La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 11

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(p. 135-148).


LA LANTERNE


No 11




Dans le numéro 8 de la Lanterne, mes lecteurs stupéfaits ont vu que les tremblements de terre, les inondations et les avalanches sont dûs aux iniquités des hommes, lesquelles iniquités se trouvant à vingt mille pieds sous terre, sont rejetées par le globe qu’elles ennuient, et sont lançées sous forme de ras-de-marée, de quartiers de rocs, de vagues hautes comme des montagnes, et enfin de torrents s’échappant de leur lit.

Cette explication des tremblements de terre, des éruptions volcaniques et des inondations, n’est pas rassurante pour la faiblesse humaine.

En effet, à chaque péché mortel que vous commettrez, ami lecteur, vous serez menacé de faire explosion ou de sauter à trois cents pieds en l’air, à moins que vous n’ayez le soin d’enterrer votre péché qui, dans dix ans, lorsqu’il aura fermenté convenablement éclatera sous les pas de quelque passant naïf. La terre est ainsi bourrée de péchés qui bondissent à certaines époques, renversent les maisons et culbutent les meubles les uns sur les autres.

La Gazette des Campagnes, organe de la ferme-modèle de Sainte-Anne, est, comme on le voit, très au fait de l’agriculture qu’elle enseigne et connaît tous les secrets de la terre.

Elle nous a donné en un clin-d’œil la cause de cataclismes que les savants expliquent de diverses manières, mais sans avoir encore trouvé la bonne, que nous, Canadiens, avons maintenant le bonheur de connaître.

Il est à supposer que toutes les parties de la science agricole sont enseignées de la même façon.

« Pourquoi, dit un élève à son professeur, ce grain de blé, que j’ai semé il y a six mois, a-t-il produit ce bel épi que vous voyez ? Comment ce travail s’est-il fait ?

— C’est parce que, mon enfant, vous aviez communié ce jour-là.

— Et cet autre épi si maigre, pourquoi ?…

— Ah ! il y a un péché là-dessous ou tout près ; prenez garde, il pourrait bien vous sauter à la figure ; allez quérir de l’eau bénite et arrosez-en cet épi ; demain, vous le verrez pliant sous le poids de ses grains. »

Constatons que la Gazette des Campagnes est dirigée et contrôlée par le supérieur du collège de Sainte-Anne, et que la ferme-modèle appartient à ce collège qui est en train d’acquérir à peu près la moitié de la paroisse.

À côté de cette ferme-modèle, très bien cultivée du reste, et qui donne de beaux produits, on voit les terres des habitants s’amaigrir de plus en plus en subissant les errements de la vieille routine.

De même, si l’on se transporte à la côte Beaupré, près de Québec, on voit des fermes appartenant au Séminaire dans un état de prospérité éclatante, comparées à celles qui les entourent.

Le secret de cette différence est dans le fumier et la bonne culture appliquée à ces fermes. Mais pour les terres d’habitants, c’est autre chose. Là il faut surtout force messes et quarante heures. On admet à la rigueur la charrue, mais comme accessoire ; les habitants sont prévenus d’avoir à compter surtout sur leur exactitude à payer la dîme. S’ils n’ont pas de bonnes récoltes, c’est parce que les idées modernes commencent à travailler notre société.

Maintenant, transportons-nous sur un autre théâtre.

Il y a quelque temps un étranger, sourd-muet, arrive à Montréal et se fait conduire à la chapelle des sourds-muets, rue Marguerite.

Voici ce qu’il y vit ; je cite textuellement le rapport qu’il en a fait.

« Le professeur, habillé en prêtre, ouvrit son livre, épela le nom de Chiniquy plusieurs fois, afin de bien l’imprimer dans l’esprit de ses élèves. Dès qu’il fut convaincu d’être bien compris, il secoua la tête, comme avec angoisse, et fit la peinture de Chiniquy au moyen de signes qui signifiaient : Lui, méchant, a beaucoup d’enfants naturels ; chassé de l’église romaine pour ivrognerie et immoralité, s’est fait protestant. — Ici, les sourds-muets manifestèrent leur dégoût et leur indignation par des gestes de colère, des battements de pieds sur le plancher… Le professeur alors se frotta les mains, regarda son livre, fit semblant de lire un moment, puis épela sur ses doigts lentement :

