La Langue française et la guerre/01

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La Langue française et la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 580-599).
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LA LANGUE FRANÇAISE
ET LA GUERRE

I
LA FIGURE DES MOTS

En revenant à la vie normale, après l’effort presque surhumain qu’elle a prolongé pendant plus de quatre années, la France s’examine elle-même. Elle veut se rendre un compte exact de sa situation présente. Son état politique, économique, social, ses devoirs envers ses alliés, ses droits, ce qu’elle peut attendre et ce qu’elle doit craindre encore de l’ennemi vaincu, avec ce souci de clarté qui est un des traits de sa conscience morale, elle étudie, elle critique tout. Dans cet inventaire émouvant, où les morts tiennent tant de place, et où entrent aussi une volonté si décidée de vivre et de si glorieuses raisons d’espérer, n’oublions pas un de nos biens les plus précieux : la langue française.

Quels ont été sur elle les effets de la guerre ? En premier lieu : a-t-elle subi, comme on pourrait le croire après un tel bouleversement, des modifications profondes dans sa forme ? qu’est devenu le français de France[1] ? — En deuxième lieu : elle avait, hors de France, un rôle privilégié ; elle était la langue de la diplomatie, des usages internationaux, de la culture ; elle était, dans ce sens, la langue « universelle : » l’est-elle toujours ? — En troisième lieu : dans l’Europe transformée, dans le monde en travail, quelles conditions nouvelles sont faites à son expansion ?


I. — UNE BABEL NOUVELLE

Les spécialistes du langage sont d’accord pour constater que, dans les guerres d’autrefois, les combattants, en même temps qu’ils échangeaient des coups, s’empruntaient des mots. Il y avait plus de trêves que de batailles ; on parlementait quelquefois, on parlait souvent ; les soldats frayaient avec l’habitant, lui imposaient leur langage, prenaient quelque chose du sien. Les guerres d’Italie, par exemple, nous ont valu une bonne partie de notre vocabulaire militaire.

Du langage de nos adversaires, la Grande Guerre nous a transmis si peu que rien. Les tranchées ont servi de barrière linguistique ; il n’y a pas eu, entre la masse des Français et celle des Allemands, ces contacts prolongés qui sont la condition nécessaire des échanges. Mais surtout, une barrière morale s’est dressée entre les camps, infranchissable. Non seulement deux armées, mais deux peuples se heurtaient ; et non seulement deux peuples, mais deux civilisations. Cette lutte a été celle de deux volontés, qui cherchaient à s’imposer l’une à l’autre ; il fallait tout exclure de l’ennemi : laisser passer ses mots, c’eût été en quelque manière le laisser passer lui-même. L’Allemagne a déclaré la guerre dès le début aux vocabulaires étrangers, enveloppant dans une même haine l’anglais et l’Angleterre, le français et la France, Fremdwörterhass und Fremdvölkerhass. De notre côté, nous nous sommes interdit tout commerce avec elle, même celui du langage. Si quelques expressions ont filtré néanmoins, remarquons qu’elles traduisent presque toutes une brusque émotion du public français devant une invention ou une pratique allemandes : amusé, lorsqu’il vit apparaître « le pain KK ; » indigné, lorsque les « taubes » bombardèrent pour la première fois les villes ouvertes, ou lorsque les « U-1 » et suivants commencèrent la guerre sous-marine sans merci. « Ersatz » doit vraisemblablement son succès aux tours de force réalisés de l’autre côté du Rhin pour tout « remplacer, » au moment où notre attention était attirée par la vie économique allemande. On reproche au langage militaire l’emploi de « minenwerfer : » on oublie qu’au début, nous ne possédions pas de « lance-bombes ; » d’où la surprise, et un usage qui s’est prolongé jusque dans la convention d’armistice du 11 novembre 1918. Nous avions bien, pendant les premiers mois de la guerre, quelques ballons d’observation ; mais que pouvaient ces isolés, en comparaison de tous les « drachen » allemands ? D’où la surprise encore, et un emploi qui, contrairement au précédent, s’est affaibli chemin faisant. Il y en a peut-être d’autres ; on discute pour savoir si des expressions comme « pertes sévères » ou « sous-évaluer » ne viennent pas de la traduction des communiqués ennemis. Bien peu de chose, en somme : pratiquement, les mots allemands n’ont point passé.

Nous ne nous étonnerons pas non plus si, dans les pays envahis, ils n’ont pas fait fortune. Là, le contact n’a que trop duré ; sous l’empire de la nécessité, les populations ont dû apprendre le minimum nécessaire aux rapports journaliers avec les soldats ; mais cette forme de la servitude a disparu dès le jour où l’envahisseur a plié bagage. Les termes comme « Français capout, » ou « Kommandantur, » ou « Krieg ist Krieg, » ou « Wir gehen nach Paris, » n’interviennent plus que pour donner de la couleur locale aux récits d’un temps abhorré. De même, ce n’est pas le contact de nos prisonniers de guerre avec leurs gardiens, ou avec la population allemande, qui a pu transformer leur vocabulaire ; le très curieux langage qu’ils ont parlé dans les camps a eu un caractère temporaire ; et, grâce au ciel, ce temps-là est passé. Enfin, il est peu probable que le langage de nos troupes d’occupation se germanise : si on en croit les plaintes des journaux locaux, l’allemand des bords du Rhin se franciserait bien plutôt.

Mais nos Alliés ? Si nous constatons avec joie que notre dette envers nos ennemis est légère, ne sommes-nous pas les débiteurs de nos amis ? Aucun obstacle, cette fois, aux échanges ; toutes les raisons possibles les ont favorisés, le nombre, l’exceptionnelle durée du séjour, la curiosité, l’intérêt, l’affection, quelquefois même l’amour. Comme ils sont venus à flots pressés, pour défendre notre cause et celle de la liberté ! comme ils ont dû rester longtemps, avant de s’en aller chacun dans son Tipperary ! comme ils sont entrés dans nos demeures, et quels accents étranges ont résonné sous les toits de nos vieilles chaumières ! Quels mélanges ! quelle confusion ! Et, pour notre langue, quelle épreuve !

