La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 19

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(p. 255-270).


LA LANTERNE


No 19




Montréal est une ville où il y a bon nombre de marchés, beaucoup de bœufs et quantité de moutons, sans compter la population qui s’élève à 130, 000 âmes.

Il y a trois théâtres ; le Théâtre Royal où il est défendu d’aller, l’église du Gésu où il est défendu de ne pas aller, et les Variétés où l’on joue un jour une chose et le lendemain rien du tout, ce qui constitue la variété.

Le Gésu est un théâtre spécial. Dans tous les autres, une fois sa loge payée pour la saison, on y a un droit absolu ; mais au Gésu, chaque fois qu’il y a une représentation extraordinaire, tout individu qui paie un dollar ou un écu vous enlève votre banc.

La population se divise à peu près également en deux classes, les prêtres et les mendiants.

Les prêtres portent généralement de très gros casques, sans doute pour que l’esprit saint ne s’en échappe pas.

Cette population a certains goûts princiers : les parties de billard, les séances de boxe, les bouffonneries des ménestrels, les combats de coqs et les départs de l’évêque pour l’Europe.

Le nombre des idiots est en raison directe du nombre des confréries ; il s’élève à peu près à 20,000.

Il y a presque autant d’églises que de ministres des différents cultes, mais très peu d’écoles.

On compte en outre un certain nombre d’institutions non fréquentées par la jeunesse, et un très grand nombre d’auberges qui le sont.

Les avocats et les médecins pullulent : deux classes fort utiles. Les uns tuent, les autres ruinent.

En revanche il n’y a pas de savants, pas de littérateurs, pas d’historiens, pas d’ingénieurs, pas de minéralogistes, pas de philosophes, pas de sculpteurs, pas de peintres, pas de poètes, pas de mathématiciens, pas d’astronomes, pas de géomètres, pas de géographes un… logue et un chimiste.

Une église bien célèbre est celle de Notre-Dame-de-Pitié, où l’on a tiré d’un seul verre trois cent cinquante bouteilles d’huile.

Il est vrai que cette huile est miraculeuse. Les huiles miraculeuses sont comme le caoutchouc.

Celle de Notre-Dame-de-Pitié a des effets étonnants ; les personnes qui s’en mettent sur la jambe ont tout de suite mal au bras.

Si l’on erre sur le penchant de la montagne qui descend avec une gracieuse noblesse jusqu’à la place Victoria, coupé de rues vastes et ombragées, embelli par des résidences qui le disputent en richesse aux palais de l’Europe, embouqueté de petits parcs et de petits jardins moitié agrestes, moitié coquets, comme des nids de fauvettes, on se sent dans une atmosphère libre et grande, et l’on promène un regard flatté sur cette montagne royale qui jadis baignait ses plis touffus dans le Saint-Laurent, et qui, dans dix ans peut-être, sera découronnée par brillantes villas qui, chaque été, s’échelonnent sur sa croupe.

C’est là le vrai Montréal, le Montréal de l’avenir, future métropole de l’est qui couvrira un jour toute l’île.

C’est le quartier des Anglais. On y voit la richesse, le luxe, la grandeur, le pouvoir et la force.

Plus bas est le siège des Irlandais, quartier enfumé, nauséabond, tortueux.

Là pullule un peuple sans cesse en mouvement, d’une étonnante souplesse, se rendant nécessaire et se faisant craindre, ardent, mêlé à tout, mais impossible à fixer, dangereux pour ses amis qui ne le sont jamais longtemps, aimant à sauter d’un plateau de la balance à l’autre, par fantaisie, par impulsion subite.

À l’opposé, dort un peuple tranquille, réveillé seulement par le son des cloches, couché dans des masures qui ont été bénies, séjour marqué çà et là de quelques rares édifices qui sont des couvents, des presbytères, des écoles de frères ou des églises.

Le peuple qui est là, c’est le peuple canadien. Il est paralytique depuis cinquante ans. Ne le réveillez pas.

Il est couvert de plaies. Si vous en touchez une pour la guérir, la douleur lui arrachera des cris farouches et il s’élancera sur vous, son sauveur, comme sur un ennemi mortel.

Veut-on savoir à qui appartient ce quartier tout entier, en bloc, ce quartier qui est la moitié de la ville, à qui appartient l’air même qu’on y respire, à qui les âmes qui y végètent ? Tout cela appartient à sa Grandeur, à sa Grâce Monseigneur l’Évêque de Montréal.