« Un Miracle dans Montréal ! — Les pauvres sourds-muets expriment leur joie et leur impatience de savoir ce que c’était, en battant des mains. Un sourire de satisfaction passe sur la figure du professeur qui raconte ce qui suit : — Dernièrement, dans Montréal, temps durs, plus de pain, beaucoup mourant de faim ; les religieuses demandent à un prêtre de recueillir de l’argent pour avoir du pain ; le prêtre répond « beaucoup de pain dans le couvent. » Les nonnes vont voir et ne le trouvent pas. Elles reviennent vers le prêtre et le lui disent. Le prêtre leur jure qu’il y a vingt-cinq pains dans un buffet, les renvoie chercher de nouveau et les suit, en embrassant la croix et en priant la vierge Marie. Les religieuses ouvrent le buffet, et… trouvent les 25 pains. »

Un tonnerre d’applaudissements termine ce récit. À peine a-t-il rétabli l’ordre que le professeur s’écrie : « Les protestants ne peuvent pas faire de miracles, parce qu’ils sont méchants et que leur religion est fausse. »

Sur ce, les sourds-muets s’agitent comme des furieux et montrent le poing.

Puis vint la pièce suivante :

« Meurtre accompli par des Protestants. L’Hostie. — Un saint prêtre a été dernièrement assassiné et volé, près de Montréal, d’une somme d’argent recueillie pour des fins charitables.

« Les assassins sont des protestants. Le jour suivant, on trouve le corps du prêtre ; brillante auréole autour du corps, brillante comme le soleil. Le phénomène était causé par des hosties dans la poche du prêtre. Le corps ne s’est jamais décomposé, il est resté beau et parfait jusqu’à ce jour » (ô Pacifique ! on te la coupe).

Ce nouveau récit est accompagné de tels gestes de rage par les sourds-muets, de telles menaces contre les protestants, que je songeai à mon heure dernière.

« Un autre Miracle ! — Une jeune fille tombe dans un puits très profond ; elle flotte sur l’eau et est sauvée par le scapulaire qu’elle portait sur elle. Elle reste dans le puits toute la nuit et le jour suivant. Un prêtre la voit dans un rêve et vient la sauver. » (Pourquoi ça, puisqu’elle était si bien dans ce puits ?)

Le professeur montre alors le scapulaire que les sourds-muets regardent avec admiration et respect, se frottant les mains de bonheur.

L’autre histoire fut celle-ci :

« Garibaldi complote de tuer un prêtre ! — Garibaldi feint d’être malade, envoie chercher un prêtre. Ce prêtre trouve Garibaldi au lit ; un poignard était caché dans ses draps. Le prêtre lève sa croix et prie. Garibaldi, touché du remords, tremble et confesse son intention. »

Ici, le professeur, que l’émotion gagne, peut à peine continuer son exposition ; mais à la fin il pousse un cri et fait avec ses doigts les mots « Vive le catholique, » qui sont suivis des plus délirantes manifestations de la part des élèves.

Puis vint

« La Mort de Luther. — Luther était en train de prêcher contre le pape et l’église de Rome, quand il fut saisi à la gorge par des démons invisibles ; on le transporte chez lui dangereusement malade. Sa gorge commença à enfler à tel point qu’on le crut perdu. Son corps était couvert de vermine, d’ulcères et de plaies de toute sorte ; enfin il mourut à la suite des souffrances et de l’agonie les plus atroces. »

Ce qui m’étonne, c’est que le professeur n’ait pas fait mourir Luther en se confessant ; peut-être avait-il trop mal à la gorge.

Vous avez suivi, lecteurs, vous avez vu comment on instruit les sourds-muets, comment on enseigne l’agriculture et la physique du globe.

Qui osera me taxer d’exagération, maintenant, quand je dirai qu’il est impossible que dans nos colléges on enseigne la science, qu’il est impossible que notre jeunesse en sorte connaissant quelque chose. On ne veut pas qu’elle sache, pardieu ! « Cela ne ferait pas notre affaire » !!

Qu’on prenne le grand nombre de nos hommes de profession, parmi la classe qu’on est convenu d’appeler instruite, que savent-ils ? un peu de routine de métier propre à faire d’eux des agents d’affaires, et, en dehors de cela, rien.

Ah ! nous en sommes bien encore au temps où le clergé forçait Copernic à dire que le soleil est immuable, parce que Josué l’ayant arrêté, il n’était pas dit qu’il l’eût fait repartir, et où il emprisonnait Galilée pour avoir prétendu que la terre tourne. Et il en sera ainsi du clergé de tous les temps, parce que la science démolit l’échafaudage théocratique, amas de légendes et de puérilités qu’ont détrôné Newton, Kepler, Laplace et Cuvier.

Voilà des noms qu’on ignore dans les collèges, parbleu ! Mais en revanche, on y passe les deux-tiers de la vie en prières, l’autre tiers à apprendre les racines grecques et à maudire les philosophes.

Oh ! les philosophes ! on n’en connaît qu’un, Voltaire ; il est vrai qu’on ne le connaît que de nom, mais c’est assez pour le maudire.

