La Leçon d’amour dans un parc (1920)/15

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Calmann-Lévy (p. 135-148).
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XV

bon ! voilà châteaubedeau qui recommence de plus belle ! le prisonnier sanglant. ninon dans la tour et dans la cellule. l’opinion. nouveau zèle intempestif de madame de matefelon. la chapelle, les cloches. arrivée du marquis. le marquis monte à la tour. horrible événement accompli dans la pharmacie.


Ninon était encore toute chaude de cette aventure quand elle s’entendit héler de fort loin, et elle vit des gens qui descendaient l’allée des fontaines en courant. Elle apprit d’eux que Châteaubedeau avait recommencé de s’agiter furieusement dans la tour.

Vers les cinq heures, après un grand calme, il avait repris le charivari de la matinée ; Fleury, toujours dévoué, était remonté là-haut et avait vu par le judas que le prisonnier maniait un autre couteau de petite dimension, cette fois, mais qui dardait une lame acérée comme une langue de vipère. À l’aide de cet outil, il s’était taillé dans la figure une longue balafre qui débutait à un pouce de l’oreille droite, dévalait jusque sous le menton et laissait couler le sang sur les dentelles du jabot. Fleury avait tenté d’ouvrir ; mais Châteaubedeau, on ne savait comment, s’était barricadé à l’intérieur et annonçait à haute voix son intention de se couper les quatre veines. Tout le château était juché dans la tour et se tassait contre la porte inébranlable, et madame de Châteaubedeau, remontée une fois encore, emplissait l’escalier de ses cris et n’attendait plus, des personnes assez hardies pour risquer un œil au judas, que la funèbre nouvelle. Or, à peine, désormais, osait-on regarder, parce que, chaque fois qu’il se soupçonnait épié, Châteaubedeau se faisait une entaille. Thérèse, témoin de cette boucherie, gisait sur les marches, et plusieurs femmes qui l’avaient vue tomber ne valaient pas mieux qu’elle.

Ninon monta le plus vite qu’elle put, enjamba tous ces corps, prit le temps de souffler et prononça d’une manière très intelligible :

« — Monsieur de Châteaubedeau, reconnaissez-vous ma voix ? »

Châteaubedeau répondit de l’intérieur :

« — Oui, madame. »

« — Eh bien, monsieur », reprit-elle, « je jure, par ma foi, de vous passer vos caprices, pour peu que vous consentiez à m’ouvrir cette porte !… » Châteaubedeau, qui ne faisait rien, même en se tailladant la figure, que par vanité, fut flatté, et il ouvrit donc.

Ainsi qu’il arrive pour beaucoup de paroles historiques, il est bien malaisé de savoir si Ninon, en se liant par ce serment, y attacha le sens que personne n’hésita à entendre. Que dit-elle en somme ? La première parole qui vient à l’esprit d’une maman réduite à composer avec un enfant rebelle. Je me refuse à croire de sa part à des résolutions tragiques. C’était une si pauvre petite tête que celle de Ninon ! Ajoutez qu’elle devait avoir peine à contenir les émotions diverses accumulées depuis le matin.

Toujours est-il que, peu après, on vit Ninon passer le bras par la porte entre-bâillée, et sa main s’agita en manière de balai, signifiant :

« — Ouste ! que l’on vous voie tous promptement déguerpir, et tout ira comme il faut !… »

On releva les malades ; on les porta à bras ; l’escalier dégorgea son monde, et le silence fut rétabli dans la tour. On eût dit qu’il n’y avait plus là-haut que les pigeons, dont les petites pattes onglées grattaient les ardoises, et dont l’arrière-gorge imitait les paysans grognons risquant le nez dehors après l’orage.

Cependant je gage que l’on va s’imaginer, avec tous les gens du château, que la plus folle orgie s’accomplit au haut de cette tour. Châteaubedeau, incarcéré pour avoir tenté de surprendre la marquise au lit, dans la matinée, reçoit en ses bras la même marquise, rendue, corps et biens, avant le coucher du soleil ?… C’est bien cela ?… Mais non ! mais non !

