La Lanterne sourde/Éloi, homme de plume
ÉLOI, HOMME DE PLUME
LE MAUVAIS LIVRE
Éloi pose sur la table le nouveau livre, s’assied, s’installe, et vibrant déjà de l’émotion prochaine, ses pouces dans ses oreilles, il commence la lecture.
Aux premières lignes, il donne des signes d’énervement.
D’abord, (il s’y connaît), l’auteur écrit comme un sanglier. Puis tout va mal. Dès le quatrième chapitre, les personnages sentent la mort. La brume des milieux est impénétrable, le décor d’occasion, et le nœud se défait, à chaque instant, comme une cravate.
— Non, tu n’y es pas, mon pauvre ami, dit Éloi ; tu nous écœures.
Il se penche en arrière, tambourine, sifflote, agite son crayon rouge, barre les pages de traits brusques qui sont comme les éclairs de sa fureur.
Mais quand rate même la grande scène qu’il attendait et qu’eût réussie le dernier venu, Éloi n’y tient plus.
— Assez, s’écrie-t-il, tu n’y entends rien ; ôte-toi de là !
Il ferme le volume, le repousse, prend une plume, du papier, et se substituant à l’inhabile auteur, il écrit fiévreusement le reste du mauvais livre.
LE REPAS RIDICULE
On a décoré la salle de peintures animées et réuni, non sans frais, sur la table, dans une élégante jardinière, toutes les fleurs du style.
Les salières sont pleines de poivre littéraire et de sel attique. Nous mangeons du pain des forts à discrétion et l’eau de roche mêle sa clarté bien française à la couleur locale du vin.
On nous sert d’abord un plat où tremble la moelle des maîtres, ensuite un plat de nerf, sauce verte, ensuite une langue affilée de vache espagnole, puis un entremets composé du suc nourricier extrait des grands chefs-d’œuvre.
Buvant sec, francs et gais, nous rions, au choix, les uns du rire de Molière, les autres du rire de Rabelais. Quelqu’un cite deux ou trois mots latins de bonne cuisine.
Mais Éloi regarde ses voisins avec défiance. Prudemment, le geste contenu et l’attitude rectifiée, il soigne ses phrases, afin que, s’il les retrouve plus tard dans les mémoires du temps, elles ajoutent à sa gloire.
Il y a peut-être un Goncourt parmi nous !
NATURALISME
D’abord Éloi documente avec rage. Ses amis le fournissent sans le savoir. Ne changez pas de chemise devant lui, vous retrouveriez votre torse et le relief exagéré de vos omoplates, huit jours après, au milieu d’un conte. Surtout ne le laissez jamais seul dans votre chambre en désordre. Il ramasse les bouts de cigares, les queues d’allumettes ; il recueille les cheveux oubliés sur l’oreiller, les poils de barbe.
Ah ! une fausse dent ! quelle perle !
Il examine les peignes, les brosses, la culotte pendue, la savate morte. Il étudie l’urine et compte les jets de salive. Il fait un tas des pièces de prix transportables et les noue dans son mouchoir en disant :
— Tout mon bonhomme est là. Je le tiens.
LE PLAGIAIRE
Éloi court chez son confrère et lui crie :
— Monsieur, vous êtes un plagiaire ; vous m’avez pillé : vous m’avez pris mon nez. Je possédais un nez pour moi seul, et j’y tenais beaucoup. J’étais né avec ce nez. Authentique, il me venait de mes parents. Bien qu’il n’eût rien d’extraordinaire, je le montrais en public, non sans fierté, et le suivais partout. Mon nez n’était pas gros, pas petit, pas grand, pas court, pas renflé, pas plat, mais enfin il était creux et, docile, il me servait à me moucher, à sentir, à éternuer, selon mes petits besoins. Je le croyais mien et je jugeais inutile d’y passer un anneau avec cette étiquette :
Reproduction interdite ; la propriété du nez est une propriété.
Je ris, Monsieur, et n’en ai pas envie. Comme on s’abuse ! Ce matin, je l’emmène à notre promenade quotidienne, et qu’est-ce que je vois ? Je le vois, lui, mon nez au milieu de votre figure. Ne niez pas. Votre nez, c’est le mien. Regardez dans la glace !
En effet, les deux nez se mirent, bout à bout, pareils et copiés l’un sur l’autre, juxtalinéairement.
Le confrère paraît désolé. Il s’excuse, se gratte « son » nez et dit à Éloi :
— Nous pouvons nous arranger.
Et se reculant, il lui lance de toute sa vigueur un coup de poing sur le nez. Éloi y porte la main, et tandis qu’il tâte les débris sanglants, son confrère ajoute, doux et poli :
— Désormais, Monsieur J’espère qu’on ne les confondra plus.
LES ACCESSOIRES DU PSYCHOLOGUE
Éloi vient d’acheter pour son prochain livre, où il parlera sûrement de l’inattendu, de l’irrésistible amour :
1o Une lampe rose dont il décrira les dessous.
2o Une boîte de cicatrices ineffacées, une de poudre d’Infini propre à combattre les migraines, une autre de fibres secrètes, une autre de cordes intimes, une autre de poisons âcres distillés par le démon de la jalousie, une autre qui renferme toutes les nuances subtiles et tous les arômes des feuilles et des fleurs.
3o Une pendule marquant la fuite si lente et pourtant si rapide des heures.
4o Un album de photographies dont l’émail est garanti. On peut les baiser.
