La Légende de la mort en Basse-Bretagne/Les intersignes

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CHAPITRE PREMIER

Les Intersignes


Les intersignes[1] annoncent la mort. Mais la personne à qui se manifeste l’intersigne est rarement celle que la mort menace.

Si l’intersigne est aperçu le matin, c’est que l’événement annoncé doit se produire à bref délai (huit jours au plus). Si c’est le soir, l’échéance est plus lointaine ; elle peut être d’une année et même davantage.

Personne ne meurt, sans que quelqu’un de ses proches, de ses amis ou de ses voisins n’en ait été prévenu par un intersigne[2].

Les intersignes sont comme l’ombre, projetée en avant, de ce qui doit arriver.

Si nous étions moins préoccupés de ce que nous faisons ou de ce qui se fait autour de nous en ce monde, nous serions au courant de presque tout ce qui se passe dans l’autre.

Les personnes qui nient les intersignes en ont autant que celles qui en ont le plus. Elles les nient uniquement parce qu’elles ne savent ni les voir, ni les entendre ; peut-être aussi parce qu’elles les craignent et qu’elles ne veulent rien entendre ni rien voir de l’autre vie.

« Certaines gens ont plus que d’autres le don de voir.

« Dans mon jeune temps on se montrait du doigt, non sans une secrète épouvante, les personnes qui étaient douées de ce pouvoir mystérieux.

— « Hennés hen eus ar pouar ! disait-on (Celui-là a le pouvoir).

« Dans cette catégorie privilégiée, il faut ranger en première ligne ceux « qui ont passé en terre bénite et en sont sortis, avant d’avoir été baptisés[3] »

« Voici le cas :

« Un enfant vient de naître. Le recteur, que l’on est allé trouver, a fixé l’heure du baptême. Mais vous savez comme les gens de la campagne sont peu exacts. Père et matrone, parrain et marraine flânent en chemin, s’attardent aux auberges, s’il y en a sur la route, n’arrivent au bourg que longtemps après l’heure convenue. Le prêtre s’est lassé de les attendre vainement ou a été appelé par quelque autre devoir de son ministère. Nos gens se rendent au porche, trouvent l’église déserte. À leur tour de s’y morfondre. Il n’y fait pas chaud. L’enfant crie. La matrone, la groac’hann-holenn (la vieille-au-sel), déclare que si l’on reste là, le nouveau-né risque « d’attraper sa mort. » On gagne quelque endroit mieux abrité, l’auberge la plus voisine. On y patiente, en vidant chopine, jusqu’au retour du prêtre. L’enfant a passé au cimetière, terre bénite, et en est sorti sans avoir été fait chrétien. Il aura le don de voir.

« L’aventure se produit souvent. De là vient que tant de Bretons ont la faculté de voir ce qui reste invisible aux yeux de la plupart des hommes. »

(Communiqué par René Alain, garçon de bureau aux Archives départementales, ancien chantre à Penhars. – Quimper.)

Ont encore le don de voir ceux qui possèdent le trèfle à quatre feuilles, l’épi à sept têtes, ou le grain qui a passé dans la meule sans être moulu et au four sans être cuit.

Les menuisiers qui fabriquent les cercueils savent d’avance si quelqu’un de la région doit mourir dans la journée ou dans la nuit. Ils en sont prévenus par le bruit des planches, qui s’entre-choquent d’elles-mêmes dans le grenier.

Qui voit une belette (eur garellik) doit mourir dans l’année[4]

Quand la pie vient se poser sur le toit, c’est que quelqu’un doit mourir dans la maison[5].

Quand un coq vient chanter tout auprès de vous, c’est que votre dernière heure est proche[6].

Quand le timbre de l’horloge se met à sonner en même temps que la clochette qu’agite l’enfant de chœur, au moment de l’Élévation, c’est signe de mort pour l’une quelconque des personnes qui assistent à la messe.

Quand une poule, après s’être empêtrée dans de la paille, en a gardé un brin attaché à sa queue, c’est signe de deuil pour les gens de la maison.

Si le coq chante dans l’après-midi, c’est pour annoncer grande joie ou grand deuil[7]. S’il chante la nuit avant minuit, c’est signe de grand malheur, d’accident ou de mort.

À l’appel brusque de quelqu’un, au contact imprévu de quelque chose, faites-vous instinctivement un soubresaut ? C’est que la mort, qui venait de s’abattre sur vous, vous quitte pour s’emparer d’un autre.

Si, pendant le mariage à l’église, vient à s’éteindre le cierge placé devant l’un des deux époux, c’est que celui-ci ne tardera pas à être veuf.

Si le son de la cloche vibre longtemps après que la cloche a fini de sonner, c’est que la mort est suspendue sur quelqu’un de la paroisse.

Quand on voit en rêve une personne portant un faix de linge sale, c’est signe qu’on doit perdre à bref délai un de ses proches.

Si le linge est blanc par endroits, c’est signe que cette mort ne nous causera que peu ou point de chagrin.

Si on rêve à de l’eau, eau douce ou eau salée, c’est que l’un des siens est malade. Si l’eau est claire, il est sauvé, si elle est trouble, sa mort est prochaine[8].

Dans le pays de Paimpol, les femmes de marins qui sont depuis longtemps sans nouvelles de leurs maris, se rendent en pèlerinage à Saint-Loup-le-Petit (Sa-Loup-ar-bihan), dans la commune de Lanloup, entre Plouézec et Plouha. Elles allument aux pieds du saint un cierge dont elles se sont munies. Si le mari se porte bien, le cierge brûle joyeusement. Si le mari est mort le cierge luit d’une flamme triste, intermittente, et tout à coup s’éteint[9].

L’oiseau de la mort (ar sparfel) voltige autour de la maison et frappe à la vitre quand vient la mort.

Rêver de chevaux, signe de mort, à moins que les chevaux ne soient blancs.

Lorsque les chiens hurlent la nuit, c’est que la mort essaye de s’approcher de la maison[10].

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I

Huit intersignes pour la même mort


Toutes les fois qu’il est mort quelqu’un des miens, j’en ai été avertie par un intersigne. Mais les intersignes qui m’ont le plus frappée, ce sont ceux qui précédèrent la mort de mon mari. J’en eus de toute sorte, pendant les sept mois que dura sa maladie.

Un soir que je l’avais veillé un peu tard, je m’étais endormie de lassitude, sur le banc, auprès du lit. Je fus réveillée brusquement par un bruit semblable à celui d’une fenêtre qui s’ouvre. « Allons ! pensai-je, c’est le vent qui fait des siennes. » Il venait de me passer sur la figure un souffle humide et frais, comme s’il sortait d’une cave. Je me rappelai que j’avais oublié du lin peigné sur la haie du courtil où je l’avais mis à sécher, et je me dis : « Pourvu que le vent n’ait pas déjà emporté mon lin ! »

Je me levai précipitamment. À ma grande surprise, la fenêtre était hermétiquement close. J’allai à la porte et je l’ouvris. Il faisait une nuit claire, pleine d’étoiles. Le lin était toujours sur la haie ; les arbres du courtil se tenaient immobiles. Pas une ombre de vent.

Je ne m’inquiétais pas trop de ce premier fait, si mystérieux qu’il me parût. À quelques jours de là, à la tombée du jour, je filais, sur le pas de la porte, en compagnie d’une voisine. Tout à coup je m’entendis appeler par mon mari qui était couché à l’autre bout de la maison, dans un lit près de l’âtre. J’accourus.

— Que te faut-il ? lui demandai-je.

— Il ne me répondit point, et je vis qu’il dormait profondément, la tête tournée du côté de la muraille.

Je revins vers la voisine :

— Est-ce que vous n’avez pas entendu Lucas m’appeler, tout de suite ?

— Si bien.

— Comment expliquer cela ? il dort maintenant d’un sommeil de blaireau…

Un mois ou deux s’écoulèrent. Mon homme n’allait ni mieux, ni pis. Cette nuit-là, je venais de m’étendre à son côté et je commençais à prendre mon repos, quand j’entendis, dans le grenier, juste au-dessus de ma tête, le pas de quelqu’un qui marchait avec précaution. Puis, ce furent comme des chuchotements entre plusieurs personnes. Puis, un fracas de planches qu’on remue. Enfin les coups répétés d’un marteau enfonçant des pointes.

Tout cela était bien extraordinaire, car la trappe du grenier n’avait pas été levée depuis plus d’une semaine, et, en tout cas, il n’y avait dans ce grenier qu’un peu de balle d’avoine, quelque menu fagot, et pas une seule planche.

Je criai à haute voix :

— Qui est-ce donc qui fait là-haut tout ce bruit, pour empêcher des chrétiens de dormir ?

