La Légende d’Ulenspiegel/Livre 2

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LIVRE DEUXIÈME


I


Ce matin-là, qui était de septembre, Ulenſpiegel prit son bâton, trois florins que lui donna Katheline, un morceau de foie de porc, une tranche de pain & partit de Damme vers Anvers, cherchant les Sept. Nele dormait.

Cheminant, il fut suivi d’un chien qui le vint flairer à cauſe du foie & lui sauta aux jambes. Ulenſpiegel voulant le chaſſer & voyant que le chien s’obſtinait à le suivre, lui tint ce diſcours :

— Chiennet, mon mignon, tu es mal aviſé de quitter le logis où t’attendent de bonnes pâtées, d’exquis reliefs, des os pleins de moelle, pour suivre, sur le chemin d’aventure, un vagabond qui n’aura peut-être pas toujours des racines à te bailler pour te nourrir. Crois-moi, chiennet imprudent, retourne chez ton baes. Évite les pluies, neiges, grêles, bruines, brouillards, verglas & autres soupes maigres qui tombent sur le dos des vagabonds. Reſte au coin de l’âtre, te chauffant, tourné en rond au feu gai ; laiſſe-moi marcher dans la boue, la pouſſière, le froid & le chaud, cuit aujourd’hui, gelé demain, repu le vendredi, affamé le dimanche. Tu feras choſe senſée si tu t’en revas d’où tu viens, chiennet de peu d’expérience.

L’animal ne paraiſſait pas du tout entendre Ulenſpiegel. Remuant la queue & sautant de son mieux, il aboyait d’appétit. Ulenſpiegel crut que c’était d’amitié, mais il ne songeait point au foie qu’il portait dans sa gibecière.

Il marcha, le chien le suivit. Ayant ainſi fait près d’une lieue, ils virent sur la route un chariot attelé d’un âne portant la tête baſſe. Sur un talus au bord de la route était aſſis, entre deux bouquets de chardons, un gros homme tenant d’une main un manche de gigot qu’il rongeait, & de l’autre un flacon dont il humait le jus. Quand il ne mangeait ni ne buvait, il geignait & pleurait.

Ulenſpiegel s’étant arrêté, le chien s’arrêta pareillement. Flairant le gigot & le foie, il gravit le talus. Là, se tenant sur son séant, près de l’homme, il lui grattait le pourpoint afin d’avoir part au feſtin. Mais l’homme le repouſſait du coude & tenant en l’air son manche de gigot, gémiſſait lamentablement. Le chien l’imita par convoitiſe. L’âne, fâché d’être attelé au chariot & de ne pouvoir ainſi atteindre les chardons, se mit à braire.

— Que te faut-il, Jan ? demanda l’homme à l’âne.

— Rien, répondit Ulenſpiegel, sinon qu’il voudrait déjeuner de ces chardons qui fleuriſſent à vos côtés, comme au jubé de Teſſenderloo à côté & au-deſſus de monſeigneur Chriſt. Ce chien ne serait pas non plus fâché de faire une épouſaille de mâchoires avec l’os que vous tenez là. En attendant je vais lui bailler le foie que j’ai ici.

Le foie étant mangé par le chien, l’homme regarda son os, le rongea encore pour en avoir la viande qui y reſtait, puis il le donna ainſi décharné au chien qui, poſant les pattes deſſus, se mit à le croquer sur le gazon.

Puis l’homme regarda Ulenſpiegel.

Celui-ci reconnut Lamme Goedzak, de Damme.

— Lamme, dit-il, que fais-tu ici buvant, mangeant & larmoyant ? Quelque soudard t’aurait-il frotté les oreilles sans vénération ?

— Las ! ma femme ! dit Lamme.

Il allait vider son flacon de vin, Ulenſpiegel lui mit la main sur le bras.

— Ne bois point ainſi, dit-il, car boire précipitamment ne profite qu’aux rognons. Mieux vaudrait que ce fût à celui qui n’a point de bouteille.

— Tu parles bien, répondit Lamme, mais boiras-tu mieux ?

Et il lui tendit le flacon.

Ulenſpiegel le prit, leva le coude, puis lui rendant le flacon :

— Appelle-moi Eſpagnol, dit-il, s’il en reſte aſſez pour saoûler un moineau.

Lamme regarda le flacon &, sans ceſſer de geindre, fouilla sa gibecière, en tira un autre flacon & un autre morceau de sauciſſon qu’il se mit à couper par tranches & à mâcher mélancoliquement.

— Manges-tu sans ceſſe, Lamme ? demanda Ulenſpiegel.

— Souvent, mon fils, répondit Lamme, mais c’eſt pour chaſſer mes triſtes penſées. Où es-tu, femme ? dit-il en eſſuyant une larme.

Et il coupa dix tranches de sauciſſon.

— Lamme, dit Ulenſpiegel, ne mange point si vite & sans pitié pour le pauvre pèlerin.

Lamme pleurant lui bailla quatre tranches & Ulenſpiegel les mangeant fut attendri de leur bon goût.

Mais Lamme, pleurant & mangeant toujours, dit :

— Ma femme, ma bonne femme ! comme elle était douce & bien formée de son corps, légère comme papillon, vive comme éclair, chantant comme alouette ! Elle aimait trop pourtant à se parer de beaux atours ! Las ! ils lui allaient si bien ! Mais les fleurs auſſi ont de riches accoutrements. Si tu avais vu, mon fils, ses petites mains si leſtes à la careſſe, tu ne leur euſſes jamais permis de toucher poêlon ni coquaſſe. Le feu de la cuiſine eût noirci son teint clair comme le jour. Et quels yeux ! Je fondais en tendreſſe rien qu’à les regarder. — Hume un trait de vin, je boirai après toi. Ah ! que n’eſt-elle morte ! Thyl, je gardais chez nous pour moi toute beſogne, afin de lui épargner le moindre travail ; je balayais la maiſon, je faiſais le lit nuptial où elle s’étendait le soir laſſée d’aiſe, je lavais la vaiſſelle & auſſi le linge que je repaſſais moi-même. — Mange, Thyl, il eſt de Gand, ce sauciſſon. — Souvent, étant allée à la promenade, elle venait dîner trop tard, mais c’était pour moi si grande joie de la voir que je ne l’oſais gronder, bien heureux quand boudeuſe, la nuit, elle ne me tournait point le dos. J’ai tout perdu. — Bois de ce vin, il eſt du clos de Bruxelles, à la façon de Bourgogne.

— Pourquoi s’en eſt-elle allée ? demanda Ulenſpiegel.

— Le sais-je, moi ? reprit Lamme Goedzak. Où eſt ce temps où allant chez elle, dans le deſſein de l’épouſer, elle me fuyait par peur & par amour ? Si elle avait les bras nus, beaux bras ronds & blancs, & qu’elle voyait que je les regardais, elle faiſait tout soudain tomber deſſus ses manches. D’autres fois, elle se prêtait à mes careſſes & je pouvais baiſer ses beaux yeux qu’elle fermait & sa nuque large & ferme ; alors elle frémiſſait, jetait de petits cris &, penchant la tête en arrière, m’en donnait un coup sur le nez. Et elle riait quand je diſais : « Aïe ! » & je la battais amoureuſement & ce n’était entre nous que jeux & que ris. — Thyl, reſte-t-il encore du vin dans le flacon ?

— Oui, répondit Ulenſpiegel.

Lamme but & continuant son propos :

— D’autres fois, plus amoureuſe, elle me jetait les deux bras autour du cou & me diſait : « Tu es beau ! » Et elle me baiſait folliante & cent fois de suite, la joue ou le front, mais la bouche jamais, & quand je lui demandais d’où lui venait cette si grande réſerve, dans cette si large liberté, elle allait toute courante, prendre un hanap poſé sur un bahut, une poupée d’enfant habillée de soie & de perles & diſait, la secouant & la berçant : « Je ne veux pas de ça. » Sans doute que sa mère pour lui garder sa vertu, lui avait dit que les enfants se font par la bouche. Ah ! doux moments ! tendres careſſes ! — Thyl, vois si tu ne trouves point de jambonneau en la poche de ce carnier ?

— Un demi, répondit Ulenſpiegel en le donnant à Lamme qui le mangea tout entier.

Ulenſpiegel le regardant faire dit :

— Ce jambonneau me fait grand bien à l’eſtomac.

— À moi pareillement, dit Lamme en se curant les dents avec les ongles. Mais je ne la reverrai plus ma mignonne, elle s’eſt enfuie de Damme : veux-tu la chercher avec moi dans mon chariot ?

— Je le veux, répondit Ulenſpiegel.

— Mais, dit Lamme, n’y a-t-il plus rien dans le flacon ?

— Rien, répondit Ulenſpiegel.

Et ils montèrent dans le chariot, conduits par le rouſſin, qui sonna mélancoliquement le braire du départ.

Quant au chien, il était parti, bien repu, sans rien dire.


II


Comme le chariot roulait sur une digue entre un étang & un canal, Ulenſpiegel, tout songeur, careſſait sur sa poitrine les cendres de Claes. Il se demandait si la viſion était menſonge ou vérité, si ces eſprits s’étaient gauſſés de lui ou s’ils lui avaient énigmatiquement dit ce qu’il lui fallait vraiment trouver pour rendre heureuſe la terre des pères.

En vain se tarabuſtant l’entendement, il ne pouvait trouver ce que signifiaient les Sept & la Ceinture.

Songeant à l’empereur mort, au roi vivant, à la gouvernante, au pape de Rome, au grand inquiſiteur, au général des jéſuites, il trouvait là six grands bourreaux de pays qu’il eût voulu brûler tout vifs incontinent. Mais il penſa que ce n’était point eux, car ils étaient trop aiſés à brûler, ainſi devaient-ils être en un autre lieu.

Et il répétait toujours en son eſprit :

Quand le septentrion
Baiſera le couchant,
Ce sera fin de ruinés.
Ce Aime les Sept
Ce Et la Ceinture.

— Las ! se diſait-il, en mort, sang & larmes, trouver sept, brûler sept, aimer sept ! Mon pauvre eſprit se morfond, car qui donc brûle ses amours ?

Le chariot ayant déjà mangé bien du chemin, ils entendirent un bruit de pas sur le sable & une voix qui chantait :

Vous qui paſſez avez-vous vu
Le fol ami que j’ai perdu ?
Il chemine au haſard, sans règle ;
Il ChL’avez-vous vu ?

Comme de l’agneau fait un aigle,
Il prit mon cœur au dépourvu.
Il eſt homme, mais point barbu,
Il ChL’avez-vous vu ?

Si le trouvez, dites que Nele
Eſt bien laſſe d’avoir couru.
Mon aimé Thyl, où donc es-tu ?
Il ChL’avez-vous vu ?

Sait-il que languit tourterelle
Quand elle a son homme perdu ?
Ainſi de plus d’un cœur fidèle.
Il ChL’avez-vous vu ?

Ulenſpiegel frappa sur le ventre de Lamme & lui dit :

— Retiens ton souffle, groſſe bedaine.

— Las ! répondit Lamme, c’eſt bien dur à un homme de ma corpulence. Mais Ulenſpiegel, ne l’écoutant point, se cacha derrière la toile du chariot, & imitant la voix d’un touſſeux fredonnant après boire, il chanta :

Ton fol ami, je l’ai bien vu,
Dans un chariot vermoulu,
Aſſis auprès d’un gros goulu,
Il ChJe l’ai bien vu.

— Thyl, dit Lamme, tu as la langue mauvaiſe, ce matin.

Ulenſpiegel, sans l’entendre, paſſait la tête hors du trou de la toile & diſait :

— Nele, me reconnais-tu ?

Elle de peur saiſie, pleurant & riant en même temps, car elle avait les joues mouillées, lui dit :

— Je te vois, traître vilain !

— Nele, dit Ulenſpiegel, si vous me voulez battre, j’ai céans un bâton. Il eſt peſant pour faire pénétrer les coups & noueux pour en laiſſer la marque.

— Thyl, dit Nele, t’en vas-tu vers les Sept ?

— Oui, répondit Ulenſpiegel.

Nele portait une gibecière qui semblait prête à crever, tant elle était remplie :

— Thyl, dit-elle en la lui tendant, j’ai penſé qu’il était malſain à un homme de voyager sans prendre avec lui une bonne oie graſſe, un jambon & des sauciſſons de Gand. Et il faut manger ceci en mémoire de moi.

Comme Ulenſpiegel regardait Nele & ne songeait du tout à prendre la gibecière, Lamme, pouſſant la tête à un autre trou de la toile, dit :

— Fillette prévoyante, s’il n’accepte point, c’eſt par oubli ; mais baille-moi ce jambon, donne-moi cette oie, octroie-moi ces sauciſſons : je les lui garderai.

— Quelle eſt, dit Nele, cette bonne trogne ?

— C’eſt, répondit Ulenſpiegel, une victime de mariage qui, rongée de douleur, sécherait comme pomme au four, s’il ne réparait ses forces par une inceſſante nourriture.

— Tu l’as dit, mon fils, soupira Lamme.

Le soleil, qui brillait, chauffait bien ardemment la tête de Nele. Elle se couvrit de son tablier. Voulant être seul avec elle, il dit à Lamme :

— Vois-tu cette femme vaguer là par la prairie ?

— Je la vois, dit Lamme.

— La reconnais-tu ?

— Là ! dit Lamme, serait-ce la mienne ? Elle n’eſt point vêtue comme bourgeoiſe.

— Tu doutes encore, aveugle taupe, dit Ulenſpiegel.

— Si ce n’était point elle ? dit Lamme.

— Tu n’y perdras rien, il y a là à gauche, vers le septentrion, un ' kaberdoeſje où tu trouveras bonne bruinbier. Nous irons t’y rejoindre. Et voici du jambon pour saler ta soif de nature.

Lamme, sortant du chariot, courut le grand pas vers la femme qui se trouvait dans la prairie.

Ulenſpiegel dit à Nele :

— Que ne viens-tu près de moi ?

Puis, l’aidant à monter dans le chariot, il l’aſſit près de lui, lui ôta le tablier de la tête & le manteau des épaules ; puis lui donnant cent baiſers, il dit :

— Où t’en allais-tu, aimée ?

Elle ne répondit rien, mais elle semblait toute ravie en extaſe. Et Ulenſpiegel, ravi comme elle, lui dit :

— Te voici donc ! Les roſes-églantiers dans les haies n’ont pas le doux incarnat de ta peau fraîche. Tu n’es point reine, mais laiſſe-moi te faire une couronne de baiſers. Bras mignons tout doux, tout roſés, qu’Amour fit tout exprès pour l’embraſſement ! Ah ! fillette aimée, mes rugueuſes mains de mâle ne faneront-elles point cette épaule ? Le papillon léger se poſe sur l’œillet pourpre, mais puis-je me repoſer sur ta vive blancheur sans la faner, moi lourdaud ? Dieu eſt au ciel, le roi sur son trône & le soleil en haut triomphant ; mais suis-je Dieu, roi ou lumière, que je suis si près de toi ! Ô cheveux plus doux que soie en flocons ! Nele, je frappe, je déchire, je mets en morceaux ! Mais n’aie pas peur, m’amie. Ton pied mignon ! D’où vient qu’il eſt si blanc ? L’a-t-on baigné de lait ?

