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La Légende d’un peuple/Missionnaires et martyrs

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La Légende d’un peupleLibrairie BeaucheminPoésies choisies, 1 (p. 83-88).


Sceptiques ou croyants, oui, tous tant que nous sommes,
Courbons ici nos fronts ! Ceux-là furent des hommes,
Des soldats du progrès, des héros et des saints.
Peut-être surent-ils, mieux encor que les autres,
Du Dieu dont ils s’étaient faits les humbles apôtres,
Comprendre ici les grands desseins.

Jamais on n’avait vu spectacle plus étrange
Que cette courageuse et modeste phalange


Pleine d’ardeur mystique et de projets virils,
Qui, nouveaux messagers de la parole sainte,
Traversaient l’univers pour se jeter sans crainte
Au-devant de tous les périls.

Sol natal, amitiés, rang, fortune, espérance,
Famille, ils quittaient tout avec indifférence ;
Pas un seul qui faiblît au moment de partir !
Et pourtant qu’allaient-ils chercher sur ces rivage,
Sinon, après la vie errante des sauvages,
La mort sanglante du martyr ?

Oh ! lorsque l’on parcourt nos annales naissantes,
Et que, tournant du doigt ces pages saisissantes,
On poursuit pas à pas par la pensée, au fond
De la forêt immense encore inexplorée,
Ces immortels semeurs de la moisson sacrée,
On éprouve un trouble profond.


Vieux prêtres au front chauve ou lévites imberbes,
Pieds nus mais souriants, harassés mais superbes,
Aux plus mortels dangers prodiguant leurs défis,
Regardez ces héros, en leur ardeur sans borne,
S’enfoncer à travers l’horreur du désert morne,
Sans autre arme qu’un crucifix.

Fleuves, monts et torrents, chaleurs, pluie ou tempête,
Rien ne les décourage et rien ne les arrête ;
Narguant les jours sans pain, bravant les nuits sans feu,
Poursuivis par les loups et guettés par les fièvres,
L’Évangile à la main et le sourire aux lèvres,
Ils vont sous le regard de Dieu.

Où ? Qu’importe ! leur zèle embrasse un hémisphère.
Sous des cieux incléments si loin que vont-ils faire ?
Quel but rêvent-ils donc qui les fait tant oser ?
Où donc est le secret du feu qui les consume ?
C’est que leur mission en deux mots se résume :
Convertir et civiliser !


Devant ces deux grands mots point d’obstacle qui tienne !
Oui, ces fiers envoyés de la France chrétienne
N’ont qu’un vœu, qu’un désir et qu’une ambition :
Conquérir, par l’effort de vertus surhumaines,
Des âmes à l’Église, et de nouveaux domaines
À l’héroïque nation.

Et l’un d’eux meurt de faim dans la forêt profonde ;
Un autre, sur le seuil d’un village qu’il fonde,
D’un coup de tomahawk a le crâne entr’ouvert ;
Celui-ci s’engloutit sous la vague écumante ;
Celui-là disparaît, perdu dans la tourmente
D’une terrible nuit d’hiver.

Ici c’est Daniel expirant sous les balles ;
Là c’est Jogue et Goupil sur qui les cannibales
De leur instinct féroce épuisent tout le fiel ;
Plus loin c’est Lalemand, Brébeuf, d’autres encore,
Qui, sous le fer cruel et le feu qui dévore,
Meurent les yeux levés au ciel.


Bien plus, ce même Jogue, indomptable nature,
Après mainte agonie au poteau de torture,
Réussit par miracle à tromper ses bourreaux ;
Mais, perclus, mutilé, vers ces lieux où l’attire
La soif du sacrifice ou l’amour du martyre,
Il revient mourir en héros.

Et puis, à chaque instant, nouvelles découvertes !
Jour après jour, ce sont d’autres routes ouvertes
À travers la savane ou les fourrés épais ;
Et l’homme primitif, que tant de zèle touche,
Devenu par degrés moins sombre et moins farouche,
Offre le calumet de paix.

De nouveaux dévoûments ces preux toujours en quête,
Cent ans marchent ainsi de conquête en conquête,
Distribuant l’aurore à toute cette nuit…
Et l’Europe applaudit ces sublimes cohortes
Qui d’un monde inconnu brisent ainsi les portes
Devant le progrès qui les suit.


Ô mon pays, au cours des siècles qui vont naître,
Puissent tes fiers enfants ne jamais méconnaître
Ces humbles ouvriers de tes futurs destins !
Ils furent les premiers défricheurs de la lande :
Qu’on réserve toujours la plus fraîche guirlande
Pour ces vaillants des jours lointains !

Et nous, qui recueillons — oui, croyants ou sceptiques —
Les éternels bienfaits que ces âmes antiques
Sur notre terre vierge ont semés en passant,
N’oublions pas qu’un jour l’arbre aux palmes sans nombre
Qui protège aujourd’hui nos enfants de son ombre
A germé dans leur noble sang ![1]

  1. Les principaux martyrs de la foi au Canada sont : le P. Viel, noyé par les Hurons, au Saut-au-Recollet, en 1630 ; — le missionnaire de Nouë, trouvé gelé dans les îles de Sorel, en 1646 ; — le P. Jogues, martyrisé par les Agniers, en 1947 ; — les PP. Daniel, de Brébeuf, Lallemand, Chabanel, Garnier, Butteux, Liégeois, Garneau, Le Maître, massacrés par les Iroquois, de 1648 à 1661 ; — et enfin le P. Rasle, tué au seuil de sa chapelle, par les Anglais, en 1727. Les supplices que les sauvages faisaient subir à ces héroïques missionnaires étaient épouvantables. On les traînait pieds nus, durant des semaines, à travers la forêt, quelquefois sur le sol glacé, puis on les forçait de marcher sur des charbons ardents ; on les meurtrissait de coups ; on leur labourait la chair avec des aiguillons enflammés ; on leur arrachait les ongles ; on leur coupait les phalanges avec les dents, puis on leur fumait les doigts ainsi mutilés dans des pipes brûlantes ; on rouvrait leurs plaies et on les laissait béantes jusqu’à ce que les vers s’y missent ; on les attachait à des poteaux, de façon qu’ils ne pussent se reposer un seul instant, et dans cette position, on leur passait autour du cou des colliers de haches rougies à la flamme, et autour du corps des ceintures d’écorce enduites de gomme et de résine en feu ; on leur arrachait la chevelure, puis on leur versait de l’eau bouillante sur le crâne, que l’on recouvrait ensuite d’une couche de braise ; on leur enlevait des lambeaux de chair, qu’on faisait griller et qu’on dévorait ensuite sous leurs yeux ; enfin tout ce que la plus horrible férocité pouvait imaginer était mis en œuvre par ces barbares pour torturer ceux qui leur apportaient, au prix de tant de peines et de sacrifices, les bienfaits du christianisme et de la civilisation.