Je fis ensuite le signe de la croix et j’attendis…

Mais dès que j’eus parlé le bruit cessa.

Le lendemain, j’allai à la rivière laver des draps. Pour se rendre de chez nous au Guindy[11], il n’y a pas de route, mais un étroit sentier, qui longe sur presque tout le trajet des talus plantés d’aulnes. Je m’étais à peine engagée dans le sentier que j’entendis un pas derrière moi, et aussi une respiration haletante, ainsi qu’un bruissement dans les branches d’aulne qui surplombaient. Chose étrange : je reconnus distinctement le pas de mon mari, le pas qu’il avait du temps qu’il était bien portant, quand il rentrait de sa journée dans une des fermes d’alentour.

Je me retournai.

Personne ! ! !

Je passai la matinée au lavoir. Au retour, je n’entendis plus rien, mais le faix de linge que je portais se mit à peser sur mes épaules d’un tel poids qu’on aurait juré que la toile s’était changée en plomb. J’ai compris depuis ce que cela signifiait. Parmi ces draps se trouvait celui qui devait servir trois jours après à ensevelir mon pauvre cher homme.

Car, trois jours après, Lucas mourut. Dieu ait son âme ! Ces trois jours durant, les signes se succédèrent de façon presque ininterrompue.

Une nuit, c’était la porte qui battait avec violence, une rumeur de foule pénétrant dans la maison, des pas nombreux montant l’escalier et le redescendant. La nuit suivante, c’étaient des sonneries lointaines de cloches, une lumière brûlant d’une flamme pâle au chevet du lit où nous couchions, puis des chants de prêtres qui s’en venaient par les champs de la direction du bourg.

J’en étais arrivée à ne plus pouvoir fermer l’œil.

Mais ce fut la dernière nuit qui fut la plus terrible. Mon mari, qui ne paraissait pas plus mal, m’avait défendu de veiller. Quand j’eus constaté qu’il reposait, j’essayai de m’assoupir à mon tour. Mais, à ce moment, les cahots d’une charrette se firent entendre. C’était d’autant plus surprenant qu’il n’y avait aucune voie charretière dans le voisinage de notre maison. Lorsque nous étions venus l’habiter, nous avions dû y transporter nos meubles dans des brouettes. Cependant c’était bien vers notre maison que se dirigeait la voiture. Le cri de l’essieu mal graissé se faisait de plus en plus distinct. Je l’entendis bientôt tout contre le pignon. Je me levai sur les genoux. Dans le mur auquel s’appuyait le bois de lit, il y avait une lucarne. Je regardai par cette lucarne, pensant que je verrais passer la charrette. Mais je ne vis rien que l’aire toute blanche, au clair de la lune, et les formes noires des arbres sur les fossés des champs. L’essieu continuait pourtant de grincer, et la charrette de cahoter. Elle fit le tour de la maison une première fois, puis une seconde, puis une troisième. Au troisième tour, un coup formidable s’abattit sur la porte. Mon mari se réveilla en sursaut :

— Qu’y a-t-il ?

Je ne voulus pas l’attrister et je répondis :

— Je ne sais pas.

Mais je grelottais d’épouvante.

Il faut croire qu’on ne meurt pas de frayeur, puisque j’ai survécu à cette nuit-là.

Mon homme trépassa le lendemain qui était un samedi, sur le coup de dix heures.


(Communiqué par M. Le Mare, instituteur ; conté par une vieille filandière de Pluzunet [Côtes-du-Nord]. — Août 1891.)


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II

L’intersigne de « l’alliance »


Marie Cornic, de Bréhat, avait épousé un capitaine au long cours qu’elle aimait de toute son âme. Malheureusement, par métier, il était obligé de vivre la plupart du temps loin d’elle. Marie Cornic passait ses nuits et ses jours à se repaître du souvenir de l’absent. Dès qu’il était parti, elle s’enfermait dans sa maison, n’acceptant d’autre compagnie que celle de sa mère qui demeurait avec elle et qui la morigénait même quelquefois sur cette affection trop exclusive qu’elle avait pour son mari.

Elle lui disait sans cesse :

— Il n’est pas bon de trop aimer, Marie. Nos « anciens » du moins le prétendaient. Trop de rien ne vaut rien.

À quoi Marie ripostait aussi par un proverbe :

N’hen eus mann a vad ’bars ar bed,
Met caroud ha bezan caret.

« Il n’est rien de bon dans le monde — que d’aimer et d’être aimée. »

La jeune femme ne sortait de chez elle que le matin, et c’était pour se rendre à l’église où elle assistait régulièrement à toutes les messes, priant Dieu, la Vierge et tous les saints de Bretagne de veiller sur son mari et de le ramener à Bréhat, sain et sauf.

Le jardin qui entourait sa maison était contigu au cimetière. Elle fit percer une porte dans le mur de séparation, et put désormais aller et venir de chez elle à l’église, de l’église chez elle, sans avoir à traverser le bourg, sous les regards indiscrets des commères.

Une nuit, elle se réveilla en sursaut. Il lui sembla qu’elle venait d’entendre sonner une cloche.

— Serait-ce déjà la première messe, la messe d’aube ? se demanda-t-elle.

Sa chambre était éclairée d’une lumière vague. Comme on était en hiver, elle pensa que c’était le petit jour. La voilà de se lever et de se vêtir en grande hâte, puis de s’en aller d’une course jusqu’à l’église.

Elle fut tout étonnée, en entrant, de trouver la nef pleine de monde, plus étonnée encore de voir que c’était un prêtre étranger qui officiait.

Elle se pencha à l’oreille d’une de ses voisines :

— Pardon, dit-elle, si je vous dérange. Mais que signifie cette solennité ? J’étais à la grand’messe dimanche dernier, j’ai attentivement écouté le prône, et je ne me souviens pas d’avoir entendu annoncer de fête majeure pour cette semaine…

La voisine était si profondément absorbée dans son oraison que Marie Cornic ne put obtenir d’elle aucune réponse.

À ce moment, il se fit une espèce de remous dans l’assistance. C’était le chasse-gueux[12] qui s’ouvrait passage à travers les rangs serrés de la foule. D’une main il tenait sa hallebarde, de l’autre un plat de cuivre qu’il promenait sous le nez des gens, en bramant d’une voix lamentable :

— Pour l’Anaon, s’il vous plaît ! Pour l’Anaon[13]. Les gros sous pleuvaient dans le plat de cuivre. Marie Cornic regardait s’avancer le quêteur.

— C’est singulier, pensait-elle. Je ne reconnais personne ici, pas même le chasse-gueux. Je n’ai cependant pas ouï dire qu’on ait donné un successeur à Pipi Laur. Dimanche dernier, c’était encore lui qui portait la hallebarde… En vérité je suis tentée de croire que je rêve.

Elle finissait à peine cette réflexion que le chasse-gueux était près d’elle.

Vite, elle mit la main à sa poche.

Fatalité ! dans son empressement à accourir à la messe, elle avait oublié de prendre son porte-monnaie.

L’homme de la quête secouait le plateau désespérément.

— Pour l’Anaon ! Pour le pauvre cher Anaon ! clamait-il.

— Mon Dieu ! balbutia Marie Cornic qui se sentait prête à défaillir de honte, je n’ai pas un sou sur moi.

Le chasse-gueux lui dit alors d’un ton dur :

— On ne vient pas à cette messe-ci, sans apporter son obole aux âmes défuntes.

La malheureuse femme retourna ses poches pour lui faire constater qu’elles étaient vides.

— Vous voyez bien que je n’ai pas un rouge liard.

— Il faut cependant que vous me donniez quelque chose ! Il le faut !

— Quoi ? que puis-je vous donner ? murmura-t-elle, à bout de forces.

— Vous avez votre alliance d’or. Déposez-la dans le plateau.

Elle n’osa pas dire non. Elle croyait sentir tous les yeux fixés sur elle. Elle fit glisser sa « bague de noces » hors de son doigt. Mais à peine eut-elle déposée dans le plateau, qu’une angoisse étrange lui étreignait le cœur. Elle se prit le front entre les mains et se mit à pleurer en silence. Combien de temps resta-t-elle dans cette attitude ? Elle n’aurait su le dire.

… Six heures cependant venaient de sonner. Le recteur de Bréhat en ouvrant une des portes basses de l’église ne fut pas peu surpris de voir une femme à genoux, au pied de l’un des piliers. Il la reconnut aussitôt, et, allant à elle, il lui toucha l’épaule :

— Que faites-vous là, Marie Cornic ? Elle sursauta sur sa chaise.

