’il n’y en eût eu un de la ville (encore qu’on n’a pas laissé de dire que les évêques vouloient tout faire, qu’un évêque seroit plus que quatre capitulaires et qu’on avoit toujours accoutumé d’en nommer un de Saint-Pierre), outre qu’on nomme deux partout et qu’on compte aux états, à ce qu’on dit, les voix des députés et non pas les provinces. La considération que vous serez député pour les trois évêchés a fort servi pour contenter les capitulans, qui seuls font les difficultés ; mais, à ce que j’entends, Maillezais va à Fon-tenay pour faire bande à part, ce qui ne leur réussira pas. Vous y remédierez, s’il vous plaît, comme à ce qui est de Luçon, et puisque vous me voulez faire l’honneur de venir ici, j’oserois vous supplier que ce fût lundi au soir, parce qu’on a pris le mardi suivant pour aviser aux cahiers et mettre ce qui est des trois diocèses en un cahier. Je me remets à M. de Saint-Cyran pour les autres particularités… »

Ces documens montrent les trois amis de Richelieu, La Rocheposay d’Abain, Saint-Cyran, et le fidèle doyen Routhillier (car celui-ci n’avait pas quitté Poitiers durant tout le temps de l’élection), s’employant ensemble à préparer la carrière de leur ami, écartant devant lui tous les obstacles, lui mettant, selon une métaphore du temps, le pied à l’étrier.

Il ne restait plus qu’à donner, au travail qui s’était fait sous le manteau, une consécration officielle. Le 24 août, chacun des corps fut convoqué pour élire définitivement ses députés : « Ceux de l’église s’assemblèrent en la chambre du conseil ; ils désignèrent M. l’évêque de Luçon et le doyen de Saint-Hilaire ; ceux de la noblesse, en la chapelle ; ils nommèrent MM. de la Chateigneraie et de la Noue ; ceux du tiers-état, en la salle de l’audience, nommèrent MM. Desfontaines-Brochard, ancien conseiller et échevin, Brisson, sénéchal de Fontenay-Ie-Comte, et Arnaud, marchand. »

Les quelques semaines qui suivirent furent consacrées à la rédaction du cahier du clergé. Richelieu vint exprès à Poitiers pour prendre part à la discussion. L’exemplaire qui lui fut remis est parvenu jusqu’à nous. Il garde, dans le fond comme dans la forme, de nombreuses traces de sa collaboration. En ce qui concerne les privilèges ecclésiastiques, le souci de la décence et du respect dans les actes religieux, l’obéissance au concile de Trente, le désir de voir s’étendre l’instruction des prêtres, l’abolition des duels, sur tous ces points, les cahiers du clergé de Poitou sont d’accord avec les pensées personnelles de l’évêque de Luçon. Ils sont aussi en conformité absolue avec les doctrines et les préjugés du temps. Richelieu, mandataire de ses collègues et doses égaux du clergé poitevin, s’élève peu au-dessus d’eux. Si, déjà, il avait conçu quelque vague idée de son œuvre future, il se taisait. Pour le moment, il fallait réussir, et pour réussir, il fallait parler le langage des hommes dont il sollicitait la confiance.

Le 4 septembre 1614, la rédaction définitive du cahier lui fut remise, ainsi qu’à son collègue, le doyen de Saint-Hilaire. Le temps pressait d’ailleurs. La réunion des états, d’abord indiquée pour Sens, avait été plusieurs fois retardée ; on venait de la fixer pour Paris, dans les premiers jours d’octobre.

Le jeune évêque, après avoir fait ses adieux à tous ceux qui l’avaient si généreusement servi dans cette circonstance, monta en carrosse, et accompagné du doyen de Saint-Hilaire, collègue peu embarrassant, il refit en hâte ce chemin que, six ans auparavant, il avait parcouru en sens contraire.

Le séjour qu’il avait fait dans la province n’était pas perdu. C’était cette province qui, maintenant, le choisissait, qui le désignait à la cour. Elle avait prolongé assez longtemps son influence sur lui pour qu’il en gardât l’empreinte toute sa vie.


VII. — LE RETOUR A PARIS.

Au moment où il rentre à Paris, ce jeune homme, que la vie politique va saisir, pétrir, déformer est encore intact, droit, frais, tel, ou à peu près, qu’il est sorti des mains de la nature ; il respire encore l’arôme du champ paternel. Il n’a pas trente ans.

Sur un grand corps maigre, droit, élancé, une figure longue et pâle, une chevelure noire, tombant en boucles abondantes jusque sur le col, un nez long, fort, busqué, se rattachant, par deux sourcils élevés, comme étonnés, A un front imposant et grave ; une bouche charmante, pleine à la fois de volontés et de sourires, telles sont les principales lignes d’une physionomie dont la forte construction aquiline se dissimule encore sous les grâces de la jeunesse. La moustache, relevée gaîment « à la soldade » et la royale, taillée en pointe, affinent tôt allongent encore cette figure triangulaire qui s’aiguise et luit dans l’éclair d’un regard court, vif, tranchant.

