La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 20

La bibliothèque libre.
(p. 271-284).


LA LANTERNE


No 20




Il paraît que la bibliothèque du parlement de Québec ne contient pas même le code civil.

On attend qu’il ait été approuvé par l’archevêque.

Séance du 10 Février.

M. le député Benoit demande que la bibliothèque du département de l’instruction publique soit réunie à celle du parlement.

M. Chauveau répond que cette bibliothèque, ne comprenant guère que des livres scientifiques, serait complètement inutile aux membres.

M. Benoit réplique qu’il n’a pas eu un instant l’idée d’augmenter le nombre des livres afin que les membres pussent lire, qu’il était trop bon catholique pour exprimer un tel vœu, mais qu’il ne l’avait fait que par motif d’économie, pour épargner l’emploi de deux épousseteurs au lieu d’un.

Ce mot d’économie fait bondir sur leurs sièges les trois quarts des membres qui ne comprennent pas qu’on ose prononcer ce mot en plein parlement.

L’un d’eux va même jusqu’à dire qu’il est cruel et lâche de profiter ainsi de la maladie du trésorier à qui une diminution dans les dépenses peut causer une émotion fatale.

Tout à coup on annonce un message du Conseil Législatif.

Le Conseil supplie les membres de se rappeler que le 19 février étant un jour de jeûne, il convient de s’abstenir de toute discussion sur un sujet d’intérêt public.

Une suave expression de béatitude accueille ce message, et le ministère propose l’ordre du jour ainsi conçu :

« Il est expédient que le parlement local fasse l’achat de cinq cents exemplaires du Petit Albert, et de douze cents exemplaires des Exercices de Neuvaines, pour ouvrir l’esprit des députés qui persiste à s’obscurcir de plus en plus, malgré les sacrifices que le clergé a faits pour leur élection. »

Cet ordre du jour, basé sur les bons principes, est adopté avec enthousiasme.

M. Marchand (d’Iberville) croit le moment venu de présenter quatre-vingt douze pétitions de Canadiens émigrés demandant à rentrer dans leur pays.

La joie des membres est indescriptible. Ils voient déjà tripler le nombre de leurs électeurs.

Mais l’évêque d’Antédon, Mgr Laflèche, qui est venu surveiller les débats, et qui, en sa qualité d’évêque, a un contrôle incontesté sur les discussions du parlement, ouvre une bouche sacrée pour dire « qu’il ne permettra jamais l’introduction de cet élément corrompu au sein du troupeau dont Dieu lui a confié la garde, qu’il est en cela l’organe de l’épiscopat canadien et que, s’il est indispensable que le pays soit colonisé, il ne l’est pas du tout qu’il ait des colons, que les forêts doivent être défrichées, mais qu’il faut avant tout y bâtir des églises, que si les Canadiens aiment mieux émigrer que de mourir de faim à côté d’un presbytère, c’est qu’ils ont répudié tout patriotisme et qu’il est dangereux de les laisser revenir ; que, du reste, ils ont perdu aux États-Unis l’habitude salutaire de mettre des scapulaires à leurs charrues et de faire bénir leurs grains, que l’ensemencement des grains non sanctifiés causerait des tremblements de terre et autres catastrophes dans notre pays, si heureux jusqu’aujourd’hui… etc… »

Et, s’échauffant de plus en plus, l’évêque d’Antédon finit par déclarer qu’il est bon toutefois de laisser le député d’Iberville, qui est un libéral-mais-catholique, renouveler indéfiniment ses pétitions pour berner les braves gens qui ne sont pas tout à fait morts de faim en récitant le chapelet, mais qu’il serait souverainement démagogique et impie de leur prêter la moindre attention.

Ce qui distingue M. Chauveau de ses collègues du ministère, c’est l’habitude du langage diplomatique.

Ce mérite est indispensable avec un parlement habile et éclairé comme celui de Québec.