— Mais… Monsieur le recteur j’assiste à la messe !…

— La messe !  !… Au moins eussiez-vous dû attendre qu’elle fût commencée !

Alors seulement, Marie Cornic songea à regarder autour d’elle. De l’innombrable assistance qui tout à l’heure emplissait l’église, il ne restait plus personne. Elle faillit s’évanouir de stupeur. Mais avec de bonnes paroles le recteur la réconforta.

— Marie, lui dit-il, racontez-moi ce qui s’est passé. Elle raconta tout, point par point, sans omettre un détail. Le récit terminé, le recteur prononça tristement :

— Venez, Marie. Celui qui vous a dépouillée de votre bague de noces n’a pas dû l’emporter bien loin.

Ce disant, il franchissait la balustrade du chœur et gravissait les marches de l’autel. Il souleva la nappe. L’alliance était sur la pierre sacrée.

— Emportez-là, dit-il, en la rendant à la jeune femme, et rentrez chez vous. Vous avez beaucoup aimé, vous aurez beaucoup à pleurer.

…Quinze jours après, Marie Cornic apprenait qu’elle était veuve. Le navire que commandait son mari avait sombré, en vue des côtes d’Angleterre, la nuit où elle assistait à la messe étrange, et à l’heure même où le « chasse-gueux des morts » la contraignait à quitter sa bague.


(Conté par Jeanne-Marie Bénard, femme d’un douanier et originaire de Bréhat. — Port-Blanc en Penvénan, [Côtes-du-Nord].)


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III

La « pipée » de Jozon Briand



Jozon Briand demeurait alors à Kermarquer[14], Je vous parle d’il y a soixante ans environ. Il avait coutume, le soir, après souper et les prières dites, de rester au coin de l’âtre à fumer une « pipée. » Ce soir-là, quand il voulut bourrer sa pipe, il s’aperçut, non sans humeur, qu’il ne restait plus que quelques grains de poussière de tabac dans sa blague.

Sa femme lui dit, du lit clos où elle était allongée déjà :

— Offre à Dieu cet ennui, Jozon. Tu trouveras d’autant plus de saveur à ta « pipée » de demain.

— Ce n’est pas à mon âge qu’on change ses habitudes, répondit le fermier.

— Songe donc que tout le monde est couché dans la maison.

— Tant pis ! J’irai moi-même au bourg chercher du tabac.

Et il fit comme il disait.

Pour arriver au bourg de Penvénan, il avait à passer Barr-ann-Heöl[15], et vous savez que c’est un mauvais endroit. Il est de tradition dans le pays qu’une « groac’h ». y guette, à l’angle de deux routes, les gens attardés. Nombreux sont ceux qui, par elle, ont été traités de vilaine façon. Un peu avant de parvenir à cet endroit, Jozon Briand eut soin de tirer ses sabots et de marcher nu-pieds, afin de n’éveiller point l’attention de la « vieille. »

Déjà il avait laissé à quelques pas derrière lui la borne de pierre blanche sur laquelle était d’ordinaire assise la fée malfaisante de Barr-ann-Heöl, quand il croisa quatre hommes portant un cercueil[16].

— Que veut dire cet enterrement de nuit ? pensa Jozon.

Il eut d’abord l’idée d’arrêter les porteurs et de les interroger, mais réflexion faite, il préféra se ranger dans la douve, sans leur adresser la parole.

Au bourg, il trouva la « buraliste » encore sur pied, acheta sa provision de tabac, et s’en revint chez lui. Au retour comme à l’aller, il put passer Barr-ann-Heöl sans encombre. La « groac’h » était sans doute occupée ailleurs. En arrivant à l’avenue d’ormes qui conduit de la route au manoir de Kermaquer, il ne fut pas peu surpris de voir la barrière grande ouverte ; il était sûr de l’avoir fermée derrière lui, lors de son départ pour le bourg. C’était chose qu’il recommandait toujours à ses valets de ferme et à laquelle lui-même ne manquait jamais, à cause de toutes les bêtes, chevaux, vaches ou moutons, que les gens de Penvénan ne laissaient que trop volontiers vaguer dans ces parages.

Il pesta un brin, ramena l’un contre l’autre les battants de la barrière, et assujettit solidement la chaînette qui les nouait. Puis il enfila l’allée, sous l’ombre noire des arbres, tout en songeant à la bonne « pipée » qu’il fumerait, avant de se coucher, au coin de l’âtre, les pieds à la braise. Il l’avait bien gagnée, vraiment !

Mais en entrant dans la cour, il fut frappé de stupeur. Le cercueil qu’il avait croisé tantôt était placé en travers de sa porte et les quatre hommes se tenaient à côté, immobiles, deux à chaque bout.

Jozon Briand n’était pas un trembleur. Il avait fait la guerre au temps du « Vieux Napoléon. » Il marcha droit aux quatre hommes :

— Vous vous trompez d’adresse, leur dit-il ; personne ici n’a fait prendre de mesure pour « les cinq planches. »

— Celui qui nous a envoyés ne se trompe jamais ! répondirent les hommes d’une seule voix.

Et l’on eût dit que cette voix sortait de la terre des morts.

C’est ce que nous allons savoir ! s’écria Jozon Briand. Il enjamba le cercueil, ouvrit la porte. Mais, à peine entré, il trébucha, en poussant un long soupir. Quand on le releva, tout son sang lui était sorti par le nez. Il eut encore le loisir, cependant, de raconter son aventure et de faire connaître ses dernières volontés, mais non de fumer sa dernière « pipée. » On prétend qu’il la réclame chaque fois que la cheminée fume, à Kermarquer.


(Conté par Françoise Thomas, pêcheuse de goémons. — Penvénan, 1884.)


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IV

La danse des pois


Mme Madec était une vieille épicière de Pont-Croix[17]. Comme elle était malade depuis longtemps, elle prit pour la remplacer à la boutique une jeune fille des environs.

Un soir, un paysan vint demander à acheter des petits pois. La jeune fille se mit à le servir. Elle avait déjà versé les pois dans un des plateaux de la balance et s’apprêtait à les peser, quand, tout à coup, les voilà de sauter et de tourbillonner, comme font les danseurs et les danseuses, les jours de pardon.

Je vous promets que c’était une drôle de gavotte.

La jeune fille crut à une farce du paysan. Mais celui-ci se tenait à distance du comptoir, les bras croisés, suivant la manière bretonne.

Et il était encore plus ahuri que celle qui le servait de voir la danse que dansaient les pois, et qui dura bien deux à trois minutes. Même il fit des difficultés pour les prendre, sous prétexte qu’ils devaient être ensorcelés.

Quand il fut parti, la jeune fille s’empressa vers l’arrière-boutique, pour conter la chose à Mme Madec.

Mais Mme Madec était hors d’état de l’entendre. Elle venait de rendre l’âme.


(Conté par Mme Riolay. — Quimper, juin 1891.)


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V

La main sur la porte


C’était au Pont-Labbé, il y a bien soixante-dix ans. Ma grand’mère était très malade, presque à l’article de la mort. Ma mère la veillait, en compagnie de ses trois sœurs.

Vers le milieu de la nuit, ma mère dit à ses trois sœurs qui étaient encore un peu jeunes et que la fatigue accablait.

— Allez vous reposer, enfants. La moitié de la nuit est déjà passée. Je veillerai bien, seule, maintenant, jusqu’au matin.

Et les trois fillettes de gagner leur chambre commune.

Au moment où celle qui était entrée la dernière fermait la porte, elle fit un grand cri :

— Voyez donc !

Sur le bois de la porte une main s’étalait, les cinq doigts ouverts, une main maigre, osseuse et ridée, avec de grosses veines saillantes. Et cette main était toute pareille à celle de la moribonde.

Les jeunes filles furent prises de tristesse ; elles s’agenouillèrent au pied de leurs lits pour faire leur prière, comme elles avaient coutume.

Mais elles eurent beau enfoncer leurs têtes dans les matelas des lits et appliquer toute leur pensée à l’oraison qu’elles récitaient, elles songeaient toujours, malgré elles, à la main, et ne pouvaient s’empêcher de glisser un regard de côté pourvoir si elle apparaissait encore.

La main restait collée à la même place.

Soudain, ma mère monta :

— Venez, dit-elle, je crois que c’est la fin.

Elles redescendirent toutes les quatre et arrivèrent juste à temps pour recevoir le dernier soupir de la vieille.


(Conté par Mme Riolay. — Quimper, juin 1891.)


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VI

L’intersigne des « bœufs »


Ceci se passait un peu avant la « Grande Révolution. » Je le tiens de ma mère, qui avait seize ans à l’époque, et qui n’a jamais menti.

