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La Légende de Gösta Berling/XXIII

La bibliothèque libre.
Traduction par André Bellessort et Thekla Hammar.
Nilsson (p. 215-223).

CHAPITRE XXIII
LA SÉCHERESSE

Si les choses inanimées peuvent aimer, si elles savent distinguer les amis des ennemis, je voudrais bien avoir leur sympathie. Je voudrais que la terre verte ne sentît point mes pas comme un fardeau ; je voudrais qu’elle me pardonnât les blessures que lui font, pour me nourrir, la bêche et la charrue, et qu’elle s’ouvrît volontiers à mon cadavre. Je voudrais que l’onde, dont mes rames brisent le brillant miroir me fût aussi indulgente et aussi patiente que la mère à son enfant qui grimpe sur ses genoux sans respecter la soie intacte de sa belle robe de fête. Car il m’a souvent paru que les choses pensent et souffrent avec les êtres vivants. Ce qui nous sépare d’elles n’est pas si épais que le supposent les hommes. N’avez-vous pas remarqué qu’aux époques où la terre est livrée aux inimitiés et aux haines, les champs deviennent avares et les vagues féroces ?

L’année que régnèrent les Cavaliers fut une étrange année. Toute la nature parut animée de leur esprit. Si l’on savait raconter ce qui, pendant cette année, se passa parmi les hommes aux rives du Leuven, le monde s’en étonnerait. Là où un vice se cachait, il se dévoila. Là où il y avait une fissure entre le mari et la femme, la fissure s’élargit en crevasse. Les volontés robustes et les fortes vertus se frayèrent leur chemin à travers les obstacles. Tout ne fut point mauvais ; cependant le bien devint aussi funeste que le mal.

D’Ekebu cette agitation se propagea aux autres forges et aux autres domaines et descendit dans les forêts. Ainsi, quand le vent abat les arbres, le pin qui tombe entraîne dans sa chute un autre pin et celui-ci un troisième, et les arbustes mêmes s’écroulent sous le poids des colosses.

Jamais les cœurs ne furent plus sauvages, les cerveaux plus égarés, ni les danses plus folles aux carrefours des routes, ni les tonneaux de bière plus rapidement vidés, ni l’orge et le blé jetés avec plus de profusion dans la cuve d’eau-de-vie, ni les fêtes plus nombreuses ; et jamais l’éclair du couteau ne suivit de plus près le grondement de l’injure.

Et cette sorte de démence se communiqua à tout ce qui vit. Jamais les loups et les ours ne firent plus de ravages ; jamais renards et hiboux ne hurlèrent plus sinistrement ; jamais les moutons ne furent plus souvent perdus au bois ; jamais la maladie ne terrassa tant de précieux bétail.

Celui qui veut percevoir les vrais rapports entre les choses doit quitter les villes et habiter une cabane solitaire au fond des bois. Qu’il surveille, la nuit, les meules de charbon, ou qu’il passe un mois d’été sur les longs lacs, pendant que les radeaux font leur lent trajet vers le Vœnern : il comprendra les signes de la nature et connaîtra combien l’inquiétude humaine gagne les objets inanimés. Le peuple le sait. Aux époques de troubles, « la dame des bois » éteint les meules, l’ondine abîme les barques, le vieux Neck, ce paisible habitant des rivières, déchaîne des contagions, le lutin fait dépérir les vaches.

On n’avait point vu au Vermland des flots de printemps si violents et si furieux. Le moulin d’Ekebu ne fut pas leur seule proie. De petits ruisseaux qui jadis, lorsqu’avril les avait enflés, pouvaient tout au plus emporter quelque hutte vide, dévastèrent cette année-là des fermes entières. Nul n’avait souvenance que la foudre eut causé tant de dommages avant la Saint-Jean ; mais, après la Saint-Jean, on ne l’entendit plus une seule fois.

Alors vint la sécheresse.

Il ne tomba pas une goutte de pluie, du milieu de juin jusqu’à la fin d’août. Le district de Lœfsiœ fut brûlé. Ah, ce beau soleil, comme il sait faire du mal ! Il est comme l’amour : personne n’ignore les infortunes qu’il amène, et cependant on lui pardonne. Il est comme Gösta Berling : il donne de la joie à tous, et c’est pourquoi on se tait sur les malheurs qu’il déchaîne.

En des contrées plus méridionales, cette sécheresse après la Saint-Jean n’aurait peut-être pas été aussi funeste. Mais ici le printemps était arrivé tard. L’herbe n’avait pas encore grandi ; le seigle fut privé de nourriture au moment qu’il allait fleurir et remplir ses épis ; le blé, semé au mois de mai, dont on faisait la plus grande partie du pain, porta de pauvres épis maigres sur de petites tiges ; les raves ne germèrent pas, les pommes de terre ne tirèrent aucun suc de ce sol pétrifié. Aussi commença-t-on à trembler dans les cabanes éloignées, et la terreur descendit parmi les gens plus calmes de la plaine.

— La main de Dieu cherche un coupable, dit-on.

— Est-ce moi, Seigneur Dieu ? Est-ce pour mes péchés que la terre se dessèche ?