Ayant été dix ans surintendant de l’instruction publique sous les ordres de l’évêque de Montréal, M. Chauveau a appris à faire croire qu’il y avait des écoles dans le Bas-Canada. Ainsi, toutes les fois qu’il voulait parler d’une sacristie, M. Chauveau se servait invariablement du terme « école publique. »

Aujourd’hui, M. Joly lui ayant demandé quel serait le salaire des commissaires du service civil, l’Hon. premier a répondu sans embarras « qu’il n’y aurait pas de salaire, mais une indemnité qui devra être fixée. »

Devra être fixée est au futur, comme le couronnement de l’édifice en France.

Mais pour que l’indemnité promise ne soit pas une vaine illusion, on commencera par payer les commissaires fastueusement, puis on fixera le montant qu’ils devront recevoir.

M. Dunkin, quoique malade, trouve dans son patriotisme la force de demander que le chapitre des dépenses ne figure pas dans le budget.

Un assentiment respectueux accueille cette proposition digne de tous les éloges.

M. Dunkin présente alors le chapitre des recettes qui paraît très satisfaisant.

On dit que M. Dunkin, ne voulant pas priver plus longtemps le pays de ses services, consent à recouvrer la santé.

Le président du Sénat fédéral, M. Cauchon, propose alors l’ajournement.

Un murmure flatteur parcourt l’auditoire, et la chambre s’évapore.

M. Chapleau, voulant faire une démonstration contre le gouvernement, sort le dernier en passant la main dans ses longs cheveux d’ébène.

Une dépêche télégraphique annonce qu’un membre du clergé a perdu son cheval et sa voiture dans la dernière tempête de neige.

Contraint de se rendre à son presbytère à pied, le lendemain il refusait l’absolution à tous ses pénitents qui ne lui apportaient pas un louis pour s’acheter un nouvel attelage.

On dit qu’il a aujourd’hui deux chevaux et que soixante familles de sa paroisse sont parties depuis lors pour les États-Unis.

Cet heureux résultat a exalté outre mesure le pauvre curé qui attend avec impatience la prochaine tempête où il pourra perdre ses deux chevaux, pour en avoir quatre huit jours après.


Depuis longtemps je cherchais le secret de l’amour profond que le peuple a pour les couvents, séminaires et corporations religieuses en général. Je l’ai enfin découvert.

Vous êtes père de famille, je suppose. Vous gagnez misérablement 20 ou 40 centins par jour : votre femme est au lit, malade ou incapable de travailler par épuisement ; vous avez deux grandes filles outre plusieurs enfants en bas âge.

Ne pouvant pas trouver d’emploi dans les magasins, vos filles courent au couvent de la Providence où on les reçoit à bras ouverts.

Mon Dieu ! conservez longtemps ces saintes maisons, refuges des pauvres gens.

De suite vos filles ont de l’ouvrage à ne pas leur laisser un moment pour se rappeler leur misère — il ne faut pas avoir de distractions dans la maison de Dieu ; — mais elles sont joyeuses, on les sauve du vice, elles travaillent ardemment, et quand vient le soir, bien tard, pas avant six heures, elles vont recevoir leur paie.

Moment suprême ! Voilà trois mois qu’elles n’ont pu gagner d’argent. Elles approchent, c’est leur tour, elles tendent la main, cette main qu’on peut tendre sans honte quand c’est pour recevoir le prix du travail : la trésorière a leur compte tout fait d’avance… quelle maison d’ordre, et comme on y respire l’amour de toutes les vertus ! La trésorière ouvre la cassette, y plonge sa main pleine des trésors de la Providence, et prend CINQ SOUS qu’elle offre aux deux jeunes filles, 2 sous et demi pour chacune d’elles !  !  !

« Voilà une famille arrachée au désespoir, » dit saintement la bonne religieuse en levant les bras vers le ciel — car il faut savoir que ces pieuses femmes sont pleines de tendresse… dans le geste.

Avec leurs cinq sous, les jeunes filles vont apporter la joie et l’abondance à leurs vieux parents, à leurs petits frères.

Oui.… mais huit jours après, on apprend qu’une femme du peuple est morte sur un grabat glacé… « des fièvres » disent le Nouveau-Monde et l’Ordre, qui sont, après les nonnes, ce qu’il y a de plus charitable en Canada, car ils n’oublient jamais d’annoncer votre mort et de vous recommander aux prières de toutes les bonnes âmes.

