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La Légende d’un peuple/Le Vieux Patriote

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La Légende d’un peupleLibrairie BeaucheminPoésies choisies, 1 (p. 277-283).
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Moi, mes enfants, j’étais un patriote, un vrai !
Je n’en disconviens pas ; et tant que je vivrai,
L’on ne me verra point m’en vanter à confesse...
Je sais bien qu’aujourd’hui maint des nôtres professe
De trouver insensé ce que nous fîmes là.
Point d’armes, point de chefs, c’est ceci, c’est cela ;
On prétend que c’était faire d’un mal un pire
Que de se révolter.

                          Tout ça, c’est bon à dire,
Lorsque la chose est faite et qu’on sait ce qu’on sait !


Ces sages-là, je puis vous dire ce que c’est ;
Ça me connaît, allez ; c’est un vieux qui vous parle.
Nous en avions ailleurs, mais surtout à Saint-Charle.
Ah ! la sagesse même ! et pleins de bons conseils.
Si tous les Canadiens eussent été pareils,
On en aurait moins vu debout qu’à quatre pattes.
Nous les nommions torys, chouayens, bureaucrates ;
Et d’autres noms encor ― peu propres, je l’admets.

Ces gens-là, voyez-vous, cela ne meurt jamais ;
Et si, ce dont je doute, ils ont une âme à rendre,
Le bon Dieu n’a pas l’air bien pressé de la prendre.
D’ailleurs il en revient ; on en voit tous les jours.
Aussitôt les loups pris, ils connaissent les tours ;
Moisson faite, ils sont là pour gruger la récolte.

J’en ai connu qui nous poussaient à la révolte,
Et qui, le lendemain de nos premiers malheurs,
Nous traitaient de brigands, d’assassins, de voleurs,
Ou qui criaient : ― Je vous l’avais bien dit !

                                                     Ah ! dame,
On aurait pu bourrer la nef de Notre-Dame,


Après l’affaire, avec ces beaux prophètes-là !
Il en poussait partout, en veux-tu en voilà !
Qu’on me montre un pouvoir qui frappe ou qui musèle,
Je vous en fournirai de ces faiseurs de zèle !

Et puis n’avions-nous pas les souples, les rampants,
Les délateurs payés, les guetteurs, les serpents ?
Ces Judas d’autrefois, je les retrouve encore.
Tout ce qui les anime et ce qui les dévore,
C’est le bas intérêt, l’instinct matériel.
Ils étaient tous autour du gibet de Riel ;
Les noms seuls ont changés.

                                Quand le sanglant Colborne
Incendiait nos bourgs, leur joie était sans borne.
Ils disaient, en voyant se dresser l’échafaud,
Alors comme aujourd’hui : ― C’est très bien, il le faut !
On doit défendre l’ordre et venger la morale ! ―
Et puis, dame, il faut voir la mine doctorale
Qu’ils prennent pour vous dire un tas d’absurdités
De cette force-là. Pour eux, les lâchetés
Ne comptent pas ; allez, je les ai vus à l’œuvre ;


Il en est qui rendraient des points à la couleuvre
Pour faire en serpentant leur tortueux chemin.

Et puis, messieurs vous font passer à l’examen !
Quand on ne peut comme eux se faire à tous les rôles,
On n’est que des cerveaux brûlés, ou bien des drôles.
Charmant d’avoir affaire à de pareils grands cœurs !

Mais laissons de côté rancunes et rancœurs.
Je voulais, mes enfants, tout bonnement vous dire
Que j’étais patriote alors, et pas pour rire !
J’en ai vu la Bermude, ― un pays, en passant,
Sans pareil pour qui veut faire du mauvais sang ;
Un pays bien choisi pour abrutir un homme ; ―
Eh bien, mes compagnons pourront vous dire comme
J’ai toujours été fier, en mes meilleurs instants,
D’avoir été, comme eux, l’un des fous de mon temps !
Je me moque du reste.

                           Et puis voyons, que diantre !
Si nous étions restés, comme on dit, à plat ventre,
Ainsi que j’en connais, courbés sous le mépris
De ceux qui nous voulaient aplatir à tout prix ;


Si nous eussions subi la politique adroite
Dont on cherche à leurrer les peuples qu’on exploite ;
Que dis-je ? non contents du titre de sujets,
Si nous avions servi les perfides projets
De ceux qui nous voulaient donner celui d’esclaves,
Dites-moi donc un peu, que serions-nous, mes braves ?
Quand furent épuisés tous les autres moyens,
Nous avons dit un jour : ― Aux armes, citoyens !...

Nous n’avions pas, c’est vrai, de très grandes ressources ;
Nous avions même un peu le diable dans nos bourses ;
Il fallait être enfin joliment aux abois,
Avec de vieux fusils et des canons de bois,
Pour déclarer ainsi la guerre à l’Angleterre ;
Mais des hommes de cœur ne pouvaient plus se taire.
Plutôt que sous le joug plier sans coup férir,
Nous avons tous jugé qu’il valait mieux mourir.

Le premier résultat fut terrible sans doute ;

Bien du sang généreux fut versé sur la route ;
Sur les foyers détruits, bien des yeux ont pleuré ;
Mais, malgré nos revers, peuple régénéré,
Nous avons su montrer ― que l’heure en soit bénie ! ―
Ce que peut un vaincu contre la tyrannie.

Au reste, l’on a vu le parlement anglais
― Qui ne vient pas souvent pleurer dans nos gilets,
Et qu’on accuse peu de choyer ses victimes ―
Déclarer par le fait nos griefs légitimes.
Les droits qu’on réclamait, il les reconnut tous !

Et l’on nous traite encor de drôles et de fous !...

Mais l’insensé qui blâme avec tant d’assurance,
Si l’on ne lui fait plus crime d’aimer la France,
S’il n’a plus sous le joug à passer en tremblant,
S’il possède le sol, s’il mange du pain blanc,
S’il peut seul, à son gré, taxer son patrimoine,
S’il vend à qui lui plaît son orge ou son avoine,
Si des torts d’autrefois il a bien vu la fin,
S’il peut parler sa langue, et s’il est libre enfin,


Il aura beau hausser encor plus les épaules,
Il le devra toujours à ces fous, à ces drôles !

Oui, mes enfants, j’étais un patriote, un vrai ;
Et jusques à la mort, je m’en applaudirai !