Et, pendant que l’herbe jaunit et que le bétail, les yeux rouges, halète de chaleur et se presse autour des sources qui tarissent, des bruits étranges agitent la contrée.

— Un pareil fléau ne nous frappe pas sans cause, murmure le peuple. Quel est celui parmi nous que le doigt de Dieu a désigné ?

C’était un dimanche. Le service divin venait de finir. Les gens se promenaient en groupes sur les chemins poudreux. Tout autour d’eux, les bois étaient consumés par le soleil et aussi par l’incendie. Ce que le feu avait épargné, les insectes l’avaient dévoré. Les pins avaient laissé choir leurs aiguilles, et les feuilles des bouleaux pendaient rongées jusqu’aux nervures. Les pauvres gens ne manquaient pas de sujets d’entretien ; et plus d’un évoquait le souvenir des années de disette de 1808 et 1809 et de l’hiver de 1812, où les moineaux eux-mêmes mouraient de froid. La famine ne leur était point inconnue ; ils savaient de longue date le moyen de faire du pain d’écorce, et comment on habitue les vaches à manger de la mousse. Une femme avait essayé de cuire une espèce de pain d’orge et d’airelles séchées ; elle en donnait à goûter et s’en montrait très fière. Mais la même question planait sur toutes les conversations et rendait tous les regards anxieux.

— Qui, ô Seigneur, qui a commis le péché dont tu nous punis en nous ravissant notre pauvre pain ?

Or, un homme s’arrêta devant l’allée qui montait à la demeure de l’avare pasteur de Brobu. Il ramassa un rameau sec et le jeta dans l’allée.

— Sèches comme ce rameau ont été les prières que ce prêtre offrit au Seigneur ! dit-il.

Celui qui venait après lui imita son exemple et jeta un rameau à la même place.

— Voilà le seul présent qui convienne à ce pasteur ! dit-il.

Un troisième fit de même et dit :

— Ce pasteur a été comme la sécheresse ; des ramilles et des brins de paille, c’est tout ce qu’il aurait voulu nous laisser !

Et le quatrième s’écria :

— En signe de honte éternelle, je lui jette cette branche. Qu’il se dessèche comme elle !

Et chaque passant trouve une parole à dire et une branche à lancer. Et les fagots s’entassèrent à l’angle des deux routes.

Ce fut la vengeance du peuple. Personne ne leva la main sur le misérable avare. Les gens allégeaient un peu leur lourde peine en ajoutant un rameau à ce monceau d’opprobre. Et ils se contentaient d’indiquer le coupable à la justice de Dieu.

Le vieux prêtre observa bientôt que ce monceau grandissait de jour en jour. Il le fit enlever ; d’aucuns prétendent qu’il en chauffait le fourneau de sa cuisine. Mais, le lendemain, un autre tas s’élevait au même endroit ; et on ne l’avait pas ôté qu’un autre se dressait. Et les rameaux secs criaient :

— Honte, honte au pasteur de Brobu !

C’étaient les journées torrides de la canicule. Lourd de fumée, imprégné d’une odeur d’incendie, l’air pesait sur le pays comme une angoisse. Les cerveaux s’échauffaient ; les pensées s’affolaient. Le pasteur de Brobu devenait dans les imaginations une sorte de mauvais esprit qui fermait jalousement les sources de la pluie. Et l’avare ne pouvait plus se méprendre sur la haine qu’il inspirait et sur l’opinion de tous ces gens qui le rendaient responsable de leur misère. Il essaya de rire d’eux et de leurs rameaux : après une semaine, il ne riait plus. Ces monceaux de bois sec le vainquirent. Il y pensait nuit et jour. Il comptait ces témoignages accablants qui s’empilaient devant sa porte. Et la croyance du peuple commençait à s’insinuer en lui.

En quelques semaines il devint très vieux et très débile. Assis toute la journée au seuil de sa maison, il regardait, d’un œil fixe, grossir le tas de bois. Et les gens étaient impitoyables. Et le tas ne cessait de grossir.

Un jour Gösta Berling passa sur la route. Le pasteur était assis comme d’ordinaire, et, d’une main distraite, d’un air absent, manipulait et rangeait les rameaux secs. Gösta s’apitoya sur son sort.

— Que fait donc le pasteur ? dit-il en descendant de voiture.

— Oh, rien du tout…

— Mais pourquoi restez-vous assis au milieu de la poussière ?

— Oh, j’aime mieux être ici.

Alors le jeune homme prit place à ses côtés.

— Ce n’est pas commode d’être pasteur, fit-il.

— Ici, ça va encore, répondit le vieux ; mais c’est pire, là-haut.

Gösta comprend ce qu’il veut dire. Il les connaît, ces paroisses au nord du Vermland, où parfois on ne trouve pas même un presbytère, ces immenses paroisses des forêts, où les Finois gîtent sous des huttes basses, — ces pauvres contrées avec un ou deux habitants par lieue carrée où le pasteur est la seule personne instruite de la commune. Là le prêtre de Brobu avait passé plus de vingt années.