Elle voulut se lever.

— Que crains-tu ? lui dit Ulenſpiegel, ce n’eſt point le soleil qui luit sur nous & te peint toute en or. Ne baiſſe point les yeux. Vois dans les miens quel beau feu il y allume. Écoute, aimée ; entends, mignonne : c’eſt l’heure silencieuſe de midi, le laboureur eſt chez lui vivant de soupe, ne vivrons-nous d’amour ? Que n’ai-je mille ans à égrener sur tes genoux en perles des Indes !

— Langue dorée ! dit-elle.

Et Monſieur du soleil brillait à travers la toile blanche du chariot, & une alouette chantait au-deſſus des trèfles, & Nele penchait sa tête sur l’épaule d’Ulenſpiegel.


III


Cependant Lamme revint suant à groſſes gouttes & soufflant comme un dauphin.

— Las ! dit-il, je suis né sous une mauvaiſe étoile. Après avoir dû bien courir pour arriver à cette femme qui n’était point mienne & qui était âgée, je vis à son viſage qu’elle avait bien quarante-cinq ans, & à sa coiffe qu’elle n’avait jamais été mariée. Elle me demanda aigrement ce que je venais faire avec ma bedaine dans les trèfles ?

— Je cherche ma femme, qui m’a laiſſé, répondis-je avec douceur, &, vous prenant pour elle, j’ai couru vers vous.

À ce propos, la fille âgée me dit que je n’avais qu’à m’en retourner d’où j’étais venu, &, que si ma femme m’avait quitté elle avait bien fait, attendu que tous les hommes sont larrons, bélîtres, hérétiques, déloyaux, empoiſonneurs, trompant les filles malgré la maturité de leur âge, & qu’au demeurant elle me ferait manger par son chien si je ne trouſſais mon bagage au plus vite.

Ce que je fis non sans crainte ; car j’aperçus un gros mâtin couché & grondant à ses pieds. Quand j’eus franchi la limite de son champ, je m’aſſis, &, pour me refaire, je mordis à ton morceau de jambon. Je me trouvais alors entre deux pièces de trèfle ; soudain j’entendis du bruit derrière moi ; &, me retournant, je vis le grand mâtin de la fille âgée, non plus menaçant, mais balançant la queue avec douceur & appétit. Il en voulait à mon jambon. Je lui en baillai donc quelques menus morceaux, quand survint sa maîtreſſe, laquelle cria :

— Happe l’homme ! happe aux crocs, mon fils.

Et moi de courir, & à mes chauſſes le gros mâtin, qui m’en enleva un morceau & de la viande avec le morceau. Mais me fâchant à cauſe de la douleur, je lui baillai, en me retournant sur lui, un si fier coup de bâton sur les pattes de devant, que je lui en caſſai au moins une. Il tomba, criant en son langage de chien : « Miſéricorde ! » que je lui octroyai. Dans l’entretemps, sa maîtreſſe me jetait de la terre à défaut de pierres, & moi de courir.

Las ! n’eſt-il point cruel & injuſte que, parce qu’une fille n’eut point aſſez de beauté pour trouver un épouſeur, elle s’en venge sur de pauvres innocents comme moi ?

Je m’en fus toutefois mélancoliant au kaberdoeſje que tu m’avais indiqué, eſpérant y trouver la bruinbier de conſolation. Mais je fus trompé, car en y entrant je vis un homme & une femme qui se battaient. Je demandai qu’ils daignaſſent interrompre leur bataille pour me donner un pot de bruinbier, ne fût-ce qu’une pinte ou six ; mais la femme, vraie stokfiſch, furieuſe, me répondit que, si je ne déguerpiſſais au plus vite, elle me ferait avaler le sabot avec lequel elle frappait sur la tête de son homme. Et me voici, mon ami, bien suant & bien las : n’as-tu rien à manger ?

— Si, dit Ulenſpiegel.

— Enfin ! dit Lamme.


IV


Ainſi réunis, ils firent route enſemble. Le baudet, couchant les oreilles, tirait le chariot :

— Lamme, dit Ulenſpiegel, nous voici quatre bons compagnons : l’âne, bête du bon Dieu, paiſſant par les prés les chardons au haſard ; toi, bonne bedaine, cherchant celle qui t’a fui ; elle, douce aimée au tendre cœur, trouvant qui n’en eſt pas digne, je veux dire moi quatrième.

Or ça, sus, enfants, courage ! les feuilles jauniſſent & les cieux se feront plus éclatants, bientôt dans les brumes automnales se couchera Monſieur du soleil, l’hiver viendra, image de mort, couvrant de neigeux linceuls ceux qui dorment sous nos pieds, & je marcherai pour le bonheur de la terre des pères. Pauvres morts : Soetkin, qui mourut de douleur ; Claes, qui mourut dans le feu : chêne de bonté & lierre d’amour, moi, votre rejeton, j’ai grande souffrance & vous vengerai, cendres aimées qui battez sur ma poitrine.

Lamme dit :

— Il ne faut point pleurer ceux qui meurent pour la juſtice.

Mais Ulenſpiegel demeurait penſif ; tout à coup il dit :

— Cette heure, Nele, eſt celle des adieux ; de bien longtemps, & jamais peut-être, je ne reverrai ton doux viſage.

Nele le regardant de ses yeux brillants comme des étoiles :

— Que ne laiſſes-tu, dit-elle, ce chariot pour venir avec moi dans la forêt où tu trouverais friande nourriture ; car je connais les plantes & sais appeler les oiſeaux ?

— Fillette, dit Lamme, c’eſt mal à toi de vouloir arrêter en chemin Ulenſpiegel qui doit chercher les Sept & m’aider à retrouver ma femme.

— Pas encore, diſait Nele ; & elle pleurait, riant tendrement dans ses larmes à son ami Ulenſpiegel.

Ce que celui-ci voyant, il répondit :

— Ta femme, tu la trouveras toujours aſſez à temps, quand tu voudras quérir douleur nouvelle.

— Thyl, dit Lamme, me vas-tu laiſſer ainſi seul en mon chariot pour cette fillette ? Tu ne me réponds point & songes à la forêt où les Sept ne sont point ni ma femme non plus. Cherchons-la plutôt sur ce chemin empierré où si bien roulent les chariots.

— Lamme, dit Ulenſpiegel, tu as une pleine gibecière dans le chariot, donc tu ne mourras pas de faim si tu vas sans moi d’ici à Koelkerke, où je te rejoindrai. Tu y dois être seul, car là tu sauras vers quel point cardinal tu te dois diriger pour retrouver ta femme. Entends & écoute. Tu vas aller de ce pas, avec ton chariot, à trois lieues d’ici à Koelkerke, la fraîche égliſe, ainſi nommée parce qu’elle eſt battue des quatre vents à la fois, comme bien d’autres. Sur le clocher eſt une girouette qui a la figure d’un coq, tournant à tous vents sur ses gonds rouillés. C’eſt le grincement de ceux-ci qui indique aux pauvres hommes qui ont perdu leurs amies la route qu’il leur faut suivre pour la retrouver. Mais il faut auparavant frapper sept fois chaque pan de mur avec une baguette de coudrier. Si les gonds crient quand le vent souffle du septentrion, c’eſt de ce côté qu’il faut aller, mais prudemment, car vent du septentrion c’eſt vent de guerre ; si du sud, vas-y allègrement : c’eſt vent d’amour ; si de l’orient, cours le grand trotton : c’eſt gaieté & lumière ; si de l’occident va doucement : c’eſt vent de pluie & de larmes. Va, Lamme, va à Koelkerke, & m’y attends.

— J’y vais, dit Lamme.

Et il partit dans le chariot.

Tandis que Lamme roulait vers Koelkerke, le vent, qui était fort & tiède, chaſſait dans le ciel comme un troupeau de moutons les gris nuages vaguant par troupes ; les arbres grondaient comme les flots d’une mer houleuſe. Ulenſpiegel & Nele étaient depuis longtemps seuls en la forêt. Ulenſpiegel eut faim, & Nele cherchait les friandes racines & ne trouvait que les baiſers que lui donnait son ami & des glands.

Ulenſpiegel, ayant poſé des lacets, sifflait pour appeler les oiſeaux, afin de faire cuire ceux qui viendraient. Un roſſignol se poſa sur les feuilles près de Nele ; elle ne le prit point, voulant le laiſſer chanter ; une fauvette vint, & elle en eut pitié, parce qu’elle était si gentiment fière ; puis vint une alouette, mais Nele lui dit qu’elle ferait mieux d’aller dans les hauts cieux chanter un hymne à Nature que de venir maladroitement s’ébattre au-deſſus de la pointe meurtrière d’une broche.

Et elle diſait vrai, car dans l’entre-temps Ulenſpiegel avait allumé un feu clair & taillé une broche qui n’attendait que ses victimes.

Mais les oiſeaux ne venaient plus, sinon quelques méchants corbeaux qui croaſſaient très-haut au-deſſus de leurs têtes.

Et ainſi Ulenſpiegel ne mangea point.

Cependant Nele dut partir & s’en retourner vers Katheline. Et elle cheminait en pleurant, & Ulenſpiegel la regardait de loin marcher.

Mais elle revint, & lui sautant au cou :

— Je m’en vais, dit-elle.

Puis elle fit quelques pas & revint encore, diſant de nouveau :

— Je m’en vais.

Et ainſi vingt fois de suite & davantage.

Puis elle partit, & Ulenſpiegel demeura seul. Il se mit alors en route pour aller retrouver Lamme.

Quand il vint près de lui, il le trouva aſſis au pied de la tour, ayant entre les jambes un grand pot de bruinbier & grignotant une baguette de coudrier bien mélancoliquement :

— Ulenſpiegel, dit-il, je crois que tu ne m’as envoyé ici que pour reſter seul avec la fillette ; j’ai frappé, comme tu me l’as recommandé, sept fois de la baguette de coudrier sur chaque pan de la tour, & bien que le vent souffle comme un diable, les gonds n’ont point crié.

— C’eſt qu’on les aura huilés sans doute, répondit Ulenſpiegel.

Puis ils s’en furent vers le duché de Brabant.


V


Le roi Philippe, morne, paperaſſait sans relâche, tout le jour, voire la nuit, & barbouillait papiers & parchemins. À ceux-là il confiait les penſées de son cœur dur. N’aimant nul homme en cette vie, sachant que nul ne l’aimait, voulant porter seul son immenſe empire, Atlas dolent, il pliait sous le faix. Flegmatique & mélancolique, ses excès de labeur rongeaient son faible corps. Déteſtant toute face joyeuſe, il avait pris en haine nos pays pour leur gaieté ; en haine nos marchands pour leur luxe & leur richeſſe ; en haine notre nobleſſe pour son libre-parler, ses franches allures, la fougue sanguine de sa brave jovialité. Il savait, on le lui avait dit, que, longtemps avant que le cardinal de Couſa eût, vers l’an 1380, signalé les abus de l’Égliſe & prêché la néceſſité des réformes, la révolte contre le pape & l’Égliſe romaine, s’étant manifeſtée en nos pays sous différentes formes de secte, était dans toutes les têtes comme l’eau bouillante dans un chaudron fermé.

Mulet obſtiné, il croyait que sa volonté devait peſer comme celle de Dieu sur l’entier monde ; il voulait que nos pays, déſaccoutumés d’obéiſſance, se courbaſſent sous le joug ancien, sans obtenir nulle réforme. Il voulait Sa Sainte Mère Égliſe catholique, apoſtolique & romaine, une, entière, univerſelle, sans modifications ni changements, sans nulle autre raiſon de le vouloir que parce qu’il le voulait, agiſſant en ceci comme femme déraiſonnable, la nuit se démenant sur son lit comme sur une couche d’épines, sans ceſſe tourmentée par ses penſées.

— Oui, Monſieur Saint Philippe, oui Seigneur Dieu, duſſé-je faire des Pays-Bas une foſſe commune & y jeter tous les habitants, ils reviendront à vous, mon benoît patron, à vous auſſi Madame vierge Marie, & à vous, Meſſieurs les saints & saintes du paradis.

Et il tenta de le faire comme il le diſait, & ainſi il fut plus romain que le pape & plus catholique que les conciles.

Et Ulenſpiegel & Lamme, & le peuple de Flandre & des Pays-Bas, angoiſſeux, croyaient voir de loin, dans la sombre demeure de l’Eſcurial, cette araignée couronnée, avec ses longues pattes, les pinces ouvertes, tendant sa toile pour les envelopper & sucer le plus pur de leur sang.


LES PÂQUES DE LA SÈVE



Quoique l’inquiſition papale eût, sous le règne de Charles tué, par le bûcher, la foſſe & la corde, cent mille chrétiens ; quoique les biens des pauvres condamnés fuſſent entrés dans les coffres de l’empereur & du roi, ainſi que la pluie en l’égout, Philippe jugea que ce n’était point aſſez ; il impoſa au pays les nouveaux évêques & prétendit y introduire l’Inquiſition d’Eſpagne.

Et les hérauts des villes lurent partout à son de trompe & de tambourins des placards décrétant pour tous hérétiques, hommes, femmes & fillettes, la mort par le feu pour ceux qui n’abjureraient point leur erreur, par la corde pour ceux qui l’abjureraient. Les femmes & fillettes seraient enterrées vives, & le bourreau danſerait sur leur corps.

Et le feu de réſiſtance courut par tout le pays.


VI


Le cinq avril avant Pâques, les seigneurs comte Louis de Naſſau, de Culembourg, de Brederode, l’Hercule buveur, entrèrent avec trois cents autres gentilſhommes en la cour de Bruxelles, chez madame la gouvernante ducheſſe de Parme. Allant quatre à quatre de rang, ils montèrent ainſi les grands degrés du palais.

Étant dans la salle où se trouvait Madame, ils lui préſentèrent une requête par laquelle ils lui demandaient de chercher à obtenir du roi Philippe l’abolition des placards touchant le fait de la religion & auſſi de l’inquiſition d’Eſpagne, déclarant que dans nos pays mécontents, il n’en pourrait arriver que troubles, ruines & miſère générale.

Et cette requête fut nommée Le Compromis.