Elle était vachère dans une ferme de Briec. Je ne saurais vous dire au juste le nom de la ferme, mais elle devait être située quelque part aux alentours de la Plaine[18]. Il me souvient que le maître s’appelait Youenn (Yves). C’était un brave homme, et, qui plus est, un homme savant. Il avait étudié au collège de Pont-Croix, pour être prêtre. Mais il avait préféré revenir au labour, sans doute parce qu’il ne se sentait pas la vocation. Il n’avait pas désappris toutefois ce qui lui avait été enseigné au temps de sa jeunesse, et on le vénérait dans le pays, attendu qu’il savait lire dans toute espèce de livres. On disait même qu’il était capable de converser, en n’importe quelle langue, avec n’importe qui. Un matin, il dit au « grand charretier : »

— Tu mettras le joug à la plus jeune paire de bœufs, afin que je les aille vendre à la foire de Pleyben.

Il était comme cela. Qu’il s’agît de vendre ou d’acheter, il ne se décidait jamais qu’au dernier moment, et cela lui réussissait toujours. On prétendait qu’il avait un esprit familier qui lui soufflait à l’oreille, à l’instant précis, ce qu’il devait faire. Aussi ne faisait-il que d’excellents marchés.

Donc, le grand charretier imposa le joug aux deux bœufs les plus jeunes et sella un cheval pour le maître.

Celui-ci se mit en route, après avoir distribué sa tâche à chacun dans la ferme.

Sa femme qui était venue au seuil pour le regarder partir dit à ma mère :

— Aussi vrai que je vous l’affirme, Tina, des deux jeunes bœufs que voilà, mon homme me rapportera cent écus.

Ma mère s’en fut conduire aux champs les vaches dont elle avait la garde. À la « brume de nuit » elle les ramena. Le sentier qu’elle devait suivre faisait croix avec la grand’route. Comme elle arrivait au carrefour, elle rencontra le maître qui s’en retournait de la foire. Elle ne fut pas peu surprise de voir qu’il revenait avec la paire de bœufs dont il s’était promis de se débarrasser. Vous savez qu’en Basse-Bretagne on ne se gêne pas pour causer librement même avec les maîtres :

— M’est avis, Youenn, dit ma mère, que la foire de Pleyben ne vous a guère rapporté.

— C’est ce qui te trompe, répondit le maître d’un ton étrange : elle m’a rapporté plus que je ne souhaitais.

— Voire, pensa ma mère… En tout cas, il n’avait pas l’air joyeux ; il laissait aller son cheval au pas, la bride abandonnée sur le cou. Quant à lui, il avait les bras croisés, la tête inclinée et songeuse. Les bœufs l’escortaient, l’un à droite, l’autre à gauche, avec une sorte de solennité : ils avaient dû perdre à la foire le joug qui les attachait. C’étaient d’ailleurs deux bonnes bêtes dociles, quoique jeunes. Ils n’avaient pas encore été attelés à la charrue, ni au tombereau, parce que Youenn les réservait pour la vente, mais on voyait déjà, à leur allure posée, à la façon paisible dont ils allongeaient le mufle vers le sol, qu’ils étaient tout prêts à faire de vaillante besogne.

Pour le moment ils avaient l’air, eux aussi, de songer à des choses tristes, comme le maître.

On marcha quelque temps en silence, les vaches en avant. Ma mère se demandait ce que le maître avait bien pu vouloir dire. En quoi donc la foire de Pleyben lui avait-elle rapporté plus qu’il ne souhaitait ?

Il tenait le milieu de la chaussée, avec la paire de bœufs. Ma mère cheminait dans l’herbe de la douve.

Tout à coup Youenn l’interpella :

— Tina, dit-il, je ramènerai moi-même les vaches. Toi, prends cette voie de traverse et cours d’une haleine jusqu’au bourg. Tu passeras d’abord chez le menuisier pour lui commander un cercueil de six pieds de long sur deux pieds de large. Puis tu te rendras au presbytère. Quel que soit le prêtre de service, tu le prieras de prendre son sac d’extrême-onction[19] et de te suivre chez nous au plus vite.

Ma mère regarda le maître avec stupéfaction. Il avait des larmes qui lui roulaient sur la joue.

— Va, commanda-t-il, et sois prompte.

Ma mère prit ses sabots dans ses mains, enfila la voie de traverse, et courut au bourg tout d’une haleine.

Une heure après, elle était de retour à la ferme. Un des vicaires raccompagnait.

Sur le seuil était assise la fermière.

— Vous arrivez trop tard, dit celle-ci au vicaire, mon mari est trépassé.

Ma mère n’en pouvait croire ses oreilles.

La fermière fit tout de même entrer le prêtre. Ma mère se glissa derrière eux dans la cuisine. Sur la table, on avait étendu un matelas, et le maître était couché dessus, mort. Il avait encore ses vêtements de la journée. Le vicaire aspergea le corps d’eau bénite et commença les prières funèbres.

Quand il fut parti, ma mère reçut l’ordre de gagner le lit, car on préparait tout pour la dernière toilette du défunt.

Ce lit était au bas bout de la maison. Une simple cloison de planches séparait la pièce de la cuisine. Je n’ai pas besoin de vous dire que ma mère n’avait nulle envie de dormir. Elle fit mine de se coucher, et de tirer sur elle les volets du lit. Mais quand il se fut écoulé quelque temps, elle se releva en chemise et vint coller l’oreille à la cloison.

Il n’était resté dans la cuisine, que la veuve de Youenn, et deux vieilles femmes du voisinage qui avaient coutume d’ensevelir.

Dans la cour, on entendait causer les gens de la maison, et d’autres, venus des alentours, pour la veillée. Tous se demandaient comment la mort avait pu abattre si soudainement un homme aussi solide.

C’était aussi ce qui intriguait ma mère. Elle ne tarda pas à être renseignée, car elle ne perdit pas un mot du récit que faisait la fermière aux deux vieilles femmes, dans la cuisine, pendant qu’elles lavaient ensemble le cadavre de Youenn.

— Vous savez, disait la fermière, que jamais il ne manquait une vente. Quand je l’ai vu revenir avec les bœufs, je lui en ai fait reproche.

— Youenn, lui dis-je, cette fois tu es en faute.

— C’est la première fois et ce sera la dernière, me répondit-il.

— Plaise à Dieu ! fis-je.

Il me regarda drôlement et il me dit ;

— Voilà un souhait que tu regretteras vite de voir exaucé, car il t’en viendra grande peine… Qui, poursuivit-il, après un silence c’est la première fois que tu me prends en faute sur un marché, et sera aussi la dernière, parce que nul autre marché je ne ferai de ma vie. Demain, l’on m’enterrera.

— J’avais bien envie de le traiter de rêveur[20], mais je me souvins de certaine parole qu’il m’avait dite naguère. « Le premier averti de ma mort, ce sera moi », m’avait-il souvent répété. Je le vis si abattu que la peur me saisit. Évidemment, il avait dû avoir son intersigne. Je lui demandai, toute tremblante :

— Que s’est-il donc passé depuis ce matin ?

— Ma foi de Dieu, dit-il, nous étions arrivés à la descente de Châteaulin, quand tout à coup les bœufs, qui jusque-là avaient fait la route paisiblement, s’arrêtent, et se mirent à renifler avec bruit. Puis l’un d’eux dit à l’autre, en son langage de bête : « M’est avis qu’on nous mène à Châteaulin ? — Oui, répondit l’autre, mais on nous ramènera ce soir à la Plaine. » Je les exposai sur le champ de foire. Les gens se mirent tourner à l’entour, chacun disait : Voilà une belle paire de bouvillons, mais personne ne m’en demandait le prix. Ce fut ainsi toute la journée. Durant longtemps je dévorai mon impatience, mais quand je vis le champ de faire se vider et venir la tombée du soir, je ne pus me défendre de jurer et de sacrer tout bas. En vérité, à ce moment-là, je crois que j’eusse donné mes deux bêtes pour rien, si seulement j’en avais trouvé preneur. Le bœuf noir et gris s’étant mis à creuser le sol de son sabot, je lui détachai un coup de pied dans le ventre. Il me regarda alors du coin de l’œil, tristement, et il me dit : « Youenn, avant deux heures il fera nuit, et dans quatre heures vous serez mort. Retournons vite à la ferme, vous, pour mettre votre conscience en règle, et nous, pour nous préparer à notre travail de demain, qui sera de vous porter en terre. »

— Voilà ce que m’a conté mon homme, ajouta la fermière ; un autre se serait peut-être mis en colère contre le bœuf, mais lui qui était un homme de sens, il a suivi son conseil. Grâce à quoi il a trépassé, non dans la douve du grand chemin, comme un animal, mais dans sa maison, assisté d’un prêtre et muni des sacrements, comme un bon chrétien.