Eh bien ! c’est une chose poignante et terrible qu’un état de société comme le nôtre. Quoi ! nous sommes aussi vieux que les États-Unis, et où en sommes-nous ? Quand je descends dans cet abîme, je reste épouvanté. Mais je ne craindrai pas d’y descendre encore davantage, parce que je veux vous le montrer dans sa nudité béante, je veux te le faire voir, à toi, jeunesse endormie du Canada, à toi, peuple, qui jouis de ta servitude.

Je viens plaider aujourd’hui, devant l’histoire et devant la civilisation, la cause du peuple canadien, peuple vigoureux et intelligent, dont on essaie en vain de faire un troupeau stupide. Je la plaide devant les Anglais qui en sont venus à nous mépriser, ne pouvant s’expliquer comment nous aimons à ce point la soumission.

Remontons dans le passé de notre abaissement ; nous pouvons aller loin ; toutes les tyrannies, hélas ! ont des dates anciennes, la liberté seule n’a qu’un passé récent.

Lorsque les colonies, nos voisines, s’affranchirent et proclamèrent leur immortelle déclaration des droits de l’homme, elles firent d’éloquents appels aux Canadiens de se joindre à elles.

Mais nous n’écoutions alors, comme aujourd’hui, que la voix des prêtres qui recommandaient une soumission absolue à l’autorité. En vain Franklin vint-il lui-même, en 1775, offrir au Canada d’entrer dans la confédération américaine, lui garantissant telle forme de gouvernement qu’il lui conviendrait d’adopter et une liberté de conscience absolue, les mêmes lois et la même constitution que les États-Unis, il ne fut pas même écouté.

En même temps, le Congrès envoyait au Canada une invitation pressante et l’engageait à élire des députés qui le représenteraient dans l’assemblée générale de tous les États ; le comte d’Estaing, qui commandait une flottille au service de la cause américaine, nous écrivit de son côté une lettre chaleureuse où il disait que nous n’avions qu’à vouloir être libres pour le devenir… tous ces appels, toutes ces sollicitations à l’indépendance parvinrent à peine aux oreilles des Canadiens, ou furent étouffés sous les sermons et les mandements dans lesquels on ne prêchait qu’une chose, l’obéissance passive.

Ainsi la cause du peuple n’était déjà plus celle du clergé, et c’est lui cependant qui a osé se dire jusqu’à ce jour notre protecteur et notre défenseur !

Uni à la noblesse, le clergé conspira l’extinction de tous les germes d’indépendance nationale qui se manifesteraient. Ces deux ordres étaient tenus de servir obséquieusement la métropole, pour que rien ne fût enlevé aux privilèges ecclésiastiques ni aux privilèges féodaux.

Jouissant d’une influence incontestée, d’un ascendant sans bornes sur la population, ils s’en servirent pour enchaîner leur patrie. Ils déployèrent dans cette tâche une activité infatigable ; le clergé surtout, comprenant que tout son prestige s’effacerait si le Canada, uni à la république américaine, avait des écoles libres où l’instruction religieuse fût formellement interdite, a fait depuis quatre-vingt dix ans aux États-Unis une guerre de calomnies et d’injures qui, heureusement, sont si ridicules qu’elles perdent le plus souvent de leur portée.

Plus tard, lorsque le monde retentit de révolutions, que la France souffla à l’oreille de tous les peuples ses principes humanitaires, que les colonies espagnoles se soulevèrent contre un joug ténébreux, les Canadiens seuls, entretenus dans l’ignorance, reçurent à peine un écho de toutes ces grandes choses. Les philosophes qui ont atfranchi l’humanité n’avaient pas même de nom chez eux ; le livre, cette puissance du siècle, était proscrit ; chaque message des gouverneurs, chaque mandement des évêques retentissait d’imprécations contre le peuple français qu’on appelait l’ennemi de la civilisation, parce qu’il conviait les peuples à briser leurs fers sur les trônes des rois.

En 1838, ce même clergé, ennemi traditionnel de tout affranchissement, anathématisa les patriotes déjà voués au gibet. Depuis, il a écrasé le parti libéral qui, en 1854, tenta de soulever contre lui la conscience publique ; il a étouffé toute manifestation libre de la pensée, non seulement dans le domaine de la philosophie, mais encore dans les choses les plus ordinaires de la vie.

Vint enfin 1866 qui trouva les Canadiens français tout à fait ignorants de l’immense changement politique qui allait s’accomplir dans l’Amérique anglaise, qui les trouva incapables de se former une opinion à ce sujet.

C’est là le résultat de l’obscurantisme érigé en système, depuis l’origine de la colonie.