Les journaux sont assez nombreux, à peu près trois par lecteur. Ce sont en général des feuilles d’annonces, les hommes ayant plus besoin de savoir où s’acheter des faux-cols et des chaussettes que de s’instruire.

À Montpellier, petite ville du Vermont d’à peu près 15,000 âmes, les habitants, sensibles aux sarcasmes du Nouveau-Monde, qui trouve les Américains le peuple le plus ignorant et le plus dégradé de la terre, ont résolu d’apprendre.

Aussi on y voit des journaux qui ont autant de matière que quatre ou cinq grands journaux de Montréal réunis, et fort peu d’annonces ; les abonnés seuls sustentent ces journaux.

Mais les Canadiens, qui ne connaissent pas leur ignorance, n’éprouvent pas le besoin de s’instruire.

Qu’apprendraient-ils ? Ils savent faire leur salut.

Ils ignorent le chemin que les autres peuples ont fait dans la science et les arts, et croient que cela ne les regarde point.

Aussi quand l’un d’eux a découvert quelque invention ingénieuse, quelque procédé nouveau, quelque perfectionnement industriel, ils disent : « Tiens, c’est curieux, c’est pas mal cela, pour un Canadien ! »

Race d’hommes à part, ils perpétuent l’esclavage de l’intelligence dans un pays où brillent toutes les libertés.

Encore une comparaison.

Les capitalistes des États-Unis n’ont rien tant à cœur que de contribuer à la fondation, à l’entretien, à la prospérité des écoles, collèges et institutions de tout genre. Ils comprennent qu’un peuple instruit est toujours libre, et que l’ignorance de ses droits est seule cause qu’il les abandonne. Aussi, les particuliers y jouent-ils le rôle de l’état pour toutes les institutions publiques ; ils sont la providence de l’avenir. Leurs généreuses, leurs étonnantes prodigalités pour l’instruction des enfants ne sont inspirées que par l’amour des institutions de leur pays, qu’ils ne peuvent perpétuer qu’à la condition que les générations futures les connaissent et les aiment en les connaissant.

Tant de riches dotations ont moins pour effet de soutenir des écoles ou des collèges que d’assurer l’éternelle liberté politique, intellectuelle et civile du peuple américain.

En Canada, les dotations ne sont faites qu’aux corporations religieuses, et n’ont d’effet que pour maintenir l’ignorance et la lèpre du parasitisme social.

Ceux qui ne font pas de dotations ne visent qu’à avoir des chevaux où à faire banqueroute, dès qu’ils ont assez d’argent pour cela.

J’ai sous les yeux le rapport du président de l’Institut Canadien de Québec. Voici comment il s’exprime :

Les jeunes gens, qui ont plus que tous les autres besoin de l’Institut Canadien ont à se faire une position. Les ressources d’un grand nombre sont tellement limitées, qu’ils ont peine à se procurer les choses les plus nécessaires à la vie matérielle. Ils ne peuvent donc pas, avec la meilleure volonté du monde, payer leur contribution annuelle. La somme de ces contributions étant la seule ressource que nous ayons pour faire face à nos dépenses, on comprend donc les embarras périodiques dans lesquels nous nous trouvons.

Il y a un moyen de les faire cesser, c’est la libéralité de ceux dont la fortune est faite, de ceux qui, n’ayant plus d’inquiétude pour eux-mêmes, peuvent aider les autres. Cette libéralité, nous la trouvons chez un certain nombre d’entre eux ; plusieurs citoyens, qui n’ont aucun besoin de l’Institut, continuent d’en être membres et paient leur contribution annuelle avec régularité. Bien qu’ils ne fassent en cela que leur devoir, ils sont si peu nombreux que nous ne devons pas leur marchander les éloges et les remerciements.

Le plus grand nombre de ceux qui sont dans la même position qu’eux oublient entièrement ce qu’ils doivent à la société où ils vivent. Les uns croyant sans doute qu’une institution comme la nôtre peut, suivant une expression populaire, vivre de l’air du temps, s’imaginent lui avoir rendu un grand service et en avoir mérité de la reconnaissance, lorsqu’ils ont mis leurs noms sur la liste de ses membres. D’autres, et ils sont plus nombreux, connaissant la nécessité de la souscription annuelle, et ne voulant pas s’imposer un si lourd sacrifice, envoient leur démission pour n’avoir pas à payer quatre piastres par année. Combien de fois nous est-il arrivé, au sortir d’une assemblée du bureau de direction, de rencontrer l’équipage d’un individu dont nous venions de recevoir une lettre annonçant qu’il cessait d’être membre de l’Institut ! Il n’avait pas cru pouvoir sacrifier plus longtemps une si forte somme !