Il est vrai que le même jour où la trésorière de la Providence donnait cinq sous à deux jeunes filles pour un travail de douze heures, d’autres religieuses de la Providence, non moins trésorières, mendiaient par toute la ville et rapportaient le soir bon nombre de piastres qui serviront à acheter de nouveaux saint Pacifique — il y a des saints Pacifique tant qu’on en veut, le nombre n’y fait rien, — c’est comme les morceaux de la vraie croix qui, paraît-il, avait 360,000 pieds de haut et qui est aussi inépuisable que la crédulité humaine.

Cependant le bon peuple encombre les églises, et court aux neuvaines.

Il va écouter les prédicateurs qui l’exhortent à faire maigre !

L’évêque de Montréal a été reçu à Rome membre de la Congrégation des Rotes.

On dit que ça lui a fait beaucoup de bien.

Savez-vous pourquoi le choléra ne s’est pas remontré en Canada depuis douze ans ?

C’est grâce à un remède découvert immédiatement après sa disparition. Je le livre au public tel que je le trouve indiqué dans un journal d’Europe plein de recettes utiles et de saines notions :

« Appliquez, dit la feuille cléricale, sur l’abdomen, une image de saint Joachim, le glorieux père de la Sainte-Vierge. L’année dernière plus de deux mille familles en ont fait l’expérience, et ça été pour elles un bouclier enchanté. Cette image ainsi placée, la maladie ne s’attache plus à la personne, et si elle s’y attache, elle en est immédiatement chassée. C’est Dieu qui nous envoie le choléra pour nous punir de nos péchés ; mais Joachim le met en fuite. »

Quel brave cœur que ce saint Joachim !

Il ne craint pas de se mettre en rébellion ouverte avec Dieu dans son paradis et de risquer de dégringoler comme l’archange rebelle, tout cela pour venir nous chatouiller le ventre quand nous aurons des coliques.

Cependant les Canadiens expient déjà leurs péchés par tant d’autres épidémies, telles que les mandements de Mgr Bourget, les sermons de M. Giban…, que je trouve le choléra tout à fait superflu.

Mais, enfin, je ne discute pas les volontés divines.

Donc, le choléra part, lancé par la main de l’Éternel. Tout de suite saint Joachim court après.

« Choléra, où es-tu ?

— Ici.

— Bon, je m’applique. »

Plus de choléra.

Et dire que la municipalité de Montréal nous exploite tous les ans en nous faisant vider nos latrines et nettoyer nos cours.

Qu’on y vienne le printemps prochain !

J’aurai une image de saint Joachim depuis le cou jusqu’au nombril… et s’il me faut payer l’amende, ah ! voilà un autre embarras ; on n’a pas encore découvert de saints contre les taxes.

Il y a St Sébastien qui est avocat contre la peste.

St. érasme qui est avocat contre les spasmes.

Ste. Bonose qui est protectrice contre la petite vérole.

St. Liboire qui est avocat contre les calculs de la vessie.

Ste. Sylvie qui protège contre les convulsions.

St. Trophime qui est avocat contre la goutte.

Mais il n’y a pas encore de saint qui protège contre les municipalités.

Espérons que l’évêque de Montréal, qui n’aime pas les corporations civiles, nous en rapportera un tout ciré.

Je causais hier avec un sulpicien — cela m’arrive, — « Vous avez été injuste, me dit-il ; vous prétendez que les Jésuites ne jouent la comédie que dans le soubassement de leur église ; ils la jouent à tous les étages. »

Je m’empresse de me rétracter.

Les Jésuites jouent en haut, en bas, partout où il y a à gagner.

Mais cela ne veut pas dire que les Sulpiciens n’en font pas autant, toutes les fois qu’ils ont une chance.

N’est-ce pas eux qui ont fondé toute espèce de clubs où, pour l’instruction du peuple, ils ont introduit les jeux de billards, de dames, d’échecs, de dominos… surveillés par un chapelain ?

La sainteté de leur motif est évidente, mais pourquoi la déguisent-ils sous ces dehors trompeurs ?

Si nous n’avons pas la présence réelle de Mgr Ignace, grâce à un malentendu qui l’a fait partir un an d’avance pour le Concile œcuménique, du moins nous avons encore sa présence spirituelle — les distances n’existant pas pour la pensée.

