La Langue française au Canada/Histoire de la langue française au Canada

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La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 3-15).

I. — Histoire de la Langue française au Canada.


Et d’abord, beaucoup de personnes s’imaginent, si je ne me trompe, que l’usage de la langue française a été garanti aux Canadiens lors de la capitulation de Québec et de celle de Montréal, et du traité de Paris. C’est une erreur. Dans aucun des trois documents en vertu desquels le Canada est devenu territoire britannique, il n’est question de la langue française. Par le traité de 1763, la France stipula que les Canadiens jouiraient du libre exercice de la religion catholique ; et, à Montréal, Vaudreuil demanda que les Canadiens fussent gouvernés par les lois françaises. À cette demande, Amherst donna une réponse digne, par son caractère équivoque, de la plus rusée des antiques sibylles : « Ils deviendront sujets du Roi. » Mais, même Vaudreuil n’a pas parlé de la langue. Quant aux hommes d’État français qui négocièrent le traité de Paris, ils ne semblent pas avoir plus songé à conserver la langue française que le droit français.

Si la langue française s’est maintenue au Canada, si elle y est devenue la langue officielle du pays, ce n’est grâce ni à la France ni à l’Angleterre, mais aux Canadiens-Français. C’est une conquête exclusivement canadienne. C’est une victoire que seuls nos ancêtres ont remportée sur les Anglais, après le départ de l’armée française et du drapeau fleurdelisé. C’est une conquête pacifique de notre clergé, de nos habitants, de nos seigneurs et de notre bourgeoisie, du peuple canadien-français tout entier. C’est la France, sans doute, qui nous a donné cette belle langue : mais, je le répète, ce sont les Canadiens qui l’ont conservée ; ce sont eux qui ont forcé le vainqueur à la reconnaître comme langue de gouvernement.

Il faut dire aussi que la divine Providence les a singulièrement et visiblement aidés dans cette tâche à la fois patriotique et religieuse.

Dès les premières années de l’occupation du Canada par l’armée anglaise, les Canadiens-français, grâce à leur conduite digne et fière, avaient su mériter le respect et même l’affection du général Murray, qui, sous l’écorce rude du soldat, cachait une âme noble et loyale. Murray se fit le défenseur de ce peuple de paysans, abandonné de presque tout le monde, son clergé excepté, contre les aventuriers qui voulaient l’asservir, qui l’insultaient et l’exploitaient honteusement. Il s’en fit le défenseur au point de s’attirer la haine des bureaucrates anglais, qui s’étaient abattus sur le Canada comme sur une proie. Dès 1765, le général écrivit aux lords du Commerce et des Plantations une lettre où il disait : « Je me fais gloire d’avoir été accusé de protéger avec chaleur et fermeté les sujets canadiens du Roi et d’avoir fait tout en mon pouvoir pour gagner à mon royal maître les affections de ce brave et vaillant peuple. Si jamais ce peuple émigrait, ce serait une perte irréparable pour l’empire ; et, pour empêcher cette émigration, je le déclare à Vos Seigneuries, je m’exposerais volontiers à des calomnies et à des indignités plus grandes encore que celles que j’ai dû subir, si toutefois il est possible d’en inventer de plus grandes. » [1]

Dans cette même lettre, le général Murray déclare que « le juge choisi pour gagner les esprits des 75, 000 Canadiens, étrangers aux lois et au gouvernement de la Grande-Bretagne, avait été tiré d’une prison et ignorait aussi complètement la loi que la langue du peuple. » Il s’élève avec énergie contre la manière dont on remplissait les postes du gouvernement civil. On cédait les emplois aux plus hauts et derniers enchérisseurs, sans considérer les qualités des titulaires, « dont pas un seul, dit-il, ne comprend le langage des gens du pays. »

On le voit, le général Murray insistait, non seulement sur la haute convenance, mais sur la nécessité qu’il y avait pour ceux qui venaient officiellement en contact avec « les gens du pays — The natives » — de posséder la langue française. Si le brave général revenait aujourd’hui sur la terre canadienne, il trouverait certes encore matière à exercer son zèle.

Toutefois, malgré l’amitié du général Murray pour les Canadiens et la largeur de vues de certains hommes d’État anglais, il n’est guère probable que nos ancêtres eussent jamais réussi à conquérir l’usage du français comme langue officielle, sans l’aide des événements que Dieu dirige à son gré.