Voilà. Mais à quoi sert de récriminer contre des faits inévitables, pressentis depuis longtemps par tous les esprits sérieux ?

Mettez en regard cet autre fait. Denver, ville du Colorado, perdue dans un territoire de l’extrême ouest, et qui n’existe que depuis cinq ou six ans, a déjà trois instituts prospères et reçoit des journaux de toutes les parties de l’Union.

N’est-ce pas à Québec encore que le premier ministre disait dernièrement : « Il faut conserver le double mandat, parce qu’on ne trouverait pas dans le pays d’autres hommes de talent et de connaissances suffisantes pour remplir les sièges laissés vacants par l’institution du mandat simple ? »

Quoi ! il n’y pas en Canada assez d’hommes de talent pour voter des adresses, des statuts sur les glissoires et des motions d’ajournement !…

Ce qui manque, ce ne sont pas les hommes de mérite, ce sont des hommes assez plats, assez bornés, assez insignifiants et assez incapables pour remplacer la plupart de ceux qui occupent aujourd’hui deux sièges.

Or, comme il faut des hommes de ce genre pour représenter fidèlement la province de Québec, il est nécessaire de garder le double mandat.

Voilà la vraie raison.

Des hommes de mérite ! pour Dieu ! quelle figure feraient-ils dans ce parlement de Québec, et qu’est-ce qui pourrait fixer leur attention, à moins qu’ils ne voulussent porter hardiment le couteau dans la gangrène de notre état social !

Qu’ils se présentent, ces hommes, s’ils l’osent !

Mais quoi ! le clergé craint tellement le mérite, à quelque parti qu’il appartienne, qu’il a fait récemment une opposition acharnée à un conservateur de Trois-Rivières, jeune homme de connaissances et d’études, afin de placer sûrement en chambre une de ses créatures qui votera canoniquement.

Pas d’hommes de talent ! Ah ! c’est ainsi que vous reconnaissez les services de ceux qui ont tant fait pour vous faire élire !

Que va dire M. Thibault en apprenant qu’il n’est pas même digne de voter pour constituer en corporation les aveugles de Montréal ?

Le Canada offre un fait unique dans l’histoire. C’est le fait d’une grande majorité des habitants possédant le sol, écartée presque entièrement et dominée par une petite minorité d’hommes venus de l’extérieur.

L’histoire montre bien des nations entières opprimées et décimées par une poignée de conquérants, réduites au dernier degré d’abjection, mais on ne vit jamais une nation jouissant de droits égaux avec ceux qui la conquirent, appelée comme eux à l’exercice de toutes les libertés publiques, à participer à tous les bienfaits de la civilisation, se condamner elle-même à l’absorption et à une déchéance qui équivaut à l’anéantissement. Qu’une occasion se présente, les Canadiens n’oseront se faire valoir, mais ils brailleront pendant un mois si on le leur reproche.

Ils savent très-bien se rendre aux neuvaines, aux confréries, mais ils ne savent pas aller là où les attendent la rivalité, la lutte des autres races, l’occasion de s’affirmer, de se signaler, de manifester leur caractère propre, à côté des Anglais, des Irlandais et des Écossais.

Cependant, toute leur éducation de collège leur a été donnée en français ; les prêtres n’ont cessé de se représenter à eux comme les sauveurs de notre nationalité ; ils leur ont fait entendre ce mot sous toutes les formes ; dans les élections, sur les hustings, les conservateurs n’ont cessé de le crier aux habitants des campagnes ; d’où vient donc que cette nationalité n’est guère qu’une dérision ?

Quoi ! je vois des Irlandais venir ici d’outre-mer, pauvres, déguenillés, et en peu de temps, par leur énergie et leur esprit national, se produire au grand jour, se faire une place à part dans les événements de la politique, être courtisés par tous les partis, tenir les gouvernements en émoi par leurs moindres gestes, tandis que nous, Canadiens-Français, premiers habitants et presque seuls possesseurs du pays, nous ne pouvons même pas former une société nationale qui se montre à un lever du Gouverneur !

Allez voir ce qu’est devenue notre nationalité à la Nouvelle-Écosse, cette ancienne colonie de la France. Dans aucun centre populeux on n’y parle le français.

Et vous croyez pouvoir conserver ici cette nationalité sans la nourrir par les idées du progrès, sans l’illustrer par la vaillance et le génie de ses enfants !

Quels progrès attendre d’un pays où les hommes sont divisés mortellement, non pas seulement par classes, mais par sectes, par races, par les plus haineuses antipathies de nationalité et de religion ?