Elle y a pourtant résisté le mieux du monde. Voyez la zone d’influence de l’anglais, qui, après s’être limitée aux départements du Nord, est allée s’élargissant, et a fini par gagner toute la France quand les Américains sont venus ; considérez que, pour certaines régions, la durée de cette influence se chiffre par années ; et puis cherchez l’apport : vous trouverez l’effet hors de proportion avec les causes. Nous avons adopté Tommy, Sammy, no man’s land, tank : déjà crème de menthe est tombé en désuétude, et tank a seul survécu. En argot, finish remplace toute la conjugaison de « ne pas avoir ; » half and half a donné « afnaf, » qui a pris le sens de « fatigué ; » business a donné bizness, qui a pris le sens de « travail ; » on retrouve all right dans « olrède, » c’est à-dire « parfait, » et to pull up dans « pouleuper, » c’est-à-dire galoper ; rider désigne l’élégance du cavalier, horse a donné « ours ; » uppercut se traduit par eau-de-vie, et souinguer (to swing) par bombarder. Encore faut-il dire que beaucoup de ces nouveaux venus s’étaient insinués dans le langage populaire dès avant la guerre, qui les a recueillis avec faveur, mais ne les a pas créés. Même en allongeant la liste de quelques mots encore, en acceptant sans conteste ceux qui sont sujets à discussion, et en laissant une marge généreuse pour les découvertes prochaines, on ne va pas fort loin. En vérité, ces traces sont bien légères après une telle pression.

Or, les autres influences sont encore moins marquées. Si l’arabe a donné, ou a remis en usage, ou a étendu depuis la guerre caoua pour café, toubib pour médecin, gourbi et guitoune pour abri, bled pour terrain situé entre les deux lignes de feu, barca pour assez ; si l’annamite a donné cagna, et si l’on glane quelques mots serbes dans les milieux français où les Serbes ont séjourné, nous ne pourrons accuser ni nos troupes coloniales d’avoir fait régner la barbarie dans notre langue, ni nos alliés d’avoir péché par indiscrétion. La vérité est qu’en pareil cas, ainsi qu’on l’a fort bien dit, « ce n’est pas tant l’idiome du territoire occupé qui s’altère, surtout s’il est l’expression d’une civilisation supérieure : » c’est la langue des occupants.

Pour que rien ne manquât à cet extraordinaire mélange de peuples et de races, tandis que des soldats venus de tous les points du monde se donnaient rendez-vous en France, les soldats français voyageaient à leur tour : nouvelles chances d’enrichissement ou de déformation pour notre vocabulaire ; nouvelle épreuve, mêmes résultats. Parmi les officiers et les hommes des divisions françaises de Vénétie, quelques-uns ont appris l’italien ; beaucoup l’ont baragouiné à leur manière ; certains enfin l’ont ignoré magnifiquement. Mais il n’en est guère qui aient fait passer des italianismes dans leur langage. Il aurait fallu, pour en arriver là, une assimilation autrement profonde. — Des mots grecs, des mots serbes, ont été employés couramment par les soldats de notre armée d’Orient. De même, certaines images toutes nouvelles à leurs yeux ont suscité des expressions nouvelles, incompréhensibles aux soldats du continent. Mais ces expressions s’étiolent et meurent sous un autre climat et dans d’autres lieux ; les mots étrangers ont péri pour la plupart pendant la traversée d’Orient en France. S’ils subsistent, ils ne sont plus assez vigoureux pour durer longtemps. En somme, ni l’occupation allemande, ni le long emprisonnement de nos soldats, ni le séjour des Alliés en France, ni le séjour des Français à l’étranger, ni aucun des grands mouvements d’hommes qui ont caractérisé cette guerre, n’ont exercé sur le vocabulaire une influence capable de modifier sa physionomie.


II. — LE PARLER POILU

Mais voici que du fond des tranchées, une nouvelle langue a jailli. C’est l’argot des soldats ; ou pour mieux dire, c’est « le parler poilu. » Le « poilu » appartient à la flore de la guerre ; il s’est développé avec une surprenante rapidité. Il est plus difficile qu’on ne croit sur le choix des mots, mais à sa manière ; il laisse tomber avec mépris ceux qui ne sont pas suffisamment colorés à son goût. Il ne s’inquiète pas de leurs origines ; de même que quelques Parisiens disséminés dans une compagnie en deviennent l’âme, de même l’argot parisien est l’âme du parler poilu ; cependant il ne dédaigne pas la province, il laisse voisiner chez lui des mots venus du Midi, ou du Lyonnais, ou du Nord, d’ordinaire peu inventif en ces matières. Il est capricieux ; il donne un lustre nouveau à de vieux mots de caserne, qui vivaient d’une vie obscure dans les garnisons de France, et plus particulièrement dans celles de l’Est ; il fait une fortune à telle expression trouvée par je ne sais qui, je ne sais où, qui gagne de proche en proche tout le front : et cette expression, devenue illustre, demeure sans paternité. Il a tendresse de cœur pour le vocabulaire des bouchers, et même pour celui des apaches. Il s’empare sans façon des noms propres aussi bien que des noms communs, pourvu qu’il trouve leur consonance agréable. Il déteste la littérature : qu’un mot, même suivant son goût, lui soit présenté par des écrivains, et il s’en détourne avec répugnance. Il admet l’allitération, le jeu de mots, la facétie ; s’il tombe sous le coup de procédés grammaticaux aux noms redoutables, comme la métonymie ou la synecdoque, c’est bien qu’il les ignore. Il est pressé, les phrases trop longues l’impatientent ; il supprime les préparations, les liaisons, voire les rapports logiques ; il taille, il rogne, il défigure les mots. L’ironie déprédatrice est un de ses procédés familiers ; il met un soin extrême à se donner l’air de ne rien prendre au sérieux, pas même la mort. Il comporte des variétés ; l’artilleur parle l’argot de tout le monde, mais il le complique de l’argot spécial à l’artilleur ; le vocabulaire du brancardier n’est pas tout à fait celui de l’automobiliste : celui de l’aviateur est plus riche et plus recherché, ainsi qu’il convient à une aristocratie. Il y a même l’argot d’Etat-major, qui est un de ceux qui risquent de garder le plus d’influence parce qu’il a eu pour lui la diffusion des communiqués. Deux mille mots, estime un spécialiste qui lui a consacré un livre à la fois agréable et substantiel, M. Dauzat ; un autre, M. Esnault, qui joint à la qualité d’excellent grammairien celle de combattant, élimine les mots de troupiers et de marins, les mots de bas langage ouvrier, les mots provinciaux usuels » usités çà et là aux armées ; et pourtant, son très ingénieux dictionnaire du « Poilu tel qu’il se parle, » — « dictionnaire des termes populaires récents et neufs, employés aux armées en 1914-1918, étudiés dans leur étymologie, leur développement et leur usage » — comprend encore six cents pages. Le poilu est copieux, on le voit. Il a été parlé par quelques millions d’hommes, pendant près de cinq ans.

