La Leçon d’amour dans un parc (1920)/10

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 75-83).
◄  IX
XI  ►

X

on raconte l’aventure un peu cavalière de la chaise percée de ninon, qui, par un tour singulier, contribue à nous faire savourer le parfum d’un pur amour.


Si vous vous souvenez du propos inconsidéré que Jacquette avait tenu à table, et qui nous a valu l’installation de mademoiselle de Quinconas, vous ne doutez pas, j’imagine, que ce vaurien de Châteaubedeau n’en ait, pour le moins, tiré forte vanité. Quelqu’un donc avait eu l’idée de le coucher dans le lit de Ninon ! Et, par la présence fortuite d’un perroquet, cette idée était maintenant si largement répandue qu’elle semblait avoir fait le tour du monde. Le chevalier Dieutegard, qui adorait Ninon en secret, et la femme de chambre, Thérèse, qui aimait caresser Châteaubedeau la nuit, lui manifestaient de la jalousie, chacun à sa manière. Quant à lui, le fat ! il laissait dire.

Thérèse, cependant, servait la marquise de trop près pour ignorer qu’elle n’avait pas d’amant. Car enfin, je ne sais si l’on en fait la remarque, Ninon, qui d’abord paraissait si légère, est la personne de la maison qui se conduit tout bonnement le mieux.

Aussi, Thérèse se prêta-t-elle à l’accomplissement d’une fantaisie que Châteaubedeau eut le toupet de lui proposer, et qui consistait à être introduit subrepticement dans la chambre de madame de Chamarante.

Elle le laissa monter derrière elle, un matin, tandis qu’elle portait, fumant sur un plateau, le chocolat de la marquise.

On pouvait pénétrer chez Ninon par le cabinet de toilette, qu’une toile de Jouy à vignettes rouges séparait d’une pièce assez obscure où pendaient robes, manteaux, jupons et fanfreluches. Thérèse dit à Châteaubedeau de se tapir en cet endroit et d’y faire le mort jusqu’à ce que madame la marquise vînt à sa toilette.

Avant de se cacher, le page huma les petits pots alignés sur le marbre, toucha les peignes, enfonça le nez dans la poudre et se rougit les lèvres. Il était plus agité qu’il n’eût voulu en convenir, et il éprouvait le besoin de toucher à tout et de commettre mille et une sottises plutôt que de rester tranquille. De ce qu’il ferait quand il se trouverait nez à nez avec la marquise, par exemple, il ne savait rien. Il se sentait prêt à tout, mais ne savait à quoi. Ce n’était pas qu’il débutât ce matin dans les entreprises ; mais aucune de ses prouesses passées ne se laissait mesurer à celle-là. Il imaginait un grand roulement de tonnerre : la foudre tombe ; elle vous dérobe votre montre au gousset, vous met le feu à la perruque, ou vous coupe en deux comme un tronc d’arbre, au petit bonheur ! Il se voyait surtout racontant l’exploit à Dieutegard, de ce ton calme ou refroidi, dont on narre un épisode sur quoi l’on a dormi des semaines.

Il s’approcha de la porte, cligna de l’œil au trou de la serrure.

Soudain la porte est poussée contre lui : il tombe à la renverse.

« — Qu’y a-t-il ? » demande de son lit la marquise.

« — Rien, madame », dit Thérèse qui a peine à retenir un éclat de rire ; et, pour la vraisemblance, elle invente : « C’est le couvercle de la chaise de madame la marquise que madame la marquise avait sans doute laissé ouvert. »

« — Impossible ! » dit Ninon, qui saute à bas de son lit et accourt, tandis que Thérèse pousse Châteaubedeau comme un paquet de linge derrière la toile de Jouy.

Ninon arriva et demeura là, un moment debout.

Elle avait l’œil brouillé encore, et elle se grattait à travers la chemise qui montait et descendait du genou à mi-cuisse, selon les mouvements de la main.

Le premier soin de Châteaubedeau fut de voir Ninon, de qui se dessinaient les pieds nus, sous la toile. Il y parvint par une crevasse qui trouait le visage d’une bergère assise élégamment sur une gerbe de blé écarlate.

Ninon, coiffée d’un petit bonnet de nuit, allait et venait sur le parquet frais qui flattait la plante et les mignons doigts de son pied, soulevés et abaissés un à un comme les touches d’ivoire d’une épinette, car elle semblait faire fi des mules tenues à la main par Thérèse.

Elle marchait ainsi jusqu’à la fenêtre située au fond du cabinet et revenait face à Châteaubedeau, se caressant les flancs avec sollicitude, notamment dans la région abdominale, comme on fait d’un beau fruit pour en éprouver la maturité. Elle fronçait le sourcil, frappait parfois le sol. Son angoisse était répétée sur le visage de la fidèle Thérèse. Tout à coup, elle troussa haut sa chemise, s’assit sur la chaise. Son regard s’éclaircit, et ses poings s’abaissèrent fort gravement sur ses genoux arrondis et lisses comme de belles pommes de Calville.