Si ces haines réciproques, toujours irritées, toujours s’irritant, créaient une émulation, une rivalité ambitieuses, je dirais : « Nous sommes sauvés. » Mais loin de là, elles arrêtent tout ; il n’y a plus rivalité, mais un conflit mortel ; on ne cherche pas à devancer son ennemi, mais à le détruire.

Eh quoi ! il n’y a pas jusqu’aux institutions de charité ou de bienfaisance qui aient une dénomination religieuse. On dit : « L’asile protestant de… L’orphelinat catholique de… » et ces distinctions odieuses se perpétuent dans les lois, expression invariable des mœurs.

Jeune soldat, où vas-tu ?

— Je vais voir la petite bonne qui m’attend ce soir rue S…., pour aller faire un tour.

— À quoi penses-tu, jeune fille aux yeux d’azur, au front doux et rêveur ?

— Je pense au capitaine X, qui se trouvera ce soir au bal de M. Z., où il me fera danser.

Les jeunes filles du Canada, charmantes, élevées au Sacré-Cœur ou à la Congrégation, sachant tricoter, dansant assez bien le quadrille, très en état de causer pendant une demi-minute sur le froid de la veille et le souper du dernier bal, portées vers les grandes choses, telles que les robes à longues traînes, conduisant pas mal les chevaux, sont en outre amoureuses des militaires, qui sont de beaux hommes en général, bien peignés, avec des gosiers sonores.

On présentait dans un des derniers bals à une jeune fille connue pour son engoûment de l’épaulette, le fils d’un lord anglais, appartenant au régiment de…

La jeune demoiselle ravie, transportée, lui saute au bras, et voilà de suite une ardeur de paroles, de sourires, de questions provocantes à mettre le feu à vingt batteries.

— Vous êtes du 60e, n’est-ce pas ?

— Non.

— Du 78e, alors ?

— Pas davantage.

— Du Royal Grenadier ?

— D’aucun.

Comment ! Vous n’êtes pas officier ! mais que pouvez-vous donc être ?

— Je suis agent d’une compagnie de thés.

Pâleur mortelle, pâmoison, affaissement de la jeune fille. Elle n’eut que la force de dire d’une voix où l’horreur se mêlait au désespoir : « Monsieur, conduisez-moi vite auprès de maman, je vous prie. »

Le tour était joué.

Le lendemain, la jeune fille « qui aime les militaires, » rencontrait le soi-disant agent de thés à la tête d’un brillant régiment de hussards, et le cruel lui faisait un salut qui dût descendre en son cœur, comme une lame dans du beurre frais.

Si les officiers anglais rient des jeunes filles et les laissent courir après eux par passe-temps, ils ont prodigieusement raison.

Si, comme eux, j’avais le charme que donne une raie nettement tracée au milieu du front, une barbe dont les poils soyeux et artistement touffés s’effilent sous des doigts caressants, un uniforme qui laisserait deviner les grâces ondoyantes de mon individu, je me ferais un plaisir malin d’inonder le Bas-Canada de victimes.

Je n’aurais qu’à choisir et qu’une crainte, celle de ne pouvoir jamais me reposer sur mes lauriers.

Car il en est ainsi ; les jeunes filles de ce pays ne peuvent jamais se lasser du « Right about turn, fix bayonet. »

Le fusil à aiguille prussien peut tirer, par minute, 12 coups, le chassepot, 11, le Snider (Angleterre) 10, le Remington (Danemark) 14, le Peabody (Suisse) 13, le Wœnzi (Autriche) 10, le Werndi (même État) 12, et le fusil à répétition de Henri Winchester, (Amérique du Nord) 19.

Tant que les hommes auront des maîtres, ils ne pourront s’amuser qu’avec ces joujoux-là.

Et cependant, pour être tous libres, ils n’auraient qu’à être tous frères.

Qu’est-ce qui fait aujourd’hui la réforme électorale en Angleterre ? C’est l’extension du suffrage chez d’autres peuples. Sans cela, les Anglais, fiers du surplus de libertés qu’ils avaient sur les autres nations, n’auraient pas cherché peut-être à l’augmenter.

Tous les droits sont solidaires. La révolution française l’avait bien compris quand elle mettait en tête de tous ses actes : « Liberté, Égalité, Fraternité, » trois mots qui ne peuvent aller l’un sans l’autre.

Dépêche spéciale à la Lanterne.

Derniers détails sur l’arrivée de monseigneur Bourget à Rome.

16 février.

