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La Légende de Gösta Berling/XXII

La bibliothèque libre.
Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 209-214).

CHAPITRE XXII
LA MORT

La mort, la meilleure amie des hommes, vint au mois d’août, quand les nuits sont pâles de clair de lune, à la maison du capitaine Uggla.

Derrière cette maison, on voit encore aujourd’hui un parc de minces bouleaux aux troncs blancs élancés, qui se disputent la lumière du ciel. C’est dans ce parc, alors jeune et riche de verdure, que la mort se glissait et se cachait pendant le jour ; mais la nuit elle se montrait à la lisière, toute blanche, sa faulx étincelant à la clarté de la lune.

En ce temps-là, l’amour habitait ce parc. Les vieilles personnes se plaisent à raconter comme les amoureux y cherchaient le silence et la solitude. Encore aujourd’hui, lorsque je passe devant Berga en maugréant contre les côtes et la poussière, ce parc aux troncs blancs et fins me réjouit par tous les souvenirs qu’il évoque de jeunesse et d’amour.

Mais en ce mois d’août, la mort s’y tapit, et les bêtes nocturnes la sentirent. Soir après soir, les gens de Berga entendirent glapir le renard ; et dans le pommier, sous la fenêtre de la capitaine, le hibou poussa ses ululements. La couleuvre rampa le long des allées de sable jusqu’à la porte de la maison, et l’on ne peut guère se tromper sur ce qu’annonce cette silencieuse messagère.

Et il arriva que le juge de Munkerud, qui revenait avec toute sa famille du presbytère de Bro, aperçut, dans la maison de Berga, vers deux heures du matin, une chandelle qui brûlait à la fenêtre de la chambre des hôtes. Et ceux qui l’accompagnaient distinguèrent nettement la flamme jaune et la chandelle blanche. Étonnés, ils parlèrent de cette lumière qui brillait dans la nuit d’été. Alors les gaies demoiselles de Berga rirent et prétendirent qu’on avait trop fêté la douce nuit au presbytère de Bro, car leurs chandelles étaient déjà finies au mois de mars ; et le capitaine protesta que personne n’avait couché dans cette chambre depuis des semaines et des mois. Mais sa femme se tut et pâlit : cette chandelle blanche ne s’allumait que lorsqu’une personne de sa famille allait mourir.

Peu de temps après, Ferdinand revint des forêts du nord, où il avait achevé son travail d’arpentage. Il en revint pâle, amaigri, avec un mal incurable aux poumons ; et, dès qu’elle revit son fils, la capitaine comprit qu’il était perdu. Et la mort s’avança plus délibérément vers cette maison hospitalière, où naguère la misère et la faim avaient été si bien accueillies.

Un mois plus tard, la capitaine, ne dormant pas, entendit frapper sur le rebord de sa fenêtre ; elle se leva, surprise, et demanda :

— Qui est là ?

Elle ouvrit même. Les hiboux et les chauves-souris voltigeaient au clair de lune. Mais elle ne vit point celle qui avait frappé.

— Viens, murmura-t-elle, viens, chère libératrice. Viens délivrer mon fils !

Et le lendemain, assise au chevet de Ferdinand, elle l’entretint de la béatitude qui attend les âmes affranchies.

— Ô mon fils, ne m’oublie pas lorsque toutes ces splendeurs se découvriront à toi. Ta pauvre mère n’a jamais vu que le Vermland. Mais tu lui prépareras sa céleste demeure, et tu viendras au devant d’elle, lorsque Dieu l’appellera à lui. Alors, les forêts de sapins ne nous borneront pas comme ici, à Berga : leur sombre mur ne nous cachera plus toute la beauté du monde, et nos yeux iront sur de vastes mers et des plaines ensoleillées ; et mille ans n’auront pas la durée d’un jour.

Ainsi charmé de visions magnifiques, le jeune homme s’éteignit. Ce fut chose admirable que sa mort. Certes, on pleurait autour de son lit, mais il souriait, et les larmes de sa mère qui tombaient sur son visage immobile n’étaient point des larmes de douleur.

Jamais enterrement ne fut célébré comme celui de Ferdinand Uggla. Tout était gai dans la nature : le jeu des rayons de soleil et le caprice des nuages, les faisceaux de gerbes qui ornaient les champs, les pommes de glace qui, au jardin presbytérial, luisaient transparentes et jaunes, et, chez le sacristain, les carrés brillants de dahlias et d’œillets. Devant le corbillard recouvert de fleurs, des enfants semaient des feuilles et des pétales odorantes. Personne ne portait de vêtements de deuil ni de crêpes, ni de grands cols rabattus aux larges ourlets. La capitaine avait voulu que son fils, mort en joie, fût suivi d’un cortège nuptial.

