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La Légende d’un peuple/Le Pionnier

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La Légende d’un peupleLibrairie BeaucheminPoésies choisies, 1 (p. 89-98).


J’ai bien connu jadis le vieux Baptiste Auclair.
C’était un grand vieillard jovial, ayant l’air
Déluré d’un ancien capitaine en retraite.
Autrefois au Nord-Ouest il avait fait la traite,
Et sa fortune aussi, disait-on dans le temps ;
Mais cela n’était pas bien sûr, car à trente ans
Il était retourné, sans le moindre étalage,
Reprendre la charrue et sa place au village,
Héritier de la terre et du toit paternels.


C’est là que je l’ai vu, dans les jours solennels,
Rieur, et se faisant craqueter les jointures,
Nous raconter ce qu’il nommait ses aventures.
Il avait élevé seize enfants : huit garçons
— Là-dessus je ne sais plus combien de bessons —
Et huit filles, tous seize installés en ménage.
Il n’en portait pas moins gaillardement son âge.
— J’ai, disait-il, bon pied, bon œil, et sapristi !
Sans me vanter, jamais je ne me suis senti
Si jeune et si dispos que lorsque la cohorte
De mes petits-enfants vient frapper à ma porte.
Et j’en ai, Dieu merci, cent dix-sept, bien comptés !
Beau chiffre, n’est-ce pas ? Tenez, vous plaisantez,
Vous autres, lorsque vous discutez politique,
Nation, avenir ; l’œuvre patriotique,
Jeunes gens, c’est la mienne ! Un homme est éloquent.
Et peut se proclamer bon patriote… quand ?
Quand il a cinquante ans labouré la prairie,
Et donné comme moi cent bras à la Patrie.
Mettez cela dans vos papiers, beaux orateurs ! —
Et, parcourant des yeux son cercle d’auditeurs,
Il éclatait de rire, attendant la réplique.


Le vieillard conservait une étrange relique
Au fond d’un vieux bahut à moitié ruiné ;
Il tenait ce trésor de son père, et l’aîné
De ses enfants devait en avoir l’héritage…
Il ne lui plaisait pas d’en dire davantage.

Un beau soir cependant qu’on le sollicitait,
Il exhiba l’objet devant nos yeux ; c’était
Un petit vêtement de gros chanvre, une espèce
De chemise d’enfant, lourde, grossière, épaisse,
Mal cousue, et portant sur son tissu taché
Quelques traces d’un brun noirâtre et desséché.

— C’est là du sang, Messieurs, du sang de race fière !
Dit le vieillard. Et puis, roulant sa tabatière
Entre ses doigts noueux, il nous fit le récit
De la simple et navrante histoire que voici :

— C’était bien avant nous, au temps où les sauvages
Faisaient dans le pays tant de sanglants ravages,


Commença tristement le vieux Baptiste Auclair.
Au penchant du coteau baigné par le flot clair
Où le beau Nicolet, à deux pas du grand fleuve,
Mire aujourd’hui gaîment sa cathédrale neuve,
À l’ombre d’un bouquet de pins au faîte altier,
Que les siècles n’ont pu terrasser tout entier,
Trois hardis pionniers, en ces jours de tourmentes,
Avec l’espoir prochain de saisons plus clémentes,
Avaient planté leur tente à la grâce de Dieu.

L’un d’eux se nommait Jacque. Il avait dit adieu
Aux droits, à la corvée, à la taille, aux gabelles,
Pour s’en venir chercher avec d’autres rebelles,
Sous des cieux où le fisc n’eût pas encore lui,
Un peu de liberté pour les siens et pour lui.
Sa femme, une robuste enfant de Picardie,
Trois fois avait doté leur famille agrandie
D’un nouveau-né gaillard, alerte et bien portant.
Et l’œil des deux époux allait à chaque instant,
Avec un long regard, hélas ! souvent morose,
Des aînés tout brunis au bébé frais et rose.


Or ce dernier n’avait que six mois seulement
Lorsque se déroula l’affreux événement
Qui sur un lit d’horreur le jeta seul au monde.

Pour les colons l’année avait été féconde.
La pente des coteaux et le creux des vallons
Étalaient, souple et lourd, un manteau d’épis blonds,
Qui, comme un lac doré que le soleil irise,
Flottait luxuriant au souffle de la brise.
L’heure de la moisson était venue ; aussi
Le cœur des défricheurs, oubliant tout souci,
Montait reconnaissant vers Celui dont l’haleine
Enrichit les sillons et fait jaunir la plaine.

Un soir, notre ami Jacque, après mûr examen,
Prépara sa faucille, et dit : — C’est pour demain ! —
Puis il pria longtemps, et dormit comme un juste.
Hélas ! si par hasard, ce soir-là même, juste
À l’heure où les colons se livraient au sommeil.
En amont du courant, prêt à donner l’éveil,

Quelqu’un eût côtoyé la rive solitaire,
Il eût sans doute vu, furtifs, rasant la terre
Dans l’ombre de la berge, et pagayant sans bruit,
Trois longs canots glisser lentement dans la nuit.
C’étaient les Iroquois, ces maraudeurs sinistres,
Dont les premiers feuillets de nos anciens registres
Racontent si nombreux les exploits meurtriers.