— Oui, c’est là qu’on nous envoie, quand nous sommes jeunes, dit Gösta. Il est impossible d’y supporter la vie. Et plus d’un fit naufrage.

— Ah, dit le pasteur, la solitude nous perd.

— On y vient avec enthousiasme, reprit Gösta d’un ton plus âpre. On parle, on exhorte, on croit qu’on réussira…

— Oui, oui, c’est cela…

— Et bientôt on s’aperçoit que les paroles n’ont qu’un faible pouvoir ; et la pauvreté nous paralyse.

— La pauvreté, répéta le pasteur, la pauvreté a gâté ma vie.

— On dit, continua Gösta, on dit au buveur : Cesse de boire…

— Et le buveur vous répond, interrompit le pasteur : Donne-moi quelque chose de meilleur que l’eau-de-vie. L’eau-de-vie me tient lieu en hiver de pelisse, de chambre chaude et de bon lit. Donne-moi le lit, la chambre et la pelisse : et je cesserai de boire.

— Eh, reprit Gösta, que voulez-vous qu’on leur donne ? Ils croient plus au diable qu’à Dieu et plus aux Trolls que dans la Providence. Que faire sans argent ?

— C’est la vérité même ! s’écrie le vieux. Ils ne savaient point labourer leurs champs. Ce que je leur disais du haut de la chaire, ils ne le comprenaient point. Mes conseils, ils ne les écoutaient pas. Et personne, personne pour m’encourager !

— Il y en a cependant, reprit Gösta, qui n’ont point désespéré et qui ont réalisé un peu de bien. Je voudrais les saluer comme des héros. Moi, je n’ai pu y tenir. Quand le pasteur voit trop de misère et se sent impuissant, il se met à boire.

— Il se met à boire, oui, à moins qu’il ne tâche d’acquérir cette richesse qui seule lui permettra de se rendre utile. Il économise, il épargne…

— Et, dit Gösta, il oublie peu à peu pourquoi il économise ; il s’opiniâtre et s’endurcit dans son épargne.

Le pasteur leva un regard timide sur le jeune homme et sembla lire dans ses yeux une obscure sympathie.

— C’est ce qui m’est arrivé, soupire-t-il.

— Mais Dieu n’a peut-être pas oublié sa première intention, murmura Gösta. Dieu réveillera peut-être en lui l’ambition de sa jeunesse. Il lui fera signe que le peuple a maintenant besoin de cet argent si âprement économisé.

— Peut-être, dit le pasteur. Mais s’il ne comprend pas ce signe ?… S’il ne lui obéit pas ?…

Et son regard s’abaisse sur les rameaux secs où ses mains inconscientes semblent jouer.

— Gösta, dit-il, je ne puis rien. Regarde ce bois, tout ce bois… Voilà ce qui me tue…

— Faites qu’on l’enlève, répond Gösta. Faites que des centaines de gens reçoivent leur pain de celui qu’ils couvrent de malédictions.

— Mais comment ? Comment ?

— Eh bien, priez Dieu de nous envoyer la pluie. Priez dimanche.

Le vieux pasteur s’affaissa d’épouvante.

— Si c’est bien votre intention de secourir les malheureux, priez Dieu de nous envoyer la pluie et de vous la donner comme un signe qu’il vous pardonne et qu’il bénit votre œuvre…

Le dimanche suivant, à l’église de Brobu, le pasteur, sur le point de descendre de la chaire, s’arrêta, hésita, et enfin s’agenouilla pour implorer la pluie.

Il pria comme un désespéré :

— Si c’est mon péché qui a excité ta colère, punis-m’en, Dieu juste ! Dieu miséricordieux, laisse tomber la pluie ! Retire-moi de la honte et de l’opprobre ! Laisse tomber la pluie sur les champs de ce pauvre peuple.

La journée était suffocante. Les paroissiens, qui étaient restés dans l’engourdissement et l’indifférence, se réveillèrent à ces éclats de voix brisée.

— S’il y a encore pour moi une expiation possible, ô Seigneur Dieu, donne-nous la pluie !

Il se tut. Par les portes ouvertes un coup de vent brusque entra, frôla le sol, tourbillonna, répandit un nuage de poussière, de brin d’herbe et de ramilles. Le pasteur descendit de la chaire en vacillant. Les gens frissonnèrent. Serait-ce une réponse ?

Ce coup de vent n’avait été que le précurseur de l’orage. Quand on eut chanté les prières, et que le pasteur se retrouva devant l’autel, le tonnerre éclata et les éclairs sillonnèrent le ciel. Mais le sacristain n’avait pas entonné le dernier psaume que les premières gouttes de pluie battaient déjà contre les carreaux verdâtres. Tous les gens se précipitèrent dehors pour voir tomber l’eau. Et ils riaient, et ils pleuraient, et ils offraient leur tête au ruissellement de l’averse. Ah, que leur misère avait été grande ! Mais que Dieu est bon et miséricordieux !

Seul, le pasteur n’était pas sorti. Il demeurait à genoux, au pied de l’autel. Sa joie et son saisissement avaient été trop forts. Il avait rendu le dernier soupir.