Berlaymont, qui fut plus tard si traître & cruel à la terre des pères, se tenait près de Son Alteſſe & lui dit, se gauſſant de la pauvreté de quelques-uns des nobles confédérés :

— Madame, n’ayez crainte de rien : ce ne sont que gueux.

Signifiant ainſi que ces nobles s’étaient ruinés au service du roi ou bien en voulant égaler par leur luxe les seigneurs eſpagnols.

Pour faire mépris des paroles du sieur de Berlaymont, les seigneurs déclarèrent dans la suite « tenir à honneur d’être eſtimés & nommés gueux pour le service du roi & le bien de ces pays ».

Ils commencèrent à porter une médaille d’or au cou, ayant d’un côte l’effigie du roi, & de l’autre, deux mains s’entrelaçant à travers une beſace, avec ces mots : « Fidèles au roi juſqu’à la beſace. » Ils portèrent auſſi à leurs chapeaux & bonnets des bijoux d’or en forme d’écuelles & de chapeaux de mendiants.

Dans l’entre-temps, Lamme promenait sa bedaine par toute la ville, cherchant sa femme & ne la trouvant point.


VII


Ulenſpiegel lui dit un matin :

— Suis-moi : nous allons saluer un haut, noble, puiſſant, redouté perſonnage.

— Me dira-t-il où eſt ma femme ? demanda Lamme.

— S’il le sait, répondit Ulenſpiegel.

Ils s’en furent chez Brederode, l’Hercule buveur.

Il était dans la cour de son hôtel.

— Que veux-tu de moi ? demanda-t-il à Ulenſpiegel.

— Vous parler, monſeigneur, répondit Ulenſpiegel.

— Parle, répondit Brederode.

— Vous êtes, dit Ulenſpiegel, un beau, vaillant & fort seigneur. Vous étouffâtes, au temps jadis, un Français dans sa cuiraſſe, comme une moule dans sa coquille ; mais si vous êtes fort & vaillant, vous êtes auſſi bien aviſé. Pourquoi donc portez-vous cette médaille où je lis : « Fidèle au roi juſqu’à la beſace ? »

— Oui, demanda Lamme, pourquoi, monſeigneur ?

Mais Brederode ne lui répondit point & regarda Ulenſpiegel. Celui-ci pourſuivit son propos :

— Pourquoi, vous autres nobles seigneurs, voulez-vous être au roi juſqu’à la beſace fidèles ? Eſt-ce pour le grand bien qu’il vous veut, pour la belle amitié qu’il vous porte ? Pourquoi, au lieu de lui être fidèles juſques à la beſace, ne faites-vous pas que le bourreau dépouillé de ses pays soit à la beſace toujours fidèle ?

Et Lamme hochait la tête en signe d’aſſentiment.

Brederode regarda Ulenſpiegel de son regard vif, sourit en voyant sa bonne mine.

— Si tu n’es pas, dit-il, un eſpion du roi Philippe, tu es un bon Flamand, & je te vais récompenſer pour les deux cas.

Il le mena, Lamme les suivant, en son office. Là, lui tirant l’oreille juſqu’au sang :

— Ceci, dit-il, eſt pour l’eſpion.

Ulenſpiegel ne cria point.

— Apporte, dit-il à son sommelier, ce coquemar de vin à la cannelle.

Le sommelier apporta le coquemar & un grand hanap de vin cuit & embaumant l’air.

— Bois, dit Brederode à Ulenſpiegel ; ceci eſt pour le bon Flamand.

— Ah ! dit Ulenſpiegel, bon Flamand, belle langue à la cannelle, les saints n’en parlent point de semblable.

Puis, ayant bu la moitié du vin, il paſſa l’autre à Lamme.

— Quel eſt, dit Brederode, ce papzak porte-bedaine qui eſt récompenſé sans avoir rien fait ?

— C’eſt, répondit Ulenſpiegel, mon ami Lamme, qui chaque fois qu’il boit du vin cuit s’imagine qu’il va retrouver sa femme.

— Oui ! dit Lamme humant le vin du hanap avec grande dévotion.

— Où allez-vous préſentement ? demanda Brederode.

— Nous allons, répondit Ulenſpiegel, à la recherche des Sept qui sauveront la terre de Flandre.

— Quels Sept ? demanda Brederode.

— Quand je les aurai trouvés, je vous dirai quels ils sont, répondit Ulenſpiegel.

Mais Lamme, tout allègre d’avoir bu :

— Thyl, dit-il, si nous allions dans la lune chercher ma femme ?

— Commande l’échelle, répondit Ulenſpiegel.

En mai, le mois vert, Ulenſpiegel dit à Lamme :

— Voici le beau mois de mai ! Ah ! le clair ciel bleu, les joyeuſes hirondelles ; voici les branches des arbres rouges de sève, la terre eſt en amour. C’eſt le moment de pendre & de brûler pour la foi. Ils sont là les bons petits inquiſiteurs. Quelles nobles faces ! Ils ont tout pouvoir de corriger, punir, dégrader, livrer aux mains des juges séculiers, avoir leurs priſons, — Ah ! le beau mois de mai ! — faire priſe de corps, pourſuivre les procès sans se servir de la forme ordinaire de juſtice, brûler, pendre, décapiter & creuſer pour les pauvres femmes & filles la foſſe de mort prématurée. Les pinſons chantent dans les arbres. Les bons inquiſiteurs ont l’œil sur les riches. Et le roi héritera. Allez, fillettes, danſer dans la prairie au son des cornemuſes & scalmeyes. Oh ! le beau mois de mai !

Les cendres de Claes battirent sur la poitrine d’Ulenſpiegel.

— Marchons, dit-il à Lamme. Heureux ceux qui tiendront droit le cœur, haute l’épée dans les jours noirs qui vont venir !


VIII


Ulenſpiegel paſſa un jour, au mois d’août, rue de Flandre, à Bruxelles, devant la maiſon de Jean Sapermillemente, nommé ainſi à cauſe qu’en ses colères son aïeul paternel jurait de cette façon pour ne point blaſphémer le très-saint nom de Dieu. Ledit Sapermillemente était maître brodeur de son métier ; mais étant devenu sourd & aveugle par force de buverie, sa femme, vieille commère d’aigre trogne, brodait en sa place les habits, pourpoints, manteaux, souliers des seigneurs. Sa fillette mignonne l’aidait en ce labeur bien payé.

Paſſant devant la suſdite maiſon aux dernières heures claires, Ulenſpiegel vit la fillette à la fenêtre & l’entendit criant :

QuAoût, août,
QuDis-moi, doux mois,
Qui me prendra pour femme,
QuDis-moi, doux mois ?

— Moi, dit Ulenſpiegel, si tu le veux.

— Toi ? dit-elle. Approche que je te regarde.

Mais lui :

— D’où vient que tu cries en août & que les fillettes de Brabant crient la veille de mars ?

— Celles-là, dit-elle, n’ont qu’un mois donateur de mari, moi j’en ai douze, & à la veille de chacun d’eux, non à minuit, mais pendant six heures juſque minuit, je saute de mon lit, je fais trois pas à reculons vers la fenêtre, je crie ce que tu sais ; puis, me retournant, je fais trois pas à reculons vers le lit, & à minuit, me couchant, je m’endors, rêvant du mari que j’aurai. Mais les mois, doux mois, étant mauvais gauſſeurs de leur nature, ce n’eſt plus d’un mari que je rêve, mais de douze à la fois ; tu seras le treizième si tu veux.

— Les autres seraient jaloux, répondit Ulenſpiegel. Tu cries auſſi : « Délivrance ! »

La fillette rougiſſante répondit :

— Je crie délivrance & sais ce que je demande.

— Je le sais pareillement & te l’apporte, répondit Ulenſpiegel.

— Il faut attendre, dit-elle souriant & montrant ses dents blanches.

— Attendre, dit Ulenſpiegel, non. Une maiſon peut me tomber sur la tête, un coup de vent me jeter dans un foſſé, un roquet plein de rage me mordre à la jambe ; non, je n’attendrai point.

— Je suis trop jeune, dit-elle, & ne crie que pour la coutume.

Ulenſpiegel devint soupçonneux, songeant que c’eſt à la veille de mars & non du mois des blés que les filles de Brabant crient pour avoir un mari.

Elle dit souriant :

— Je suis trop jeune & ne crie que pour la coutume

— Attendras-tu que tu sois trop vieille ? répondit Ulenſpiegel. C’eſt mauvaiſe arithmétique. Je ne vis jamais de cou si rond de seins plus blancs, seins de Flamande pleins de ce bon lait qui fait les mâles.

— Pleins ? dit-elle ; pas encore, voyageur précipité.

— Attendre, répéta Ulenſpiegel. Faudra-t-il que je n’aie plus de dents pour te manger toute crue, mignonne ? Tu ne réponds point, tu souris de tes yeux brun clair & de tes lèvres rouges comme ceriſes.

La fillette, le regardant finement, répondit :

— Pourquoi m’aimes-tu si vite ? Quel métier fais-tu ? Es-tu gueux, es-tu riche ?

— Gueux, dit-il, je le suis, & riche tout enſemble, si tu me donnes ton corps mignon.

Elle répondit :

— Ce n’eſt point cela que je veux savoir. Vas-tu à la meſſe ? Es-tu bon chrétien ? Où demeures-tu ? Oſerais-tu dire que tu es gueux, vrai gueux qui réſiſte aux placards & à l’Inquiſition ?

Les cendres de Claes battirent sur la poitrine d’Ulenſpiegel.

— Je suis gueux, dit-il, je veux voir morts & mangés des vers les oppreſſeurs des Pays-Bas. Tu me regardes, chérie. Ce feu d’amour qui brûle pour toi, mignonne, eſt feu de jeuneſſe. Dieu l’alluma, il flambe comme luit le soleil, juſqu’à ce qu’il s’éteigne. Mais le feu de vengeance qui couve en mon cœur, Dieu l’alluma pareillement. Il sera le glaive, le feu, la corde, l’incendie, la dévaſtation, la guerre & la ruine des bourreaux.

— Tu es beau, dit-elle triſtement, le baiſant aux deux joues ; mais tais-toi.

— Pourquoi pleures-tu ? répondit-il.

— Il faut toujours, dit-elle, regarder ici & ailleurs où tu es.

— Ces murs ont-ils des oreilles ? demanda Ulenſpiegel

— Ils n’ont que les miennes, dit-elle.

— Sculptées par amour, je les fermerai d’un baiſer.

— Fol ami, écoute-moi quand je parle.

— Pourquoi ? qu’as-tu à me dire ?

— Écoute-moi, dit-elle impatiente. Voici ma mère… Tais-toi, tais-toi surtout devant elle…

La vieille Sapermillemente entra. Ulenſpiegel, la conſidérant :

— Muſeau percé à jour comme écumoire, se dit-il, yeux au dur & faux regard, bouche qui veux rire & grimace, vous me faites entrer en curioſité.

— Dieu soit avec vous, meſſire, dit la vieille, avec vous sans ceſſe. J’ai reçu de l’argent, fillette, de bel argent de meſſire d’Egmont quand je lui ai porté son manteau où j’avais brodé la marotte de fou. Oui, meſſire, marotte de fou, contre le Chien rouge.

— Le cardinal de Granvelle ? demanda Ulenſpiegel.

— Oui, dit-elle, contre le Chien rouge. On dit qu’il dénonce au roi leurs menées ; ils veulent le faire périr. Ils ont raiſon, n’eſt-ce pas ?

Ulenſpiegel ne répondit point.

— Vous ne les avez point vus dans les rues vêtus d’un pourpoint & d’un opperſt-kleed gris comme en porte le populaire, & les longues manches pendantes & leurs capuchons de moines & sur tous les opperſt-kleederen la marotte brodée. J’en fis vingt-sept pour le moins & ma fillette quinze. Cela fâcha le Chien rouge de voir ces marottes.

Puis, parlant à l’oreille d’Ulenſpiegel :

— Je sais que les seigneurs ont décidé de remplacer la marotte par un faiſceau de blé en signe d’union. Oui, oui, ils vont lutter contre le roi & l’Inquiſition. C’eſt bien à eux, n’eſt-ce pas, meſſire ?

Ulenſpiegel ne répondit point.

— Le sire étranger braſſe mélancolie, dit la vieille ; il a le bec clos tout soudain.

Ulenſpiegel ne sonna mot & sortit.

Il entra bientôt dans un muſico, afin de ne point oublier de boire. Le muſico était plein de buveurs parlant imprudemment du roi, des placards déteſtés, de l’Inquiſition & du Chien rouge à qui il fallait faire quitter les pays. Il vit la vieille toute loqueteuſe & paraiſſant dormir à côté d’une chopine de brandevin. Elle demeura longtemps ainſi ; puis, tirant une petite aſſiette de sa poche, il la vit mendier dans les groupes, demandant surtout à ceux qui parlaient le plus imprudemment.

Et les bonſhommes lui baillaient florins, deniers & patards, sans chicherie.

Ulenſpiegel, eſpérant savoir de la fillette ce que la vieille Sapermillemente ne lui diſait point, paſſa derechef devant la maiſon ; il vit la fille qui ne criait plus, mais lui souriait clignant de l’œil, douce promeſſe.

La vieille rentra tout soudain après lui.

Ulenſpiegel, fâché de la voir, courut comme un cerf dans la rue en criant : ’T brandt ! ’t brandt ! au feu ! au feu ! juſqu’à ce qu’il fût arrivé devant la maiſon du boulanger Jacob Pieterſen. Le vitrage, feneſtré à l’allemande, flamboyait rouge au soleil couchant. Une épaiſſe fumée, fumée de cotrets tournant en braiſe au four, sortait de la cheminée de la boulangerie. Ulenſpiegel ne ceſſait de crier en courant : ’T brandt, ’t brandt & montrait la maiſon de Jacob Pieterſen. La foule, s’aſſemblant devant, vit le vitrage rouge, l’épaiſſe fumée & cria comme Ulenſpiegel : ’T brandt, ’t brandt, il brûle ! il brûle ! Le veilleur de Notre-Dame de la Chapelle sonna de la trompette tandis que le bedeau agitait à toute volée la cloche dite Wacharm. Et les garçonnets & fillettes accoururent par eſſaims, chantant & sifflant.

La cloche & la trompette sonnant toujours, la vieille Sapermillemente trouſſa son bagage & s’en fut.

Ulenſpiegel la guettait. Quand elle fut loin, il entra dans la maiſon.

— Toi ici ! dit la fillette ; il ne brûle donc point là-bas ?

— Là-bas ? non, répondit Ulenſpiegel.

— Mais cette cloche qui sonne si lamentablement ?

— Elle ne sait ce qu’elle fait, répondit Ulenſpiegel.

— Et cette dolente trompette & tout ce peuple qui court ?

— Le nombre des fous eſt infini.

— Qu’eſt-ce donc qui brûle ? dit-elle.