Doué do bardono ann anaônn ! (Dieu pardonne aux défunts !), murmurèrent les vieilles femmes.

Ma mère fit le signe de la croix et regagna son lit.

Le lendemain, les deux bouvillons traînèrent au bourg de Briec la charrette funèbre.

Ceci se passait un peu avant la « Grande Révolution. » Depuis ce temps-là, on prétend que les bœufs ne parlent plus, si ce n’est pourtant à l’heure de minuit, durant la veillée de Noël.


(Conté par Naïc, vieille marchande de fruits, — Quimper, 1887.)


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VII

L’intersigne du « berceau »


Marie Gouriou demeurait au village de Min-Guenn (la Pierre-Blanche), près de Paimpol. Son homme était à Islande, où il faisait la pêche.

Ce soir-là, Marie Gouriou s’était couchée, après avoir placé sur le banc-tossel[21] tout contre son lit, le berceau où dormait son petit enfant.

Elle était assoupie depuis quelque temps, lorsque dans son sommeil elle crut entendre l’enfant pleurer. Elle ouvrit les yeux, regarda.

Jésus-ma-Doué ! (Jésus mon Dieu !), la chambre était pleine de lumière, et un homme, penché sur le berceau, berçait doucement le petit, en lui chantant à mi-voix un refrain de matelot. L’homme avait rabattu sur son visage le capuchon de son ciré, en sorte qu’on ne pouvait distinguer ses traits.

— Qui êtes-vous ? s’écria Marie Gouriou, épouvantée.

L’homme leva la tête. La femme Gouriou reconnut son mari.

— Comment ! tu es déjà de retour ?…

Il n’y avait guère plus d’un mois qu’il était parti.

Elle remarqua que ses habits ruisselaient, et cela sentait très fort l’eau de mer.

— Prends donc garde, dit-elle, tu vas mouiller l’enfant… Attends, je vais allumer du feu.

Elle avait déjà les deux jambes hors de son lit et s’apprêtait à passer son jupon. Mais la lumière étrange qui emplissait la maison s’évanouit aussitôt. Marie chercha à tâtons les allumettes, en frotta une, et constata que son mari n’était plus là

Elle ne devait plus le revoir. Le premier chasseur[22] qui revint d’Islande lui apprit que le navire où s’était embarqué son homme s’était perdu corps et biens, la nuit même où Gouriou lui était apparu penché sur le berceau de son fils.


(Conté par Goanvic, cantonnier. — Paimpol.)


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VIII

L’intersigne de « la tête coupée »[23]


Une nuit que Barba Louarn, de Paimpol, était restée à filer jusqu’à une heure très tardive, elle s’endormit de fatigue sur sa tâche. Elle avait bien près de soixante-dix ans, la pauvre vieille !… Sa quenouille lui ayant échappé des mains et ayant fait du bruit en tombant sur le rouet, Barba se réveilla en sursaut. Elle ne fut pas peu surprise de voir toute la pièce éclairée d’une lumière blanche. Dans le milieu de la chambre, il y avait une table ronde où Barba avait coutume de déposer à mesure les écheveaux de lin qu’elle avait filés. Or, sur le tas d’écheveaux, elle vit une tête, une tête fraîchement coupée et d’où le sang dégouttait.

Dans cette tête, elle reconnut celle de son fils, marin à bord d’un bâtiment de l’État.

Les yeux étaient grands ouverts et la regardaient avec une inexprimable angoisse.

Mabic ! Mabic ! (Petiot ! Petiot !), s’écria-t-elle, en joignant les mains, que t’est-il arrivé, mon Dieu ?

Sitôt que la vieille eut parlé ainsi, la tête roula sur la table et en fit le tour, par neuf fois.

Puis elle reparut en haut du tas d’écheveaux.

— Adieu, ma mère ! dit une voix.

Barba Louarn se retrouva plongée dans l’obscurité. Des voisines la ramassèrent, le lendemain, évanouie, sur le plancher de la chambre.

On apprit, à quelque temps de là, que cette même nuit, à cette même heure, son fils Yvon Louarn, second maître à bord du Redoutable, avait eu la tête détachée du tronc, dans une fausse manœuvre ; et, comme c’était par gros temps, la tête avait roulé de ci de là sur le pont, avant qu’on eût pu la saisir au passage.


(Conté par Marie-Jeanne Le Vay. — Paimpol.)


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IX

L’intersigne de « l’image de l’eau »


J’étais bien jeune alors, mais j’ai de ceci une souvenance aussi fraîche que si la chose s’était passée d’hier. Or, j’ai soixante-huit ans sonnés. J’en avais à peu près douze à l’époque dont je vous parle. On m’avait prise, par charité, comme gardeuse de vaches, à la ferme de Coat-Beuz, dans la paroisse de Kerfeunteun[24]. Ce matin-là, on m’avait envoyée paître le troupeau dans des prairies, le long du Steir[25], où le foin avait été fauché de la veille.

Pendant que mes bêtes broutaient çà et là, je m’étais assise sur la berge de la rivière, et je m’amusais, pour passer le temps, à battre l’eau avec la gaule qui me servait d’ordinaire à rassembler les vaches. Soudain, je tressaillis.

Devant moi, dans l’eau qui était à cet endroit dormante, mais très limpide, je venais de voir, aussi nettement que je vous vois, se dessiner la figure et tout le haut du corps de mon maître.

Je remarquai même qu’il avait l’air sombre. Je crus qu’il s’apprêtait à me gronder, parce qu’il me surprenait à flâner ainsi, et je n’osai détourner la tête.

Mon embarras dura bien deux ou trois minutes.

À la fin, étonnée de n’attraper ni gronderie ni gifle, — car il était réputé pour avoir le geste prompt, — je pris mon courage à deux mains et me relevai d’un bond.

Jugez de ma stupéfaction, quand je constatai qu’il n’y avait dans le pré que mes vaches et moi.

À moins de s’être abîmé sous terre, le maître ne pouvait avoir disparu si vite. D’autre part, il n’y avait pas de doute possible : c’était bien son image que je venais de voir là, dans l’eau de la rivière.

Je ruminai cette aventure étrange tout le reste de la journée.

À la brume de nuit, je rentrai avec mes bêtes. La première personne dont je fis rencontre, en ouvrant la barrière du Coat-Beuz, ce fut précisément le maître.

— Il m’a rien dit là-bas, pensai-je ; mais il va me rudoyer maintenant.

Pas du tout ! Il m’accueillit au contraire avec des paroles joyeuses, m’accompagna dans l’étable, et me montra gentiment comment il fallait attacher les vaches, chose dont je m’étais jusqu’alors acquittée assez mal.

Le voyant de si bonne humeur, ma foi ! je me mis à causer.

— Vous avez dû avoir bien chaud, ce midi, Jean Derrien, quand vous avez passé du côté des prés. Vous auriez dû faire comme moi, et tremper vos pieds dans l’eau. Ça rafraîchit tout le sang.

— Qu’est-ce que tu racontes ? fit-il. Je ne suis pas allé du côté des prés. C’était aujourd’hui la foire de Saint-Trémeur, et j’en arrive.

Je m’aperçus alors seulement qu’il avait sa veste des dimanches.

— Tiens ! Je croyais,… il m’avait semblé !… Je balbutiais maladroitement. Heureusement que la corne sonna pour le souper. À table, je ne desserrai pas les dents. Mais j’avais l’esprit bien tourmenté, je vous promets.

Je couchais au bas bout de la cuisine, avec la grande servante[26]. Nous partagions le même lit. Quand nous fûmes toutes deux dans nos draps, je dis à ma compagne :

— Il y a un malheur suspendu sur cette maison. Je lui contai l’aventure. Elle me traita de folle, mais je vis bien qu’au fond elle n’était pas plus rassurée que moi-même.

Comme le jour approchait, mais avant que les coqs n’eussent chanté, j’entendis qu’on appelait la grande servante, de l’autre bout de la cuisine, où était le lit des maîtres. Je la poussai du coude ; elle se leva. Peu d’instants après, elle accourait m’apprendre que Jean Derrien venait de trépasser. Il était mort d’un coup de sang.


(Conté par Naïc, fruitière ambulante. — Quimper, 1888.)


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X

L’intersigne des « épingles »


Vous connaissez les « grandes coiffes » que portent les femmes, dans les circonstances solennelles, au pays de Tréguier et en Goëlo[27]. Vous n’ignorez pas non plus qu’on en rabat les ailes, lorsqu’on est en deuil de l’un de ses proches.