Monseigneur se divinisait de plus en plus à mesure qu’il approchait de la ville éternelle, et lorsqu’il toucha le sol de France, le sentiment du grand rôle qu’il était appelé à jouer au Concile lui inspira la lettre suivante, écrite de sa main, mais évidemment dictée par un des nombreux anges qui l’entourent sans cesse, en attendant qu’ils portent à Dieu sa belle âme dans une capote de zouave.

Ce 1er février 1869.
M. l’administrateur du diocèse,

Comme on le voit, Sa Grandeur tient à ce que son diocèse soit bien administré en son absence, que les souscriptions nouvelles soient reçues avec empressement, et que les lettres pastorales recommandant de nouvelles quêtes soient adressées scrupuleusement aux curés de chaque paroisse.

Nous voici en vue de Brest, après 8 jours et 22 heures de navigation d’un canon à l’autre.

L’évêque Ignace voyage entre deux canons ; c’est ce qu’on appelle un voyage providentiel.

Comme vous le voyez, c’est une belle traversée. L’un dit : C’est une marche fabuleuse ; l’autre s’écrie : C’est une traversée exceptionnelle ; et nous, nous disons : C’est un voyage providentiel.

Il veut toujours avoir le dernier mot, notre évêque.

Les 26, 27, 28, nous les passons au milieu de brouillards de grêle, de neige, de pluie, qui nous amènent de sombres nuages, du froid et du vent. C’est ainsi que nous côtoyons de loin les redoutables bancs de Terreneuve, et que nous franchissons ce que les marins appellent le « trou du diable »

Comment ! voilà notre saint évêque dans le trou du diable !

Malgré tout, la Ville de Paris glisse sur cette surface agitée avec beaucoup de rapidité, parce que le vent continue à nous être d’autant plus favorable que, venant du bon côté, il devient de plus en plus fort.

C’est là ce que l’Ordre appelle les vérités éternelles.

C’est ainsi que l’on fait bonne route au milieu de toutes les tempêtes du siècle.

Un siècle en général compte cent ans ; les plus grands savants du monde n’ont qu’une opinion là-dessus.

Mais Dieu, voulant éprouver son serviteur Ignace, a réuni toutes les tempêtes du 19e siècle le 20 janvier dernier sur la route de la Ville de Paris.

Cependant, Monseigneur faisait bonne route au milieu de tout cela, ce dont l’Éternel fut tout de même désappointé, d’autant plus qu’il y avait à bord une trentaine de libres-penseurs qui profitèrent de l’occasion.

Le capitaine n’y comprenait plus rien et se rappelait, non sans effroi, que, dans un voyage tout récent, le Péreire passant également à travers les tempêtes du siècle, avait failli sombrer, quoiqu’il eût un père jésuite à bord.

Le 29, nous avons une belle journée, pour fêter le bon saint François de Sales.

S’il n’y avait pas eu un saint François de Sales ce jour-là, il n’y aurait pas eu de 29 janvier.

dont la douceur nous méritait, sans doute, la grâce de respirer.

Si François de Sales, qui, pour prix de sa canonisation, a reçu de Dieu la mission de souffler dans les poumons épiscopaux, avait été comme M. Giban, Mgr étouffait.

pour nous préparer au revers du lendemain, 30 janvier, qui s’annonça par un grand vent contraire, de la pluie et des brouillards.

Le 30 janvier était le jour de la sainte Marguerite ; comment se fait-il qu’il y ait des vents contraires un jour de saint ? elle soufflait donc à l’envers, sainte Marguerite ?…

Mais comme c’était un samedi, ce mauvais temps ne pouvait dans les calculs Dans les calculs ! voilà un temps qui se trouve dans les calculs,

durer toute la journée.

Évidemment. Le samedi étant la veille du dimanche, et le lendemain du vendredi, il n’y a pas de tempête qui tienne contre ça.

Et, en effet,

Voyez-vous ? tout de suite.

Le soleil brille à plusieurs reprises, et le vent, après avoir fait le tour au compas, enflait joliment les voiles, dans la matinée même d’un jour où tant de prières se faisaient pour nous.