Le Saint-Père apprend que l’évêque de Montréal approche de la ville éternelle incognito.

Il fait de suite embrasser sa pantoufle à deux trappistes qui s’en lèchent les babines.

Trente zouaves canadiens, qui n’ont pas mangé depuis trois jours, demandent la permission d’aller débarrasser leur évêque de trente mille dollars qui gênent sa marche.

Ici, le trésorier du pape éprouve une certaine défiance.

Les trente mille dollars sont bien pour les zouaves, mais il convient de les faire passer par les mains du Saint-Père, afin de les purifier s’il en est qui soient de fausse monnaie.

Il accorde aux trente zouaves la permission de repasser.

Satisfaction visible de ceux-ci.

L’angelus sonne au Vatican.

À cette heure solennelle, le pape donne audience à l’ange qui lui apporte les dernières instructions de l’Esprit-Saint.

Puis il se recueille et adresse au ciel une prière fervente pour qu’il accorde aux hommes la grâce d’être idiots jusqu’à la fin des siècles.

Cette prière monte au ciel sous la forme d’une lettre non affranchie.

Le pape est si pauvre !

Au loin, dans la campagne, on voit une légère poussière qui s’agite imperceptiblement à la surface du sol.

C’est l’évêque de Montréal qui s’avance lentement, monté sur un âne.

Une charité tout évangélique, l’amour du prochain, l’empêche de se servir de ses éperons.

En avant marche saint Ignace qui présente son homonyme à deux marchands d’allumettes errant sur la route solitaire.

L’évêque leur sourit gracieusement comme lorsqu’il reçoit un présent de deux cents piastres. Il faut se rendre populaire.

Il était même sur le point de mettre la main à sa poche… pour leur offrir une bénédiction, lorsque monsignor Desautels, qui n’a pas cessé de l’accompagner, le rappelle à l’économie.

Rome retentit du bruit du carnaval. Au milieu des réjouissances publiques, on voit deux condamnés monter à l’échafaud.

L’un est innocent, l’autre n’est pas coupable.

Ça n’en est que plus drôle.

Le pape, sollicité de leur faire grâce, répond que puisqu’ils ont communié le matin, ils sont en état de grâce, et qu’il voudrait bien être à leur place.

Cette parole de paix et de consolation arrive aux condamnés comme leur tête tombe.

Les zouaves pontificaux, qui, jusque-là, s’étaient tenus dans un saint recueillement, applaudissent.

Dix d’entre eux ont même écrit déjà vingt pages de notes pour raconter dans l’Ordre cette première victoire sur les Garibaldiens.

Pour démontrer que le pouvoir temporel du pape est éternel, on voit deux lézards se chauffant au soleil sur les ruines du Colysée.

L’évêque Bourget approche toujours : son attitude est digne, mais l’entrée n’est pas triomphale.

Son âne commence à trouver que toutes les grandeurs de ce monde sont une amère dérision, et ne le rendent pas heureux.

Monsignor Desautels est d’avis qu’on aurait bien dû arroser le paysage.

Tout à coup, comme pour varier la monotonie de la route, apparaît un marchand de cigares qui offre à l’évêque de frotter ses bottes poudreuses.

« Pas encore, mon ami, » répond Monseigneur avec cette bonté paternelle que je ne lui connais pas, « attendez pour me cirer que je sois canonisé. Je viens à Rome pour cela, j’espère que ce sera bientôt fait, j’ai trente mille piastres à y mettre… »”

Cette imprudente parole arrache à saint Ignace un cri de douleur qu’il dissimule aussitôt en faisant croire au marchand de cigares que c’est lui-même qui l’a poussé.

Enfin Sa Grandeur est arrivée à la première porte de la ville aux sept collines.

Son cœur s’ouvre à l’espérance ; il en profite pour se moucher, car il a le nez plein de poussière et il a apporté avec lui du Canada un rhume de cerveau qui doit servir à sa béatification.

Un douanier se présente.

« Votre nom ? » lui dit-il brusquement, ne sachant pas qu’il a affaire à un homme riche.

— Ignace, par la grâce de Dieu.

— Votre âge ?

Ici Monseigneur est dans un embarras manifeste.

Mais se rappelant aussitôt qu’il doit être inspiré : « Cent quatre-vingt deux ans, » répond-il.

Ébahissement du fonctionnaire qui se traduit par des signes d’incrédulité, car il faut savoir qu’on ne croit jamais qu’aux miracles qu’on ne voit pas.