Pour n’avoir appris que cette phrase sacramentelle mille fois répétée, cet adage traditionnel inscrit partout « Les institutions, la religion, les lois de nos pères », pour n’avoir voulu vivre que de notre passé, nous y sommes restés enfouis, aveugles sur le présent, inconscients de l’avenir.

Les collèges vont être obligés de bannir Bossuet lui-même du petit nombre d’auteurs qu’ils laissaient aux mains de leurs élèves.

J’ai beaucoup lu Bossuet, il est un de mes auteurs favoris ; aussi me vois-je aujourd’hui en mesure de répondre à ceux qui m’accusent d’exagération, parce qu’ils ne connaissent rien, et de violence de langage, parce qu’ils ne savent pas que le langage de la vérité n’admet pas de compromis : Que voulez-vous ? c’est de Bossuet lui-même que j’ai appris cette exagération et cette violence ; on a eu tort de me le mettre entre les mains au collège. Qui eût dit en effet que Bossuet écrivait, il y a deux cents ans, ce que j’écris aujourd’hui, avec cette différence seulement qu’il l’écrivait mieux, tandis que les choses dont il parlait sont restées les mêmes.

Sermon de Bossuet sur les obligations de l’État Religieux. « Ainsi la pauvreté n’est qu’un nom, et le grand sacrifice de la piété chrétienne se tourne en pure illusion et en petitesse d’esprit. On ne veut rien posséder, mais on veut tout avoir. Les familles accoutumées à la pauvreté épargnent tout, elles subsistent de peu, mais les communautés ne peuvent se passer de l’abondance. Combien de centaines de familles subsisteraient honnêtement de ce qui suffit à peine pour la dépense d’une seule communauté qui fait profession de renoncer aux biens du siècle pour embrasser la pauvreté ! Quelle dérision, quel renversement ! Dans ces communautés, la dépense des infirmes surpasse souvent celle des pauvres malades d’une ville entière. C’est qu’on est de loisir pour s’écouter soi-même dans les moindres infirmités… ; de là vient, dans les maisons qui devraient être pauvres, une âpreté scandaleuse pour l’intérêt : le fantôme de communauté sert de prétexte pour le couvrir, comme si la communauté était autre chose que l’assemblage des particuliers qui ont renoncé à tout, et comme si le désintéressement des particuliers ne devait pas rendre toute la communauté désintéressée.

« Ayez affaire à de pauvres gens chargés d’une grande famille, souvent vous les trouverez droits, modérés, capables de relâcher pour la paix, et d’une facile composition. Ayez affaire à une communauté régulière, elle se fait un point de conscience de vous traiter avec rigueur. On ne voit point de gens plus ombrageux, plus difficultueux, plus tenaces, plus ardents dans les procès, que ces personnes qui ne devraient pas même avoir d’affaires. Cœurs bas, cœurs rétrécis, est-ce donc dans l’école chrétienne que vous avez été formés ? Est-ce ainsi que vous avez appris Jésus-Christ, J-C qui n’a pas eu de quoi poser sa tête et qui a dit, comme saint Paul nous l’assure : On est bien plus heureux de donner que de recevoir ? »

Je ne ferai pas de commentaires : On comprendra qu’ils seraient inutiles. Je demanderai seulement la permission d’envoyer paître désormais tous ces bonshommes ridicules qui viennent vous prêcher la modération, comme s’il fallait s’amuser à dorer la pilule pour un malade à l’agonie.

Québec, 10 décembre.

La rumeur annonce que Sir George E. Cartier et l’Hon. M. McDougall, en conséquence des changements ministériels survenus dans le gouvernement anglais, vont de suite revenir au Canada, et qu’après la prochaine session du parlement canadien, ils retourneront en Angleterre pour des affaires relatives à l’achat du Territoire du Nord-Ouest.

M. Cartier, étant fatigué de voyager sur le Grand-Tronc, ne voyage plus que sur les steamships Allan. Il faut l’océan et l’espace au ministre d’une « Puissance. »

Le Grand-Tronc ne sert plus maintenant qu’au menu fretin des ministres locaux.

Ayant été obligé la semaine dernière de me rendre à Québec auprès du gouvernement, je demandai à voir un des ministres.

« Il est parti pour Montréal, » me dit-on. J’allai à Montréal.

« L’honorable M. vient de prendre le train d’Ottawa », m’apprit quelqu’un. Je me rendis à Ottawa. « Le ministre que vous cherchez, » me répondit un employé du gouvernement, « est précisément retourné à Québec hier soir. »

Nos ministres sont infatigables. Et dire qu’il n’arrive jamais d’accidents quand ils sont dans ce Grand-Tronc si prodigue cependant de la vie d’autrui ! C’est à désespérer de notre avenir !