Oui, tout le monde l’a parlé aux armées. Par contagion. Par coquetterie à rebours. Parce que les occasions de se divertir étaient peu fréquentes, et qu’il était divertissant quelquefois, plein de trouvailles et riche d’imprévu. Parce qu’il fallait bien traduire une si curieuse façon de vivre par un languie qui présentât au moins quelque nouveauté. Pour se faire comprendre de tous. Puis les « civils » l’ont adopté. Parce qu’il leur a semblé qu’en prononçant des mots d’argot, ils devenaient eux-mêmes quelque peu soldats : façon commode de s’environner de gloire, disaient les médisants. Pour n’avoir pas l’air trop en retard sur les correspondants du front, sur les permissionnaires. Pour se mettre à la mode, puisque c’était une mode désormais. Pour rendre hommage aux combattants, tout ce qui venait d’eux devant être imité. Au reste, ils le parlaient avec timidité, avec gaucherie, et d’une façon un peu ridicule. Ils reprenaient toujours les mêmes mots, souvent les moins pittoresques, et ne s’aventuraient qu’avec une crainte visible dans les difficultés de ce vocabulaire dangereux : tandis que le poilu, pour être bien parlé, veut être parlé superbement, Ils s’y sont mis cependant ; et par l’effort combiné des soldats qui les ont inventées, et des civils qui les ont apprises, nombre d’expressions appartenant à l’argot de la guerre sont entrées dans la langue dès maintenant.

Le mot poilu lui-même, encore qu’il ne soit pas très beau, est d’un usage aussi courant que jamais grognard a pu l’être. Boche a été non seulement adopté par le français, mais prêté par lui aux autres langues, à l’anglais, à l’italien : il a été admis, consécration suprême, dans le petit Larousse illustré de 1918. D’un bout de la France à l’autre, on déclare qu’on a le cafard lorsqu’on se sent mélancolique ; et on déteste les bourreurs de crâne. On termine volontiers, et trop volontiers, une conversation sur les malheurs des temps par cette considération philosophique qu’ il ne faut pas s’en faire ; en même temps qu’on est disposé à en mettre, voire à en mettre un coup, pour commencer l’œuvre de paix. On a peur que les Allemands ne camouflent leur armée renaissante, et on sent la nécessité d’avoir du cran pour lutter encore contre leurs menées. Veut-on voir comment un de nos grands journaux de province reproduisait à la date du 19 septembre dernier le langage d’un démobilisé ? C’est assez exact et c’est tout à fait laid. « Ça y est depuis ce matin. On m’a donné des belles fringues, depuis quatre ans que j’en avais pas eu des comme ça sur les reins ! Et maintenant j’suis du 1er civil. Là on peut t’nir le coup ; c’est le bon secteur. Aussi, vous savez, on en a vu des cruelles au front, et de tous les calibres ; mais maintenant qu’on les met, on n’y pense plus. Celui qui en parlerait, il aurait du retard. Maintenant on pense à la bourgeoise, aux mômes. Faut trouver un p’tit boulot pénard et en j’ter un vieux coup, quoi ! »

Ainsi de suite : on n’éprouve pas de plaisir à prolonger un tel exemple. Il est hors de doute cependant qu’on recueille une foule d’expressions du même genre, pour peu qu’on écoute autour de soi ; et qu’elles paraissent désormais familières. Non seulement elles retentissent dans les lieux où s’assemble le petit peuple des villes, les vélodromes ou les théâtres, les cafés ou les terrains de jeu : mais on les emploie couramment jusque dans nos campagnes, jusqu’au milieu de nos villages détruits du Nord et de l’Est : et c’est une étrange impression, que d’entendre résonner cet argot dans ces ruines.