— Tes yeux & mon cœur flambant, répondit Ulenſpiegel.

Et il lui sauta à la bouche.

— Tu me manges, dit-elle.

— J’aime les ceriſes, dit-il.

Elle le regardait souriante & affligée. Soudain pleurant :

— Ne reviens plus ici, dit-elle. Tu es gueux ennemi du pape, ne reviens point…

— Ta mère ! dit-il.

— Oui, dit-elle rougiſſante. Sais-tu où elle eſt à cette heure ? Elle écoute là où il brûle. Sais-tu où elle ira tantôt ? Chez le Chien rouge, rapporter tout ce qu’elle sait & préparer la beſogne au duc qui va venir. Fuis, Ulenſpiegel, je te sauve, fuis. Encore un baiſer, mais ne reviens plus ; encore un, tu es beau, je pleure, mais va-t’en.

— Brave fillette, dit Ulenſpiegel la tenant embraſſée.

— Je ne le fus point toujours, dit-elle. Moi auſſi comme elle…

— Ces chants, dit-il, ces muets appels de beauté aux hommes amoureux ?…

— Oui, dit-elle. Ma mère le voulait. Toi, je te sauve, t’aimant d’amour. Les autres, je les sauverai en souvenir de toi, mon aimé. Quand tu seras loin, ton cœur tirera-t-il vers la fille repentie ? Baiſe-moi, mignon. Elle ne baillera plus pour de l’argent des victimes au bûcher. Va-t’en ; non, reſte encore. Comme ta main eſt douce ! Tiens, je te baiſe la main, c’eſt signe d’eſclavage ; tu es mon maître. Écoute, plus près, tais-toi. Des hommes bélîtres & larrons, &, parmi eux un Italien, sont venus céans, cette nuit, l’un après l’autre. Ma mère les fit entrer dans la salle où tu es, me commanda de sortir, ferma la porte. J’entendis ces mots : « Crucifix de pierre, porte de Borgerhoet, proceſſion, Anvers, Notre-Dame, des rires étouffés & des florins qu’on comptait sur la table… Fuis, les voici, fuis mon aimé. Garde-moi ta douce souvenance ; fuis…

Ulenſpiegel courut comme elle diſait juſqu’au Vieux Coq, In den ouden Haen, & y trouva Lamme braſſant mélancolie, croquant un sauciſſon & humant sa septième pinte de peterman de Louvain.

Et il le força de courir comme lui nonobſtant sa bedaine.


IX


Courant ainſi le grand trotton, suivi de Lamme, il trouva dans l’Eikenſtraet un méchant paſquil contre Brederode. Il le lui alla porter tout droitement.

— Je suis, dit-il, monſeigneur, ce bon Flamand & cet eſpion du roi à qui vous frottâtes si bien les oreilles, & à qui vous donnâtes à boire de si bon vin cuit. Il vous apporte un mignon petit pamphlet où l’on vous accuſe, entre autres choſes, de vous intituler comte de Hollande, comme le roi. Il eſt tout frais sorti des preſſes de Jan à Calumnia, demeurant près du quai des Vauriens, impaſſe des Larrons d’honneur.

Brederode, souriant, lui répondit :

— Je te fais fouetter pendant deux heures si tu ne me dis le vrai nom du scribe.

— Monſeigneur, répondit Ulenſpiegel, faites-moi fouetter pendant deux ans si vous voulez, mais vous ne pourrez forcer mon dos à vous dire ce que ma bouche ignore.

Et il s’en fut non sans avoir reçu un florin pour sa peine.


X


Depuis juin, le mois des roſes, les prêches avaient commencé au pays de Flandre.

Et les apôtres de la primitive Égliſe chrétienne prêchaient partout, en tous lieux, dans les champs & jardins, sur les monticules qui servent aux temps d’inondation à y loger les beſtiaux, sur les rivières, dans des barques.

Sur terre, ils se retranchaient comme dans un camp en s’entourant de leurs chariots. Sur les rivières & dans les havres, des barques pleines d’hommes armés faiſaient la garde autour d’eux.

Et dans les camps, des mouſquetaires & arquebuſiers les gardaient des surpriſes de l’ennemi.

Et ainſi la parole de liberté fut entendue de toutes parts sur la terre des pères.


XI


Ulenſpiegel & Lamme étant à Bruges, avec leur chariot qu’ils laiſſèrent en une cour voiſine, entrèrent en l’égliſe du Saint-Sauveur, au lieu d’aller à la taverne, car il n’y avait plus dans leurs eſcarcelles nul joyeux tintement de monnaie.

Le père Cornelis Adriaenſen, frère mineur, sale, éhonté, furieux & aboyeur prédicant, se démenait ce jour-là dans la chaire de vérité.

De jeunes & belles dévotes se preſſaient autour.

Le père Cornelis parlait de la Paſſion. Quand il en fut au paſſage du saint Évangile où les Juifs criaient à Pilate, en parlant de Monſeigneur Jéſus : « Crucifiez-le, crucifiez-le, car nous avons une loi, &, d’après cette loi, il doit mourir ! » Broer Cornelis s’exclama :

« Vous venez de l’entendre, bonnes gens, si Notre-Seigneur Jéſus-Chriſt a pâti une mort horrifique & honteuſe, c’eſt qu’il y a toujours eu des lois pour punir les hérétiques. Il fut juſtement condamné, parce qu’il avait déſobéi aux lois. Et ils veulent maintenant regarder comme rien les édits & les placards. Ah ! Jéſus ! quelle malédiction voulez-vous faire tomber sur ces pays ! Honorée mère de Dieu, si l’empereur Charles était encore en vie & qu’il pût voir le scandale de ces nobles confédérés qui ont oſé préſenter une requête à la Gouvernante contre l’Inquiſition & contre les placards faits dans un but si bon, qui sont si mûrement penſés, édictés, après de si longues & de si prudentes réflexions, pour détruire toutes les sectes & héréſies ! Et ils voudraient, quand ils sont plus néceſſaires que le pain & le fromage, les réduire à néant ! Dans quel gouffre puant, infect abominable nous fait-on choir maintenant ? Luther, ce sale Luther, ce bœuf enragé, triomphe en Saxe, en Brunſwick, en Lunebourg, en Mecklembourg ; Brentius, le breneux Brentius, qui vécut en Allemagne de glands dont les cochons ne voulaient pas, Brentius triomphe en Wurtemberg ; Servet le Lunatique, qui a un quartier de lune dans la tête, le trinitaire Servet, règne en Poméranie, en Danemark & en Suède, & là il oſe blaſphémer la sainte, glorieuſe & puiſſante Trinité. Oui. Mais on m’a dit qu’il a été brûlé vif par Calvin, qui ne fut bon qu’en cela, oui par le puant Calvin qui sent l’aigre ; oui, avec son muſeau long d’une outre ; face de fromage, avec des dents grandes comme des pelles de jardinier. Oui, ces loups se mangent entre eux ; oui, le bœuf de Luther, le bœuf enragé, arma les princes d’Allemagne contre l’anabaptiſte Munzer, qui fut bonhomme, dit-on, & vivait selon l’Évangile. Et on a entendu par toute l’Allemagne les beuglements de ce bœuf, oui !

« Oui, & que voit-on en Flandre, Gueldre, Friſe, Hollande, Zélande ? Des Adamites courant tout nus dans les rues ; oui, bonnes gens, tout nus dans les rues, montrant sans vergogne leur viande maigre aux paſſants. Il n’y en eut qu’un, dites-vous ; — oui, — paſſe, — un vaut cent, cent valent un. Et il fut brûlé, dites-vous, & il fut brûlé vif, à la prière des calviniſtes & luthériens. Ces loups se mangent, vous dis-je !

« Oui, que voit-on en Flandre, Gueldre, Friſe, Hollande, Zélande ? Des Libertins enſeignant que toute servitude eſt contraire à la parole de Dieu. Ils mentent, les puants hérétiques ; il faut se soumettre à la sainte mère Égliſe romaine. Et là, dans cette maudite ville d’Anvers, le rendez-vous de toute la chiennaille hérétique du monde, ils ont oſé prêcher que nous faiſons cuire l’hoſtie avec de la graiſſe de chien. Un autre dit, c’eſt ce gueux aſſis sur ce pot de nuit, à ce coin de rue : « Il n’y a pas de Dieu, ni de vie éternelle, ni de réſurrection de la chair, ni d’éternelle damnation. » « On peut, dit un autre, là-bas, d’une voix pleurarde, on peut baptiſer sans sel, ni saindoux, ni salive, sans exorciſme & sans chandelle. » « Il n’y a point de purgatoire, dit un autre. » Il n’y a point de purgatoire, bonnes gens ! Ah ! il vaudrait mieux pour vous avoir commis le péché avec vos mères, vos sœurs & vos filles, que de douter seulement du purgatoire.

« Oui, & ils lèvent le nez devant l’Inquiſiteur, le saint homme, oui. Ils sont venus à Belem, près d’ici, à quatre mille calviniſtes, avec des hommes armés, des bannières & des tambours. Oui, Et vous sentez d’ici la fumée de leur cuiſine. Ils ont pris l’égliſe de Sainte-Catholyne pour la déſhonorer, profaner, déconſacrer par leur damnée prédicaſtrerie.

« Qu’eſt-ce que cette tolérance impie & scandaleuſe ? Par les mille diables d’enfer, catholiques mollaſſes, pourquoi ne mettez-vous pas auſſi les armes à la main ? Vous avez, comme ces damnés calviniſtes, cuiraſſes, lances, hallebardes, épées, bragmarts, arbalètes, couteaux, bâtons, épieux, les fauconneaux & coulevrines de la ville.

« Ils sont pacifiques, dites-vous ; ils veulent entendre en toute liberté & tranquillité la parole de Dieu. Ce m’eſt tout un. Sortez de Bruges ! chaſſez-moi, tuez-moi, faites-moi sauter tous ces calviniſtes hors de l’Égliſe. Vous n’êtes point encore partis ! Fi ! vous êtes des poules qui tremblez de peur sur votre fumier ! Je vois le moment où ces damnés calviniſtes tambourineront sur le ventre de vos femmes & de vos filles, & vous les laiſſerez faire, hommes de filaſſe & de pâte molle. N’allez point là-bas, n’allez point… vous mouillerez vos chauſſes en la bataille. Fi, Brugeois ! fi, catholiques ! Voilà qui eſt bien catholiciſé, ô couards poltrons ! Honte sur vous, canes & canards, oies & dindes que vous êtes !

« Ne voilà-t-il pas de beaux prédicants, pour que vous alliez en foule écouter les menſonges qu’ils vomiſſent, pour que les fillettes aillent la nuit à leurs sermons, oui, & pour que, dans neuf mois la ville soit pleine de petits gueux & de petites gueuſes ? Ils étaient quatre là, quatre scandaleux vauriens, qui ont prêché dans le cimetière de l’égliſe. Le premier de ces vauriens, maigre & blême, le laid foirard, était coiffé d’un sale chapeau. Grâce à la coiffe, on ne voyait pas ses oreilles. Qui de vous a vu les oreilles d’un prédicant ? Il était sans chemiſe, car ses bras nus paſſaient sans linge hors de son pourpoint. Je l’ai bien vu, quoiqu’il voulût se couvrir d’un sale petit manteau, & j’ai bien vu auſſi dans ses grègues de toile noire, à jour comme la flèche de Notre-Dame d’Anvers, le trimballement de ses cloches & battant de nature. L’autre vaurien prêchait en pourpoint, sans souliers. Perſonne n’a vu ses oreilles. Et il dut s’arrêter tout court dans sa prédicaſtrerie, & les garçonnets & les fillettes de le huer, diſant : « You ! you ! il ne sait pas sa leçon. » Le troiſième de ces scandaleux vauriens était coiffé d’un sale, vilain petit chapeau, avec une petite plume deſſus. On ne lui voyait pas non plus les oreilles. Le quatrième vaurien, Hermanus, mieux accoutré que les autres, doit avoir été marqué deux fois à l’épaule par le bourreau, oui.

« Ils portent tous sous leur couvre-chef des coiffes de soie graiſſeuſes qui leur cachent les oreilles. Vîtes-vous jamais les oreilles d’un prédicant ? Lequel de ces vauriens oſa montrer ses oreilles ? Des oreilles ! ah ! oui, montrer ses oreilles : on les leur a coupées. Oui, le bourreau leur a coupé à tous les oreilles.

« Et pourtant c’eſt autour de ces scandaleux vauriens, de ces coupe-gibecières, de ces savetiers échappés de leurs sellettes, de ces guenillards prédicants, que tous ceux du populaire criaient : « Vive le Gueux ! » comme s’ils euſſent été tous furieux, ivres ou fous.

« Ah ! il ne nous reſte plus, à nous autres pauvres catholiques romains, qu’à quitter le Pays-Bas, puiſqu’on y laiſſe brailler ce cri : « Vive le Gueux ! Vive le Gueux ! » Quelle meule de malédiction eſt donc tombée sur ce peuple enſorcelé & stupide, ah ! Jéſus ! Partout riches & pauvres, nobles & ignobles, jeunes & vieux, hommes & femmes, tous de crier : « Vive le Gueux ! »

« Et qu’eſt-ce que tous ces seigneurs, tous ces culs-de-cuir pelés qui nous sont venus d’Allemagne ? Tout leur avoir s’en eſt allé aux filles, en brelans, lécheries, coucheries, trimballements de débauches, affourchements de vilenies, abominations de dés & triomphe d’accoutrements. Ils n’ont pas même un clou rouillé pour se gratter où il leur démange. Il leur faut maintenant les biens des égliſes & des couvents.

« Et là, dans leur banquet chez ce vaurien de Culembourg, avec cet autre vaurien de Brederode, ils ont bu dans des écuelles de bois, par mépris pour meſſire de Berlaymont & de madame la gouvernante. Oui ; & ils ont crié : « Vive le Gueux ! » Ah ! si j’avais été le bon Dieu, sauf tout reſpect, j’aurais fait que leur boiſſon, fût-elle bière ou vin, se fût changée en une sale, infâme eau de lavure de vaiſſelle, oui, en une sale, abominable, puante leſſive, dans laquelle ils auraient lavé leurs chemiſes & leurs draps embrenés.

« Oui, braillez, ânes que vous êtes, braillez : « Vive le Gueux ! » Oui ! & je suis prophète. Et toutes les malédictions, miſères, fièvres, peſtes, incendies, ruines, déſolations, chancres, suettes anglaiſes & peſtes noires tomberont sur le Pays-Bas. Oui, & ainſi Dieu sera vengé de votre sale braire de : « Vive le Gueux ! » Et il ne reſtera plus pierre sur pierre de vos maiſons & pas un morceau d’os de vos jambes damnées qui coururent à cette maudite calvaniſterie & prédicaſtrerie. Ainſi soit, soit, soit, soit, soit, soit-il. Amen. »

— Partons, mon fils, dit Ulenſpiegel à Lamme.