La France semblait avoir oublié son ancienne colonie ; elle ne s’en occupait plus ; et l’Angleterre, ainsi encouragée, aurait sans doute tenté plus sérieusement d’angliciser à fond notre pays, si la Providence n’eût envoyé aux Canadiens un secours inattendu. Ce secours vint de ceux qui avaient toujours été les plus implacables ennemis de la Nouvelle-France, des Bostonnais.

En effet, à peine l’Angleterre eut-elle obtenu de la France la cession du Canada, que ses autres colonies d’Amérique manifestèrent des signes de vif mécontentement. Déjà les premiers grondements de la Révolution américaine se faisaient entendre, et les hommes d’État anglais comprirent que le plus sûr moyen pour l’Angleterre de conserver le Canada, c’était de se concilier les Canadiens Ceux-ci, du reste, se rendirent bientôt compte du parti qu’ils pouvaient tirer de la situation. Des seigneurs et des notables adressèrent un mémoire au roi d’Angleterre pour lui exposer que, si l’Angleterre voulait se maintenir au Canada, elle devait accorder à ses habitants tous les droits et privilèges d’hommes libres. « S’il y a moyen d’empêcher ou au moins d’éloigner cette révolution, disaient les auteurs du mémoire, ce ne peut être qu’en favorisant tout ce qui peut entretenir une diversité d’opinions, de langues et d’intérêts entre le Canada et la Nouvelle-Angleterre. »[2]

C’était là de l’habileté et de la diplomatie de bon aloi. Malheureusement, la recette en est perdue ; et, — faut-il le dire ? — ceux qui font aujourd’hui de la diplomatie et de l’habileté, travaillent en sens contraire : c’est qu’ils voudraient effacer chez les Canadiens-français tout ce qui peut les différencier des éléments qui les entourent.[3]

Par intérêt, le parlement anglais vota donc l’acte de 1774, dit acte de Québec, qui nous donna un commencement, bien faible, si vous voulez, mais un commencement nettement accusé d’autonomie politique, et nous assura, ce qui était plus précieux encore, le maintien des lois françaises et l’usage de la langue française dans les cours de justice et pour la promulgation des lois et des règlements nouveaux.

C’est, sans aucun doute, l’acte de 1774 qui conserva le Canada à l’Angleterre et nous sauva du gouffre bostonnais.

L’acte de 1791, qui divisa le Canada en deux provinces, maintint les droits du français comme langue officielle.

Aux jours néfastes de l’Union, en 1840, le parlement anglais s’avisa d’abolir l’usage officiel du français ; mais, grâce à la fermeté de La Fontaine qui eut le courage de prononcer en français, malgré la loi, son premier discours devant la nouvelle chambre des Canadas-Unis, l’ostracisme de notre langue ne dura pas longtemps. Dès 1849, la langue française était de nouveau, en vertu d’un acte du parlement britannique, mise sur un pied d’égalité, au Canada, avec l’anglais.

Ce n’est pas tout. En 1867, lors de la confédération des provinces, le nouvel acte du parlement de Londres fit du français une des langues officielles, non seulement de la province de Québec, mais aussi de tout le Dominion.

À la législature de Québec, bien qu’on l’écorche parfois, notre langue est de plus en plus employée pour la discussion. Il y a vingt-cinq ans, les débats de notre parlement provincial se faisaient souvent en anglais. Aujourd’hui, une joute oratoire en anglais parmi nos députés est presque un événement.


La langue française est donc en progrès dans la province de Québec. Elle y est tellement en progrès, que, sans la courtoisie de nos compatriotes, il y aurait fort peu de députés de langue anglaise à Québec. Sait-on bien qu’à l’heure qu’il est, ou plutôt, lors du dernier recensement, en 1891, il n’y avait plus que six comtés où la majorité fût anglaise ? Ces comtés sont : Argenteuil, Brome, Compton, Huntingdon, Pontiac et Stanstead. Dans Compton, nous avons probablement aujourd’hui la majorité et, peut-être aussi dans Argenteuil. De plus, nous débordons sur la province d’Ontario. Ainsi, dans le comté de Prescott, d’après le recensement de 1891, il y avait 16, 250 Canadiens-français contre 7, 923 personnes appartenant aux autres nationalités, ou plus des deux tiers ; dans Essex-Nord, nous étions 11, 000 contre 19,000 ; puis, dans Russell, 14,000 contre 17,000.