Le Haut-Canada se hâte de regagner le temps qu’il a perdu lorsqu’il était avec nous.

Pendant que nous nous civilisons de moins en moins, il se civilise de plus en plus, afin de ne pas former un contraste ridicule avec les États-Unis, comme nous sommes menacés de le faire, si jamais l’Amérique anglaise leur est annexée.

Les mesures libérales sont adoptées les unes après les autres avec un entrain merveilleux. J’en ai fait connaître quelques unes. À son tour, M. Wood, trésorier de la province, vient de présenter un acte concernant les écoles industrielles :

« Il expliqua, dit le Pays, l’objet de ce projet de loi qui est de constituer plusieurs institutions charitables de la Province en autant d’écoles industrielles où seront admis les enfants, orphelins ou autres, qui n’ont pas de parents ou de gardiens naturels. Ils devront être admis, d’après la loi, sous l’autorité du secrétaire provincial. »

On comprend combien cette loi peut opérer de bien en remplaçant les maisons de refuge où, seuls, les enfants entachés de crimes sont admis, par des écoles où les enfants qui sont, en l’absence de ces institutions, forcément jetés sur la voie du crime, seraient admis de droit, sans l’intervention d’un magistrat de police dont la décision entraîne nécessairement une sorte de déshonneur.

En fait d’institutions charitables – qui ne sont pas transformées en écoles industrielles – nous avons, nous, l’hospice de Saint Vincent-de-Paul, lequel reçoit tous les pauvres qui paient douze piastres d’entrée, plus quatre piastres de pension par mois.

C’est un conseil indirect donné à tous ceux qui n’ont pas une croûte à se mettre sous la dent et qui ne savent pas où passer la nuit, de mendier pendant un mois pour trouver leurs douze piastres, puis de mendier encore tous les autres mois pour payer leur pension.

Je reçois la lettre suivante :

M. le Rédacteur — Votre Lanterne est bien évidemment un mauvais journal ; les prêtres et tous leurs journaux le disent trop pour me laisser l’ombre d’un doute à ce sujet. Je me suis donc jusqu’à ce jour religieusement abstenu de la lire, malgré la tentation. Mais voilà qu’en lisant dernièrement les « Mémoires d’Outre Tombe » de Chateaubriand, grand défenseur quand même de l’Église, je trouve qu’à Rome, au moyen d’une dispense, on peut lire les plus mauvais livres, en sûreté de conscience, et cela pour quelques sous. Alors je me suis dit : « Si cela est permis à Rome pour de l’argent, pourquoi ne le serait-ce pas, à Montréal, aux mêmes conditions ? Le seul embarras que j’éprouve est de savoir à qui m’adresser pour avoir cette dispense. Sera-ce à l’évêque, au supérieur des Jésuites ou à mon curé ? Vous m’éclairerez, sans doute à ce sujet, vous qui possédez beaucoup des secrets du corps, à ce que l’on dit. Si vous ne pouvez le faire, vos amis du « Nouveau-Monde » se feront sans doute un plaisir et peut-être un devoir de me rendre ce service. Je n’ignore pas pourtant qu’il y a beaucoup de gens qui prétendent, et avec beaucoup d’apparence de raison, que, s’il n’y a pas de mal à faire une chose, quand on a donné de l’argent aux prêtres pour la faire, il n’y a pas davantage à la faire lorsqu’on ne leur en n’a pas donné. Votre etc. »

Mon correspondant est d’une naïveté qui ne devrait plus être permise.

Comment ! il ne sait pas que, dans un siècle d’affaires, la religion elle-même devient matière à compromis et à trafic !

De quelque côté qu’on se tourne, on est pincé dans un admirable mécanisme de décrets, de prohibitions, de dépenses, de dispenses… etc… Vous payez pour être exempté de ne pas lire ! Ne vous plaignez pas. Si vous saviez ce qu’il en coûte aux pauvres diables ignorants pour être exemptés de lire !

Voilà que L’Ordre est de mon avis ; ce calice m’était réservé. La Lanterne a fait là une conquête gênante, mais qu’on juge du chemin qu’elle a dû faire dans l’opinion, lorsque de tels résultats se trahissent.

Lisez :

« Soyez tranquille, M. Buies ; il y a longtemps que l’Église a fait preuve de sa sollicitude en démasquant et en stigmatisant, comme elles le méritent, toutes ces sottes pratiques de dévotion que les esprits illettrés gobent partout. Si vous aviez jamais eu l’obligeance d’écouter un sermon quelconque jusque dans les églises de campagne, vous auriez entendu, comme nous, des prêtres, peut-être de ceux que vous qualifiez si poliment d’ignorants, de cruels, d’hypocrites, et que savons-nous encore ? reprocher à leurs paroissiens, ou à une certaine classe parmi eux, ces superstitions niaises que vous prétendez être entretenues parmi les catholiques, et les éclairer sur ce sujet. Ces pratiques sont bien plutôt l’invention de l’esprit de ténèbres, qui cherche à se transformer en ange de lumière pour détourner les fidèles des sérieux devoirs de la religion, en occupant leur esprit à des puérilités. »

Non, certes, non, je ne pensais pas marcher sur les pas du clergé en écrivant la Lanterne.