— Tantôt, dit Lamme.

Et il chercha parmi les jeunes & belles dévotes, aſſiſtant au sermon, mais il ne trouva point sa femme.


XII


Ulenſpiegel & Lamme vinrent à l’endroit appelé Minne-Water, Eau d’Amour ; mais les grands docteurs & Wyſneuſen Savantaſſes diſent que c’eſt Minre-Water, Eau des Minimes. Ulenſpiegel & Lamme s’aſſirent sur ses bords, voyant paſſer sous les arbres feuillus juſques sur leurs têtes, comme voûte baſſe, hommes, femmes, fillettes & garçons se donnant la main, coiffés de fleurs, marchant hanche contre hanche, se regardant dans les yeux tendrement, sans rien voir qu’eux-mêmes en ce monde.

Ulenſpiegel, songeant à Nele, les regardait. En sa mélancolique souvenance, il dit :

— Allons boire.

Mais Lamme, n’entendant point Ulenſpiegel, regardait auſſi les paires d’amoureux :

— Jadis auſſi nous paſſions, ma femme & moi, nous aimant au nez de ceux qui, comme nous, au bord des foſſés, s’étendent, sans femme, solitaires.

— Viens boire, diſait Ulenſpiegel, nous trouverons les Sept au fond d’une pinte.

— Propos de buveur, répondait Lamme ; tu sais que les Sept sont des géants qui ne pourraient tenir debout sous la grande voûte de l’égliſe de Saint-Sauveur.

Ulenſpiegel, songeant à Nele triſtement, & auſſi qu’il trouverait peut-être en quelque hôtellerie, bon gîte, bon souper, hôteſſe avenante, dit derechef :

— Allons boire !

Mais Lamme n’écoutait point, & diſait en regardant la tour de Notre-Dame :

— Madame sainte Marie, patronne des légitimes amours, octroyez-moi de voir encore sa gorge blanche, doux oreiller.

— Viens boire, diſait Ulenſpiegel, tu la trouveras, la montrant aux buveurs, dans une taverne.

— Oſes-tu si mal penſer d’elle ? diſait Lamme.

— Allons boire, dit Ulenſpiegel, elle eſt baeſine quelque part, sans doute.

— Diſcours de soif, diſait Lamme.

Ulenſpiegel pourſuivit :

— Peut-être tient-elle en réſerve pour les pauvres voyageurs un plat de beau bœuf étuvé dont les épices embaument l’air, point trop graſſes, tendres, succulentes comme feuilles de roſes, & nageant comme poiſſons de mardi gras entre le girofle, la muſcade, les crêtes de coq, ris-de-veau & autres céleſtes friandiſes.

— Méchant ! dit Lamme, tu me veux faire mourir sans doute. Ignores-tu que depuis deux jours nous ne vivons que de pain sec & de petite bière ?

— Diſcours de faim, répondit Ulenſpiegel. Tu pleures d’appétit, viens manger & boire. J’ai là un beau demi-florin qui payera les frais de nos ripailles.

Lamme riait. Ils allèrent quérir leur chariot & parcoururent ainſi la ville, cherchant quelle était la meilleure auberge. Mais voyant pluſieurs muſeaux de baes revêches & de baeſines peu compatiſſantes, ils paſſèrent outre, songeant qu’aigre trogne eſt mauvaiſe enſeigne à cuiſine hoſpitalière.

Ils arrivèrent au Marché du Samedi & entrèrent en l’hôtellerie nommée de Blanwe-Lanteern, la Lanterne-Bleue. Là était un baes de bonne mine.

Ils remiſèrent leur chariot & firent mettre l’âne à l’écurie en la compagnie d’un picotin d’avoine. Ils se firent servir à souper, mangèrent leur saoûl, dormirent bien, & se levèrent pour manger encore. Lamme, crevant d’aiſe, diſait :

— J’entends en mon eſtomac muſique céleſte.

Quand vint le moment de payer, le baes vint à Lamme & lui dit :

— Il me faut dix patards.

— Il les a, lui diſait Lamme montrant Ulenſpiegel qui répondit :

— Je ne les ai point.

— Et le demi-florin ? dit Lamme.

— Je ne l’ai point, répondit Ulenſpiegel.

— C’eſt bien parier, dit le baes ; je vais vous ôter à tous deux votre pourpoint & votre chemiſe.

Soudain Lamme, prenant courage de bouteille :

— Et si je veux manger & boire, moi, s’exclama-t-il, manger & boire, oui, boire pour vingt-sept florins & davantage, je le ferai. Penſes-tu qu’il n’y ait pas un sou vaillant en cette bedaine ? Vive Dieu ! elle ne fut juſqu’ici nourrie que d’ortolans. Tu n’en portas jamais de semblable sous ta ceinture de cuir graiſſeux. Car tu as comme un méchant ton suif au collet du pourpoint, & non comme moi trois pouces de lard friand sur la bedaine !

Le baes était tombé en extaſe de fureur. Bégayant de nature, il voulait parler vite ; plus il se preſſait, plus il éternuait comme chien sortant de l’eau. Ulenſpiegel lui jetait des boulettes de pain sur le nez. Et Lamme, s’animant davantage, continuait :

— Oui, j’ai de quoi payer ici tes trois poules maigres, tes quatre poulets galeux & ce grand niais de paon qui promène sa queue crottée dans ta baſſe-cour. Et si ta peau n’était pas plus sèche que celle d’un vieux coq, si tes os ne tombaient pas en pouſſière dans ta poitrine, j’aurais encore de quoi te manger, toi, ton valet morveux, ta servante borgne & ton cuiſinier, qui, s’il avait la gale, aurait les bras trop courts pour se gratter.

Voyez-vous, pourſuivait-il, voyez-vous ce bel oiſeau qui, pour un demi-florin, nous veut ôter notre pourpoint & notre chemiſe ? Dis-moi ce que vaut ta garde-robe, loqueteux outrecuidant, & je t’en donne trois liards.

Mais le baes, entrant de plus en plus en colère, soufflait davantage.

Et Ulenſpiegel lui lançait des boulettes sur la phyſionomie.

Lamme, comme un lion, diſait :

— Combien crois-tu, maigre trogne, que vaille un bel âne, un muſeau fin, aux oreilles longues, à la poitrine large, aux jarrets comme du fer ? dix-huit florins pour le moins, eſt-il vrai, baes marmiteux ? Combien as-tu de vieux clous dans tes coffres pour payer une si belle bête ?

Le baes soufflait davantage, mais il n’oſait bouger.

Lamme diſait :

— Combien crois-tu que vaille un beau chariot en bois de frêne peint en pourpre, tout garni par-deſſus de toile de Courtrai contre le soleil & les averſes ? Vingt-quatre florins pour le moins, hein ? Et combien font vingt-quatre florins & dix-huit florins ? Réponds, ladre peu calculateur. Et comme c’eſt jour de marché, & comme il y a des payſans en ta chétive hôtellerie, je vais les leur vendre tout de suite.

Ce qui fut fait, car tous connaiſſaient Lamme. Et de fait il eut de son âne & de son chariot quarante-quatre florins & dix patards. Alors, faiſant sonner l’or sous le nez du baes, il lui diſait :

— Y flaires-tu le fumet des ripailles à venir ?

— Oui, répondait l’hôte.

Et il diſait tout bas :

— Quand tu vendras ta peau, je l’achèterai un liard pour en faire une amulette contre la prodigalité.

Cependant une mignonne & gentille commère qui se tenait dans la cour obſcure était venue souvent regarder Lamme par la fenêtre, & se retirait chaque fois qu’il pouvait voir son joli muſeau.

Le soir, sur l’eſcalier, comme il montait sans lumière, trébuchant à cauſe du vin qu’il avait bu, il sentit une femme qui l’enlaçait, le baiſait sur la joue, sur la bouche, voire même sur le nez, goulûment & mouillant sa face de larmes amoureuſes, puis le laiſſa.

Lamme, enſommeillé à cauſe de la boiſſon, se coucha, dormit, & le lendemain s’en fut à Gand avec Ulenſpiegel.


XIII


Là, il chercha sa femme dans tous les kaberdoeſjen, muſicos & tavernes. Le soir, il retrouvait Ulenſpiegel, In den zingende Zwaan, au Cygne chantant. Ulenſpiegel allait partout où il pouvait, semant l’alarme & soulevant le peuple contre les bourreaux de la terre des pères.

Se trouvant au Marché du Vendredi, près de Dulle-Griet, le Grand-Canon, Ulenſpiegel se coucha à plat ventre sur le pavé.

Un charbonnier vint & lui dit :

— Que fais-tu là ?

— Je me mouille le nez pour savoir d’où vient le vent, répondit Ulenſpiegel.

Un menuiſier vint.

— Prends-tu, dit-il, le pavé pour un matelas ?

— Il en eſt qui le prendront bientôt pour couverture, répondit Ulenſpiegel.

Un moine s’arrêta.

— Que fait là ce veau ? demanda-t-il.

— Il demande à plat ventre votre bénédiction, mon père, répondit Ulenſpiegel.

Le moine, la lui ayant donnée, s’en fut.

Ulenſpiegel alors coucha l’oreille contre terre ; un payſan vint.

— Entends-tu du bruit là-deſſous ? lui dit-il.

— Oui, répondit Ulenſpiegel, j’écoute pouſſer le bois dont les fagots serviront à brûler les pauvres hérétiques.

— N’entends-tu plus rien ? lui dit un sergent de la commune.

— J’entends, dit Ulenſpiegel, la gendarmerie qui vient d’Eſpagne ; si tu as quelque choſe à garder, enterre-le, car bientôt les villes ne seront plus sûres à cauſe des voleurs.

— Il eſt fou, dit le sergent de la commune.

— Il eſt fou, répétèrent les bourgeois.


XIV


Cependant Lamme ne mangeait plus, songeant au rêve doux de l’eſcalier de la Blauwe-Lanteern. Son cœur tirant vers Bruges, il fut, par Ulenſpiegel, mené de force à Anvers, où il continua ses dolentes recherches.

Ulenſpiegel étant dans les tavernes, au milieu de bons Flamands réformés, voire même de catholiques amis de liberté, leur diſait au sujet des placards : « Ils nous amènent l’Inquiſition sous prétexte de nous purger d’héréſie, mais c’eſt à nos gibecières que servira cette rhubarbe. Nous n’aimons à être médicamentés que selon qu’il nous plaît ; nous nous fâcherons, révolterons & mettrons les armes à la main. Le roi le savait d’avance. Voyant que nous ne voulons point de la rhubarbe, il fera marcher les seringues, c’eſt-à-dire les grands & les petits canons, serpentins, fauconneaux & courtauds à groſſe gueule. Lavement royal ! Il ne reſtera plus un riche Flamand dans la Flandre ainſi médicamentée. Heureux nos pays d’avoir un si royal médecin. »

Mais les bourgeois riaient.

Ulenſpiegel diſait : « Riez aujourd’hui, mais fuyez ou armez-vous le jour où l’on caſſera quelque choſe à Notre-Dame. »


LE GARDIEN DE SAISIE




XV


Le quinze août, le grand jour de Marie & de la bénédiction des herbes & racines, quand, repues de grains, les poules sont sourdes aux clairons du coq qui les prie d’amour, un grand crucifix de pierre fut briſé à l’une des portes d’Anvers par un Italien aux gages du cardinal Granvelle, & la proceſſion de la Vierge, précédée des fous verts, jaunes & rouges, sortit de l’égliſe de Notre-Dame.

Mais la statue de la Vierge, inſultée en chemin par des hommes inconnus, fut replacée précipitamment dans le chœur de l’égliſe, dont on ferma les grilles.

Ulenſpiegel & Lamme entrèrent à Notre-Dame. De jeunes gars claque-dents, guenillards & quelques hommes parmi eux, inconnus à un chacun, se tenaient devant le chœur, s’entre-faiſant certains signes & grimaces. De leurs pieds & de leurs langues ils menaient grand tapage. Nul ne les avait vus à Anvers, nul ne les revit. L’un d’eux, à face d’oignon brûlé, demanda si Mieke, c’était Notre-Dame, avait eu peur qu’elle était rentrée précipitamment en l’égliſe ?

— Ce n’eſt pas de toi qu’elle a eu peur, vilain moricaud, répondit Ulenſpiegel.

Le jeune gars auquel il parlait marchait sur lui, pour le battre, mais Ulenſpiegel, le serrant au collet :

— Si tu me frappes, dit-il, je te fais vomir ta langue !

Puis, se tournant vers quelques hommes d’Anvers qui étaient là :

Signorkes & pagaders, dit-il montrant les jeunes gars loqueteux ; méfiez-vous, ce sont de faux Flamands, traîtres payés pour nous induire à mal, à miſère & à ruine.

Puis, parlant aux malconnus :

— Hé ! dit-il, muſeaux d’ânes, séchant de miſère, d’où tenez-vous l’argent qu’on entend aujourd’hui sonner en vos eſcarcelles ? Auriez-vous vendu d’avance votre peau pour en faire des tambours ?

— Voyez le prêcheux ! diſaient les malconnus.

Puis ils se mirent à crier enſemble, parlant de Notre-Dame :

— Mieke a une belle robe ! Mieke a une belle couronne ! Je les donnerai à ma bagaſſe !

Ils sortirent, tandis que l’un d’eux était monté en chaire pour y dire de sots propos, & ils revinrent criant :

— Deſcends, Mieke, deſcends avant que nous ne t’allions quérir. Fais un miracle, que nous voyions si tu sais auſſi bien marcher que te faire porter Mieke, la fainéante !

Mais Ulenſpiegel avait beau crier : « Artiſans de ruines, ceſſez vos vilains propos, tout pillage eſt crime ! » Ils ne ceſſèrent du tout leur diſcours, & quelques-uns parlèrent même de briſer le chœur pour forcer Mieke de deſcendre.

Ce qu’entendant, une vieille femme, qui vendait des chandelles dans l’égliſe, leur jeta au viſage les cendres de son chauffe-pieds ; mais elle fut battue & jetée par terre, & alors commença le tapage.

Le markgrave vint dans l’égliſe avec ses sergents. Voyant le populaire aſſemblé, il l’exhorta à sortir de l’égliſe, mais si mollement que quelques-uns seulement s’en furent ; les autres dirent :

— Nous voulons premièrement entendre les chanoines chanter vêpres en l’honneur de Mieke.

Le markgrave répondit :

— On ne chantera point.

— Nous chanterons nous-mêmes, répondirent les malconnus loqueteux.