Le 31, qui est un dimanche,

C’est bon à savoir.

Nous sommes menacés d’une bien mauvaise journée.

Mais ça ne peut être que pour le lundi, qui se trouve par conséquent le 32.

Contre toute apparence, le temps se remet bien vite au beau, le vent se place du bon côté.

Style épiscopo-maritime.

Et nous faisons bonne route.

Quel enchaînement de déductions ! quelle logique ! Si le vent continue à se bien placer, que l’évêque continue à faire bonne route, et que le rivage de France ne se dérange pas, l’évêque finira par arriver, soyons en sûrs, chrétiens.

Aujourd hui enfin, nous avons assez mal commencé la journée, mais nous l’avons heureusement bien terminée. Car un vent de tempête nous a fait entrer bien vite dans la rade de Brest. Il était si violent qu’une de nos voiles a été déchirée ; l’on a craint apparemment le même sort pour les autres, car on les a toutes abattues. Ce gros vent a fait faire bien des glissades sur le pont et causé beaucoup d’hilarité.

Comme ils bravent la tempête, ces gaillards-là ! Voilà ce que c’est que d’avoir un évêque avec soi !

Heureusement que vous n’y étiez pas, car infailliblement vous vous seriez cassé l’autre bras, et peut-être une ou deux jambes.

Infailliblement ! si M. l’administrateur croit son évêque infaillible, il a dû trembler à la vue de cet adverbe lancé à travers les tempêtes du siècle.

On peut être certain qu’il ne s’embarquera jamais à moins d’être assuré qu’il fera infailliblement beau trente jours de suite.

Si l’on ajoute à cela qu’il est menacé de perdre deux jambes au moins, on comprendra qu’il préfère rester administrateur toute sa vie, position subordonnée, mais à l’abri des glissades, que de devenir évêque et infaillible pour avoir le corps comme une vieille charrette au bout de six mois.

M. Pépin, qui ne s’en défiait pas.

La douce sécurité d’une bonne conscience ! ce qui n’empêche pas de se faire aplatir le nez, quand on oublie trop le spectacle des choses de ce monde. a été violemment se heurter la face sur un pilastre du salon ; mais cet accident n’a pas été sérieux : car il en est quitte pour une légère meurtrissure au nez. Cependant, il est un peu fatigué du rhume

Que de choses à apprendre dans cette lettre ! et comme elle est pleine d’intérêt, ainsi que le disait le Nouveau-Monde dans le brillant commentaire dont il l’a fait précéder pour attirer l’attention du lecteur !

Nous sommes bien, Mgr D. M. G. et moi. Nous partons pour le Havre où, Dieu aidant, nous entrerons demain, entre midi et une heure. Nous passerons le reste du jour dans cette ville, pour faire passer nos bagages à la douane et nous reposer un peu, afin d’être prêts, mercredi matin, à nous diriger sur Paris.

Tous ces détails sont d’un charme exquis et ne le cèdent en rien qu’au nez écorché de M. Pépin.

Nous n’avons eu le bonheur de célébrer que trois fois. Car les autres jours nous n’avons pas osé le faire, à cause des gros vents qui agitaient tellement le vaisseau que nous avons craint qu’il n’arrivât quelque accident.

Monseigneur aurait pu avaler l’hostie de travers et cela aurait fait sombrer le steamer tout de suite.

Nous avons en soin aussi de nous unir à toutes les ferventes prières qui se font pour nous, et nous en avons ressenti les effets précieux d’une manière si frappante que les gens du vaisseau nous en ont fait plusieurs fois la remarque.

C’était pendant qu’ils faisaient bonne route.

On aime à causer dans ce temps-là ; chacun communique ses petites impressions ; notre bon évêque, qui est expansif, disait :

« Tenez, voyez-vous, c’est aujourd’hui le 30 janvier, n’est-ce pas ? Il est quatre heures, non, quatre heures moins dix, eh bien ! en ce moment il y a deux marchands de cirage qui disent un Ave Maria pour moi au coin des rues St-Polycarpe et Ste-Gertrude. »

— Oui, en effet, on voit ça sur votre figure, répliquait aussitôt un phrénologiste américain, très connaisseur en physionomies, et qui a déjà fait croire à une quantité d’idiots qu’ils avaient le crâne de Charlemagne.