Je me figurais naïvement que tous ces petits livres ridicules, comme le Saint Suaire et le Recueil de Neuvaines (dont je parlerai), que tous les livres plus ridicules encore dont j’ai reproduit le catalogue annoncé dans les journaux par nos libraires, se vendaient au vu et su de notre clergé, et étaient approuvés par lui… Je me figurais encore que toutes ces sottes pratiques de dévotion, comme le rosaire vivant, la couronne d’or… etc… n’avaient pas été établies par le maire et les échevins, ni par le gouvernement provincial, quoiqu’il l’eût pu faire, mais bien par les membres du clergé.

Je me figurais encore que toutes ces sottes pratiques, formant le plus clair et le plus gros des revenus des prêtres, ils ne pouvaient en être les ennemis, et je me rappelais incidemment cette parole de Voltaire :

« Les prêtres font la guerre au diable, quelle imprévoyance ! mais c’est lui qui les fait vivre ! »

Je me figurais que toutes ces prières comiques pour sauver les âmes du purgatoire et toutes les indulgences qui y sont attachées, n’étaient pas l’œuvre de quelque marchand de tabac, mais bien des prêtres qui, par conséquent, ne les peuvent condamner…

Mais je m’étais mis le doigt dans l’œil.

Le plus grand ennemi de toutes ces sottes pratiques,… c’est le clergé ! !

Mais alors qu’on me fasse donc connaître l’acte ou le mot par lequel il les blâme, ou tout au moins ne les encourage pas.

Qu’il y ait des prêtres qui aient prêché contre la superstition, c’est possible, cela est très facile ; mais ont-ils indiqué au moins ce qu’ils entendaient par superstition ? ont-ils nommé, comme moi, ces sottes pratiques ? S’ils l’ont fait, au lieu d’écrire contre moi, vous devez me combler d’éloges, puisque je ne fais que les imiter.

Je me figurais encore, triple naïf, que le clergé, ou bien l’évêque de Montréal, s’il désapprouvait ces sottes pratiques, n’avait qu’à le dire, et de suite on les aurait vu disparaître.

Mais elles ont été fortement condamnées, paraît-il, et cependant elles subsistent encore.

Vous vous êtes donc placés vous-mêmes dans ce dilemme, terrible pour vous qui ne savez pas raisonner :

Ou le clergé ne défend pas ces pratiques, et alors vous avez menti gratuitement.

Ou il les défend, et alors il a perdu toute influence, tout prestige sur ceux qui l’écoutent le plus, puisque ces pratiques, au lieu de disparaître, se multiplient tous les jours comme la postérité d’Abraham.

Quand je disais que le clergé perd du terrain tous les jours, je ne m’attendais pas à ce que ce serait vous, L’Ordre, qui lui donneriez le coup de grâce.

Mais voilà ! on fait des convertis, et ensuite on ne peut plus retenir leur zèle : les néophytes laissent bien loin derrière eux les apôtres ; ça s’est toujours vu.

Je lis dans l’Avenir National de Paris :

« Une dépêche télégraphique, datée de Rome, nous apprend que les condamnés Monti et Tognetti ont été « guillotinés » hier, à sept heures du matin, au lieu des exécutions ordinaires.

« Quel était le crime de Monti et de Tognetti ? Ils avaient pris part, il y a plus d’un an, au commencement d’insurrection qui éclata dans Rome, pendant que Garibaldi et les siens entouraient la ville du pape. Quelle avait été leur part d’action dans ce mouvement, que les chassepots de notre corps expéditionnaire firent échouer ? Qu’avaient-ils fait de criminel ? Nous n’en savons rien. La justice du pape est une justice secrète. La procédure inquisitoriale de Rome ne permet pas au public de regarder ses œuvres, à l’opinion de juger ses arrêts. Le tribunal qui juge n’entend pas même de témoins, n’interroge pas, ne voit pas les accusés. Lentement, pendant un an, la police du pape espionne et cherche : l’accusé attend dans un cachot. Au bout d’un an, les juges du pape enregistrent la sentence de la police ; l’échafaud se dresse et deux têtes tombent. Au bout d’un an ! »

C’est au moins encourageant de vivre sous ce régime ; et je comprends que le Canada ait envoyé, pour le défendre, toute la jeunesse dont il ne savait que faire.