Autre chose : nos métaphores aussi ont été renouvelées par la guerre. Qui de nous peut se vanter de n’avoir jamais parlé, au cours de ces dernières années, de la mobilisation industrielle, économique, financière ? de l’offensive diplomatique, de l’offensive morale, voire de l’offensive pacifiste ? L’esprit, hanté par les images du front, les transposait spontanément, et les appliquait à toutes les circonstances de la vie. On ne disait plus : soutenir un effort de longue durée ; on disait : tenir. On ne disait plus : manquer à son devoir ; on disait : déserter. Tous ceux qui se dissimulent ou s’abritent étaient devenus des embusqués. On s’amusait à filer la métaphore guerrière ; tel critique parlait de mobiliser les mots, de les ranger en bataille, de les ruer à l’assaut ; tel chroniqueur du Parlement racontait que, le tir des batteries étant dirigé contre un député, des éclats d’obus s’étaient égarés sur un autre. L’usage est devenu si fréquent qu’on a pu esquisser déjà un classement des termes de guerre employés au figuré : les mots ; les expressions ; les groupes de mots ; les métaphores à plusieurs termes ; les suites d’images ; et dans chaque groupe, les emprunts faits au recrutement, à l’organisation des troupes et du terrain, au combat, au ravitaillement…

Le poilu est essentiellement un langage de plein air ; il est mal à l’aise lorsqu’on l’enferme dans des livres, même pour lui faire honneur ; écrit, il prend un air factice ; les romanciers naturalistes, pour le copier, le trahissent : il lui manque le décor, le geste, l’intonation ; il n’est plus lui-même. Les métaphores, au contraire, s’installent commodément dans la langue écrite. On en cite un exemple frappant. Il y a quelques années, si on voulait rendre l’idée d’empoisonné, de délétère, de pathogène, on empruntait des images aux théories microbiennes à la mode. « Microber nos vierges énergies révolutionnaires, » faisait dire M. Paul Bourget à l’un des personnages de l’Etape. Pour rendre aujourd’hui une idée analogue, on emprunte l’image aux gaz asphyxiants : « l’atmosphère de germanophilie qui commença à se répandre, comme un gaz asphyxiant de l’intelligence, au lendemain de nos désastres, » écrit l’Action française du 27 juin 1916. Entre les deux emplois, la guerre a passé.

Remarquons que ces métaphores se rencontrent non seulement sous la plume de journalistes pressés, mais même chez nos bons auteurs. Un des grammairiens qui enregistrent les phénomènes récents du langage, M. Georges Prévost, tourne plus particulièrement son attention avisée vers l’emploi figuré des termes de guerre, et cueille d’amusants exemples chez quelques-uns de nos contemporains. Ne craignons pas de mêler des noms fort opposés : les disparates sont ici nécessaires. De M. Antonin Dubost : « Toutes les forces sont-elles mobilisées, ou certaines ne se sont-elles pas elles-mêmes mises en sursis ? » (Discours du 10 janvier 1918). De M. Henry Bataille : « Ont-ils redouté que la haine et l’hypocrisie embusquées ne les accusassent faussement de patriotisme refroidi ? » (Journal du Peuple, 16 mai 1917). De M. Abel Hermant : « La grammaire, comme le reste, est fonction de la guerre. Elle ne s’en fait pas. » (Le Temps, 27 mars 1917). De M. Maurice Barrès : « Le service de l’Etat lui demande de traduire sa pensée en langage libéral : il se mettrait à parler soviet comme il parlerait anglais. » (Écho de Paris, 29 décembre 1917). Une phrase empruntée à M. Charles Maurras n’est pas moins significative : « Que le chef du gouvernement prenne, comme disent les aviateurs, une hauteur supérieure à celle de nos ennemis du dedans et du dehors ; qu’il se donne, selon le même ingénieux vocabulaire, un « plafond » supérieur de quelques milliers de mètres… » (Action française, 31 mai 1917). Ajouterons-nous enfin un exemple qu’il serait difficile de récuser ici ? M. René Doumic écrivait dans la Revue du 1er juillet 1918 : « M. Marcel Prévost me permettra de « recouper » ses renseignements par les miens… »

Voilà donc une influence exercée par la guerre, sur la langue parlée, sur la langue écrite. Maintenant, est-elle aussi profonde qu’elle est étendue ? Est-elle durable ?

Il semble déjà très loin dans le passé, l’argot de la guerre : tant les difficultés du présent nous pressent, et exigent à leur tour notre attention. Les sources qui l’alimentaient se sont taries ; ceux qui le parlaient se sont dispersés ; ils peuvent bien le répandre encore, mais sous une forme désormais arrêtée ; ils ne peuvent plus l’entretenir.

Certes, ils ne le renieront pas ; ils oublieront ce qu’il avait d’excessif et de grossier ; mais ils se rappelleront ce qu’il avait de pittoresque, et le temps où une abeille voulait dire un éclat d’obus ; ce qu’il avait d’émouvant, et le temps où le vaguemestre s’appelait le sourire ; ce qu’il avait de tragique, et le temps où aller au séchoir signifiait, suivant la définition du dictionnaire de M. Esnault, « aller, en parlant de fantassins, à l’attaque de positions aux barbelés intacts et bien défendus, où les cadavres restent attachés comme des loques, durant des jours. » Ils lui sauront gré d’avoir représenté la guerre telle qu’elle était dans la réalité et non pas dans les récits des journaux qui les indignaient tant, souvent laide, souvent grossière, avec toutes les faiblesses d’une pauvre chair qu’il fallait vaincre d’abord, d’avoir traduit une partie de leur psychologie, d’avoir si bien caché, selon leur désir, leurs sentiments profonds : de sorte qu’avec tant de mots pour railler et condamner l’exagération, l’enflure, l’hyperbole, il n’en avait pas pour traduire le dévouement et le sacrifice. — Mais déjà, un hiver, un printemps, un été, un autre hiver, ont passé sur les tranchées abandonnées ; elles commencent à se combler, et au printemps prochain, elles fleuriront. Les réseaux de fil de fer, rouilles, arrachés, brisés, ont pris un air lamentable en perdant leur air menaçant. Sur les grandes routes des campagnes passe le matériel de guerre vendu aux civils ; on reconnaît les cuisines roulantes, qui serviront à porter la soupe aux moissonneurs ; et les voitures du train de combat, qui serviront à rentrer le foin. On a remisé la capote bleu horizon, les cuirs, le casque ; l’argot entre au musée des souvenirs. Bientôt une génération viendra, pour qui son vocabulaire n’évoquera plus d’images précises, et qui verra sans couleur les mots que les combattants voyaient tachés de boue, tachés de sang : Et puis une autre encore, qui les trouvera vieillots et en cherchera de nouveaux mieux adaptés à ses besoins. Il est arrivé à sa limite extrême ; cette limite se restreindra, elle se restreint déjà ; elle ne s’étendra plus.