Monseigneur, qui, pour l’enseignement de ses ouailles, tient à noter tout ce qu’il entend, n’oublie pas de leur apprendre l’effet que produisaient immédiatement sur les passagers de la Ville-de-Paris les prières qu’on disait pour lui en Canada.

En voyant les voiles du vaisseau qui nous portait, presque toujours enflées par un vent favorable (ce vent ne nous a guère manqué dans toute la traversée, qui dura le court espace de 8 jours,) nous ne pouvions nous défendre de cette pensée qu’un si bon vent sortait du trésor des prières qui se faisaient pour nous, dans les familles aussi bien que dans les églises. Car la pensée que nous allons à Rome pour prendre part au futur Concile œcuménique, nous a fait croire que l’on porte à notre voyage un intérêt tout particulier.

Le Nouveau-Monde a oublié de mettre un grand N à ce nous, comme c’est l’habitude, ce qui fait perdre à Monseigneur la plus grande partie de son importance.

De notre côté, en considérant notre vaisseau voguant à travers d’épais brouillards et sans cesse agité par le vent, sans dévier un instant de la route qui conduit au port.

Il y a une boussole à bord de la Ville-de-Paris ; il ne faut pas oublier de dire cela à ses ouailles.

nous avions sous les yeux une figure sensible de la barque de Pierre, savoir la sainte Église catholique

Avouer que l’Église catholique est dans les brouillards, ce n’est pas gentil pour un évêque.

qui traverse la mer orageuse du monde, sans craindre le naufrage, parce qu’elle a la certitude infaillible que les schismes et les hérésies ne pourront jamais la faire sombrer.

Je ne sais pas s’ils pourront la faire sombrer, mais jusqu’à présent ils l’ont endommagée tellement qu’elle n’est plus reconnaissable.

Oh ! que l’on vogue en sûreté sur cet admirable vaisseau !

La Ville-de-Paris sans doute ? car la religion catholique n’a pas encore d’hélice.

Assis tranquillement sur le vaisseau qui nous conduit au port, nous nous plaisons à suivre des yeux une foule de goélands qui, avec la rapidité du vent, nous suivent et voltigent sans cesse autour du gouvernail. Ces charmants oiseaux, par leur éclatante blancheur et leur infatigable vol, nous font penser aux bons Anges, chargés de veiller sur l’Église et d’avoir soin de tous ses enfants.

Ceci, c’est du profane. Malgré mon iniquité, les goélands ne m’avaient encore jamais fait songer aux anges. Seraient-ils leurs représentants sur la terre ? Ça se peut. L’évêque de Montréal se dit bien celui du Christ.

Je ferai remarquer toutefois que les goélands ne sont pas absolument blancs ; grand nombre d’entre eux ont les ailes presque toutes grises ; ce sont ceux qui représentent les plus anciens anges.

Comme donc l’on demeure tranquille, en considérant que ces Bienheureux Esprits nous couvrent de leurs ailes, pour nous mettre à l’abri de tout danger dans le voyage de la vie ! Nous l’avons éprouvé clairement aujourd’hui même. Car le vaisseau a failli se heurter contre un rocher caché sous l’eau ; et sans une manœuvre prompte et habile, il s’y serait probablement brisé.

Ce n’est pas la manœuvre qui l’a sauvé ; c’est l’ange gardien de Monseigneur, sous la forme d’un goéland aux serres tenaces, qui, en donnant un coup d’aile, l’a fait passer à côté de l’écueil.

Mais en voilà bien assez, et plus sans doute que vous ne le voudriez. Adieu donc à vous et à tous ceux qui s’intéressent à nous, dans les cœurs de Jésus et Marie !

Ig., Év de Montréal.

Cette façon d’intéresser m’est complètement inconnue et me semble irréalisable.

Vous rencontrez quelqu’un : « Monsieur, je m’intéresse à vous dans le cœur de votre voisin. »

Comment voulez-vous qu’il vous trouve ?

En vérité, je vous le dis, il faut être évêque pour parler le langage de la plus complète imbécilité et avoir avec cela le privilège d’être reproduit.