« Et pourquoi pas, cent quatre-vingt-deux ans ! » s’écrie l’évêque avec une sainte indignation. « Voici saint Ignace qui en a 350, et qui a fait toute la route à pied. »

Le fonctionnaire, qui a un respect inné des saints, s’incline, puis continuant :

« Votre profession ?

Collecteur.

« Ce noble étranger doit être dans les ordres religieux, » murmure instinctivement le douanier.

— Votre dernière résidence ?

— Le tronc du Gésu.

— Rien à déclarer ?

— Mon indignité.

— Connu. Pas autre chose ?

— Combien apportez-vous ?

— Trente mille piastres.

— Trente mille piastres ! Oh, alors, entrez, passez vite. Mille pardons de n’avoir pas reconnu plus tôt vos mérites. Vous devez être évêque sans doute… non, en effet, vous êtes collecteur, collecteur m’avez-vous dit ? au fait, ça se ressemble. Entrez : combien vous devez être désiré par nos saints cardinaux et monsignors !!!… ”

Ici, le fil télégraphique ayant été coupé par le vol indiscret d’un séraphin aux ailes d’azur, la dépêche se trouve forcément interrompue.

Un indiscret me communique le fait suivant qui fera voir que les représentants de Dieu ici-bas ont résolu de mettre le carême à profit.

Ne pouvant, durant ce temps de mortifications, spéculer sur les moutons et les dindes, ils se rejettent sur le beurre et l’ont déjà fait monter à un prix fou qui sera maintenu encore cinq semaines.

À moins que les gens finissent par comprendre qu’il est tout à fait indifférent à Dieu que vous vous mettiez dans l’œsophage une côtelette de veau ou une queue de morue, et qu’il est bien plus satisfait de vous voir faire le bien que de vous bourrer de sardines.

Voici le fait :

« L’habitude de la flagornerie de nos journaux auprès des prêtres vient de se produire encore une fois d’une manière bien amusante. La semaine dernière quelques membres du Conseil de Ville de Montréal sont allés visiter les rives du Sault Saint-Louis, près de l’ancienne église de Lachine, dans le but d’augmenter l’approvisionnement d’eau pour Montréal. La Minerve avait un rapporteur, à la suite des excursionnistes, et voici comment il termine son rapport :

Il était quatre heures lorsque, sur la bienveillante invitation des RR. PP. Oblats du Noviciat, nous entrâmes à leur réfectoire où nos estomacs un peu en diète purent se réconforter facilement.

Le Révd. Père Grenier a été plein de civilités et nous devons l’en remercier cordialement.

Or, voici les faits. Huit à dix membres de l’excursion sont entrés au Noviciat, sans y être invités le moins du monde. Ils y ont demandé un pain valant 20 sous, une demi-livre de beurre valant 15 sous, et ils ont payé, mais sans invitation, la somme de trois piastres ! Si la chose avait eu lieu chez le voisin, les journaux cléricaux en auraient-ils fait mention ? »

Je ne pense pas. Chez le voisin, les promeneurs n’eussent payé qu’un écu, et ça n’aurait pas valu la peine d’en parler.

Je lis dans la Gazette des Campagnes, journal des catastrophes :

Trois mille chrétiens viennent d’être martyrisés en Corée.

Il y a ici une petite exagération. En déduisant trois mille du chiffre indiqué, on arriverait au nombre exact des martyrs.

Ça n’est pas avantageux d’habiter les pays de l’extrême Orient où il n’y a ni lignes télégraphiques, ni chemins de fer, ni bateaux à vapeur.

Vous restez inconnus au reste des hommes pendant cinq mille ans, et lorsqu’ils ont vent tout-à-coup de votre existence, c’est pour vous dénoncer dans la Gazette des Campagnes comme ayant tué en un jour plus de prêtres que vous n’avez jamais vu de chrétiens dans votre vie.

On dit que trois néophytes seuls ont renié la foi et qu’il n’y a plus un prêtre dans le pays.

Ce sont des radicaux, ces Coréens.

Quelques hommes dévoués ont cependant trouvé moyen de franchir la Mer Jaune et sont venus à Chang-Hai demander de nouveaux missionnaires.

Il faut avouer qu’ils ne sont pas charitables.

C’est bien le lieu de dire ici que si l’Élise a la douleur de voir des milliers d’hommes se ruer avec impiété contre tout ce qui est auguste et saint, parce qu’ils veulent vivre d’une vie tout animale, d’un autre côté, elle a l’ineffable consolation d’en voir des milliers d’autres laver leurs robes dans le sang de l’Agneau et s’élancer dans les splendeurs de l’éternité.