Cet œil parle ; c’est lui qui explique et unit dans une même intensité de vie et d’action ce qu’il peut y avoir de contradictoire dans ce grand corps à la fois anguleux et souple, sur ce visage froid et vif, sur cette physionomie dure et souriante. Il y a, dans cet œil, la clarté, la sûreté du regard poitevin. Parfois pourtant la paupière tombe, et l’œil se voile des ombres épaisses qu’amasse le repliement de la réflexion intérieure. Un sourire l’égaie, une larme le mouille, avec une mobilité nerveuse, tout d’abord sincère, plus tard calculée et voulue.

Pour le moment, vêtu de la robe violette, coiffé du bonnet carré, portant le large col blanc qui convient à la pâleur de son teint, la main en avant, très grande et très fine, jeune, prompt, fébrile, l’évêque de Luçon s’avance, dans la foule des inconnus, du pas ferme d’un homme qui se sent parti pour les longs chemins.

Il est fier de sa noblesse, des services rendus par ses aïeux, par son père. Leur souvenir n’est pas totalement perdu ; il saura le faire revivre. Les grandes alliances, les amitiés ne lui manquent pas. Son père, le grand-prévôt, a laissé plus d’un compagnon d’armes parmi les hommes qui entourent la régente. Son frère a déjà renoué les fils de ces anciennes relations.

Du côté de sa mère, il est vrai, les alliances sont moins illustres. On ne s’en vante pas. Mais on ne dédaigne pas leur utilité. Les Bouthillier, personnages insinuans, amis des La Porte, fréquentent dans le monde parlementaire. Ce sont de ces gens qui se glissent par les passages secrets, alors que les grandes portes sont closes. L’évêque-député les met au service de sa fortune. Il a ainsi un pied dans les deux mondes, celui de la noblesse et celui de la haute bourgeoisie.

Ce n’est pas seulement qu’il se mêle à l’un ou à l’autre de ces deux mondes ; il les résume, pour ainsi dire, en sa personne. Fils d’une race de soldats, il est homme d’action ; petit-fils d’un avocat célèbre, il a le sens des lois, des affaires et de la pratique ; prêtre, évêque, il cache, sous sa robe, les doubles ambitions et les doubles facultés qui lui viennent de cette double origine.

Trois classes, clergé, noblesse et tiers-état, divisent alors la nation française. Richelieu prend quelque chose à chacune d’elles ; il se trouve, si je puis dire, placé exactement à leur point d’intersection. Sa carrière est la résultante de leur action historique.

Le hasard l’a fait naître à Paris, dans les dernières années, si troublées, de la monarchie des Valois. Peut-être son enfance a-t-elle gardé l’étonnement de cette journée des barricades qui chassa le roi de sa capitale et mit en péril l’unité du royaume ? Son père concourt à l’avènement de la dynastie des Bourbons et crée ainsi le lien qui rattache une famille, toujours fidèle, à la nouvelle race des rois. Ce père meurt. La mère retourne à Richelieu, ramassant autour d’elle, avec ses fils, les débris d’une fortune que les révolutions ont détruite.

Tout le monde souffre dans le royaume ; la province où elle se réfugie, plus que nulle autre. La petite famille est exposée à tous les hasards de ces temps sombres. On vit, dans ce château lointain, serrés les uns contre les autres, en proie à toutes les émotions, à toutes les terreurs, à toutes les misères privées qui suivent les malheurs, publics.

La guerre, la rébellion, frappent aux portes et, à coups répétés, enfoncent, dans ces âmes impressionnables, l’horreur et la haine de la rébellion et de la guerre.

La source du mal m’est pas loin : elle est à La Rochelle, à Saumur, à Loudun ; c’est l’hérésie. C’est elle qui engendre l’insoumission, les luttes individuelles, le désordre. Elle est la mère funeste de tous les maux dont on souffre.

L’enfant revient à Paris pour y poursuivre des études commencées dans le tumulte. A Paris, même spectacle. La honte et la désolation s’étalent jusque dans le paisible séjour des écoliers, sur cette Montagne-Sainte-Geneviève que la guerre civile n’a pas respectée. Les esprits sont sur le qui-vive. Il semble toujours que les maux passés vont reparaître ; les anciennes inquiétudes renaissent à la moindre alerte.

Pourtant, le pouvoir royal s’est ressaisi, sous la direction d’un prince vaillant, habile, autoritaire. Cette enfance s’achève dans le calme et la prospérité relative des dernières années du règne de Henri IV. On avait tant souffert que le contraste grandit encore le grand roi auquel on devait ce bonheur. Il suffit de quelques années heureuses pour rendre à tous les Français cette inclination vers le pouvoir personnel qui leur est si naturelle.

Le jeune adolescent recueille bientôt les premiers bénéfices des services rendus par son père à la nouvelle dynastie. Le roi le remarque, le connaît, l’appelle. Par les soins du prince, ses études sont facilitées ; sa carrière est ouverte. Rome, à la demande du roi, passe sur les exigences habituelles de lii hiérarchie. Henri IV fait de Richelieu un évêque, son évêque.