Derrière le cercueil, s’avançait Anna Stiernhœk, la belle fiancée du mort, la couronne de mariée sur la tête, et, sous le long voile de noces, habillée d’une robe traînante en soie blanche et moirée. Immédiatement après Anna, la capitaine marchait au bras de son mari. Si elle avait eu une lourde robe de soie brochée, elle l’eût mise ; si elle avait eu des plumes et des bijoux, elle les aurait portés, afin d’honorer son fils. Mais elle ne possédait que cette unique robe en taffetas noir et ces dentelles jaunies qui avaient vu tant de fêtes. Elle s’en para donc, et sa volonté fut respectée de tous ceux qui formaient le convoi. Ils défilaient, couple par couple, les dames avec des boucles et des broches étincelantes, des colliers de perles laiteuses, des bracelets d’or et des dentelles et des rubans, et, sur leurs épaules, le châle en crêpe de Chine qu’elles avaient reçu comme cadeau de mariage ; les hommes, en gilet de velours ou de brocart, l’habit à col haut, et aux boutons dorés.

Mais bien qu’ils fussent en atours de fête, aucun œil ne resta sec, lorsque, aux sons des cloches, ils s’acheminèrent vers la fosse. Ils pleuraient non seulement sur le mort mais sur eux-mêmes. Voici le marié dans sa bière et voici l’épousée, et les voici, hommes et femmes, attifés et ornés, et voués pourtant à la tristesse et à la mort.

Seule, la capitaine ne pleurait pas.

Quand les prières furent dites et la fosse comblée, le cortège s’écoula, et elle resta seule à côté d’Anna Stiernhœk.

— Écoute, dit-elle à la jeune fille : j’ai fait à Dieu cette prière : « Mon Dieu, laissez venir la mort et qu’elle prenne mon fils et qu’elle l’emmène vers vos demeures éternelles. Exaucez-moi, mon Dieu, et mes yeux ne verseront que des larmes de joie. Je l’accompagnerai jusqu’à sa tombe, comme à des noces, et je planterai sur la terre qui le recouvrira le rosier qui fleurit si richement au rebord de ma fenêtre. » Et mon fils est mort. Et j’ai pleuré des larmes de joie. Anna, sais-tu pourquoi j’ai adressé cette prière à Dieu ?

Elle regarda la jeune fille qui demeura muette et pâle. Peut-être Anna Stiernhœk s’efforçait-elle en ce moment-là d’étouffer les voix intérieures qui lui murmuraient déjà qu’elle était libre.

— C’est ta faute, reprit la capitaine.

La jeune fille s’affaissa, mais ne répondit pas un mot.

— Oui, ta faute. Autrefois, Anna, tu étais fière et capricieuse : tu jouais avec le cœur de mon fils : tu l’acceptais, puis tu le repoussais. Peut-être alors aimions-nous ton argent autant que nous t’aimions toi-même. Mais tu nous es revenue : tu étais douce et patiente, bonne et forte ; tu nous entourais d’amour ; tu nous rendis heureux ; tu te fis notre providence, et nous autres, pauvres gens, nous t’adorions. Et cependant il eût mieux valu que tu ne fusses jamais revenue. Je n’aurais pas eu besoin de demander à Dieu qu’il abrégeât la vie de mon fils ! À Noël, il aurait pu supporter la douleur de te perdre ; mais, maintenant qu’il avait appris à te connaître, il en eût affreusement souffert. Et, sois-en persuadée, je ne t’aurais jamais permis de l’accompagner vivant, dans cette église de Bro, avec la toilette de mariée que tu portes à ses funérailles. Car, je l’ai bien senti, tu ne l’aimais pas. T’imagines-tu que je ne sache pas reconnaître l’amour où il se trouve et voir où il manque ? Tu ne l’aimais pas. Tu es restée chez nous par charité. Et j’ai souhaité que Dieu prît mon fils avant qu’il s’en aperçût ou que je fusse obligée de lui ouvrir les yeux et de lui déchirer le cœur. Comprends-tu maintenant pourquoi j’ai remercié Dieu ?

Elle semblait attendre une réponse, mais la jeune fille écoutait trop de voix au fond de son âme et ne pouvait encore parler.

Alors la capitaine s’écria :

— Ah, comme ils sont heureux ceux qui regrettent leurs morts et versent des torrents de larmes sur les tombeaux !

Anna, les mains pressées contre son cœur, se rappelait la nuit d’hiver où elle avait juré sur son jeune amour de devenir la consolation et l’appui de cette pauvre famille. Son sacrifice n’était-il donc pas de ceux que Dieu accepte ? Mais, si elle allait jusqu’à l’extrême de l’abnégation, refuserait-il de bénir son œuvre ?

— Que faut-il donc pour que tu regrettes ton fils ? de manda-t-elle.

— Il faudrait que je n’en crusse plus le témoignage de mes propres yeux. Il faudrait… ah ! il faudrait que je fusse convaincue de ton amour !

La jeune fille se releva, les yeux brillants d’exaltation. Elle arracha son voile de mariée qu’elle étendit sur le tertre ; elle arracha sa couronne et la posa sur son voile.

— Regarde si je l’aimais ! s’écria-t-elle. Je lui offre ma couronne et mon voile. Je me marie à lui. Et jamais je n’appartiendrai à un autre.

La capitaine resta un instant muette ; puis tout son corps lut secoué de sanglots, et enfin ses larmes jaillirent, de vraies larmes, des larmes de douleur.

Et la mort frémit en voyant ces larmes : elle se laissa glisser au bas du mur où elle s’était accroupie et disparut entre les gerbes de blé dont les faisceaux s’alignaient dans les champs.