Ce qu’ils firent dans les nefs & près le porche de l’égliſe. Quelques-uns jouaient aux Krieke-Steenen, noyaux de ceriſes, & diſaient : « Mieke, tu ne joues jamais en paradis & t’y ennuies : joue avec nous. »

Et sans ceſſe inſultant la statue, ils criaient, hurlaient & sifflaient.

Le Markgrave feignit de prendre peur & s’en alla. Par son ordre, toutes les portes de l’égliſe furent fermées, sauf une.

Sans que le populaire s’en mêlât, la guenaille des malconnus devint plus hardie & vociféra davantage. Et les voûtes réſonnaient comme au bruit de cent canons.

L’un d’eux alors, à la trogne d’oignon brûlé, paraiſſant avoir quelque autorité, monta en chaire, leur fit signe de la main & prêchant :

« Au nom du Père, du Fils & du Saint-Eſprit, dit-il, les trois ne faiſant qu’un & l’un faiſant trois, Dieu nous sauve au paradis d’arithmétique ; ce-jourd’hui quinzième d’août, Mieke eſt sortie en grand triomphe d’habillements pour montrer son viſage de bois aux signorkes & pagaders d’Anvers. Mais Mieke, dans la proceſſion, a rencontré le diable Satanas, & Satanas lui a dit, se gauſſant d’elle : « Te voilà bien fière ainſi attifée comme reine, Mieke, & portée par quatre signorkes, & tu ne veux plus regarder le pauvre pagader Satanas qui chemine pédeſtrement. » Et Mieke répondit : « Va-t’en, Satanas, sinon je t’écraſe la tête encore plus fort, vilain serpent ! ». « Mieke, dit Satanas, c’eſt à cette beſogne que tu paſſes le temps depuis quinze cents ans, mais l’Eſprit du Seigneur ton maître m’a délivré. Je suis plus fort que toi, tu ne me marcheras plus sur la tête, & je vais te faire danſer maintenant. » Satanas prit un grand fouet, bien cinglant, & se mit à en frapper Mieke qui n’oſait crier de peur de montrer sa frayeur, & alors elle s’eſt miſe à courir le grand trotton, forçant les signorkes, qui la portaient, à courir auſſi pour ne pas la laiſſer tomber avec sa couronne d’or & ses bijoux dans le pauvre commun peuple. Et maintenant Mieke se tient coîte & tranſie en sa niche, conſidérant Satan, qui eſt là aſſis au haut de la colonne, sous le petit dôme, & qui, tenant son fouet & ricanant, lui dit : « Je te ferai payer le sang & les larmes coulant en ton nom ! Mieke, comment eſt ton virginal portement ? C’eſt l’heure de déloger. On te coupera en deux, méchante statue de bois, pour toutes les statues de chair & d’os qui furent, en ton nom brûlées, pendues, enterrées vives sans pitié. Ainſi parla Satanas ; & il parla bien. Et il faut te deſcendre de ta niche, Mieke la sanguinaire, Mieke la cruelle, qui ne fut point semblable à ton fils Chriſtus. »

Et toute la foule des malconnus, huant & criant, vociféra : « Mieke ! Mieke ! c’eſt l’heure du délogement ! Mouilles-tu de peur ton linge en ta niche ? Sus, Brabant au bon duc ! Ôtez les saints de bois ! Qui prendra un bain dans l’Eſcaut ? Le bois nage mieux que les poiſſons !

Le populaire les écoutait sans rien dire.

Mais Ulenſpiegel, montant dans la chaire, fit de force deſcendre les eſcaliers à celui qui parlait :

« Fous à lier, dit-il parlant au populaire ; fous lunatiques, fous niais, qui ne voyez point plus loin que le bout de votre nez morveux, ne comprenez-vous point que tout ceci eſt œuvre de traîtres ? Ils veulent vous faire sacrilèges & pillards, pour vous déclarer rebelles, vider vos coffres, vous détrancher & vous brûler vifs ! Et le roi héritera. Signorkes & pagaders, n’ajoutez pas foi aux paroles de ces artiſans de malheur : laiſſez Notre-Dame en sa niche, vivez fermement, travaillant joyeuſement, dépenſant vos gains & bénéfices. Le noir démon de ruine a l’œil sur vous, c’eſt par les saccagements & deſtructions qu’il appellera l’armée ennemie pour vous traiter en rebelles & faire régner sur vous d’Albe par dictature, inquiſition, confiſcation & mort !

« Et il héritera ! »

— Las ! diſait Lamme, ne pillez point, signorkes & pagaders, le roi eſt déjà bien fâché. La fille de la brodeuſe l’a dit à mon ami Ulenſpiegel. Ne pillez point, meſſieurs !

Mais le populaire ne pouvait les entendre.

Les malconnus criaient :

— Sac & délogement ! Sac, Brabant au bon duc ! À l’eau, les saints de bois ! Ils nagent mieux que les poiſſons !

Ulenſpiegel se tenant à la chaire criait vainement :

Signorkes & pagaders, ne souffrez point le pillage ! n’appelez point la ruine sur la ville !

Il fut arraché de là tout déchiré, viſage, pourpoint & haut-de-chauſſes, nonobſtant qu’il se fût revanché des pieds & des mains. Et tout saignant, il ne ceſſa de crier :

— Ne souffrez point le pillage !

Mais ce fut en vain.

Les malconnus & la guenaille de la ville se ruèrent sur la grille du chœur, qu’ils rompirent en criant :

— Vive le Gueux !

Tous se mirent à briſer, saccager & détruire. Avant minuit, cette grande égliſe, où il y avait septante autels, toutes sortes de belles peintures & de choſes précieuſes, fut vidée comme une noix. Les autels furent rompus, les images abattues & toutes les serrures briſées.

Ce qu’étant fait, les mêmes malconnus se mirent en route pour traiter comme Notre-Dame les Frères-Mineurs, les Franciſcains, Saint-Pierre, Saint-André, Saint-Michel, Saint-Pierre-au-Pot, le Bourg, les Fawkens, les Sœurs-Blanches, les Sœurs-Griſes, le Troiſième-Ordre, les Prêcheurs, & toutes les égliſes & chapelles de la ville. Ils en prirent les chandelles & flambeaux & coururent ainſi partout.

Il n’y eut parmi eux ni querelle ni débat ; nul d’entre eux ne fut bleſſé en cette grande rupture de pierres, de bois & d’autres matériaux.

Ils se préſentèrent à La Haye pour y procéder à l’enlèvement des statues & des autels, sans que là ni ailleurs les réformés leur prêtaſſent secours.

À La Haye, le magiſtrat leur demanda où était leur commiſſion.

— Elle eſt là, dit l’un d’eux en frappant sur son cœur.

— Leur commiſſion, entendez-vous, signorkes & pagaders ? dit Ulenſpiegel, ayant appris le fait. Il eſt donc quelqu’un qui leur mande de beſogner comme sacrilèges. Vienne en ma chaumière quelque larron pillard : je ferai comme le magiſtrat de La Haye, je dirai, ôtant mon couvre-chef : Gentil larron, gracieux vaurien, vénérable bélître, montre-moi ta commiſſion. Il me dira qu’elle eſt dans son cœur avide de mon bien. Et je lui donnerai les clefs de tout. Cherchez, cherchez à qui profite ce pillage. Méfiez-vous du Chien rouge ; le crime eſt commis, on le va châtier. Méfiez-vous du Chien rouge. Le grand crucifix de pierre eſt abattu. Méfiez-vous du Chien rouge.

Le Grand Conſeil souverain de Malines ayant mandé, par l’organe de son préſident Viglius, de ne mettre aucun empêchement au briſement des images : — Las ! dit Ulenſpiegel, la moiſſon eſt mûre pour les faucheurs eſpagnols. Le duc ! le duc marche sur nous. Flamands, la mer monte, la mer de vengeance. Pauvres femmes & filles, fuyez la foſſe ! Pauvres hommes, fuyez la potence, le feu & le glaive ! Philippe veut achever l’œuvre sanglante de Charles. Le père sema la mort & l’exil ; le fils a juré qu’il aimerait mieux régner sur un cimetière que sur un peuple d’hérétiques. Fuyez, voici le bourreau & les foſſoyeurs.

Le populaire écoutait Ulenſpiegel, & les familles par centaines quittaient les cités, & les routes étaient encombrées de chariots chargés des meubles de ceux qui partaient pour l’exil.

Et Ulenſpiegel allait partout, suivi de Lamme, dolent & cherchant ses amours.

Et à Damme, Nele pleurait auprès de Katheline l’affolée.


XVI


Ulenſpiegel étant à Gand au mois de l’orge, qui eſt octobre, vit d’Egmont revenant de nopcer & feſtoyer en la noble compagnie de l’abbé de Saint-Bavon. D’humeur chantante, il faiſait rêvaſſant aller au pas son cheval. Soudain, il aviſa un homme qui, tenant une lanterne allumée, marchait à côté de lui.

— Que me veux-tu ? demanda d’Egmont.

— Du bien, répliqua Ulenſpiegel, bien de lanterne quand elle eſt allumée.

— Va-t’en & me laiſſe, répondit le comte.

— Je ne m’en irai pas, repartit Ulenſpiegel.

— Tu veux donc recevoir un coup de fouet ?

— J’en veux recevoir dix, si je puis vous mettre dans la tête une telle lanterne que voyiez clair d’ici à l’Eſcurial.

— Il ne me chault de ta lanterne ni de l’Eſcurial, répondit le comte.

— Eh bien, moi, répondit Ulenſpiegel, il me brûle de vous donner un bon avis.

Puis, prenant par la bride le cheval du comte, ruant & se cabrant :

— Monſeigneur, dit-il, songez que maintenant vous danſez bien sur votre cheval & que votre tête danſe auſſi très-bien sur vos épaules ; mais le roi veut, dit-on, interrompre cette belle danſe, vous laiſſer votre corps, mais prendre votre tête & la faire danſer en des pays si lointains que vous ne la pourrez jamais rattraper. Donnez-moi un florin, je l’ai gagné.

— Du fouet, si tu ne te retires, méchant donneur d’avis.

— Monſeigneur, je suis Ulenſpiegel, fils de Claes, brûlé vif pour la foi, & de Soetkin morte de douleur. Les cendres battant sur ma poitrine me diſent que d’Egmont, le brave soldat, peut avec la gendarmerie qu’il commande, oppoſer au duc d’Albe ses troupes trois fois victorieuſes.

— Va-t’en, répondit d’Egmont, je ne suis point traître.

— Sauve les pays ; seul tu le peux, dit Ulenſpiegel.

Le comte voulut fouetter Ulenſpiegel ; mais celui-ci ne l’avait pas attendu & s’enfuyait en criant :

— Mangez des lanternes, mangez des lanternes, meſſire comte. Sauvez les pays.

Un autre jour, d’Egmont ayant soif s’était arrêté devant l’auberge de In ’t bondt verkin — Au cochon bigarré, — tenu par une femme de Courtrai, mignonne commère, nommée Muſekin, la Petite Souris.

Le comte, se dreſſant sur ses étriers, cria :

— À boire !

Ulenſpiegel, qui servait la Muſekin, vint près du comte en tenant d’une main un hanap d’étain & de l’autre un plein flacon de vin rouge.

Le comte le voyant : — Te voilà, dit-il, corbeau de noir augure ?

— Monſeigneur, répondit Ulenſpiegel, si mon augure eſt noir, c’eſt qu’il eſt mal lavé ; mais me diriez-vous quel eſt le plus rouge du vin qui entre par le goſier ou du sang qui jaillit par le cou ? C’eſt ce que demandait ma lanterne.

Le comte ne répondit point, but, paya & partit.


XVII


Ulenſpiegel & Lamme, montés chacun sur un âne, que leur avait donné Simon Simonſen, un des fidèles du prince d’Orange, allaient en tous lieux, avertiſſant les bourgeois des noirs deſſeins du roi de sang & toujours au guet pour savoir les nouvelles qui venaient d’Eſpagne.

Ils vendaient des légumes, étaient vêtus en payſans & couraient tous les marchés.

Revenant de celui de Bruxelles, ils virent dans une maiſon de pierre, quai aux Briques, dans une salle baſſe, une belle dame vêtue de satin, haute en couleur, bien en gorge & l’œil émerillonné.

Elle diſait à une coquaſſière jeune & fraîche :

— Affritez-moi cette poële, je n’aime pas la sauce à la rouille.

Ulenſpiegel pouſſa le nez à la fenêtre :

— Moi, dit-il, je les aime toutes, car ventre affamé n’eſt pas grand électeur de fricaſſées.

La dame se retournant :

— Quel eſt, dit-elle, ce bonhommet qui se mêle de mon potage ?

— Hélas ! belle dame, répondit Ulenſpiegel, si vous vouliez seulement en faire un peu en ma compagnie, je vous enſeignerais des ragoûts de voyageur inconnus aux belles dames sédentaires.

Puis, faiſant claquer sa langue, il dit :

— J’ai soif.

— De quoi ? dit-elle.

— De toi, dit-il.

— Il eſt joli homme, dit la coquaſſière à la dame. Faiſons-le entrer & qu’il nous conte ses aventures.

— Mais ils sont deux, dit la dame.

— J’en soignerai un, repartit la coquaſſière.

— Madame, repartit Ulenſpiegel, nous sommes deux, il eſt vrai, moi & mon pauvre Lamme, qui ne peut porter cent livres sur le dos, mais en porte cinq cents sur l’eſtomac en viandes & boiſſons, volontiers.

— Mon fils, dit Lamme, ne te gauſſe point de moi infortuné à qui sa bedaine coûte si cher à remplir.

— Elle ne te coûtera pas un liard aujourd’hui, dit la dame. Entrez céans tous deux.

— Mais, dit Lamme, il y a auſſi deux baudets sur leſquels nous sommes.

— Les picotins, répondit la dame, ne manquent point en l’écurie de M. le comte de Meghem.

La coquaſſière quitta sa poêle & tira dans la cour Ulenſpiegel & Lamme sur leurs ânes, leſquels se mirent à braire incontinent.

— C’eſt, dit Ulenſpiegel, la fanfare de prochaine nourriture. Ils claironnent leur joie, les pauvres baudets !

En étant tous deux deſcendus, Ulenſpiegel dit à la cuiſinière :

— Si tu étais âneſſe, voudrais-tu d’un âne comme moi ?

— Si j’étais femme, répondit-elle, je voudrais d’un gars à la face joyeuſe.

— Qu’es-tu donc, n’étant point femme ni âneſſe ? demanda Lamme.

— Je suis vierge, dit-elle, une vierge n’eſt point femme ni âneſſe davantage ; comprends-tu, groſſe bedaine ?

Ulenſpiegel dit à Lamme :

— Ne la crois point, c’eſt la moitié d’une folle-fille & le quart de deux diableſſes. Sa malice charnelle lui a déjà gardé en enfer une place sur un matelas pour y choyer Belzébuth.