Il est indispensable que vous sachiez cela, pour comprendre l’intersigne que voici.

Il s’est produit dans une maison d’Yvias, il y a de cela une quarantaine d’années. C’était un dimanche de Pâques. La jeune fille de la maison (elle s’appelait Marie-Louise) était en train de s’attifer pour la messe. Elle avait sorti de son armoire ses vêtements les plus beaux, comme il sied pour une fête de cette importance, et aussi la plus brodée de ses catioles (c’est le nom que nous donnons ici aux grandes coiffes). Certaines femmes ont besoin, pour se coiffer, d’une ou même de plusieurs aides. Marie-Louise s’en tirait d’ordinaire toute seule, et peu de catioles cependant étaient aussi joliment disposées que la sienne. Ce matin-là, elle était donc debout devant son miroir. Sa coiffe était déjà à moitié mise. Elle avait ramené sur son front un double bandeau de cheveux, rassemblé les tresses au fond du bonnet. Elle n’avait plus pour être prête, qu’à replier les ailes de sa coiffe puis à les épingler l’une sur l’autre. Elle en ajusta sans peine les bouts, étant, comme je vous l’ai dit, très habile de ses mains. Mais lorsqu’il s’agit de les épingler, ce fut une autre histoire.

Elle tenait les épingles entre ses dents, afin d’avoir les bras libres. D’habitude, une seule épingle lui suffisait à établir solidement l’édifice de sa coiffure.

Elle en prend une… L’épingle lui glisse des doigts.

Elle en prend une autre, la fixe à la place voulue… Ding !… la seconde épingle se détache, tombe sur le plancher de la chambre, en faisant un petit bruit clair, et les ailes de la coiffe se déploient sur les épaules de Marie-Louise.

Marie-Louise essaye d’une troisième, d’une quatrième épingle… La douzaine y passe.

Peine perdue !

Il semble que les épingles se refusent à fixer les ailes de la coiffe ou que les ailes de la coiffe se refusent à se laisser fixer.

Or le deuxième son de la messe venait de sonner au bourg. La jeune fille risquait d’arriver en retard à l’église, ce qui n’eût pas été convenable un jour de Pâques.

Dépitée, elle se résigne enfin à faire ce qu’elle n’avait jamais fait, à appeler une servante pour l’aider à mettre sa coiffe.

La servante monte.

Elle eût aussi bien fait de rester en bas, à vaquer à sa besogne de cuisine.

Pas plus que sa maîtresse, elle ne réussit à faire tenir les épingles. Autant elle en fourre dans la coiffe, autant il en pleut à terre. À chaque épingle qu’elle fixe, elle dit : « Pour sûr, ça y est cette fois ! » Marie-Louise qui a les bras levés, pour maintenir les deux ailes de tulle, les laisse retomber en poussant un soupir d’aise, mais dès que les bras de la jeune fille retombent, les ailes de la coiffe font de même.

— Encore une épingle, pour voir !

Il y en eut bientôt tout un tas aux pieds de Marie-Louise. Ding ! Ding ! Ding !… À chaque épingle nouvelle, toujours le même petit bruit clair….

Le troisième son de la messe sonna.

Marie-Louise ne put arriver à temps à l’église. Elle s’en confessa au recteur, le soir, en lui contant son aventure. Le recteur lui dit :

— Notez ce jour dans votre mémoire.

Peu de temps après, la jeune fille d’Yvias apprit que son fiancé, qui était soldat en Algérie, avait trépassé le dimanche de Pâques, vers les dix heures du matin.

(Conté par Jeanne-Yvonne Pariscoat, marchande. — Yvias, août 1888.)


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XI

L’intersigne des « rames »


Un soir, après souper, nous étions, comme cela, à causer au coin du feu. On était en plein hiver, et vous savez si, en cette saison, le vent souffle sur nos côtes. Je n’avais que dix ans à l’époque, j’en ai aujourd’hui soixante-trois, mais de semblables souvenirs ne sortent de la mémoire que lorsque la vie s’en va du corps. D’entendre meugler la tempête, on en vint tout naturellement à parler de mon frère aîné, Guillaume, qui était alors marin sur la mer. Ma mère fit observer que depuis longtemps on n’avait eu de ses nouvelles. Sa dernière lettre était datée de Valparaiso. Dans cette lettre, il se disait en parfaite santé, mais elle remontait déjà à six mois. Il est vrai que les matelots ne sont pas prodigues d’écritures.

— Tout de même, disait ma mère, je voudrais bien savoir où il est à cette heure. Pourvu qu’il n’ait pas à pâtir du coup de vent qu’il fait ce soir !

Là-dessus on commença les prières auxquelles on ajouta un Pater tout exprès à l’intention de mon frère Guillaume. Puis, nous nous en fûmes coucher.

Moi je partageais le lit de ma sœur Coupaïa.

Nous dormions déjà à moitié, lorsque la voix de ma mère nous réveilla. Son lit était placé au bout du nôtre, à côté de l’âtre.

— Hé ! les enfants, est-ce que vous n’entendez pas ?

— Quoi donc, mamm ?

— Ce bruit, au dehors.

C’est moi qui couchais au bord. Je me levai sur mon séant, et je tendis l’oreille.

— Oui, dis-je, j’entends le bruit de quatre rames qui frappent l’eau en cadence.

— Est-ce tout ? demanda la bonne femme.

— Non, ma foi ! J’entends aussi des gens converser entre eux.

— Sors donc du lit, Marie-Cinthe[28], et entr’ouvre la fenêtre pour tâcher de comprendre en quelle langue ils parlent.

J’obéis. J’entr’ouvris la fenêtre avec précaution, de peur que la bourrasque ne m’en poussât les battants à la figure.

Les voix venaient de la mer dont notre maison, (celle-là même que j’habite encore) n’était séparée que par la route. C’étaient évidemment les voix des quatre rameurs. Ce qu’il y avait de bizarre, c’est que chacun d’eux avait l’air de parler dans une langue différente. Quelques mots arrivèrent jusqu’à moi. Je les ai retenus ; les voici :

Hourra… Sinemara… Dali… Ariboué…

Anglais, espagnol, italien, il y avait peut-être là-dedans de tout cela à la fois. Il me sembla aussi que l’un des hommes du canot mystérieux s’exprimait en breton. Mais, dans ce charabia de langues, et surtout à cause du vent, je ne pus distinguer ce qu’il disait.

— Eh bien, Marie-Cinthe ? interrogea ma mère.

— Ce doit être, répondis-je, le canot de quelque navire en détresse dans nos parages, et qui a à son bord des matelots de divers pays.

— Rallume la chandelle, en ce cas, afin que ces pauvres gens trouvent une maison éclairée, quand ils débarqueront.

Ma mère était une femme secourable. Elle aimait à rendre service, dans la mesure de ses moyens, surtout lorsqu’elle avait affaire à des marins, car on l’était, chez nous, de père en fils.

Moi, de rallumer la chandelle, et de passer mon jupon et mon corsage. Je grelottais de froid, un peu de peur aussi, je l’avoue.

Puis je restai là attendre… une demi-heure, une heure.

Mais personne ne vint cogner à la porte. Les hommes du canot avaient dû débarquer, cependant. On n’entendait plus ni bruit de rames, ni bruit de voix. À la fin, ma mère me dit de me recoucher. Coupaïa était déjà rendormie. Malgré la frayeur étrange dont je me sentais saisie, je ne tardai pas à faire comme elle.

Le lendemain, dès le point du jour, le premier soin de la vieille Toulouzan fut d’aller aux informations. Mais elle eut beau questionner de porte en porte, elle ne put recueillir aucun renseignement. Personne, hormis nous, n’avait eu vent de quoi que ce fût. Même les douaniers de garde, cette nuit-là, entre Buguélès et Treztêl, juraient leur plus grand serment que pas un navire n’avait été en vue et que pas un canot n’avait rangé la côte.

Ma mère rentra, la figure toute pâle.

La journée se passa pour nous à attendre la nuit avec impatience, et cependant à craindre sa venue.

Comme nous nous mettions à table pour souper, le second de mes frères, qui était allé la veille par mer à Perros, se montra dans le cadre de la porte. Nous ne comptions pas sur lui avant la marée suivante. J’apportais son couvert, et le repas commença. Tout à coup, mon frère poussa un cri :

— On a donc suspendu aux poutres de la viande saignante ? dit-il, en levant les yeux au plafond.

— Tu auras bu de trop, répliqua ma mère, que cette exclamation avait troublée.

Damen ! voyez plutôt. Ce ne sont cependant pas des gouttes d’eau salée que j’ai là.