Mais je frémis en songeant au jour des représailles. Il serait bon que les zouaves canadiens fussent malades d’ici à un an au plus tard, pour obtenir leur congé.

Ceux qui n’auront pas le bonheur d’avoir les fièvres courront le risque de ne pouvoir plus envoyer de correspondances pontificales à l’Ordre.

« Beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. » C’est cette parole de l’Évangile que va réaliser le concile œcuménique.

Le pape a eu beau demander aux protestants, aux grecs schismatiques… &… d’y assister ; il lui ont tous répondu qu’ils ne voulaient pas de son concile.

N’importe, le concile aura lieu tout de même ; pourvu qu’il en sorte au moins un nouveau dogme, ce dont nous avons tant besoin, et une nouvelle fête d’obligation, car il est impossible que l’humanité se sauve, rien qu’avec quinze fêtes d’obligation par année !

Je vous annonce, lecteurs, que le prix de l’abonnement à la Lanterne est dès maintenant fixé à vingt dollars par an.

Un de mes abonnés m’ayant envoyé ces jours-ci dix dollars pour six mois, j’ai trouvé l’exemple si séduisant que j’ai résolu de vous le faire suivre.

Ceux qui y répugneront pourront continuer à faire comme jadis, c’est à dire à m’envoyer une misérable piastre pour six mois et d’avance, mais je les tiendrai en petite estime.

LES SAINTS DU CALENDRIER

« Sainte Agnès, » d’un seul mot fit tomber raide mort un jeune homme qui s’était montré audacieux ; mais elle lui rendit la vie à la prière de son père.

« Sainte Agnès » fut martyre, condamnée à être brûlée, dit « saint Ambroise » ; mais les flammes refusèrent de la consumer, et le juge la fit tuer d’un coup d’épée.

Il y a au moins soixante martyrs dont on raconte la même chose, sans expliquer davantage pourquoi la puissance divine qui les préservait des flammes ou des bêtes féroces ne pouvait pas ou ne voulait pas les préserver du glaive.

Je citerai seulement :

« Sainte Julienne, » dont on raconte sans aucune preuve et sans vraisemblance qu’un juge ordonna de lui arracher les cheveux avec la peau de la tête.

Cela ne lui causa aucun mal.

Il ordonna de la faire rôtir dans une fournaise.

Cela lui fut indifférent.

Alors il la fit frire dans l’huile bouillante.

Ce qui sembla la rafraîchir [textuel].

Mais lorsque ce même juge ordonna de lui trancher la tête, Dieu ne s’y opposa pas.

On maria saint Aubert et sainte Angradesme. — Saint Aubert refusa net de consommer le mariage ; de son côté, sainte Angradesme obtint de Dieu d’avoir le visage couvert d’ulcères. Les deux époux, alors au comble de leurs vœux et si bien d’accord, ne s’occupèrent plus que de leur salut.

Saint Benoît n’avait rien trouvé de mieux pour faire plaisir à Dieu, dit saint Grégoire, que de se rouler tout nu dans les orties.

En parlant de sainte Radegonde (cette reine qui aimait tant les puanteurs) j’ai oublié un détail curieux ; « elle feignait des nécessités, dit saint Grégoire de Tours, pour quitter la nuit le lit où elle reposait à côté de son mari, et aller se coucher sur la terre nue et prier. »

Pour lui il se mit dans un petit coin et s’y tint debout pendant quarante jours sans s’asseoir ni s’agenouiller, sans user de pain ni d’eau, et mangeant seulement quelques feuilles de chou cru le dimanche.

Entre les autres austérités que l’on rapporte de saint Macaire, on dit que, « l’esprit d’impureté le pressant par de violentes tentations, » il s’en alla dans un marais où il y avait des « moustiques et des cousins gros comme des guêpes, et où il s’établit tout nu pendant six mois. Or, ces moustiques avaient des aiguillons si pénétrants que la peau même des sangliers n’était pas à l’abri de leurs piqûres. »

Il n’est pas besoin de dire quel spectacle réjouissant ce fut pour Dieu de voir ce saint tout nu dans son marais. L’Église l’honore le 2 janvier.