— Méchant gauſſeur, dit la cuiſinière, si tes cheveux étaient de crin, je n’en voudrais pas seulement pour marcher deſſus.

— Moi, dit Ulenſpiegel, je voudrais manger toutes tes chevelures.

— Langue dorée, lui dit la dame, te les faut-il toutes avoir ?

— Non, répondit Ulenſpiegel, mille me suffiraient fondues en une seule comme vous.

La dame lui dit :

— Bois d’abord une pinte de bruinbier, mange un morceau de jambon, taille à même dans ce gigot, éventre-moi ce pâté, hume-moi cette salade.

Ulenſpiegel joignit les mains :

— Le jambon, dit-il, eſt de la bonne viande ; la bruinbier, de la bière céleſte ; le gigot, de la chair divine ; un pâté qu’on éventre fait trembler de plaiſir la langue dans la bouche ; une salade graſſe eſt de princier humage. Mais béni sera celui auquel vous donnerez à souper de votre beauté.

— Voyez comme il dégoiſe, dit-elle. Mange d’abord, vaurien.

Ulenſpiegel répondit :

— Ne dirons-nous point le benedicite avant les grâces ?

— Non, fit-elle.

Alors Lamme, geignant, dit :

— J’ai faim.

— Tu mangeras, dit la belle dame, puiſque tu n’as d’autre souci que de viande cuite.

— Et fraîche pareillement, comme était ma femme, dit Lamme.

La coquaſſière devint mauſſade à ce propos. Toutefois ils mangèrent à grand planté & burent à tire-larigot. Et la dame donna encore cette nuit à souper à Ulenſpiegel, & ainſi le lendemain & les jours suivants.

Les ânes avaient double picotin & Lamme double ration. Pendant une semaine, il ne quitta point la cuiſine, & il jouait avec les plats, mais non avec la cuiſinière, car il songeait à sa femme.

Cela fâcha la fillette, laquelle diſait qu’il ne valait pas la peine d’encombrer le pauvre monde pour ne songer qu’à son ventre.

Dans l’entretemps, Ulenſpiegel & la dame vivaient amicalement. Et elle lui dit un jour :

— Thyl, tu n’as point de mœurs : qui es-tu ?

— Je suis, dit-il, un fils qu’Heureux Haſard eut un jour avec Bonne Aventure.

— Tu ne médis point de toi, dit-elle.

— C’eſt de peur que les autres ne me louent, répondit Ulenſpiegel.

— Prendrais-tu la défenſe de tes frères qu’on perſécute ?

— Les cendres de Claes battent sur ma poitrine, répondit Ulenſpiegel.

— Comme te voilà beau ! dit-elle. Qui eſt ce Claes ?

Ulenſpiegel répondit :

— Mon père, brûlé pour la foi.

— Le comte de Meghem ne te reſſemble point, dit-elle ; il veut faire saigner la patrie que j’aime, car je suis née à Anvers, la glorieuſe ville. Sache donc qu’il s’eſt entendu avec le conſeiller de Brabant Scheyf pour faire entrer à Anvers ses dix enſeignes d’infanterie.

— Je le dénoncerai aux bourgeois, dit Ulenſpiegel, & j’y vais de ce pas, leſte comme un fantôme.

Il y alla, & le lendemain les bourgeois étaient en armes.

Toutefois, Ulenſpiegel & Lamme, ayant mis leurs ânes chez un fermier de Simos Simmſſen, durent se cacher de peur du comte de Meghem qui les faiſait partout chercher pour les faire pendre, car on lui avait dit que deux hérétiques avaient bu de son vin & mangé de sa viande.

Il fut jaloux, le dit à sa belle dame qui grinça les dents de colère, pleura & se pâma dix-sept fois. La coquaſſière fit de même, mais non si souvent, & déclara sur sa part de Paradis & l’éternel salut de son âme qu’elle ni sa dame n’avaient rien fait, sinon de donner les reliefs du dîner à deux pauvres pèlerins qui, montés sur des ânes chétifs, s’étaient arrêtés à la fenêtre de la cuiſine.

Et il fut ce jour-là répandu tant de pleurs que le plancher en était tout humide. Ce que voyant, meſſire de Meghem fut aſſuré qu’elles ne mentaient point.

Lamme n’oſa plus se montrer chez M. de Meghem, car la cuiſinière l’appelait toujours : Ma femme !

Et il était bien dolent, songeant à la nourriture ; mais Ulenſpiegel lui apportait toujours quelque bon plat, car il entrait dans la maiſon par la rue Sainte-Catherine, & se cachait dans le grenier.

Le lendemain, à vêpres, le comte de Meghem confeſſa à la belle commère comme quoi il avait réſolu de faire entrer à Bois-le-Duc avant le jour la gendarmerie qu’il commandait. Puis il s’endormit. La belle commère alla au grenier narrer le fait à Ulenſpiegel.


XVIII


Ulenſpiegel vêtu en pèlerin partit incontinent sans proviſions ni argent pour Bois-le-Duc, afin de prévenir les bourgeois. Il comptait prendre en route un cheval chez Jeroen Praet, frère de Simon, pour lequel il avait des lettres du prince, & de là courir le grand trotton par les chemins de traverſe juſqu’à Bois-le-Duc.

Traverſant la chauſſée, il vit venir une troupe de soudards. Il eut grand peur, à cauſe des lettres.

Mais réſolu de faire bon viſage à malencontre, il attendit de pied ferme les soudards, & s’arrêta marmonnant ses patenôtres ; quand ils paſſèrent il marcha avec eux, & sut qu’ils allaient à Bois-le-Duc.

Une enſeigne wallonne ouvrait la marche. En tête se trouvaient le capitaine Lamotte avec sa garde de six hallebardiers ; puis, selon leur rang, l’enſeigne avec une garde moindre, le prévôt, ses hallebardiers & ses deux happe-chair, le chef du guet, le garde-bagages, le bourreau & son aide, & fifres & tambourins menant grand tapage.

Puis venait une enſeigne flamande de deux cents hommes, avec son capitaine, son porte-enſeigne, & diviſée en deux centuries commandées par les sergents de bande, principaux soudards, & en décuries commandées par les rot-meeſters. Le prévôt & les stocks-knechten, aides du bâton, étaient pareillement précédés de fifres & de tambourins qui battaient & glapiſſaient.

Derrière eux venaient, éclatant de rire, gazouillant comme des fauvettes, chantant comme des roſſignols, mangeant, buvant, danſant, debout, couchées ou chevauchant, leurs compagnes ; de belles & folles filles, dans deux chariots découverts.

D’aucunes étaient vêtues comme des lanſquenets, mais de fine toile blanche, décolletée, déchiquetée aux bras, aux jambes, au pourpoint, laiſſant voir leurs chairs mignonnes ; coiffées de bonnets de fin lin profilés d’or, surmontés de belles plumes d’autruche volant au vent. À leurs ceintures de toile d’or friſées de satin rouge pendaient les fourreaux de drap d’or de leurs poignards. Et leurs souliers, bas & hauts-de-chauſſes, leurs pourpoints, aiguillettes, ferrements, étaient d’or & de soie blanche.

D’autres étaient auſſi vêtues landſknechtement, mais de bleu de vert, d’écarlate, d’azur, de cramoiſi, déchiquetés, brodés, armoriés à leur fantaiſie. Et toutes avaient au bras la rouelle de couleur indiquant leur métier.

Un hoer-wyſel, leur sergent, voulait les faire taire ; mais par leurs mignonnes grimaces & paroles elles le forçaient de rire & ne lui obéiſſaient point.

Ulenſpiegel, vêtu en pèlerin, marchait de conſerve avec les deux enſeignes, ainſi qu’un batelet à côté d’un grand navire. Et il marmonnait ses patenôtres.

Soudain Lamotte lui dit :

— Où t’en vas-tu ainſi, pèlerin ?

— Monſieur du capitaine, répondit Ulenſpiegel, qui avait faim. Je fis jadis un grand péché & fus condamné par le chapitre de Notre-Dame à aller à Rome à pieds demander pardon au Saint-Père, qui me l’octroya. Je revins lavé en ces pays sous condition de prêcher en route les Saints Myſtères à tous & quelconques soudards que je rencontrerais, leſquels me doivent, pour mes sermons, bailler le pain & la viande. Et ainſi patrocinant je suſtente ma pauvre vie. M’octroirez-vous permiſſion de tenir mon vœu à la halte prochaine.

— Oui, dit meſſire de Lamotte.

Ulenſpiegel, se mêlant aux Wallons & Flamands fraternellement, tâtait ses lettres sous son pourpoint.

Les filles lui criaient :

— Pèlerin, beau pèlerin, viens ici nous montrer la puiſſance de tes écailles.

Ulenſpiegel s’approchant d’elles diſait modeſtement :

— Mes sœurs en Dieu, ne vous gauſſez point du pauvre pèlerin qui va par monts & par vaux prêcher la sainte foi aux soudards.

Et il mangeait des yeux leurs grâces mignonnes.

Mais les folles-filles, pouſſant entre les toiles des chariots leurs faces éveillées :

— Tu es bien jeune, diſaient-elles, pour patrociner les soudards. Monte en nos chariots, nous t’enſeignerons de plus doux parlers.

Ulenſpiegel eût obéi volontiers, mais ne le pouvait à cauſe de ses lettres ; déjà deux d’entre elles, paſſant leurs bras ronds & blancs hors du chariot, tâchaient de le hiſſer près d’elles, quand le hoerweyfel, jaloux, dit à Ulenſpiegel : — Si tu ne t’en revas, je te détranche.

Et Ulenſpiegel s’en fut plus loin, regardant sournoiſement les fraîches filles dorées au soleil, qui luiſait clair sur le chemin.

On vint à Berchem. Philippe de Lannoy, sieur de Beauvoir, commandant les Flamands, ordonna de faire halte.

En cet endroit était un chêne de moyenne hauteur, dépouillé de ses branches, sauf d’une groſſe, caſſée par le milieu, à laquelle on avait, le mois dernier, pendu par le cou un anabaptiſte.

Les soudards s’arrêtèrent, les cantiniers vinrent à eux, leur vendirent du pain, du vin, de la bière, des viandes de toutes sortes. Quant aux folles-filles, ils leur vendirent du sucre, des caſtrelins, des amandes, des tartelettes. Ce que voyant Ulenſpiegel, il eut plus faim encore.


LE CHARIOT DES FILLES



Soudain, montant comme un singe à l’arbre, il se met à califourchon sur la groſſe branche qui était à sept pieds de terre ; là, se fouettant d’une diſcipline, tandis que les soudards & les folles-filles faiſaient cercle autour de lui :

— Au nom du Père, du Fils & du Saint-Eſprit, dit-il. Amen. Il eſt écrit : Celui qui donne aux pauvres prête à Dieu : soudards & vous, belles dames, mignonnes compagnes d’amour de ces vaillants guerriers, prêtez à Dieu, c’eſt-à-dire donnez-moi le pain, la viande, le vin, la bière, si vous le voulez, des tartelettes ne vous déplaiſe, & Dieu, qui eſt riche, vous le rendra en monceaux d’ortolans, en ruiſſeaux de malvoiſie, en montagnes de sucre candi, en ryſtpap, que vous mangerez au paradis dans des cuillers d’argent.

Puis se lamentant :

— Ne voyez-vous point par quels cruels supplices j’eſſaye de mériter le pardon de mon péché ? Soulagerez-vous point la cuiſante douleur de cette diſcipline qui me bleſſe le dos & le fait saigner ?

— Quel eſt ce fou ? dirent les soudards.

— Mes amis, répondit Ulenſpiegel, je ne suis pas fou, mais repentant & affamé ; car, tandis que mon eſprit pleure ses péchés, mon ventre pleure l’abſence de viande. Benoîts soudards & vous, fillettes belles, je vois là parmi vous du gras jambon, de l’oie, des sauciſſons, du vin, de la bière, des tartelettes. Ne donnerez-vous rien au pèlerin ?

— Oui, oui, dirent les soudards flamands, il a bonne trogne, le prêcheur.

Et tous de lui jeter des morceaux de nourriture comme des balles. Ulenſpiegel ne ceſſait de parler & mangeait affourché sur la branche :

— La faim, diſait-il, rend l’homme dur & inepte à la prière, mais le jambon enlève tout soudain cette méchante humeur.

— Gare, la tête fêlée ! dit un sergent de bande en lui jetant une bouteille à demi-pleine.

Ulenſpiegel saiſit au vol la bouteille, & buvant à petits coups, diſait :

— Si la faim aiguë furieuſe eſt choſe dommageable au pauvre corps de l’homme, il en eſt une autre auſſi pernicieuſe : c’eſt l’angoiſſe d’un pauvre pèlerin auquel de généreux soudards ont donné l’un une tranche de jambon & l’autre une bouteille de bière. Car le pèlerin eſt sobre coutumièrement, & s’il buvait ayant dans l’eſtomac une si mince nourriture, il serait ivre tout de suite.

Comme il parlait, il saiſit derechef, au vol, une cuiſſe d’oie :

— Ceci, dit-il, eſt choſe miraculeuſe, pêcher en l’air du poiſſon de prairie. Mais il a diſparu avec l’os. Quoi de plus avide que le sable sec ? C’eſt une femme stérile & un eſtomac affamé.

Soudain il sentit un fer de hallebarde le piquer au séant. Et il entendit un enſeigne dire :

— Les pèlerins dédaignent-ils le gigot à préſent ?

Ulenſpiegel vit, embroché au fer de la hallebarde, un gros manche de gigot. Le prenant, il dit :

— Manche pour manche, j’aime mieux celui-ci entre mes dents que l’autre à mon pourpoint. J’en ferai une flûte à moelle pour chanter tes louanges, hallebardier miſéricordieux. Toutefois, diſait-il, rongeant le manche, qu’eſt-ce qu’un repas sans deſſert, qu’eſt-ce qu’un manche, si succulent qu’il soit, si après le pèlerin ne voit pas se montrer la face benoîte de quelque tartelette ?

Ce diſant, il porta la main à son viſage, car deux tartelettes venant du groupe des folles-filles s’étaient aplaties l’une sur l’œil, l’autre sur sa joue. Et les filles de rire & Ulenſpiegel de répondre :

— Grand merci, gentes fillettes, qui me donnez des accolades de confitures.

Mais les tartelettes étaient tombées par terre.

Soudain les tambours battirent, les fifres piaillèrent & les soudards se remirent en marche.

Meſſire de Beauvoir dit à Ulenſpiegel de deſcendre de son arbre & de cheminer à côté de la troupe dont il eût voulu être à cent lieues, car il flairait aux paroles de quelques soudards d’aigre trogne qu’il leur était suſpect, qu’ils le prendraient bientôt pour un eſpion, le fouilleraient & le feraient pendre, s’ils trouvaient ses miſſives.