Il avait posé sa main à plat sur la table. Sur le dos de cette main, trois larmes rouges étaient en effet tombées on ne sait d’où, trois larges gouttes de sang frais[29].

Ma mère devint aussi blanche qu’un cadavre.

— Pour sûr, murmura-t-elle, il y a un malheur sur l’un des nôtres.

Chacun gagna son lit. Mais une même pensée nous tint tous éveillés, jusqu’à ce que la fatigue eût raison de notre épouvante. Nous écoutions si les rameurs inconnus ne faisaient pas entendre le bruit cadencé de leurs avirons. Le vent s’était apaisé. La nuit était silencieuse. Nous n’entendîmes rien de particulier… Il n’en fut pas de même, le troisième soir. Ma mère venait d’éteindre la chandelle, quand de nouveau arriva jusqu’à nous le plic-ploc de quatre rames frappant l’eau, deux à deux. De nouveau, je me levai. Cette fois, je voulais en avoir le cœur net, je voulais voir. Je me rhabillai et je sortis. La mer miroitait sous la lune. Je fouillai des yeux toute l’étendue claire des eaux. Je ne vis que les rochers de Saint-Gildas qui semblaient des spectres et, très loin, les bêtes mauvaises, les Sept-Îles[30]. De barque, point !

Et cependant le plic-ploc continuait de résonner dans la nuit, comme un tic-tac régulier d’horloge. Mais c’était tout. Les rameurs « nageaient » en silence. Ils ne conversaient plus entre eux, dans leurs multiples jargons.

— Mon frère m’avait rejoint sur la falaise. Il avait l’œil plus exercé que le mien. N’importe ! Il ne fit que voir ce que je voyais, rien de plus.

— Eh bien, nous demanda la vieille, quand nous eûmes repassé le seuil.

Mon frère répondit :

— Ça doit être un intersigne de marin.

Ma mère, de son lit, commença aussitôt le De profundis.

Nous pensions tous à Guillaume, et, tout en priant, nous ne pouvions nous empêcher de sangloter.

Je ne crois pas que nous ayons pleuré autant, un mois après, lorsque la mère, de retour de Tréguier où elle avait été toucher sa « délégation », au bureau de la marine, nous annonça que Guillaume était mort.

C’était le sous-commissaire qui lui avait communiqué la chose. Juste le soir où, pour la première fois, nous avions entendu le bruit des rames, le frère aîné, étant à Karikal des Indes, avait été commandé pour aller à terre, avec le canot du bord, en compagnie de trois matelots, chercher des officiers. Il était revenu au navire avec un fort mal de tête. Le lendemain, son nez avait saigné. Le surlendemain, on avait débarqué son cadavre, pour être inhumé dans le cimetière catholique…

En ce monde, il ne faut s’étonner de rien. Tout s’y fait par la seule volonté de Dieu.


(Conté par Marie-Cinthe Toulouzan. — Port-Blanc, août 1891.)


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XII

L’intersigne de « l’enterrement »[31]


Marie Creac’hcadic, jeune fille de quinze à seize ans, était servante à la ferme de Kervézenn, en Briec. Non loin de Kervézenn, s’éteignait doucement, dans une chaumière isolée, un vieillard aveugle qui était l’oncle de Marie, à la mode de Bretagne, et à qui elle allait quelquefois faire visite.

Un matin, elle s’en revenait de Quimper, où elle avait coutume d’aller chaque jour porter du lait, avec une petite voiture à bras. On était en hiver et il faisait à peine jour. Marie se trouva tout à coup devant un char à bancs, dont un paysan, qu’elle reconnut, conduisait le cheval par la bride. Elle n’eut que le temps de se garer, avec sa voiture, dans la douve. Le char à bancs passa ; elle vit qu’il contenait un cercueil. Derrière venait le porteur de croix, puis un prêtre, le recteur de Briec, et enfin le cortège funèbre. Marie ne fut pas médiocrement surprise de voir que le deuil était mené par les plus proches parents de son oncle l’aveugle.

— Allons, se dit-elle, il paraît que mon oncle est mort.

Elle rentra à Kervézenn, tout attristée, un peu dépitée aussi qu’on ne lui eût pas fait part de la mort du pauvre vieux, qu’elle aimait beaucoup.

La maîtresse de maison, remarquant qu’elle avait l’air tout drôle, lui demanda :

— Qu’est-ce donc qui vous est arrivé, Marie ?

— Il m’est arrivé que je viens de me croiser avec l’enterrement de mon oncle, et qu’on n’a pas daigné me faire part de sa mort.

La maîtresse de maison se mit à rire.

— Vous avez rêvé, ma fille ; car, certes, vous n’étiez pas bien réveillée, quand vous avez vu ce que vous dites. Si votre oncle était mort, on l’aurait su dans le quartier.

— Eh bien, répondit Marie, j’en aurai le cœur net ! Et elle alla, d’une course, jusqu’à la chaumière. Elle y trouva le vieil aveugle couché, comme à son ordinaire, dans le lit clos, auprès de l’âtre. Seulement il avait la face toute jaune et ne respirait presque plus. Une de ses filles qui était là, avec d’autres parents, invita Marie à se joindre à eux pour la veillée, cette nuit-là, en ajoutant que ce serait sans doute la dernière.

Elle ne manqua pas de s’y rendre.

Comme elle était un peu fatiguée de sa journée, elle s’assoupit, au bout d’une heure ou deux. Soudain, il lui sembla que quelque chose de lourd venait de heurter contre la porte. Elle se réveilla en sursaut, et s’aperçut que les autres veilleurs, eux aussi, dormaient d’un sommeil profond.

La porte cependant s’était ouverte.

Marie vit entrer un cercueil qui fut déposé par des mains invisibles sur le banc-tossel[32].

Elle eut grand’peur et se tint bien coi à la place où elle était assise. Elle serra même très fort ses paupières sur ses yeux. Mais, quand elle ne vit plus, elle entendit…, elle entendit les mains mystérieuses fourrager dans le cercueil parmi les rubans de bois ou ripes qu’on étend sous les cadavres et le chanvre peigné qu’on tord en guise d’oreiller sous leur nuque.

En ce moment l’oncle fit un long soupir.

À l’aube, on constata qu’il était déjà tout froid.

Marie Creac’hcadic s’en fut à Kervézenn, le cœur chaviré, prier qu’on voulût bien lui permettre d’assister à l’enterrement. Mais la maîtresse de maison lui fit observer que les pratiques de la ville attendaient leur lait, qu’elle n’était d’ailleurs que la parente éloignée du mort et qu’elle s’était suffisamment acquittée envers lui en le veillant toute une nuitée.

La pauvre fille dut se résigner. Elle s’attela à la petite voiture et se dirigea vers Quimper. Elle rencontra l’enterrement, — le vrai, cette fois, — au même tournant du chemin où elle avait déjà croisé l’autre.

Craignant qu’on ne lui fît reproche pour n’être pas venue se mêler au cortège, elle se jeta dans un champ dont la barrière était ouverte. Elle attendit là, en regardant à travers les ajoncs du talus, que le convoi se fût éloigné. Elle s’apprêtait à quitter sa cachette, quand elle fut clouée sur place par la stupeur. Voici que, par la route, s’avançait d’un pas hésitant, un vieux à la figure jaune comme cire, et c’était son oncle, son oncle l’aveugle, qui suivait à distance son propre enterrement.

Pour le coup, Marie Creac’hcadic s’évanouit d’épouvante. Des gens qui passaient par le champ la trouvèrent une heure plus tard, qui gisait inerte dans le fossé. Ils la rapportèrent à Kervézenn, à demi morte[33].


(Conté par Marie Manchec, couturière. — Quimper.)


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XIII

Le moribond extrémisé par un prêtre mort


Lomm Grenn était journalier à la ferme de Kerniz. En ce temps-là il n’y avait pas d’horloges chez les riches, encore moins chez les pauvres gens. Lomm Grenn, pour savoir s’il était l’heure de se rendre à son travail, avait coutume de consulter la couleur du ciel. Dès qu’il le voyait blanchir, il se levait, s’habillait et se mettait en route. Une nuit, en se réveillant, il crut remarquer qu’il faisait clair-de-jour, et sauta promptement hors du lit.

C’était en hiver. Lomm partit, encore ensommeillé. Comme il allait par le grand chemin, il croisa un prêtre portant l’hostie, accompagné d’un enfant de chœur qui faisait tinter une clochette.

Le prêtre, en passant près de Lomm, lui dit :

— Suivez-moi !

On ne refuse pas d’obéir à un prêtre qui porte le bon Dieu. Lomm suivit, tête nue, en récitant des prières pour la personne qu’on allait extrémiser.