Il faut déplorer la vulgarité menaçante que tout argot comporte, et que celui-ci avait spécialement exagérée. Mais il faut tenir compte aussi des enrichissements possibles. Notre langue n’a jamais péché par excès de pittoresque ; dans la longue querelle qu’elle eut jadis avec ses voisines pour la suprématie, on lui a reproché souvent d’être terne. On lui a reproché aussi d’être sèche, et de manquer de cette fleur d’embonpoint qui indique les constitutions vigoureuses. Or, toutes les découvertes qu’elle avait dû nommer, toutes les idées qu’elle avait dû enregistrer à l’époque contemporaine, les sciences avec leurs noms, abstraits, la médecine avec ses mots hybrides, la philosophie avec son jargon, avaient contribué à renforcer son caractère intellectuel, au détriment de la couleur. À ce défaut, le parler populaire, nourri, copieux, éclatant, est un bon remède ; il matérialise ce qui devient trop abstrait ; il abonde en images bien faites pour draper les idées trop nues. On sait de reste que les puristes les plus scrupuleux recommandent volontiers ce retour au peuple, et que la tradition nous montre les grammairiens de marque occupés à noter les trouvailles des crocheteurs et les improvisations des portefaix. Si la guerre a rajeuni nos métaphores, tant mieux : elles en avaient grand besoin. A supposer même que l’argot des tranchées subsiste longtemps dans ces couches profondes qui constituent comme le réservoir de la langue, n’en soyons pas inquiets : et même sachons y puiser quelquefois : à condition qu’un goût éclairé préside à ce choix, qu’une culture solide nous préserve des vulgarités envahissantes, et nous permette de rester fidèles à notre génie : c’est ici l’essentiel.


III. — LA CULTURE GÉNÉRALE EN DÉCROISSANCE

La guerre, en effet, a trouvé la langue française dans un état de malaise, qu’elle a d’abord aggravé.

Nous avions commencé déjà à remplacer les mots par leurs initiales ; nous parlions de la G. G. T., des P. T. T., du P.-L.-M., de la T. S. F., de la R. P., du T. C. F., des U. P. ; les joueurs de football s’étaient adonnés à ce petit jeu avec enthousiasme ; les noms des sociétés sportives semblant trop longs à leur jeune impatience, ils les abrégeaient résolument ; cela leur faisait un vocabulaire d’initiés, très à leur goût. La guerre a transformé ce défaut en manie. Nous avons appelé le grand quartier général le G. Q. G., les hommes de la réserve de la terrioriale, les R. A. T., les commis et ouvriers d’administration, les C. O. A., les gardes des voies et communications, les G. V. C., la défense contre avions, la D. C. A. : ainsi de suite, à l’avenant. Maintenant, nous ne nous arrêtons plus. Il serait aisé de multiplier les exemples par douzaines : le Journal officiel en fournit tous les jours en quantité. Il y a concurrence ; chacun de rogner pour son compte. L’honnête homme, habitué à chercher un sens dans les mots, songe qu’il va devoir se mettre à l’étude des hiéroglyphes, s’il veut entendre le français, Partout des lettres qui ont perdu leur corps ; partout des initiales en rupture de ban. Il n’est peut-être pas très logique de parler par devinettes sous prétexte de gagner du temps : que devient, en tout cas, la clarté traditionnelle de notre langue ? Ce n’est pas seulement sa physionomie qu’on déforme ; c’est une de ses qualités essentielles qu’on trahit. L’illustre philologue danois Nyrop, un des champions les plus dévoués et les plus efficaces de l’idée française pendant toute la durée de la guerre, nous fait remarquer que le phénomène est fréquent dans les langues germaniques et Scandinaves, mais qu’il est presque inconnu aux langues romanes. Voilà donc un usage contraire au génie du français, qu’il était souhaitable de restreindre, s’il était impossible de l’éliminer, et auquel les habitudes de la guerre ont donné force de loi.

On regrettait que la langue, comme elle perdait un peu de sa clarté, perdit de sa précision : on déplorait les molles indulgences pour les impropriétés toujours plus fréquentes, et l’inconscience devant des fautes qui auraient fait rougir autrefois. Que diraient aujourd’hui ces « amis de la langue française, » qui avaient jugé bon de fonder peu avant la guerre une ligue pour la défendre contre « toutes les déformations » qui la menaçaient ? Car la guerre n’a pas favorisé le purisme ; et maintenant qu’elle est terminée, on croit voir dans le langage la même licence qu’on a constatée dans les mœurs. Sans vouloir ressembler à ces pédagogues, qui prédisent l’échafaud à l’élève coupable d’avoir laissé passer des solécismes dans un thème latin, il est certain qu’on reste inquiet devant la veulerie d’un certain langage contemporain. Nous ne parlons plus ici de néologisme, d’argot grossier ou pittoresque : il s’agit d’une basse littérature, dont les auteurs semblent ignorer les règles élémentaires du français. Les*incorrections abondent, le barbarisme fleurit ; non point le barbarisme audacieux et créateur : le barbarisme honteux, le barbarisme plat, Aucun sens de la propriété, de l’honnêteté du français. L’emphase, qui répugnait tant à notre langue, triomphe dans le feuilleton : pour frapper encore l’imagination, ébranlée par tant de secousses, on force les mots en même temps qu’on déforme la psychologie, et cette langue faussée est pourtant celle qui fournit le modèle du français à des milliers de lecteurs. Il serait aisé de continuer ici l’énumération de défauts qui proviennent tous de ce que le sentiment de la pureté de la langue va se dégradant ; si on s’arrête, ce n’est point que manquent les sujets de plainte, c’est qu’ils sont trop nombreux.