5o Un cornet de confetti. Sur les blancs est écrit le mot cœur, sur les rouges le mot âme. On les jette çà et là, partout, et on gagne du temps.
6o Un piano pour interpréter les maîtres.
7o La tapisserie de ces dames, si touchées par la vie, insolubles énigmes, douées de presciences dont notre scepticisme sourit, qui pensent sans parler, et sentent tout haut.
8o De quoi écrire leurs brouillons qu’elles déchirent et leurs billets pleins de puérilités sublimes.
9o Des palmes vertes qui s’inclinent quand il vente, avec un stock de plantes pour les comparaisons : « telle une plante aux racines vivaces… »
10o Une pile électrique, afin que le bonheur de Juliette qu’aime Roméo (ah ! qu’il l’aime donc, lui qui aime tant à aimer !) projette autour d’eux de mystérieux rayonnements.
11o Des titres au porteur afin qu’Elle et Lui aient toujours chacun cinquante mille francs de rentes.
12o Un calendrier nouveau système, d’après lequel trente ans en paraissent à peine dix-huit.
13o Un chemin de croix, un calvaire à pente douce, et un prie-Dieu pour martyrs. Seigneur, qu’elle va prier, cette nuit-là, dans sa félicité douloureuse !
14o Les statuettes de Gœthe et de Napoléon, indispensables, celui-ci dès que l’action s’engage, celui-là dès qu’elle se ralentit.
15o Une chaude couverture dont il enveloppera, pour le préserver du froid, son beau talent d’une sensibilité si suraiguë.
POURPRE CARDINALICE
Éloi, qui est un souscripteur professionnel, reçoit son exemplaire du Latin mystique, par M. Rémy de Gourmont. Il l’a demandé sur japon pourpre cardinalice. Il rouvre et brusquement ferme les paupières, comme s’il avait levé le couvercle d’un poêle.
— Je m’y prends mal, dit-il.
Il risque un œil, avec précaution, puis l’autre du côté de l’incendie.
— Que c’est beau ! mais je n’y vois que du feu.
En vain il tâche, imitant les balancés d’un cavalier seul, de se mettre au point. Il lui faudrait un système compliqué de poulies et de ficelles. Il sonne son domestique et lui pose le livre sur la poitrine.
— Jean, dit-il, reculez pas à pas, doucement, moins vite encore ! là ! bien. Halte ! que personne ne bouge !
Il fait jouer des rideaux et organise la lumière favorable.
Jean, raide, bombé, supporte le précieux fardeau et détourne un peu la tête, car d’ordinaire la chaleur l’incommode.
Cependant, Éloi s’exerce à fixer le Latin mystique, le brave, le dompte enfin, et, plein de ferveur, les genoux fléchis, les lèvres remuantes, il ne le lit pas, il le prie !
LE SYMBOLISTE EXASPÉRÉ
Peu importe, lecteur, que tu ne comprennes point Éloi devenu tout à coup symboliste. Il n’a aucune sorte d’estime pour toi. Si tu lui dis : « Je ne comprends pas ! » ses mains se frottent d’elles-mêmes, et s’il lui arrive de se comprendre, il n’est plus fier. C’est pourquoi il veut, infatigable, toujours aller à l’obscur, vers du plus obscur encore. Aveugle, il jetterait, la nuit, sur un tableau noir, les lettres retournées de mots sans suite.
Or, il surprend sa gentille amie en larmes.
— Oui, dit-elle, il faut que je t’ouvre mon cœur. J’ai trop de chagrin. Je lis tout ce que tu fais. Je le relis en cachette, mon petit Larousse sur mes genoux. Va, je travaille ; souvent ma tête éclate. Et je peine vainement. Impossible de traduire une ligne. Je suis donc bien bête ! j’en crierais ; je serais si heureuse de deviner quelquefois. Je t’aime tant !
Elle pleure comme une source pure.
Éloi lui baise les mains, et, presque vaincu, appuie son front sur l’épaule de son amie, mais pour le relever soudain, avec orgueil et défi.
Il mourra avant d’oublier cette minute où il faillit, à cause de sa gentille amie, perdre, d’un coup, tout le talent qu’il a de ne pas écrire en français.
LE DISCIPLE
Éloi lit maintenant les Histoires extraordinaires d’Edgar Poe, et il admire, non sans stupeur, la méthode analytique si « absurdement simple » d’Auguste Dupin.
Voilà l’homme qu’il voudrait être !
Tout de suite il ferme le livre et sort, par ce temps froid. Il dévisage les gens et s’étonne qu’ils n’aient point pour lui une « fenêtre ouverte à l’endroit du cœur ».
Comme il rencontre son ami Martel :
— Bonjour, dit-il, quoi de neuf ?
— Rien, répond Martel.
— Comment, rien ?
— Non. Au revoir, je suis pressé.
Et Martel s’éloigne rapidement.
— Tiens, se demande Éloi qui déjà flaire une piste, qu’a donc mon vieil ami ? Il évite mes regards et se dérobe à mes questions. Pourquoi est-il si pressé ? Observez-le : il ne marche pas, il fuit et se faufile. Il garde relevé le col de son pardessus, comme s’il avait perdu sa cravate, arrachée d’un violent effort, dans une lutte. Et il cache ses mains au creux de ses poches, comme des mains tachées !
Mais il disparaît. Je ne le vois plus. Il a dû gagner quelque ruelle ignoble.
Et, un peu pâle, Éloi, immobile sur le trottoir, s’écrie en se frappant le front :
— Je parie que ce bougre-là vient d’assassiner quelqu’un !