La Légende d’un peuple/Premières saisons

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La Légende d’un peupleLibrairie BeaucheminPoésies choisies, 1 (p. 77-81).


Ce fut un temps bien rude et plein d’âpres angoisses,
Que les commencements de ces belles paroisses
Qu’on voit s’échelonner aujourd’hui sur nos bords.
Quand, du haut du vaisseau qui s’ancre dans nos ports,
Le voyageur charmé contemple et s’extasie
Au spectacle féerique et plein de poésie
Qui de tous les côtés frappe ses yeux surpris,
Il est loin, oh ! bien loin de se douter du prix
Que ces bourgs populeux, ces campagnes prospères
Et leurs riches moissons coûtèrent à nos pères !


Chez nous, chaque buisson pourrait dire au passant :
Ces sillons ont moins bu de sueurs que de sang.
Par quel enchaînement de luttes, de souffrance,
Nos aïeux ont conquis ce sol vierge à la France,
En y fondant son culte immortel désormais,
La France même, hélas ! ne le saura jamais !

Quels jours ensanglantés ! quelle époque tragique !
Ah ! ce furent les fils d’une race énergique
Que les premiers colons de ce pays naissant.
Ils vivaient sous le coup d’un qui-vive incessant :
Toujours quelque surprise, embûche, assaut, batailles !
Quelque ennemi farouche émergeant des broussailles !
Habitants égorgés, villages aux abois,
Prisonniers tout sanglants entraînés dans les bois !…

Les femmes, les enfants veillaient à tour de rôle,
Tandis que le mari, le fusil sur l’épaule,
Au pas ferme et nerveux de son cheval normand,
Semeur de l’avenir, enfonçait hardiment


Dans ce sol primitif le soc de sa charrue.
Et si, l’été suivant, l’herbe poussait plus drue
Dans quelque coin du pré, l’on jugeait du regard
Qu’un cadavre iroquois dormait là quelque part.

Un jour, d’affreux forbans une bande hagarde,
Auprès d’un petit fort que personne ne garde,
Barbares altérés de pillage et de sang,
S’élance tout à coup des fourrés, en poussant
Je ne sais quel horrible et strident cri de guerre.

Les habitants du fort, qui ne soupçonnaient guère
Le farouche Iroquois embusqué si près d’eux,
Croyant pouvoir courir ce risque hasardeux,
Pour travailler aux champs, avaient eu l’imprudence
De laisser tout un jour leurs logis sans défense,
Et voilà que le fruit de dix ans de sueurs
Va tomber au pouvoir de ces lâches tueurs.


Mais Jeanne Hachette est là ! L’héroïne si chère
À la France, chez nous c’est « Jeanne » de Verchère !
Elle n’a pas seize ans. Voyant de toutes parts
L’ennemi la cerner, elle monte aux remparts.
Chaque porte est bien close, et les armes rangées
Dans chaque bastion sont là toutes chargées.
Elle prend un mousquet, met en joue et fait feu.…
Un homme tombe, un autre encore, et peu à peu
Les sanglants agresseurs, pris d’une rage folle,
Sous le canon qui tonne et la balle qui vole,
Interdits, et croyant voir leurs rangs décimés
Par une garnison de soldats bien armés,
Laissent morts et mourants, et battent en retraite ![1]

Hélas ! en feuilletant ces pages, l’on s’arrête
À des drames beaucoup plus froids et plus navrants.
D’où viennent ces clameurs et ces cris déchirants ?
C’est un bourg tout entier surpris dans la nuit noire
Par quinze cents bandits, et — lamentable histoire ! —
Aux horreurs d’un massacre incroyable livré.
Par la haine et le sang le regard enfiévré,
De tous côtés la horde infernale se rue.


On égorge partout, sous les lits, dans la rue ;
On poignarde, on fusille, on écartèle, on fend
Le crâne du vieillard sur le corps de l’enfant ;
On déchire le ventre à des femmes enceintes ;
Et plus loin, arrachés aux suprêmes étreintes,
On jette en pleins brasiers des petits au berceau ;
Enfin, quand le village est réduit en monceau
De débris calcinés et de cendres rougies,
Pour assouvir leur soif d’effroyables orgies,
Les démons tatoués s’en vont en tapinois
Recommencer plus loin leurs monstrueux exploits.[2]

Ô France, ces héros qui creusaient si profonde,
Au prix de tant d’efforts, ta trace au nouveau monde,
Ne méritaient-ils pas un peu mieux — réponds-moi ! —
Qu’un crachat de Voltaire et le mépris d’un roi !

  1. Mlle de Verchères, l’héroïne de cet épisode, naquit en 1678. Elle s’appelait Madeleine ; on comprendra que c’est par rapprochement que l’auteur lui donne un autre prénom. Ce fut en 1692 qu’elle accomplit cet exploit. Plus tard, elle épousa Pierre-Thomas Tarieu de Lanaudière, seigneur de Sainte-Anne-de-la-Pérade.
  2. « On était rendu aux premiers jours du mois d’août (1689), et rien n’annonçait un événement extraordinaire, lorsque, tout à coup, quatorze cents Iroquois traversèrent le lac Saint-Louis, dans la nuit du 5, durant une tempête de grêle et de pluie qui les favorise, et débarquent en silence sur la partie supérieure de l’île de Montréal. Avant le jour, ils se sont placés par pelotons, à toutes les maisons, sur un espace de plusieurs lieues. Les habitants sont plongés dans le sommeil. Les Iroquois n’attendent plus que le signal : il est donné. Alors s’élève un effroyable cri de mort ; les portes sont rompues, et le massacre commence partout en même temps. Les sauvages égorgent d’abord les hommes ; ils mettent le feu aux maisons qui résistent, et lorsque la flamme en fait sortir les habitants, ils épuisent sur eux tout ce que la fureur et la férocité peuvent inventer. Ils ouvrent le sein des femmes enceintes, pour en arracher le fruit qu’elles portent, et contraignent les mères à rôtir vifs leurs enfants. Deux cents personnes périssent dans les flammes. Un grand nombre d’autres sont entraînées dans les Cantons pour y souffrir le même supplice. L’île est inondée de sang et ravagée jusqu’aux portes de la ville de Montréal. De là, les Iroquois passent sur la rive opposée ; la paroisse de La Chenaie est incendiée tout entière, et une partie des habitants est massacrée. » (Garneau, Hist. du Canada.)