Une des qualités que l’on reconnaissait à notre langue était la faculté d’adopter vite les mots qui correspondaient aux besoins nouveaux, mais de les éprouver par l’usage ; de sorte qu’ils n’entraient définitivement dans le grand trésor commun qu’après avoir été reconnus de bon aloi. L’instinct du peuple et l’autorité des écrivains collaboraient à cette tâche : on a vu des cas où des mots qui sonnaient faux, après avoir été mis un temps en circulation, ont été retirés et n’ont plus servi. Depuis la guerre, on a dû fournir fébrilement à la curiosité du public, tous les matins, des traductions puisées dans les journaux ou fournies par les agences des Alliés, exécutées à la tâche par des gens qui ignoraient à la fois et la langue qu’ils étaient chargés de traduire, et la leur. D’où des mots anglais, ou italiens, ou russes, francisés à contre-sens, quelquefois même passant purement et simplement dans les textes, sans filtrage aucun. Le rédacteur en chef d’une grande feuille de province, auquel on faisait remarquer qu’il avait eu tort de prendre Zara pour le nom d’un syndic italien, répondait que dans le volume in-16 auquel son journal équivalait quotidiennement, l’étranger tenait désormais une place telle, que les vérifications devenaient à peu près impossibles. Assurément, personne ne défigure la langue de gaité de cœur, et les journalistes sont les premiers à regretter que les exigences de leur métier soient si difficilement compatibles avec l’emploi d’un français châtié. Il n’en est pas moins regrettable que l’on parle tous les jours du « seulement international de Tien-Tsin, » par exemple ; que les eaux de la Baltique deviennent le Balticum, et le Pas-de-Calais le Channel.

Mais toutes les fautes dont se charge ainsi le français usuel ne sont que peccadilles, si on les compare au vocabulaire et au style habituels aux gens de sport. Plus les progrès du sport nous semblent désirables, plus nous nous réjouissons de la place qu’il prend dans la vie nationale, plus nous comptons sur lui pour la reconstitution de notre race, et plus nous regrettons l’emploi d’une langue qui n’a plus rien de commun avec le français véritable. Qu’il s’agisse d’hippisme, de cyclisme, de boxe, de football, la majorité des rubriques sportives a quelque chose d’effarant. « Le Grand prix de Paris réunira huit ou neuf partants probablement. Une question se pose immédiatement : les Anglais réussiront-ils le triple event ? Comme le grand Steeple-chase, comme la grande course de haies, l’épreuve capitale de Longchamps sera-t-elle l’apanage des champions d’Outre-Manche, en l’espèce Galloper Light ? En tout cas celui-ci se présente avec les meilleurs titres. Ses performances de deux ans le placent sur le même rang que Grand Parades, le vainqueur du Derby. Il a eu raison sur 2 400 mètres de bons trois ans, leur rendant beaucoup de poids… » C’est de l’importation brute. — « Ce n’est pas que pour se rendre de l’extrémité du Cotentin au fin fond de la Bretagne, nos coureurs vont rencontrer sur leur chemin d’insurmontables difficultés. Non ! les côtes seront, il est vrai, nombreuses, et parfois même assez intéressantes. Dame I les collines de Bretagne nous sont connues de longue date, et nous savons fort bien qu’elles sont de taille à jouer un rôle dans la pièce. Mais c’est surtout la distance qui va compter. Il faut bien convenir, en effet, que 405 kilomètres, c’est là un kilométrage imposant pour, une étape, un kilométrage qui va nécessiter un laborieux effort de la part de nos rescapés… » Quelle est cette langue ? Nous nous rendons bien compte de la loi du genre, et nous ne prétendons pas à l’élégance académique. Au. contraire, nous saluerions avec joie le pittoresque et les trouvailles amusantes. Mais ce n’est pas le cas, il s’en faut.

Or la forte discipline intellectuelle, qui seule pourrait réprimer ces négligences ; la culture approfondie, qui rétablirait l’équilibre entre les vertus traditionnelles et les nouveautés nécessaires ; l’étude du français dans ses sources classiques et dans ses bons auteurs, trop négligée dès avant la guerre, l’a été bien davantage depuis 1914. Nos jeunes gens ont eu d’autres préoccupations que celle d’apprendre patiemment le français. Toutes les curiosités, toutes les anxiétés tournées vers le front ; les pères absents, et l’indulgence infinie des mères ; les professeurs mobilisés ; un certain esprit dit pratique, qui pousse même les adolescents à la recherche du profit immédiat, plutôt qu’à l’acquisition des connaissances et à la formation de l’esprit : voilà qui n’améliore point un état déjà grave. Le baccalauréat d’après l’armistice a confirmé l’abaissement prévu du niveau de la culture, en même temps qu’il révélait chez une partie du public cette conception extraordinaire, qu’à des études manquées devait correspondre une indulgence générale. La juste sévérité des professeurs a répliqué par une hécatombe de candidats : c’est une indication précieuse, et nous allons y revenir bientôt. Mais il est certain que les résultats, qui n’étaient pas consolants en juillet 1917, ont été affligeants en juillet et en octobre 1919. Les examinateurs ont été d’accord pour signaler la grande faiblesse de l’épreuve de français. Ils ont constaté, outre un manque notoire de raisonnement, et une incapacité logique plus frappante encore que certaines ignorances, toutes les variétés des fautes possibles, à foison.

