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La Légende d’un peuple/Le Frêne des Ursulines

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La Légende d’un peupleLibrairie BeaucheminPoésies choisies, 1 (p. 125-129).



 
Il semblait à nos yeux un pilier des vieux âges,
Ce vieux tronc qui brava tant de vents en courroux.
Il avait sur nos bords vu les Pâles-Visages
Remplacer les grands guerriers roux.

Aigrette énorme au front du vaste promontoire,
Colosse chevelu dans le roc cramponné,
Il avait vu passer bien des jours sans histoire
Au sommet de Stadaconé.


Son ombre avait couvert bien des bivouacs sauvages,
Abrité bien longtemps des hordes aux flancs nus,
Tandis que le grand fleuve à ses mornes rivages
Jetait ses sanglots inconnus.

Il savait des secrets que nul œil ne devine ;
Quand, un jour, face à face, il vit ― aspect troublant ―
Sur le même rocher surgir la croix divine
Et la hampe d’un drapeau blanc.

Et puis, de siècle en siècle et d’année en année,
L’arbre antique vécut ― flux et reflux du sort ―
La légende sublime où notre destinée
A pris son incroyable essor.

Il vit tous nos héros ; il vit toutes nos gloires ;
Il vit nos fiers travaux et nos saints dévoûments ;
Il vit notre abandon, nos stériles victoires,
Avec leurs sombres dénoûments ;


Et, sur ses derniers jours, dans ses décrépitudes,
Comme une harpe où tremble un vieux lambeaux d’accord,
On croyait voir, au vent des vieilles solitudes,
Ses rameaux frissonner encor.

Et, lorsque le géant quatre fois centenaire
Courba sa tête où tant de soleils avaient lui,
Ce fut triste ; on comprit que c’était toute une ère
Qui disparaissait avec lui.

Ô frêne ! ô grand témoin des choses envolées !
On a sacré, depuis, le sol où tu tombas ;
Et sur ta place vide, en bruyantes mêlées,
Des enfants prennent leurs ébats.

Oui, des enfants, des jeux, des rires, des fronts roses,
À l’endroit même d’où, colosse aux flancs rugueux,
Tu vis se dérouler en tes ennuis moroses
La rude histoire des aïeux !


Des cris de joie après le vol des oriflammes,
Le clairon, les obus et le tambour battant !…
Si comme l’être humain les arbres ont des âmes,
Ô grand mort n’es-tu pas content ?

Pour moi, quand, de l’antique enclos des ursulines,
Pour la première fois, tout ému, j’entendis
Monter ces voix d’enfants, fraîches et cristallines
Comme un écho du paradis,

Soudain, sous les arceaux dépouillés du vieux frêne,
Longue chaîne héroïque évoquée à la fois,
Mes regards crurent voir passer l’ombre sereine
Des saintes femmes d’autrefois !

De nos martyrs chrétiens immortelles rivales,
Par tous les dévoûments grands cœurs fanatisés,
Que la France d’alors jetait sans intervalles
Sur ces bords incivilisés !


Dames de haut parages ou filles des chaumières,
Qui laissaient tout, famille, amis, brillants partis,
Pour venir apporter les divines lumières
Aux petits d’entre les petits !

Et mon cœur tressaillait ; car jamais, ô vieil arbre !
À nul fronton superbe, au seuil de nul tombeau,
Je n’ai rien vu, fouillé dans le bronze ou le marbre,
De plus touchant et de plus beau,

Que celle qui porta le nom de La Peltrie,
Sainte veuve, enseignant, sous tes ombrages frais,
Avec le nom de Dieu le grand mot de Patrie
Aux petits enfants des forêts ![1]

  1. Mme de la Peltrie, fondatrice des ursulines de Québec, fut l’une des plus belles figures de notre histoire. Elle s’appelait de son nom propre Marie-Madeleine de Chauvigny, et appartenait à la haute noblesse normande. Elle épousa, à dix-sept ans, un jeune gentilhomme du nom de La Peltrie, qui mourut cinq ans après. Alors elle décida de consacrer sa vie et sa fortune à l’instruction des petits sauvages du Canada. Mais son père, qui l’adorait, voulait la marier à un certain M. de Bernières. Elle s’entendit avec ce dernier, qui lui-même avait fait vœu de chasteté, pour simuler un mariage ; et, son père étant mort, elle s’embarqua à Dieppe, le 4 mai 1639, pour le Canada, avec cinq autres religieuses, au nombre desquelles se trouvait la fameuse Marie de l’Incarnation. En touchant la terre du Canada, toutes se jetèrent à genoux et baisèrent le sol. Le vieux frêne dont il s’agit ici se trouvait enclavé dans la cour du monastère fondé par la sainte veuve, et la tradition veut que ce soit sous son ombrage qu’elle allait s’asseoir de préférence pour enseigner la lecture et le catéchisme aux petites filles des Hurons. Quand il fut renversé par une tempête, le 24 juillet 1867, on l’appelait encore « le frêne de Mme de La Peltrie ».