Donc, se laiſſant tomber dans un foſſé, il cria :

— Pitié, meſſires soudards, ma jambe eſt rompue, je ne saurais cheminer davantage, laiſſez-moi monter dans le chariot des filles.

Mais il savait que le hoer-wyſel jaloux ne le permettrait point.

Elles de leurs chariots lui criaient :

— Or ça, viens, gentil pèlerin, viens. Nous t’aimerons, careſſerons, feſtoyerons, guérirons en un jour.

— Je le sais, diſait-il, mains de femme sont baume céleſte pour toutes les bleſſures.

Mais le hoer-wyſel jaloux, parlant à meſſire de Lamotte :

— Meſſire, dit-il, je crois que ce pèlerin se gauſſe de nous, avec sa jambe rompue, pour monter dans le chariot des filles. Ordonnez qu’on le laiſſe en chemin.

— Je le veux, répondit meſſire de Lamotte.

Et Ulenſpiegel fut laiſſé dans le foſſé.

Quelques soudards, croyant qu’il s’était vraiment caſſé la jambe, en furent fâchés à cauſe de sa gaieté. Ils lui laiſſèrent de la viande & du vin pour deux jours. Les filles l’euſſent voulu aller secourir, mais ne le pouvant, elles lui jetèrent tout ce qui leur reſtait de caſtrelins.

La troupe fut loin, Ulenſpiegel prit la clef des champs dans sa robe de pèlerin, acheta un cheval &, par chemins & par sentiers, entra à Bois-le-Duc, comme le vent.

À la nouvelle de l’arrivée de meſſires de Beauvoir & de Lamotte, ceux de la ville se mirent en armes au nombre de huit cents, élurent des capitaines & envoyèrent à Anvers Ulenſpiegel déguiſé en charbonnier pour avoir du secours de l’Hercule-Buveur Brederode.

Et les soudards de meſſires de Lamotte & de Beauvoir ne purent entrer à Bois-le-Duc, cité vigilante, prête à la vaillante défenſe.


XIX


Le mois suivant, un certain docteur Agileus donna deux florins à Ulenſpiegel & des lettres avec leſquelles il devait se rendre chez Simon Praet, qui lui dirait ce qu’il avait à faire.

Ulenſpiegel trouva chez Praet le vivre & le couvert. Son sommeil était bon, bonne auſſi sa trogne fleurie de jeuneſſe ; Praet, au rebours, chétif & de mine piteuſe, semblait toujours enfermé en de triſtes penſées. Et Ulenſpiegel s’étonnait d’entendre, la nuit, si de haſard il s’éveillait, des coups de marteau.

Si matin qu’il se levât, Simon Praet était debout avant lui & plus piteuſe était sa mine, plus triſtes auſſi ses regards, brillants comme ceux d’un homme se préparant à la mort ou à la bataille.

Souvent Praet soupirait, joignant les mains pour prier & toujours paraiſſait rempli d’indignation. Ses doigts étaient noirs & graiſſeux, comme auſſi ses bras & sa chemiſe.

Ulenſpiegel réſolut de savoir d’où venaient les coups de marteau, les bras noirs & la mélancolie de Praet. Un soir après avoir été à la Blauwe Gans, la taverne de l’Oie bleue, en la compagnie de Simon qui y fut malgré lui, il feignit d’être si soûlé de boiſſons & d’avoir si fort la crapule en la tête qu’il la devait incontinent porter sur l’oreiller.

Et Praet le mena triſtement au logis.

Ulenſpiegel dormait au grenier, près des chats ; le lit de Simon était en bas, près de la cave.

Ulenſpiegel continuant sa feintiſe ivrogniale, monta trébuchant l’eſcalier, feignant de manquer de tomber & se tenant à la corde. Simon l’y aida avec de tendres soins, comme un frère. L’ayant couché, le plaignant de son ivreſſe, & priant Dieu de la lui vouloir pardonner, il deſcendit & bientôt Ulenſpiegel entendit les mêmes coups de marteau qui l’avaient maintes fois réveillé.

Se levant sans bruit, il deſcendit à pieds nus les étroits degrés, si bien qu’après septante & deux, il se trouva devant une porte baſſe, d’où filtrait par l’entre-bâillement un filet de lumière.

Simon imprimait des feuilles volantes sur d’antiques caractères du temps de Laurens Coſter, grand propagateur du noble art d’imprimerie.

— Que fais-tu là ? demanda Ulenſpiegel.

Simon lui répondit effrayé :

— Si tu es du diable, dénonce-moi, que je meure ; mais si tu es de Dieu, que ta bouche soit la priſon de ta langue.

— Je suis de Dieu, répondit Ulenſpiegel, & ne te veux nul mal. Que fais-tu là ?

— J’imprime des Bibles, répondit Simon. Car si le jour, afin de faire vivre ma femme & mes enfants, je publie les cruels & méchants édits de Sa Majeſté, la nuit je sème la vraie parole de Dieu, & répare ainſi le mal que je fis durant le jour.

— Tu es brave, dit Ulenſpiegel.

— J’ai la foi, répondit Simon.

De fait, ce fut de cette sainte imprimerie que sortirent les Bibles en flamand qui se répandirent dans les pays de Brabant, de Flandre, Hollande, Zélande, Utrecht, Noord-Brabandt, Over-Yſſel, Gelderland, juſques au jour où Simon fut condamné à avoir la tête tranchée, finiſſant ainſi sa vie pour Chriſt & la juſtice.


XX


Simon dit un jour à Ulenſpiegel :

— Écoute, frère, as-tu du courage ?

— J’en ai, répondit Ulenſpiegel, ce qu’il faut pour fouetter un Eſpagnol juſqu’à ce que mort s’enſuive, pour tuer un aſſaſſin, pour détruire un meurtrier.

— Saurais-tu, demanda l’imprimeur, te tenir patiemment en une cheminée pour écouter ce qui se dit dans une chambre ?

Ulenſpiegel répondit : — Ayant, par la grâce de Dieu, reins forts & jarrets souples, je me pourrais tenir longtemps où je voudrais, comme un chat.

— As-tu patience & mémoire ? demanda Simon.

— Les cendres de Claes battent sur ma poitrine, répondit Ulenſpiegel.

— Écoute donc, dit l’imprimeur, tu prendras cette carte à jouer ainſi pliée, & tu iras à Dendermonde frapper, deux fois fort & une fois doucement, à la porte de la maiſon dont voici l’apparence deſſinée. Quelqu’un t’ouvrira & te demandera si tu es le ramoneur ; tu répondras que tu es maigre & que tu n’as point perdu la carte. Tu la lui montreras. Alors, Thyl, tu feras ce que dois. De grands malheurs planent sur la terre de Flandre. Il te sera montré une cheminée préparée & balayée à l’avance ; tu y trouveras de bons crampons pour tes pieds, & pour ton séant une petite planchette de bois fermement soutenue. Quand celui qui t’aura ouvert te dira de monter dans la cheminée, tu le feras, & là tu te tiendras coi. D’illuſtres seigneurs se réuniront en la chambre, devant la cheminée dans laquelle tu te trouveras. Ce sont Guillaume le Taiſeux, prince d’Orange, les comtes d’Egmont, de Hornes, de Hoogſtraeten & Ludwig de Naſſau, le frère vaillant du Taiſeux. Nous, réformés, voulons savoir ce que Meſſeigneurs veulent & peuvent entreprendre pour sauver les pays.

Or, le premier avril, Ulenſpiegel fit ce qui lui était dit, & se plaça dans la cheminée. Il fut satiſfait de voir que nul feu n’y brûlait, & penſa que, n’ayant point de fumée, il aurait ainſi l’ouïe plus fine.

Bientôt la porte de la salle s’ouvrit, & il fut traverſé d’outre en outre par un coup de vent. Mais il prit ce vent en patience, diſant qu’il lui rafraîchirait l’attention.

Puis il entendit meſſeigneurs d’Orange, d’Egmont & les autres entrer dans la salle. Ils commencèrent à parler des craintes qu’ils avaient, de la colère du roi & de la mauvaiſe adminiſtration des deniers & finances. L’un d’eux parlait d’un ton âpre, hautain & clair, c’était d’Egmont. Ulenſpiegel le reconnut, comme il reconnut d’Hoogſtraeten, à sa voix enrouée ; de Hoorn, à sa groſſe voix ; le comte Louis de Naſſau, à son parler ferme & guerrier ; & le Taiſeux, à ce qu’il prononçait lentement toutes ses paroles comme s’il les eût peſées chacune en une balance.

Le comte d’Egmont demanda pourquoi on les réuniſſait une seconde fois, tandis qu’à Hellegat ils avaient eu le loiſir de décider ce qu’ils voulaient faire.

De Hoorn répondit :

— Les heures sont rapides, le roi se fâche, gardons-nous de temporiſer.

Le Taiſeux alors dit :

— Les pays sont en danger ; il faut les défendre contre l’attaque d’une armée étrangère.

D’Egmont répondit en s’emportant, qu’il trouvait étonnant que le roi ou maître crût devoir y envoyer une armée, alors que tout était pacifié par les soins des seigneurs & notamment par les siens.

Mais le Taiſeux :

— Philippe a aux Pays-Bas quatorze bandes d’ordonnance, dont tous les soudards sont dévoués à celui qui commanda à Gravelines & à Saint-Quentin.

— Je ne comprends pas, dit d’Egmont.

Le prince repartit :

— Je ne veux rien dire davantage, mais il va être fait lecture, à vous & aux seigneurs réunis, de certaines lettres, celles du pauvre Montigny pour le commencement.

Dans ses lettres, meſſire de Montigny écrivait :

« Le roi eſt extrêmement fâché de ce qui eſt arrivé aux Pays-Bas, & il punira, à l’heure donnée, les fauteurs de troubles. »

Sur ce, le comte d’Egmont dit qu’il avait froid, & qu’il serait bon d’allumer un grand feu de bois. Cela fut fait pendant que les deux seigneurs cauſaient des lettres.

Le feu ne prit pas à cauſe du trop grand bouchon qui était dans la cheminée & la chambre fut pleine de fumée.

Le comte d’Hoogſtraeten, lut alors, en touſſant, les lettres interceptées d’Alava, ambaſſadeur d’Eſpagne, adreſſées à la Gouvernante.

« L’ambaſſadeur, dit-il, écrit que tout le mal arrive aux Pays-Bas l’eſt du fait des trois : savoir, meſſieurs d’Orange, d’Egmont & de Hoorn. Il faut. dit l’ambaſſadeur, montrer bon viſage aux trois seigneurs & leur dire que le roi reconnaît tenir ces pays en son obéiſſance par leurs services. Quant aux deux seuls : Montigny & de Berghes, ils sont où ils doivent demeurer. »

— Ah ! diſait Ulenſpiegel, j’aime mieux une cheminée fumeuſe au pays de Flandre, qu’une fraîche priſon au pays d’Eſpagne ; car il y pouſſe des garrots entre les murs humides.

Ledit ambaſſadeur ajoute que le roi a dit en la ville de Madrid :

« Par tout ce qui eſt arrivé aux Pays-Bas, notre royale réputation eſt amoindrie, le service de Dieu eſt avili, & nous expoſerons tous nos autres pays plutôt que de laiſſer impunie une telle rébellion. Nous sommes décidés à aller en perſonne aux Pays-Bas & à requérir l’aſſiſtance du pape & de l’empereur. Sous le mal préſent gît le bien futur. Nous réduirons les Pays-Bas sous notre abſolue obéiſſance & y modifierons à notre guiſe état, religion & gouvernement. »

— Ah ! Philippe roi, se diſait Ulenſpiegel, si je pouvais, à ma mode, te modifier, tu subirais sous mon bâton flamand une grande modification de tes cuiſſes, bras & jambes ; je te mettrais la tête au milieu du dos avec deux clous pour voir si en cet état, regardant le cimetière que tu laiſſes derrière toi, tu chanterais à ta guiſe ta chanſon de tyrannique modification.

On apporta du vin. D’Hoogſtraeten se leva & dit : « Je bois aux pays ! » Tous firent comme lui qui, poſant son hanap vide sur la table, ajouta : « La male heure sonne pour la nobleſſe belgique. Il faut aviſer aux moyens de se défendre. »

Attendant une réponſe, il regarda d’Egmont qui ne sonna mot.

Mais le Taiſeux parla : — Nous réſiſterons, dit-il, si d’Egmont qui, à Saint-Quentin & à Gravelines, deux fois fit trembler la France, qui a toute autorité sur les soudards flamands, veut nous venir à la reſcouſſe & empêcher l’Eſpagnol d’entrer en nos pays.

Meſſire d’Egmont répondit : — J’ai trop reſpectueuſe opinion du roi pour croire qu’il nous faille nous armer en rebelles contre lui. Que ceux qui craignent sa colère se retirent. Je demeurerai, n’ayant nul moyen de vivre sans son secours.

— Philippe peut se venger cruellement, dit le Taiſeux.

— J’ai confiance, répondit d’Egmont.

— La tête y compriſe ? demanda Ludwig de Naſſau.

— Y compris, répondit d’Egmont, tête, corps & dévouement, qui sont à lui.

— Amé & féal, je ferai comme toi, dit de Hoorn.

Le Taiſeux dit : — Il faut prévoir & ne point attendre.

Lors, meſſire d’Egmont parlant violemment : — J’ai, dit-il, fait pendre à Grammont vingt-deux réformés. Si les prêches ceſſent, si l’on punit les abatteurs d’images, la colère du roi s’apaiſera.

Le Taiſeux répondit :

— Il eſt des eſpérances incertaines.

— Armons-nous de confiance, dit d’Egmont.

— Armons-nous de confiance, dit de Hoorn.

— C’eſt de fer qu’il faut s’armer & non de confiance, repartit d’Hoogſtraeten.

Sur ce, le Taiſeux fit signe qu’il voulait partir.

— Adieu, prince sans terre, dit d’Egmont

— Adieu, comte sans tête, répondit le Taiſeux.

Ludwig de Naſſau dit alors : — Le boucher eſt pour le mouton & la gloire pour le soldat sauveur de la terre des pères !

— Je ne le puis, ni ne le veux, dit d’Egmont.

— Sang des victimes, dit Ulenſpiegel, retombe sur la tête du courtiſan !

Les seigneurs se retirèrent.

Ulenſpiegel alors deſcendit de sa cheminée & alla incontinent apporter les nouvelles à Praet. Celui-ci dit : « D’Egmont eſt traître, Dieu eſt avec le prince. »


Le duc ! le duc à Bruxelles ! Où sont les coffres-forts qui ont des ailes ?