Je ne sais pas jusqu’à quel point c’est une consolation que de voir égorger trois mille des siens. Mais enfin, chacun a sa manière de comprendre le bonheur, et je ne veux pas enlever cette joie à la Gazette.

J’admettrai même que rien n’est plus ineffable, comme consolation, que de laver sa robe dans le sang d’un agneau. Si c’est là une manière d’être égorgé, elle est beaucoup plus douce que celle des Huguenots qu’on rôtissait tout vifs, sans consolation aucune, sans qu’ils eussent même celle de la trouver ineffable.

Il n’y a que les païens pour avoir ces raffinements de barbarie.

Être lancé dans les splendeurs de l’éternité est encore une consolation que les hommes méconnaissent trop souvent, mais elle ne vaut pas toutefois celle de laver sa robe dans le sang de l’agneau.

Je supplie le lecteur de calmer un moment les transports de son admiration, pendant qu’il va lire l’extrait suivant d’une lettre adressée au Constitutionnel de Trois-Rivières par un de nos zouaves.

L’idiotisme le plus incurable serait impuissant à enfanter une pareille production.

Il n’y a que la foi qui accomplisse de tels miracles :

« L’an dernier, » contait dernièrement un officier tout à fait digne de foi, « pendant les événements d’Octobre et Novembre, un corps de garibaldiens franchissait de grand matin les frontières romaines et se disposait à envahir les États Pontificaux, quand, à son grand étonnement et tout à fait contre son attente et ses prévisions, un bataillon de Zouaves apparut tout rangé en bataille, sur le sommet d’une montagne voisine. Le soleil levant frappait sur les défenseurs du Pape et les hommes, les armes, les habits, tout était du plus beau brillant : on eût dit une armée de séraphins. Il n’en fallait pas tant pour les braves garibaldiens, et tous de rebrousser chemin et de repasser glorieusement la frontière. »

« Maintenant, qui commandait ces Zouaves et d’où venaient-ils ? Personne ne le sait. Les autorités militaires affirment n’avoir envoyé aucune troupe dans cette direction et sont prêtes à affirmer qu’aucune compagnie composant le régiment des Zouaves n’a pu humainement se trouver en cet endroit au jour indiqué. Qu’était-ce donc que ces brillants soldats ? Probablement les morts de Castelfidardo, de Serristori, de Monte-Lebratti, de Mentana, envoyés par Dieu pour prêter main sainte à leurs anciens frères d’armes. Oh ! ce dût être un beau jour pour ces guerriers que celui où il leur fut permis de venir encore une fois faire face aux ennemis de l’Église et les humilier par leur seule présence. Des incrédules et des ignorants peuvent rire de ce fait, mais pour celui qui connaît l’histoire, cela n’a rien d’extraordinaire ! toute la campagne de 1867 est un miracle continuel.

« Le grand Concile annoncé et fixé par Pie IX nous en est le plus sûr garant. Les étrennes que je faisais espérer dans ma dernière ont été distribuées et voici les noms des favoris de 1869 : MM. Lebel, Hénault, Lachapelle, Pépin, Trudel, Fréchette ; tous les six ont été nommés caporaux.

« La plupart des compagnies aujourd’hui à Rome doivent en sortir bientôt pour faire place à leurs sœurs en garnison depuis quatre mois. Voilà encore des marches et des fatigues ; mais nous chanterons :

En avant, marchons
Zouaves du Pape ! à l’avant garde !
En avant, marchons.
Le Pape nous regarde
En avant, bataillons !

et chaque note de ce refrain chéri ranimera notre courage et nous fortifiera. »

Denis Gérin,
Soldat de Marie et de Pie IX.

Le Constitutionnel est l’organe le plus important d’un chef-lieu de district, d’une ville de huit mille âmes, et voilà ce qu’il offre à ses lecteurs sur sa 1ère page.

Il est vrai qu’à côté du Constitutionnel, il y a le Journal des Trois-Rivières, feuille plus sérieuse, qui, trois fois par semaine, dit leur fait aux maringouins qui se changent en éléphants, comme Victor-Emmanuel.

Un spirituel correspondant m’adresse la lettre suivante.

Je dois dire qu’il me flatte beaucoup trop en me croyant capable de présenter mieux que lui la délicieuse révélation qu’il fait au public.

Je transcris sa lettre sans en changer un mot et je le remercie de sa collaboration inattendue, d’autant plus agréable qu’elle m’est plus utile en ce moment où tout me fait défaut à la fois, l’évêque de Montréal, le parlement, le Nouveau-Monde qui ne s’occupe plus que du Code Municipal, et l’Ordre qui ne dit plus rien, pour éviter d’être ridicule.