Au parlement d’Ottawa, malheureusement, le français est moins parlé qu’il ne pourrait et qu’il ne devrait l’être. Sous prétexte qu’il faut se servir de l’anglais pour être compris, nos représentants abandonnent trop facilement l’usage du français. Le prétexte est futile, je crois. D’abord, messieurs les députés anglais comprennent mieux le français qu’on ne le suppose. Si nos députés leur disaient des choses désagréables en français, bien peu d’entre eux ne les comprendraient pas. Qu’on en tente l’expérience en faisant, par exemple, l’éloge du président Krüger et du général De Wet !

Puis, n’est-ce pas en parlant le français fréquemment que nos représentants forceront leurs collègues anglais à acquérir une certaine connaissance de la langue diplomatique du monde civilisé ? Ce qui ne serait pas leur rendre un mince service. D’ailleurs, si les nôtres abandonnent l’usage habituel du français au parlement fédéral, comment pourront-ils s’opposer logiquement à son abolition comme langue parlementaire ?

Dans les provinces de l’Ouest canadien, bien que les divers groupes de nos nationaux y conservent encore fidèlement l’usage du français dans la famille, notre langue a subi un échec grave comme langue officielle : échec d’autant plus grave, qu’il nous a été infligé malgré la loi organique du pays.

En effet, l’acte de Manitoba, voté par le parlement fédéral, en 1870, et ratifié par le parlement impérial, en 1871, dit formellement à l’article 23 : « L’usage de la langue française et de la langue anglaise sera facultatif dans les débats des chambres de la législature ; mais, dans la rédaction des archives, procès-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l’usage de ces deux langues sera obligatoire : et, dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par-devant les tribunaux, il pourra être également fait usage de ces langues. Les actes de la législature seront imprimés et publiés dans ces deux langues. »

Voilà ce que le parlement fédéral et le parlement impérial avaient statué.

En 1890, la législature manitobaine abolit, sans phrases, cette loi fédérale et impériale, et fit de la langue anglaise la seule langue officielle de la province. Ni à Ottawa ni à Londres on ne songea à casser cette législation provinciale qui prétendait mettre de côté un statut fédéral et impérial.

Cet incident aurait dû nous convaincre que nous avons tort de compter sur les autres pour la conservation de nos droits acquis. Si nous ne les défendons par nous-mêmes, personne ne les défendra pour nous.

Mais voilà que je me laisse entraîner sur le terrain défendu de la politique. Changeons brusquement, non pas de sujet, mais de chapitre.

  1. British America, by John McGregor, 1833.
  2. Garneau.
  3. Lord Dufferin, un des plus éclairés et des plus sympathiques de nos gouverneurs-généraux, était convaincu de l’importance de conserver la langue française au Canada. Aussi, dans sa réponse à une adresse que lui présentèrent, le 22 juin 1878, les deux chambres de la législature de Québec, cet homme d’État anglais si distingué s’exprima alors comme suit :

    « Il est vrai que la diversité des races qui existe au Canada complique, jusqu’à un certain point, les problèmes que les hommes d’État de ce pays sont périodiquement appelés à résoudre ; mais les inconvénients qui peuvent résulter de cet état de choses sont plus que compensés par les nombreux avantages qui en découlent. Je ne crois pas que l’homogénéité des races soit un bienfait sans mélange pour un pays. Certainement un des côtés les moins attrayants d’une partie considérable de ce continent est la monotonie de plusieurs de ses aspects extérieurs ; et, selon moi, il est heureux pour le Canada que sa prospérité dépende du travail commun de races différentes. L’action conjointe des divers éléments nationaux donne à votre existence une fraîcheur, une variété, une couleur, une impulsion éclectique qui manqueraient sans cela ; et ce serait une politique très erronée que d’essayer de faire disparaître cette diversité. Mon plus ardent désir pour cette province a toujours été de voir sa population française jouer au Canada le rôle si admirablement rempli par la France en Europe. Arrachez de l’histoire de l’Europe les pages brillantes qui rappellent les exploits de la France ; retranchez du trésor de la civilisation européenne la part que la France y a apportée, et quel vide énorme n’aurez-vous pas ! » — Voyez : Canada under the Administration of the End of Dufferin, by George Stewart, Jr., page 614.