Le prêtre et l’enfant de chœur s’engagèrent dans une garenne :

— Tiens, pensa Lomm, il paraît que c’est à Trégloz qu’il y a quelqu’un de malade. Probablement, le vieux Guilcher.

C’était en effet, au manoir de Trégloz, et c’était aussi Guilcher le vieux. Il était là, étendu sur son lit, et déjà mûr pour la terre. Deux hommes faisaient mine de l’assister, mais en réalité ils dormaient profondément sur leurs sièges. Ils ne rouvrirent même pas les yeux, pendant que le prêtre administrait au moribond les derniers sacrements. Lomm, qui s’était agenouillé sur le seuil, ne put s’empêcher de trouver cela scandaleux.

Le prêtre, ayant terminé son office, fit le signe de la croix et dit, en s’adressant à Guilcher le vieux :

— Brave homme, il y a longtemps que je vous devais vos sacrements. Je vous les ai donnés. Nous sommes quittes.

Cette parole, Lomm Grenn n’en comprit jamais le sens.

Cependant le prêtre sortit.

— Allez maintenant à votre travail, dit-il au journalier. Vous serez encore de bonne heure.

Lorsque Lomm arriva à Kerniz, il ne trouva en effet sur pied que la servante de cuisine.

— Vous êtes bien matinal ! lui dit-elle. Nos gens ne sont pas levés, et je ne fais que d’allumer le feu pour la soupe.

— Tant mieux ! répondit Lomm. Au moins on ne m’accusera pas de paresse.

Et en attendant que la soupe fût prête, il alla curer la crèche aux chevaux. Quand il rentra dans la maison pour déjeuner, il entendit un des hommes attablés qui disait :

— Vous savez la nouvelle ? Guilcher le vieux est mort cette nuit sans avoir reçu les sacrements.

— Cela est faux, s’écria Lomm ; si Guilcher le vieux est mort, c’est en chrétien ; j’ai moi-même assisté le prêtre qui lui administrait l’Extrême-onction ; j’ai vu lui donner le bon Dieu.

Et Lomm de raconter son aventure.

— Dame ! reprit le laboureur qui avait parlé, j’ai rencontré tout à l’heure un de ceux qui veillaient Guilcher. C’est de lui que je tiens la chose. Ils étaient deux, et s’endormirent si bien l’un et l’autre, qu’ils n’ont pas su à quel moment le trépassé avait rendu l’âme. Celui que j’ai rencontré, c’est Yves Ménèz. Il allait au bourg chercher la croix d’argent, et était même fort inquiet sur la façon dont il serait accueilli par le recteur.

— Eh bien, il faut que j’en aie le cœur net ! murmura Lomm Grenn. Je vais au presbytère de ce pas.

Il se rendit au presbytère.

Quand il eut exposé le cas, le recteur lui dit :

— Tout ce que je puis vous affirmer, c’est que le prêtre que vous avez suivi n’était pas de ce monde. L’étourderie des deux veilleurs aurait pu causer la damnation éternelle de Guilcher le vieux. Mais Dieu a des ressources infinies pour sauver les âmes.

Lomm Grenn s’en retourna à son travail. À partir de ce jour, il demeura préoccupé, étrangement sérieux, presque triste. Au printemps il mourut.


(Conté par Fantic Omnès. — Bégard, 1888.)


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  1. Le mot « intersigne » se rend en breton de diverses manières suivant les régions. Les désignations les plus fréquentes sont celles de seblanchou, semblants ; de sinaliou, signes avertisseurs ; de traou spont, choses d’épouvante.
  2. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 149 ; voir aussi : P. Sébillot, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 267-271. — [L. M.]
  3. Cf. Le Carguet, Superstitions et Légendes du cap Sizun, in Revue des Traditions populaires, août 1889, t. IV, p. 465. — [L. M.]
  4. Dicton du cap Sizun. J’en mentionne l’origine, parce que nulle part ailleurs en Basse-Bretagne je n’ai retrouvé semblable croyance.
  5. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 150. — [L. M.]
  6. Cf. P. Sébillot in Revue des Traditions populaires, février 1892, t. VII, p. 99 : Superstitions de la Haute-Bretagne, et Traditions et Superstitions du Bas-Languedoc, ibid., t. VI, p. 549, septembre 1891. — [L. M.]
  7. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 151. — [L. M.]
  8. Cf. Le Calvez, Médecine superstitieuse in Revue des Traditions populaires, février 1892, t. VII, p. 90. — [L. M.]
  9. C’est en réalité une coutume plus générale ; dans le pays de Goëlo, on fait à Notre-Dame de Bonne-Nouvelle (Paimpol), à la chapelle de Perros en Ploubazlanec, etc., les mêmes pèlerinages qu’à Saint-Loup-le-Petit. — [L. M.]
  10. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 150. — [L. M.]
  11. Le Guindy traverse le territoire de Pluzunet. C’est lui qui conflue à Tréguier avec le Jaudy.
  12. Le chasse-gueux (les Bretons prononcent chasse-de-Dieu) n’est autre que le suisse.
  13. Les « âmes du Purgatoire. » V. plus loin.
  14. Manoir situé en Penvénan, à un kilomètre environ du bourg, et dont l’avenue s’amorce au chemin de Port-Blanc. Toute cette route de Penvénan à la mer est jalonnée de maisons à sinistres souvenirs.
  15. Abondance-de-soleil.
  16. Cf. P. Sébillot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 212 et seq. — [L. M.]
  17. Finistère.
  18. La Plaine, « ar Blénenn, » est le nom sous lequel on désigne un vaste plateau marécageux, entre Briec et Pleyben. J’ai traversé cette triste région. Il m’en est resté une impression poignante de mélancolie et de solitude. Cela ressemble à une Camargue sans soleil. Rien que des champs de joncs où dorment, çà et là, des mares lugubres.
  19. Ar sac’h-nouenn appelé aussi ar sac’h-dû. C’est une sorte de sacoche en velours noir dans laquelle le prêtre met un rochet, une étole et les saintes huiles, pour aller extrémiser les moribonds.
  20. Le mot « rêveur » est usité, dans le pays de Quimper, aussi bien en breton qu’en français, pour désigner quelqu’un qui a des idées bizarres, saugrenues.
  21. Le banc adossé au lit.
  22. On appelle ainsi les navires qui, dans le courant de mai, vont chercher en Islande les produits de la première pêche commencée depuis mars. Ils rapportent le poisson aux armateurs et des nouvelles aux parents des pêcheurs.
  23. Cf. V. Sébillot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 268. — [L M]
  24. Kerfeunteun est une commune rurale, presque un faubourg, aux portes de Quimper.
  25. Le Steir conflue avec l’Odet à Quimper même. Kemper signifie « confluent ».
  26. Ar vatès-vraz, la principale domestique.
  27. Le Goëlo ou « pays des larmes » comprend toute la partie bretonne de l’arrondissement de Saint-Brieuc. Le Trieux le sépare du pays de Tréguier.
  28. C’est l’abréviation générale en Basse-Bretagne pour le prénom, très fréquent en pays trécorrois, de Marie-Hyacinthe.
  29. Cf. P. Sébillot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 267. — [L.M.]
  30. Le paysage de mer que l’on embrasse du Port-Blanc, est, le soir, l’un des plus fantastiques que je connaisse. À droite est l’île de Saint-Gildas, avec sa chapelle de pierres brutes, son petit bois de pins, et la grande traînée de ses roches éparses. À gauche, c’est Groagué (l’île aux femmes) et, plus au nord, les masses cyclopéennes du Castel-Nevez et du Castel-Coz (du château neuf et du château vieux). Par derrière, s’aperçoit Tomé, en breton Taféak, longue échine tourmentée où la lumière se joue, suivant le temps et l’heure, en teintes adorables ou sinistres. Enfin, à l’extrême horizon, comme bâties aux confins de la mer visible, apparaissent « Ar Gentilès », les Sept-Iles, Rouzic (La Roussote) en tête. Véritables apparitions, en effet ! Fantômes capricieux, qui, par les jours clairs, semblent s’avancer jusqu’à toucher presque la côte, puis, soudain, s’évanouissent dans la brume, dans la profonde immensité grise, comme ces demeures enchantées que l’imagination bretonne croit voir surgir, à époques fixes, du mouvant infini des eaux.
  31. Cf. P. Sébillot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 270. — [L. M.]
  32. C’est ainsi qu’on appelle, en Basse-Bretagne, le banc adossé au lit.
  33. Cf. M. Blacque, Enterrement vu à l’avance, in Revue des Traditions populaires, t. VI, p. 398, juillet 1891. — [L. M.]