Monsieur le rédacteur,

Dans la Lanterne du 28 janvier, j’ai regretté de ne pas voir relaté par vous un des principaux motifs qui ont décidé Sa Grandeur Mgr Bourget à nous priver de sa présence réelle (Style Bourgoin). Un voyage m’a fait remettre à ce jour à vous signaler cet oubli capital. Je laisse à votre plume habile le soin de décrire, comme il convient, le fait que je vous signale simplement.

Quelque temps avant le départ de Sa Grandeur, nos vertueuses Canadiennes ont reçu l’ordre suivant : « À l’avenir, et sous peine de damnation, il est ordonné à nos chères filles en Jésus-Christ d’imiter les dames romaines, et de ne se présenter dans le temple du Seigneur qu’avec un voile. » Heureusement que l’imitation n’a rapport qu’à l’habillement, et nullement aux mœurs. J’aurais cru d’abord que la plus belle moitié du genre humain se révolterait contre cette loi. Mais non, le dimanche suivant, j’ai vu, de mes deux yeux vu, plusieurs échantillons de cette nouvelle toilette couvrir les charmes des obéissantes ouailles. Il est vrai que celles qui les portaient n’avaient à cacher que des visages flétris, des formes disparues. Mais au printemps il faudra se soumettre : d’ici-là, il y a une excuse majeure pour se soustraire à la loi, c’est qu’il n’existe pas à Montréal de voiles à la Romaine. Ce 8e commandement de l’Église aurait pu être promulgué au commencement de l’hiver, mais Merrill et Morrison auraient eu le temps de faire des commandes et seraient devenus de puissants concurrent ; Mgr  l’avait bien compris. Ah ! c’est ici qu’il faut s’incliner devant son génie spéculateur. Aussi a-t-il retardé jusqu’au dernier moment pour avoir lui seul toutes les commandes, et il est parti avec des ordres d’acheter 25,000 voiles No 1 et 125,000 (chiffres officiels) voiles No 2. Mais attendu que l’intégrité de Sa Grandeur n’est pas à l’abri de toute attaque, Elle a fait fixer le prix de ces voiles à $2.50 pour les No 1, et $1.75 pour les No 2. Or, comme en fabrique, ils ne coûtent en gros que $1.50 et 0.75 respectivement, Mgr  se trouve à réaliser, déduction faite des frais et droits, un bénéfice net de $100,000.

N’est-ce pas ingénieux, superbe ? Ô génie ! Buies, incline-toi. — (Je m’incline).

Le décret ci-dessus promulgué, on a recommandé, de par Mgr  aux fidèles de l’un et de l’autre sexe, de chanter à haute voix le Ky.. Ky.. Ky.. Kyrie, et autres chants.

On attend l’arrivée des voiles pour établir un autre usage, et, ou je me trompe fort ou vous irez à la messe, M. Buies, tout sceptique que vous soyez. Les fidèles des deux sexes se donneront le baiser de paix ; l’efficacité du baiser n’ayant lieu que lorsque les peaux se touchent à nu, à un moment donné les voiles se lèveront, puis se rabattront immédiatement pour cacher les rougeurs des filles trop impressionnables ; mais elles s’habitueront avec le temps à ces saints baisers, qui finiront par ne plus leur causer la moindre sensation. Ce sera un charme de plus d’enlevé aux amoureux, mais aussi une occasion de moins de pécher. Ainsi soit-il.

Un lecteur de la Lanterne.

Quand nos journaux ne savent plus que dire, ils se rappellent tout à coup que M. Cartier est à Londres.

Cet homme d’état devient aussitôt nécessaire à son pays comme fait divers.

Il parait que M. Cartier poursuit de ses vœux l’achat du territoire du Nord-Ouest. Pour mener cette opération à bonne fin, la Minerve annonce qu’il va être nommé Lord Cartier.

Je me sens gonflé d’orgueil à l’idée que M. Cartier est le seul de mes compatriotes qui aura été élevé à cet honneur que je dédaignerais peut-être pour moi, mais que j’estime fort pour lui.

Le Pays s’évertue à prouver que nous dépensons des sommes folles pour des fonctionnaires inutiles.

Comment, inutiles ! est-ce qu’on peut être inutile, quand on est cousin ou neveu d’un ministre ? Le Pays est mon ennemi le plus acharné. À force de dire toutes les vérités nécessaires, il finira par me rendre inutile moi-même.



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