Le tout étant parfait et achevé, Thérèse poussa prestement le meuble béant, jusque sous la tenture de Jouy, selon un dessein assurément prémédité et dont Châteaubedeau sentit toute la malice à son endroit. D’accroupi qu’il était, il se releva d’un bond et pinça si fort le bras de la pauvre fille qu’elle cria.

Ninon, qui se trouvait à califourchon sur un bassin de faïence rouennaise et regardait devant soi avec des yeux de carpe flottante, fut réveillée en sursaut et surprit la jambe du page au moment où le vaurien se mettait debout. Elle démêla la farce et, comme elle n’était point femme à se troubler pour si peu, elle dit : « — Sortez, monsieur ! » sans prendre seulement soin d’interrompre ses ablutions.

Châteaubedeau montra son nez enfariné, ses lèvres rougies, et il n’osait lever les yeux tant il était penaud. La marquise mit à profit cette lâcheté soudaine et jeta avec adresse, en plein nez du gamin, son éponge humectée d’une eau malodorante et bourbeuse.

Le véritable amant, dites-moi, n’est-ce pas celui qui néglige ou transpose les cent misères du pauvre corps humain plutôt que celui qui se flatte de la pure suavité de sa maîtresse ?

Eh bien, la chaise percée de Ninon, — dont je vous prie d’excuser l’irrévérencieuse image, — va nous éclairer sur les sentiments des deux jeunes pages rivaux, mieux que n’eussent fait de longs discours.

Voilà notre Châteaubedeau qui descend en s’essuyant, crachant, grommelant et tamponnant son jabot ; démoli, honteux, pis qu’abîmé par la marquise, raillé par une femme de chambre !

Il ne tarda pas à rencontrer le chevalier Dieutegard, qui rôdait toujours sous les appartements de Ninon. À la vue de Châteaubedeau, Dieutegard fut tenté de fuir et également tenté de s’approcher, dans l’espoir d’entendre peut-être prononcer le nom de celle qu’il aimait. Certes, il était dévoré de jalousie, mais, à cause de son extrême timidité, une sorte d’admiration honteuse l’entraînait vers l’audacieux qui osait toucher l’objet de son culte. Car il soupçonnait Châteaubedeau de sortir du lit de la marquise. Il lui souhaita donc le bonjour.

L’autre, en rajustant son habit, prenait cet air las et dégoûté des jeunes blancs-becs qui s’en viennent de livrer un galant assaut.

« — Il fait bon, dit-il, respirer le grand air. »

Puis :

« — Peste soit des alcôves ! »

Le chevalier ne disait mot.

« — … Avec leurs poudres et leurs parfums… »

Enfin, il cracha loin, devant lui :

« — Veux-tu des femmes ? dit-il, j’en ai soupé ! »

Dieutegard pensait à Ninon. Il rougit que l’autre la mêlât peut-être au nombre des femmes ordinaires. Mais Châteaubedeau parla tout net de Ninon et raconta que cette femme insatiable ne pouvait se résoudre à se séparer de lui le matin et l’obligeait à assister à sa toilette intime. Il dit avec une grande précision tout ce dont il avait été témoin effectivement, et il prenait chaque chose si bien par le menu que Dieutegard ne doutait pas qu’il dît vrai.

Mais, par le merveilleux privilège de l’amour, le chevalier ne retenait rien des réalités décevantes dont un balourd affligeait une personne chérie, et l’injure faite à son idole élevait celle-ci encore plus haut dans la région où il avait coutume de l’honorer.

Il pensa un moment souffleter son camarade ; il en fut retenu, non par la peur, mais par la crainte de perdre à jamais Ninon, s’il endommageait ce garçon aimé d’elle. Il le pria donc seulement de ne plus lui parler de ce sujet ; et, s’étant calmé, il lui demandait aussitôt après des détails nouveaux, car, hélas ! il s’enivrait d’entendre parler de Ninon, fût-ce de cette manière.

La voix de la marquise, au-dessus de leurs têtes, fit fuir Châteaubedeau et retint au contraire le chevalier. Cette voix se répandait sur toute sa personne comme l’eau rafraîchissante d’une fontaine, et, toutes les fois qu’il l’entendait, il avait l’idée que, si elle ne s’adressait pas à lui pour le combler d’expressions de tendresse, c’était par suite d’un malentendu qui ne saurait tarder à être dissipé, car il le méritait bien. Et il était sans cesse repossédé par l’espérance.