Que penser du peuple gouverné sans conteste depuis quinze ans par l’homme qui a pu écrire les deux pages d’insondable stupidité que je viens de reproduire !

Du temps que les hommes ne mangeaient pas, je comprends que le carême eût sa raison d’être.

Mais aujourd’hui, comment veut-on que les casseurs de pierres, les scieurs de long et les journalistes puissent y tenir ?

Je demande une dispense.

Le carême ne devrait exister que pour les curés et les fonctionnaires du gouvernement, parce que ces deux classes d’hommes, fort utiles du reste à eux-mêmes, trouvent dans un sommeil réparateur les forces que le commun des mortels ne peut renouveler que par des rosbifs saignants.

Les prêtres et les nonnes sont les gens les moins miséricordieux qu’il y ait, cela est connu depuis longtemps.

Si, encore, ils se contentaient de vous répondre que ça ne les regarde pas, quand vous leur demandez la charité, mais dès qu’ils apprennent que vous gagnez honorablement votre vie par le travail, ça les regarde aussitôt pour vous en empêcher.

L’Institut-Canadien avait engagé, il y a six semaines, un tout jeune homme pour faire les salles, les commissions… et autres choses généralement quelconques.

Il recevait six dollars par mois.

Tout à coup il disparaît.

On va aux informations et l’on apprend que sa mère lui a défendu de revenir, parce qu’il y a de mauvaises statues dans l’amphithéâtre des séances.

Or, qui avait soufflé cette bêtise à la malheureuse femme ?

Je soupçonne fort M. Giban d’avoir fourré son nez là. M. Giban n’aime pas les arts et il aime encore moins les gens qui gagnent leur vie, parce que ceux-là ont moins le temps de courir à ses sermons.

Il neige, il neige encore, et il neigera toujours, et quand il ne neigera plus, il neigera encore, et quand la fin du monde arrivera, quand le berceau du monde en deviendra le cercueil, eh bien ! il restera encore un morceau du Canada pour qu’il puisse neiger dessus.

On ne me fera jamais croire que ça n’est pas fait exprès.

Le vent souffle avec rage dans ma chambre ; vingt fois il a déjà éteint ma Lanterne ; j’ai beau invoquer le Seigneur, il neige tant et il poudre tant qu’il ne m’entend pas.

Ce sont les tempêtes du siècle, rien n’est plus clair.

Ah ! si l’évêque était ici.

Avec quelques bonnes prières, ne pourrait-on pas le revoir, au moins huit jours, rien que pour remettre le temps dans un état raisonnable ?

Pourquoi êtes-vous parti, ô Grandissime ! Ô Grandissime ! pourquoi êtes vous parti avant les poudreries ?

Enfin M. Howe est nommé président du Conseil Exécutif de la Confédération.

Merci, mon Dieu ! maintenant je puis mourir content.

M. Howe a été récompensé aussitôt de cette acte d’abnégation par la permission d’accompagner Son Excellence à Montréal où il devra inaugurer le nouveau quadrille confédéré, appelé quadrille de la bascule.

S’il fait un faux pas, on augmentera son salaire.

Mais la Nouvelle-Écosse ! Ah ! en effet, la Nouvelle-Écosse ! Je faisais comme nos ministres qui l’oublient complètement pour ne penser qu’à M. Howe.

Jeunes gens, ouvrez les yeux. Vous qui avez vingt ans, regardez.

Je ne m’adresse pas aux autres ; ils n’ont su rien voir, ni rien empêcher, ou s’ils ont vu, leur regard était trop faible pour mesurer l’abîme où nous croulions, leur bras trop inerte pour nous y arracher.

Je vous parle à vous qui êtes l’avenir, pour vous j’ouvre le rideau.

Où sommes-nous ? Quel est ce pays où nous vivons ? Quel nom a-t-il parmi les hommes ? Que signifions-nous ?

À toutes ces questions, une réponse dans un seul mot. Le néant.

À Québec un parlement qui siège, qui s’ajourne, qui vote et qui ne pense pas.

Machine à dire oui toujours, mue par un seul et même ressort, le Il le faut des ministres.

