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La Légende d’un peuple/À la Baie d’Hudson

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La Légende d’un peupleLibrairie BeaucheminPoésies choisies, 1 (p. 119-123).


C’est l’hiver, l’âpre hiver, et la tempête embouche
Des grands vents boréaux la trompette farouche.
Dans la rafale, au loin, la neige à flots pressés
Roule sur le désert ses tourbillons glacés,
Tandis que la tourmente ébranle en ses colères
Les vieux chênes rugueux et les pins séculaires.

L’horrible giboulée aveugle ; le froid mord ;
La nuit s’approche aussi — la sombre nuit du Nord —
Apportant son surcroît de mornes épouvantes.

Et pourtant, à travers les spirales mouvantes
Que l’ouragan soulève en bonds désordonnés,
Luttant contre le choc des blizzards déchaînés,
Des voyageurs, là-bas, affrontent la bourrasque.
L’ombre les enveloppe et le brouillard les masque.
Qui sont-ils ? Où vont-ils ? Quels Titans orgueilleux
Peuvent narguer ainsi tant d’éléments fougueux ?
Ce sont de fiers enfants de la Nouvelle-France.
Sans songer aux périls, sans compter la souffrance,
Ils vont, traçant toujours leur immortel sillon,
Au pôle, s’il le faut, planter leur pavillon !

Au mépris des traités, la hautaine Angleterre,
Contre la France armant sa haine héréditaire,
Sur les côtes d’Hudson — dangers toujours croissants —
Avait braqué vers nous ses canons menaçants.
Il fallait étouffer les oursons au repaire ;
Et d’Iberville, un fort que rien ne désespère,
Avec cent compagnons armés jusques aux dents,
Malgré la saison fauve et ses froids corrodants,
À travers des milliers d’obstacles fantastiques,
Avait pris le chemin des régions arctiques…

Pour reprendre à l’Anglais ces postes importants,
Il fallait prévenir les secours du printemps.
Et c’est ce groupe fier, avec son chef en tête,
Qu’on voit marcher ainsi le front dans la tempête.
 
Sans un sentier battu, sans guides, sans jalons,
Ils franchissent les gués, les ravins, les vallons ;
Précipice ou torrent, forêt ou fondrière,
Rien ne peut entraver leur course aventurière ;
Les canots sur l’épaule et la raquette aux pieds,
Ces fiers coureurs des bois, ces chasseurs, ces troupiers,
Trainant munitions, bagage, armes et vivres,
Courbés sous la courroie et tout couverts de givres,
Semblaient, dans les brouillards de ce ciel nébuleux,
Les fantômes errants d’un monde fabuleux.
Les semaines, les mois s’écoulent ; les débâcles
À l’expédition offrent d’autres obstacles.
Les rayons du soleil, de plus en plus troublants,
Ont sur le sol blanchi des reflets aveuglants ;
Puis le verglas fangeux que le printemps fait fondre
Change en marais glacé la route qui s’effondre…


Nul ne faiblit ; plié sous les fardeaux trop lourds,
Dans l’eau jusqu’à mi-jambe, on avance toujours.
Une rivière est là de banquises couverte :
Vite, canots à flot, la rame aux poings, alerte !
Quelquefois il leur faut descendre en pagayant
Quelque effrayant rapide au remous tournoyant ;
Nul ne recule ! Un jour, dans un torrent qui gronde,
D’Iberville lui-même est englouti sous l’onde ;
Un miracle l’arrache à la mort. En retour,
Deux braves qu’il aimait, emportés à leur tour
Par le choc d’une vague au fond du gouffre traître,
S’enfoncent sous les flots pour ne plus reparaître.
 
La nuit, il faut camper le plus souvent sans feu,
Et puis recommencer la corvée, au milieu
De fatigues sans nom, jusqu’à la nuit suivante.
Et qu’il pleuve ou qu’il gèle, et qu’il grêle ou qu’il vente,
À travers le désert tragique, ces Titans,
Sordides, harassés, trempés et grelottants,
Mais que le dévoûment patriotique enflamme,
L’enthousiasme au cœur, le délire dans l’âme,
Pour atteindre leur but marchent sans sourciller !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Plus tard, quand les héros rentrèrent au foyer,
Ils avaient arraché trois forts à l’Angleterre,
Conquis toute une zone, et sur mer et sur terre
Humilié vingt fois nos rivaux confondus…

Ce sont ces hommes-là qu’un monarque a vendus ![1]

  1. Cette fameuse expédition partit de Montréal en mars 1686 ; elle atteignit la baie d’Hudson le 18 juin. Sa marche avait donc duré trois mois. La petite armée se composait de soixante-dix Canadiens commandés par d’Iberville, et de trente soldats sous les ordres de M. de Troyes. La description que l’auteur fait des difficultés, des fatigues et des dangers que cette petite armée eut à affronter n’a rien d’exagéré. Arrivés à la Baie d’Hudson, ces héros s’emparèrent des forts Monsonis, Rupert et Sainte-Anne; ce dernier était armé de quarante-trois pièces de canon. « Pendant que le chevalier de Troyes donnait l’assaut à ce fort, dit Garneau parlant du fort Rupert, d’Iberville et son frère Maricourt, avec neuf hommes montés sur deux canots d’écorce, attaquaient un bâtiment de guerre sous la place et le prenaient à l’abordage. Le gouverneur de la baie d’Hudson fut au nombre des prisonniers. »