Il faudrait une enquête sur les résultats des derniers examens de l’enseignement primaire dans toute la France, indispensable pour connaître l’état moyen de la langue. Au moins avons-nous quelques pages d’une très substantielle étude sur la psychologie des enfants pendant la guerre, qui résume les réponses apportées par un grand nombre d’instituteurs à un questionnaire précis, d’après leur observation directe. Les enfants se sont hâtés, bien entendu, de parler comme les grands : l’occasion était trop belle. Ils ont adapté les termes nouveaux à leur petit monde : ainsi dans les jeux des filles, Guillaume a remplacé le diable ; un tricheur est devenu un embusqué ; tandis qu’on désignera un gamin fort et courageux en disant : « C’est un poilu. » La zone de guerre note, outre l’envahissement de l’argot, l’emploi « des jurons, des termes grossiers, des expressions triviales, » que les petite empruntent à leurs amis, les soldats sans se rendre compte du sens exact de ces fâcheuses acquisitions. La zone de l’arrière, au contraire, est moins pénétrée par l’argot, et davantage par les termes techniques : ce qui constitue un enrichissement. Mais au sujet de la culture intellectuelle, les plaintes sont générales. Le niveau de l’école, estiment certains maîtres, a baissé d’un tiers ; constatation mélancolique : beaucoup de ces enfants seront moins instruits que n’étaient leurs parents. Les causes sont toujours les mêmes, et pour ainsi dire fatales : attention attirée vers des objets plus émouvants que le tableau noir ; une histoire autrement vivante que celle des livres ; les classes interrompues par la mobilisation des maîtres ; l’assiduité à l’école diminuée ; l’absence de travail en dehors des heures de classes. Le sens de la langue se perd en même temps que la culture générale décroît.

Tel est le danger le plus réel. On ne nous accusera pas de l’avoir atténué. Resterait à voir si la guerre, en même temps qu’elle aggrave un mal antérieur à elle, n’apporte pas une volonté plus consciente et plus vigoureuse de le guérir.


IV. — LE SOUCI DE L’AVENIR

On pourrait se consoler, à la rigueur, en se rappelant que cette décadence de la langue française est une vieille nouveauté. Deux ou trois fois par siècle, on moyenne, on signale le péril qu’elle court et on annonce la catastrophe finale : la langue française se meurt, elle est morte ; ce qui ne l’empêche pas de continuer assez glorieusement sa carrière. Jamais, pas même aujourd’hui, le néologisme ne parut plus menaçant que pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle ; jamais-novateurs plus révolutionnaires ne scandalisèrent conservateurs plus impénitents. Quand Rousseau jeta dans l’usage ses tournures populaires, et genevoises par surcroît, ce fût une belle bagarre. Voltaire dénonça le danger aux véritables connaisseurs, prompt à le poursuivre parce qu’il s’agissait de Jean-Jacques, et aussi parce qu’il était indigné, sincèrement. Cette langue provinciale, triviale, enflée, boursouflée, au dire des puristes du temps, n’en est pas moins devenue classique. Que de fois ce même Voltaire n’a-t-il pas crié casse-cou ! « Si on continue, la langue française, si polie, redeviendra barbare. » On a continué, la barbarie n’est pas venue ; c’est Chateaubriand qui est venu après Rousseau. Et l’indignation de Voltaire est presque comique quand on pense au succès définitif de mots ou d’expressions qu’il condamnait comme abominables. Ainsi la répugnance qu’on éprouve devant le mauvais usage reste légitime, et nécessaire : elle doit être tempérée par cette considération, que la langue ne peut pas ne pas changer ; qu’elle n’évolue généralement pas dans le sens de la pureté ; et qu’il faut bien, de gré ou de force, fléchir au temps…

Rien n’est nouveau, pas même les attaques contre la Sorbonne ; il est entendu aujourd’hui que les maîtres qui enseignent sur la montagne Sainte-Geneviève ne savent pas le français : on leur reprochait, il y a cent ans, d’ignorer le latin. « Dans l’Université de Paris, cet antique héritage des Rollin et des Cuvier, dans ce corps savant qui renferme tant d’illustres professeurs, quelques-uns des principaux chefs poussent l’ignorance de la langue latine jusqu’à ne pas en connaître les premiers éléments. On n’en peut douter, quand la matière des vers donnée aux élèves des différents collèges qui composent pour les grands prix de vers tombe sous les yeux. Dans cette matière, écrite d’un style que désavouerait le plus médiocre écolier de sixième, on trouve un lourd barbarisme : c’est le mot patefiere employé comme impératif du verbe patefio. Quel homme, pourvu qu’il ait ouvert deux fois la grammaire de Lhomond, ignore que ce verbe n’a d’autre impératif que le mot patefi, inusité il est vrai, mais, du moins, formé d’après les règles ? N’est-il pas fâcheux que des erreurs aussi grossières déshonorent les maîtres aux yeux des élèves ? Et on sait qu’aujourd’hui la jeunesse n’est pas indulgente pour ses professeurs. » Ainsi parlaient les Débats, il y a un siècle. C’était le ton de l’époque ; n’en sourions pas : dans cent ans, les diatribes d’aujourd’hui nous paraîtront peut-être plus surannées. Comprenons plutôt ce que ces attaques périodiques ont d’excessif et d’injuste, et que ce nous soit une consolation.

On en trouverait d’autres. N’oublions pas ici le rôle de l’élite : or, si le niveau moyen du français tend à s’abaisser, nous possédons encore une élite d’écrivains capables de maintenir notre haute tradition. Les étrangers nous disent que nous sommes les premiers avoir éclore une littérature de guerre qui compte, tandis que la leur, aussi copieuse cependant, n’est encore qu’une matière mal digérée : moins sensibles à nos défauts que nous-mêmes, ils nous affirment qu’ils retrouvent, dans la langue de ces auteurs, dont quelques-uns étaient inconnus hier, les mêmes qualités qu’ils admiraient chez nos auteurs immortels. Nous nous plaignons ; nous trouvons que la langue militaire officielle, surchargée de clichés : « J’ai l’honneur de vous rendre compte que…, » affaiblie par la manie des conditionnels : « l’ennemi aurait fait un mouvement vers le Nord… Les hommes de l’Ersatz auraient formé de nouveaux corps…, » souvent impropre dans ses termes, est inégale aux événements : et pourtant, c’est d’elle qu’ont surgi ces bulletins d’une sobriété et d’une précision admirables, ces ordres du jour qui resteront comme des monuments de la langue française : celui de la Marne, par exemple. Nous critiquons la langue du journalisme en général : mais nous avons lu pendant la guerre des journaux d’une exceptionnelle tenue, dont les articles étaient, en même temps que des bréviaires de courage, des modèles de très noble et très pur français : ce n’étaient pas les journalistes qui s’abaissaient à la prose vulgaire de la rue ; ils maintenaient toute la dignité de leur style, et les lecteurs s’élevaient jusqu’à eux. Ces exceptions sont consolantes : dans la mesure où on peut être consolé par des exceptions.