Et que sont ces ministres ! Eux-mêmes des instruments, bâtons qui battent la mesure des airs de cantiques.

Il a fallu un parlement provincial pour démontrer notre infériorité, notre insignifiance, notre nullité.

Ces représentants, que sont-ils ? Une seule chose : ils sont l’image d’une ombre qui est nous, Canadiens-Français.

Hier, la ville de Montréal élisait ses conseillers municipaux.

On vit alors des vieillards près de la tombe donner en tremblant leurs votes payés.

Dans un quartier exclusivement canadien, un anglais a failli être élu.

Je ne m’occupe point de la nationalité du candidat, et je serai très heureux le jour où l’on élira indifféremment un anglais, un irlandais ou un canadien, mais remarquez qu’un pareil exemple ne se voit pas chez les autres races.

Quel est le canadien qui oserait se présenter à des électeurs anglais, et si cet homme existait, de quel œil le verraient-ils ?

Les Anglais ne sont pas encore descendus et ne descendront pas à reconnaître qu’ils ne peuvent trouver un des leurs pour les représenter, mais nous, nous y sommes depuis longtemps.

On a dit que nous étions la race inférieure.

Il n’y a pas de race inférieure, mais il y a dans le monde un peuple qui fait tout en son pouvoir pour démontrer que cette race existe, et ce peuple, c’est nous, et cette race, ce serait la nôtre.

Par quelle suite de chutes, par quels abaissements successifs, par quelles déchéances de plus en plus profondes, en sommes-nous venus à ne plus compter sur notre propre sol, à n’être plus rien, même à nos propres yeux ?

Pourquoi ? Voilà le mot répété bien des fois depuis quelques années ; grand nombre de gens soupçonnent le parce que, mais il leur fait peur.

À moi il appartient de le dire.

Nous ne sommes plus un peuple, parce que depuis un quart de siècle nous avons abdiqué entre les mains des prêtres toute volonté, toute conduite de nos affaires, toute idée personnelle, toute impulsion collective.

Cette abstraction de nous-mêmes a été poussée si loin qu’aujourd’hui elle est devenue notre nature d’être, que nous n’en concevons pas d’autre, que nos yeux sont fermés à l’évidence, que nous n’apercevons même pas le niveau d’abaissement où nous sommes descendus, et que nous considérons comme une bonne fortune unique de n’avoir plus la charge de nos destinées.


Les prêtres individuellement peuvent être d’excellents hommes, tout comme les autres ; mais du jour où ils s’immiscèrent dans les affaires humaines, ils voulurent les diriger exclusivement, et ils devinrent le fléau des peuples.

Leur principe est l’absolu ; ils n’admettent donc pas que rien se modifie.

À chaque expérience nouvelle, à chaque démenti des faits, à chaque démonstration de la science, devant la vérité éclatante et irrésistible, ils opposent l’impérieux et aveugle non possumus.

Non possumus, nous ne pouvons pas.

S’ils ne peuvent pas, s’ils ne comprennent pas que les idées, que les lois, que les institutions se perfectionnent et s’épurent par la liberté, ils ne sont pas dignes de commander aux hommes.

Les rabbins des anciens juifs disent que Dieu créa Adam avec une longue queue, mais qu’après l’avoir considéré attentivement, il lui parut que l’homme aurait meilleure grâce s’il la lui supprimait. Ne voulant pas toutefois perdre une partie de son ouvrage, Dieu coupa la queue et s’en servit pour former la femme. Les rabbins prétendent expliquer au moyen de ce conte une partie des inclinations des femmes. D’autres, non moins ridicules, disent que Dieu créa d’abord l’homme double et des deux sexes, mais qu’en perfectionnant son plan, il sépara le mâle de la femelle et en fit deux êtres distincts. C’est pour cette raison, ajoutent-ils, que les deux sexes ont tant d’inclination l’un pour l’autre, et cherchent continuellement l’occasion de se rapprocher. On trouve aussi dans une histoire fort ancienne qu’Ève, impatientée de ne pouvoir déterminer Adam à manger du fruit défendu, arracha une branche d’arbre, et en fit un gourdin à l’aide duquel elle réussit promptement à se faire obéir.


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