La Lanterne magique/73

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 113-115).
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Septième douzaine


SEPTIÈME DOUZAINE



LXXIII. — UNE MAUVAISE AFFAIRE

Telle que l’a costumée Prudhon, avec sa robe étroite et son caloquet à la grecque, la marchande d’Amours, tenant sa cage à la main, passe dans la rue d’Aumale, où la gracieuse Aurélie Flament prend le frais, assise à sa fenêtre du rez-de-chaussée.

— « Ma belle demoiselle, dit la marchande, achetez-moi un Amour, deux Amours ! Ils sont gentils, heureux, fidèles, doux comme l’agneau qui vient de naître, et je vous les céderai à bon compte. »

La rieuse fille regarde la cage et tous ces enfants ailés qui voltigent sur les frêles bâtons. Elle admire leurs yeux innocents, leurs cheveux pareils à un brouillard d’or, leurs jolies petites poses, leurs corps dodus, leurs membres gras, leurs ventres de financiers, leurs fesses roses, et toute leur chair avenante et fraîche, trouée de mille fossettes.

— « Ma foi ! dit-elle en donnant une grosse poignée d’or à la marchande, qui s’en va charmée avec un air sournois, j’achète la cage et tous les Amours ! »

Et elle s’enchante à voir les petits êtres ingénus. Mais aussitôt ils se transfigurent, et se mettent à prendre des mines scélérates et violentes. Farouches, menaçants, et les yeux cachés par les broussailles de leurs cheveux, qui sont devenus noirs, ils se montrent tels qu’ils sont en effet, cruels et altérés de carnage. L’un tient une coupe de poison, l’autre un couteau sanglant, un autre une torche fumante. Un, à rouflaquettes, est coiffé d’une casquette à pont, comme sur le boulevart des Batignolles, et ils parlent et chantent des chansons, dans un argot à faire frissonner les turcos d’Afrique.

Avec horreur, Aurélie détourne ses yeux de ce tas d’assassins. Mais, pour se consoler, elle a pris dans la cage un petit, tout petit Amour, à peine né celui-là, dont les prunelles sont pleines de ciel, et qui a encore sur ses lèvres roses une goutte de lait. Elle l’a posé sur son doigt, comme un oiseau favori, et elle lui dit, en le caressant de sa douce main de lys :

— « Venez, chéri, venez baiser maîtresse ! »

Mais le petit Amour s’est tout de suite redressé sur le doigt qui le porte. Il s’est campé, le poing sur la hanche, et entre ses lèvres s’est allumé un cigare, gros comme une pointe d’aiguille. Regardant la belle fille bien en face, il lui dit d’une petite voix canaille, mince comme celle d’un ressort de montre :

— « Et d’abord, tu sais, toi, Aurélie, faudrait pas nous la faire à la pose ! »