Rendus non loin des lieux où nos expatriés
Avaient fortifié leur petite bourgade,
Dans un enfoncement propice à l’embuscade,
Ils prirent pied, masqués par un épais rideau
De branchages touffus inclinés à fleur d’eau ;
Puis sur le sable mou halèrent en silence
Leurs pirogues au fond le plus obscur de l’anse,
Et, sous les bois, guettant et rampant tour à tour
Tapis dans les fourrés, attendirent le jour.

Celui-ci se leva radieux et superbe.
C’est fête aux champs le jour de la première gerbe ;

Aussi nos moissonneurs, les paniers à la main,
Dès l’aube, tout joyeux, se mirent en chemin.
Les aînés, que la mère avec orgueil regarde,
S’avançaient tapageurs en piquet d’avant-garde,
Tandis que Jacque, ému, riait d’un air touchant
Au petit que sa femme allaitait en marchant ;
Car, suivant la coutume, on était en famille.

Bientôt, au bord d’un champ où l’épi d’or fourmille,
On fit halte. Partout, des prés aux bois épais,
Nul bruit inusité, nuls indices suspects,
Rien qui troublât la paix des vastes solitudes.
Du reste on n’avait nul sujet d’inquiétudes :
Pas une bête fauve, et, quant aux Iroquois,
Ils n’osaient plus tirer leurs flèches du carquois,
Refoulés qu’ils étaient au fond de leurs repaires.
On pouvait donc compter sur des jours plus prospères.
Enfin, l’espoir au cœur, et ne redoutant rien,
Jacque — après avoir fait le signe du chrétien —
Près du marmot qui dort au creux d’une javelle,
Commença les travaux de la moisson nouvelle.


Un ravissant tableau ! Dans le cadre assombri
De l’immense forêt qui lui prête un abri,
Une calme clairière où l’on voit, flot mouvant,
Les blés d’or miroiter sous le soleil levant ;
À genoux sur la glèbe, et tête découverte,
Les travailleurs penchés sur leur faucille alerte ;
Deux enfants poursuivant le vol d’un papillon ;
Et puis ce petit ange, au revers d’un sillon,
Parmi les épis mûrs montrant sa bouche rose…
C’était comme idylle au fond d’un rêve éclose.

Qu’advint-il ? On ne l’a jamais su tout entier.
Ce matin-là, quelqu’un, en suivant le sentier
Qui conduisait du fort à la rive isolée,
Entendit tout à coup, venant de la vallée
Où Jacque était allé recueillir sa moisson,
Quelque chose d’horrible à donner le frisson.
C’étaient des cris stridents, aigus, épouvantables ;
Et puis des coups de feu, des plaintes lamentables,
Appels désespérés et hurlements confus
Frappant lugubrement l’écho des bois touffus.
Les farouches rumeurs, longtemps se prolongèrent ;
Longtemps dans le lointain des clameurs s’échangèrent ;

Et puis, sur la rivière où le bruit se confond,
Succéda par degrés un silence profond.…

Le soir, lorsque les deux colons du voisinage
Osèrent visiter la scène du carnage,
Un spectacle hideux s’offrit à leurs regards :
Trois cadavres sanglants, défigurés, hagards,
Jacque et ses deux enfants, pauvre famille unie
Dans une même atroce et fatale agonie,
Mutilés, ventre ouvert, le crâne dépouillé,
Grisaient là sur le sol par le meurtre souillé.
Quant à la mère, hélas ! elle était prisonnière,
Sans doute condamnée à mourir la dernière
À quelque affreux gibet par l’enfer inventé.

On plia le genou sur le champ dévasté ;
Et, de ces cœurs naïfs glacés par l’épouvante,
La prière des morts allait monter fervente,
Lorsque au De profundis clamavi — faiblement,
Une plainte, ou plutôt un long vagissement
Se fit entendre ainsi qu’un appel d’âme en peine.


Les colons étonnés retinrent leur haleine…
C’était comme un sanglot d’enfant ; et, stupéfait,
Quelques instants plus tard, on trouvait en effet,
Dans le creux d’un sillon, la face contractée,
Perdu sous un amas de paille ensanglantée,
Un enfant de six mois suffoquant à demi.
Sans doute que la mère avait de l’ennemi
Par cet ingénieux moyen trompé la rage,
Et, dévoûment sublime ! avait eu le courage
De marcher à la mort d’un cœur déterminé,
Sans trahir d’un regard le pauvre abandonné !

Or ce pauvre orphelin, ce pauvre petit être,
Dit le vieux, plus ému qu’il ne voulait paraître,
Voici le vêtement qu’il portait ce jour —là ;
Et, si je le conserve avec respect, cela
Ne surprendra bien fort personne ici, j’espère,
Car cet enfant… c’était mon arrière-grand-père.[1]

  1. L’épisode qui fait le sujet de cette pièce n’est pas strictement historique. Mais les faits analogues étaient d’occurrence journalière dans les premiers temps de la colonie. Le terrible souvenir s’en est perpétué jusqu’à nos jours parmi la population canadienne. On n’y parle jamais de Croquemitaine aux enfants récalcitrants ; on dit : Les sauvages vont venir !