La Lanterne magique/01

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 5-7).
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Première douzaine


PREMIÈRE DOUZAINE



I. — LE BON DIEU

Sous le portique dont les pierres sont de la lumière extasiée, brûlée d’amour, et dont le moindre atome, s’il pouvait s’enfuir, aveuglerait le troupeau fou des Soleils, le bon Dieu, en habit d’empereur, voit et contemple les Infinis, assis sur son trône. Sous ses pieds se déroule l’éther frémissant, avivé d’imperceptibles points étincelants, qui sont les Univers. Près de lui sont les Anges terribles, qui s’émeuvent parce qu’ils entendent venir jusqu’à eux des plaintes, des sanglots et des râles.

— « Oh ! Seigneur, écoutez, dit Ananiel. Ce sont des monde innombrables qui, refroidis et glacés, meurent de vieillesse. Voyez leurs cadavres se roidir, et pendre désespérément leurs chevelures inertes ! »

Mais à peine a-t-il parlé que des milliers de mondes nouveaux naissent, s’éveillent, grandissent et, semblables à des enfants joyeux, s’enfuient emportés dans l’ardente musique du Rhythme universel.

— « Mon serviteur, dit le bon Dieu à l’ange, pourquoi t’affligeais-tu sur ce que peut renouveler et réparer l’inépuisable Vie ? Mais dites, quel est ce cri plaintif et doux, que j’entends comme un faible murmure ?

— Seigneur, dit Zadakiel, prenant la parole à son tour, il vient de l’humble planète à jamais bénie où a été versé le sang divin. C’est un petit enfant de Moulins (Allier) qui voudrait avoir un polichinelle.

— Mais, dit Raziel, voyez, Seigneur ! Voici que sur cette même terre un féroce conquérant a dévasté les royaumes, détruit les villes, teint les fleuves de sang rouge. Il a lui-même égorgé des tas d’hommes qu’il a fait manger à son lion, et il a écrasé les cohortes sous les pieds de ses éléphants. Derrière lui il laisse des femmes éventrées aux lèvres blanches, des pyramides faites de têtes coupées, des champs où l’herbe ne repoussera plus, des squelettes de hameaux calcinés, et des chemins nus où il n’y a plus que de la cendre noire.

À ces paroles, les Anges baissent tristement leurs têtes. Mais comme la pensée de Dieu a pitié de leur tristesse, et comme le Temps n’existe pas pour eux, en levant les yeux de nouveau ils voient les temples rebâtis, les villes relevées, les jardins en fleurs, les champs pleins d’épis mûrs, et près des fleuves tranquilles, des mères au beau sein allaitant leurs enfants nouveau-nés, tandis que le soleil de midi baise les fronts des moissonneurs.

— « Messager, dit le bon Dieu à Raziel, tu vois que les maux et les désastres seront guéris, et que nulle douleur n’aura crié en vain. Mais va-t’en vite inspirer de bonnes pensées à la mère du pauvre être ingénu qui se plaignait tout à l’heure. Je tiens beaucoup à ce que ce petit enfant de Moulins ait son polichinelle ? »