Les écrivains ecclésiastiques donnent la virginité comme le plus haut point de perfection pour les deux sexes. Il se trouve un assez grand nombre de veuves néanmoins dans le calendrier ; mais on a soin de faire remarquer que c’est malgré elles qu’elles ont accepté un époux ; quelques unes ont amené cet époux à ne l’être que de nom ; d’autres, comme sainte Reine, ont fait, après la mort de cet époux, une austère pénitence. L’époux de sainte Reine, cependant, était un homme si vertueux que l’historien de leur vie (Molanus) déguise ce qu’il y a d’horrible dans le mariage en disant :

« Ces deux saintes âmes eurent dix filles. » Ces dix filles restèrent vierges ; ce fut une d’elles, sainte Régenfrede, qui fut abbesse du monastère de Donoue, que fonda sainte Reine, qui ne voulut pas accepter cette qualité, « ne trouvant pas séant qu’une personne qui avait subi le mariage et dont l’âme avait produit dix enfants, eût quelque autorité sur des vierges en la compagnie desquelles il lui semblait que c’était déjà trop d’honneur pour elle de pouvoir passer sa vie. »

L’auteur ajoute à ce sujet une sévère admonestation aux veuves qui entrent en religion et qui souvent, dit-il, « portent dans ces maisons où on leur fait la grâce de les admettre un esprit d’autorité et cet air de commandement qui leur reste de leur première vie. Prions cette sainte veuve d’attirer cette grâce sur les communautés que Dieu en éloigne les veuves altières, curieuses, entreprenantes, etc. »

Témoin sainte Cunégonde qui, veuve, ayant fait nommer sa nièce abbesse du couvent où elle s’était retirée, toujours par respect pour la supériorité de la virginité, ne poussa pas ce respect jusqu’à ne pas lui donner un soufflet, un jour que l’abbesse était en retard pour l’office. « De ce soufflet, dit l’auteur, Dieu voulut que la marque restât sur la joue de l’abbesse pendant toute sa vie. »

Il parait que sainte Cunégonde n’y allait pas de main morte.

Cette supériorité des vierges se fonde sur ce qu’elles pensent être les épouses de Jésus-Christ, situation que les auteurs ecclésiastiques n’expriment pas toujours avec une réserve suffisante. Une des formules les plus fréquemment employées est celle-ci :

« Elle mourut et alla jouir des embrassements de son céleste époux. » J’ai souvent remarqué que les prêtres, les religieux et les personnes qui ont la prétention de ne pas connaître l’amour, par cela même ne connaissent pas la chasteté ; voir les casuistes, dont les livres sont d’une obscénité et d’une grossièreté choquantes.

On ne se figure pas combien, avec de pareilles idées et de pareilles images, on remplit les couvents de pauvres filles qu’on rend hystériques, à la façon de sainte Thérèse, qu’on a appelée sainte Sapho.

On n’ose pas dire aux jeunes religieux qu’ils épouseront la vierge Marie, placée déjà au ciel entre saint Joseph et le Saint-Esprit, mais il est certain que cela entre dans leurs rêveries mystiques.

Saint Aquilin était homme de guerre. Au retour d’une longue absence, il vit sa femme venir au devant de lui et lui apprendre qu’elle avait fait vœu, s’il revenait saint et sauf, de vivre avec lui pendant un an dans une continence absolue. « Je n’aurais pas osé vous le proposer, dit-il ; mais puisque vous allez au devant de ce vœu, pourquoi ne pratiquerions-nous pas éternellement cette continence si agréable à Dieu. »

Jusque-là c’est assez spirituel, mais je comprends moins la prière qu’il adressa à Dieu de le rendre aveugle, ce qu’il obtint ; et « Dieu, dit Surius, auteur de sa vie, éleva cette lampe sur le chandelier » en le faisant nommer évêque. Il fut un des nombreux directeurs de sainte Thérèse.

C’est saint Jérôme qui a écrit la vie de sainte Paule, veuve. « Elle donnait beaucoup aux pauvres, dit-il ; elle n’avait de la dureté que pour ses enfants ; elle les dépouillait pour revêtir les pauvres. » Il lui arriva de faire connaissance avec saint Épiphane et Paulin d’Antioche. « La vertu et les sages discours de ces saints prélats, — dit saint Jérôme, ayant encore enflammé davantage l’ardeur de sainte Paule, elle annonça la résolution d’aller prier au désert. » Elle quitta ses enfants, « qu’elle aimait tendrement, » et leur dit adieu sans verser une larme (textuel) ; elle emmena sa fille Eutoquie et alla voir à Chypre saint Épiphane et Paulin à Antioche.

« Sa vertu lui attira un très-grand nombre de saintes vierges, récompense que Dieu voulut donner à la foi de cette mère admirable qui avait, pour lui, renoncé à ses enfants propres (textuel) ; « elle fonda trois monastères de filles et un monastère d’hommes. Ces filles, sous sa direction, « ne se servaient de linge que pour se laver les mains. » Sainte Paule affaiblissait leur corps par de grands jeûnes, préférant la santé de leur esprit à la santé de leur estomac. » Elle leur disait que « que l’extrême propreté du corps était la saleté de l’âme. » (textuel)