Celui-ci retourne dans sa province. Il y attend, dans le repos laborieux des lettres, l’heure de se distinguer ; il y acquiert le premier sentiment de sa force, une première expérience des affaires.


Mais le roi meurt. L’inquiétude renaît. La France est agitée de nouveau. On reparle des anciennes discordes, des anciennes rébellions, si détestables. Pourtant, le lien de l’autorité royale, quoique relâché, ne se rompt pas. On peut espérer qu’il sera assez fort pour contenir les nouveaux périls menaçans.

Mais il faut que tous les bons citoyens concourent à cette œuvre ; qu’ils se groupent autour du pouvoir central pour maintenir, à tout prix, la paix civile. La province, avec son calme, son sang-froid, son discernement, s’emploie à cette œuvre. Le pouvoir royal s’appuie sur elle, pour résister aux attaques de ses vieux adversaires : la haute féodalité seigneuriale et le parti huguenot.

Les états vont se réunir à Paris. L’influence de la reine s’est fait sentir dans les élections et ce sont les élections qui envoient à Paris tant de fidèles serviteurs de la cause royale.

Richelieu est de ceux-ci. Il a la conception très claire de l’œuvre qu’on allait entreprendre en commun. Ses ancêtres ont déposé en lui une tradition de loyalisme qu’ont encore développée les impressions de son enfance, son éducation classique, un voyage à Rome qui, en ouvrant son esprit, lui a donné le sentiment des intérêts supérieurs de la patrie commune.

Cet ensemble de traditions, d’impressions, de préjugés mêmes, race, famille, caste, profession, se fondent dans une personnalité qui s’achève par une longue réflexion et un grand empire sur elle-même.

Intelligence et volonté, telle est, en deux mots, cette personnalité. Elle met un parfait équilibre des facultés au service d’une passion violente, l’ambition. Cet homme veut ; il sait ce qu’il veut. Il sait agir ; il sait attendre. Ce Français, Français de père, de mère, de naissance, d’éducation, a le sentiment très net de ce qu’est la France ; il l’a vue au dedans et du dehors ; il en a fait le tour. Mais il sait aussi ce que la France doit à un homme comme lui. Il attend beaucoup d’elle, pour lui rendre beaucoup.

Ses ambitions sont exigeantes, très personnelles. Il a dans les veines le sang « convoiteux » des vieux chasseurs de La Brenne. Il est, comme eux, âpre à la curée. Mais ces instincts violens n’apparaissent qu’à peine. Il les surveille et ne laisse rien percer. Il s’essaie à la dissimulation et déjà il y réussit. N’ayant pas encore reçu beaucoup, il n’a pas eu le temps de se montrer ingrat.

Un tempérament susceptible, orgueilleux, fourbe, que peu à peu l’âge et l’exercice du pouvoir manifesteront, ne montre encore que ses beaux côtés, l’ardeur, la finesse, la grâce souriante et serviable, le désir des grands services et l’amour de la gloire. Il est empressé, séduisant, charmant, dans la gravité ecclésiastique d’une jeunesse déjà mûre.

Justement, le gouvernement d’une reine ouvre devant ce jeune homme, devant ce prêtre, la voie rapide de la faveur ; faveur actuellement prodiguée à des étrangers indignes. Mais il n’est pas si difficile de les remplacer, de reprendre, à un point de vue français, la politique étroitement royale qui est naturellement celle des favoris.

Si cette entreprise est facile à concevoir, que d’habileté, de persévérance, de prudence pour l’achever ! Il faut jouer un jeu si serré et si dissimulé que personne ne s’aperçoive des desseins obscurs qu’on ose à peine s’avouer à soi-même.

L’occasion s’est offerte à Richelieu. Il l’a saisie. Le voilà rentré à Paris, portant en lui l’amas confus de ses aspirations, de ses projets et de ses rêves. Son activité, son flair, sa souplesse sont en jeu. Il hume l’air de la cour. C’est ici qu’il va falloir dompter sa propre nature, la surveiller sans cesse. Il faut se faire connaître, montrer ce qu’on est et ne pas le montrer trop ; se couvrir, mais avec un visage toujours ouvert et charmant.

Se taire, dissimuler, attendre, ce sont ses premiers jeux. Plaire, émouvoir, conquérir, ce sont ses premiers succès. Il se jette dans la mêlée avec une résolution contenue, qui se domine jusque dans l’ardeur du combat.

Comme il est adroit, comme il est prompt, comme il est beau, ce jeune et gracieux lutteur, fils de Paris, fils de la province, fils de la France, qui va paraître dans une grande assemblée, se faire écouter par les trois ordres, obtenir la confiance du premier d’entre eux, étonner la cour, fasciner une reine, s’emparer enfin du pouvoir ; — de ce pouvoir tant désiré, qui n’est encore que le but, mais qui, une fois saisi, deviendra l’instrument !


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.