Au moins l’intérêt que nous portons aux questions de langage est-il demeuré général. Quelle joie malicieuse, lorsqu’un journaliste découvre qu’un ancien ministre de l’Instruction publique demande à ce que son interpellation soit discutée tout de suite, et parle de solutionner un problème ! On s’afflige, sans s’étonner, d’entendre un pareil langage : mais on se réjouit de voir la vivacité des critiques qu’il suscite ; le souci du purisme n’est pas aboli chez nous autant qu’il le paraîtrait.

Mais arrivons à l’essentiel. Le voici : c’est l’avenir qui importe : or les combattants ont la ferme volonté d’assurer à notre pays un avenir meilleur que le présent. Le mal dont souffre le français, plus profondément sans doute que de tous les autres, vient de l’affaiblissement de cette éducation dont la vertu lui avait permis de garder à la fois ses qualités nationales et son caractère humain. or les combattants : ont mieux compris, par la leçon de la guerre, la valeur de la tradition nationale, digne d’avoir exigé un tel sacrifice ; et la valeur de l’être humain, placée dans les principes qui défient la mort elle-même. Cette vie qui leur a été laissée par miracle, ils veulent l’utiliser mieux ; ils veulent que ceux qui viendront après eux soient plus profondément Français, et plus largement hommes. La réforme de l’éducation nationale, et la place qu’y doivent tenir les humanités, sont une des préoccupations constantes de leur esprit. J’en veux pour témoins ces jeunes hommes qui sont venus se rasseoir sur les bancs de l’Université, pour reprendre leurs études interrompues, après cinq ans d’absence. Jamais les vieilles salles austères ne virent pareil public ; bronzés, décorés, mutilés, admirables, ils incarnent l’âme de la France trempée par l’épreuve et embellie par la victoire. Ils ont repris les disciplines scolaires avec un zèle incomparablement supérieur à celui qui les animait quand ils les ont quittées : on les croyait rouilles, fatigués, incapables avant longtemps de se remettre aux études sérieuses : ils sont revenus non seulement avec une volonté plus ferme, mais une intelligence plus nette, et un amour sacré de leur tâche.

Leur travail n’est plus la préparation machinale à un concours, fût-il le plus difficile : ils ont conscience de la dignité de leur fonction. Le sentiment de la forme française, est poussé chez eux au plus haut point du scrupule ; ils ont vécu dans l’argot, et pourtant aucune vulgarité, aucune trivialité ne passe dans leur style ; ils ont compris le respect qu’ils doivent à la langue, symbole de la nation qu’ils ont sauvée. Et pour l’avenir, ils veulent un enseignement rénové, qui s’ouvre davantage à la vie moderne, tout en sauvegardant le meilleur de la tradition. Le salut de l’intelligence française, comme le salut de la langue française, est là.

Ainsi, l’influence exercée directement, par la guerre a été moins considérable qu’on ne pouvait croire au premier abord. C’est une illusion courante, que ces bouleversements inouïs de la vie publique doivent entraîner des bouleversements analogues dans la vie du langage : en réalité, de nos jours, « il paraît impossible de prouver que les événements historiques d’une certaine importance, les guerres prolongées, les révolutions, ont pu modifier le développement régulier du langage, et déterminer des changements linguistiques qui ne se seraient pas produits dans des temps réguliers et paisibles… » À ce point de vue, on a ingénieusement comparé la guerre à une tempête, qui précipiterait sur la plage des lames de fond et la laisserait couverte de débris ; « mais ces débris ne modifient en rien la forme ou la composition du rivage, soumis d’autre part à l’action continue et meurtrière des érosions marines. Ni la syntaxe, ni la prononciation ne sont, en pareil cas, altérées… »

Indirectement, la guerre pouvait agir davantage : elle pouvait favoriser et hâter un travail de destruction dès longtemps commencé. Et certes, si elle avait seulement augmenté la force des courants qui emportaient, par parcelles, les qualités de notre langue, le danger eût été grand. Mais elle a réveillé, en même temps, des énergies latentes, des puissances de conservation, des volontés de rénovation. La langue doit en profiter.

Moins pure assurément que dans le passé, parce qu’elle est plus chargée d’alluvions ; plus relâchée peut-être, comme toute la vie moderne ; mais sauvée de la vulgarité envahissante, par la vertu préservatrice des talents individuels ; aimée toujours ; respectée davantage par ceux qui veulent la défendre comme ils ont défendu nos drapeaux, elle garde sa physionomie. C’est la condition nécessaire de son droit à l’expansion, que nous étudierons par la suite.


PAUL HAZARD.

  1. Parmi les récentes publications sur ce sujet, nous utilisons : Sainéan, L’argot des tranchées, 1915 ; Danzat, L’argot de la guerre, 1918 ; Esnault, Le poilu tel qu’il se parle, 1919. Articles et brochures : G. Prévost, Esquisse d’une étude sur l’emploi figuré des termes de guerre dans le langage contemporain, Revue universitaire, mai 1918, et Mercure de France, 116 janvier 1919 ; Nyrop, Études de grammaire française, Copenhague, 1919 ; Al. François, La langue française et la guerre, Genève, 1919 ; et aussi : Nos enfants et la guerre, enquête de la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant, Paris, 1917.