Châteaubedeau s’était si bien accommodé la figure qu’il ressemblait à un Huron plutôt qu’à un chrétien, et à quelque veau frais écorché, plutôt même qu’à aucun homme sauvage. Ninon ne l’eut pas plutôt vu s’approcher d’elle qu’elle s’affaissait sur le grabat, sans apparence de vie. Et celui qui la devait mettre à mal lui tapait tout bonnement le creux de la main, un quart d’heure durant, comme une garde-malade, une petite maman, un apothicaire ! Quand Ninon recouvra ses sens, le jour était bien bas, de sorte qu’elle n’eut pas à subir de nouveau l’affreux spectacle du jeune homme tatoué. Elle se hâta seulement d’entraîner Châteaubedeau, par le plus court, à la pharmacie, et là, le soigna à son tour, le pansa de ses mains et l’embobina, quasi tout entier, de linges blancs. Il avait l’aspect d’un de ces paquets rebondis dont on charge un baudet, les jours de lessive, pour le conduire à la rivière.

Eh bien ! — cette fois, qui l’eût cru ? — ce fut sous un tel accoutrement que Châteaubedeau consomma son forfait !…

Mais, avant de vous rendre témoins d’une félonie si dégoûtante, souffrez que je vous informe de ce qui se passe, pendant ce temps-là, en bas, chez nos gens.

Tout le monde avait été soulagé lorsque Ninon avait agité son joli bras par la porte entre-bâillée de la cellule. Elle arrachait son page à la mort ; à quel prix, c’était son affaire ; et chacun d’ailleurs retournait à ses occupations, et le reste des événements se fût accompli sans dommage et sans bruit, très probablement, si madame de Matefelon, de qui les intentions étaient pourtant toujours excellentes, n’y eût mis la main.

Madame de Matefelon arrêta son monde au bas de la tour et le conduisit à la chapelle, afin d’attirer par ses prières la bénédiction de Dieu sur madame la marquise « enfermée là-haut, pour le salut de tous, avec un satyreau libertin » ; et elle chargea Fleury de faire tinter la cloche comme les jours où M. l’abbé Puce venait officier au château. Elle récita le chapelet à haute voix. Les hôtes et les gens répondaient avec docilité.

Le marquis Foulques arriva de la chasse avec M. de la Vallée-Chourie, alors que les prières duraient encore. Il entendit la cloche et ne trouva ni Fleury ni un garçon à qui remettre les chevaux. Il en confia donc la garde à son compagnon et monta, lui, à la chapelle, afin de savoir ce qui se passait.

Une grande obscurité comblait la nef, et, quand l’assistance répondait tout d’une voix à madame de Matefelon, on eût juré qu’il y avait là pour le moins cent personnes en prières.

Foulques pinça au bras la première forme agenouillée qu’il heurta et l’interrogea sans songer à contrefaire sa voix. C’était une pauvre fille de basse-cour, qui reconnut parfaitement son maître, fut terrorisée et ne sut que crier alerte :

« — Monsieur le marquis !… Monsieur le marquis !… »

Le bruit que le marquis était là se répandit aussitôt, et Foulques avait beau demander : « — Mais, qu’est-ce que vous avez, tas de jean-f… ? » personne n’osait lui avouer le sujet des présentes oraisons. Malitourne crut de son devoir de faire quelque chose ; il se leva, prit le marquis par le bras et lui souffla :

« — Sortons, je vous dirai… »

L’assistance tremblait et répondait de travers. Madame de Matefelon s’inquiéta à son tour, et, voyant s’agiter Malitourne, elle n’hésita pas à penser que le maladroit était sur le point de commettre une sottise irrémédiable.

Elle s’élance, renverse Jacquette, qui récitait elle aussi son Ave, d’une petite voix pointue ; elle la relève, l’embrasse et trouve le temps de lui glisser à l’oreille :

« — Ma chère enfant, quoi qu’il arrive, vous ne devez pas mépriser votre mère !… »

Quand elle atteignit le seuil de la chapelle, le marquis était informé. Il tirait son grand nez et disait simplement :

« — Bougre de bougre de bougre !… »

Madame de Matefelon lui cria :

« — Soyez miséricordieux ! »

Tout le monde sortait de la chapelle. Chacun le vit s’acheminer vers la tour du Nord.

Il était dans une vive colère en gravissant les premières marches ; le sang lui injectait le visage, et ses deux globes oculaires semblaient repoussés au dehors par l’indignation. Il ne savait contre qui grommeler plus terriblement, contre sa femme ou contre ce gueusard de Châteaubedeau. Il éprouvait surtout le besoin d’étrangler quelqu’un ; il se fût aussi bien gourmé avec le premier venu.

À la vérité, ses idées étaient peu nettes et s’embrouillaient à chaque marche. En outre, il fut incommodé par les ténèbres de la tour. Il se traitait d’imbécile pour n’avoir pas songé à se munir d’un flambeau. Petit à petit, il commença de s’essouffler, car il avait beaucoup couru à la chasse, et l’escalier, on le sait, était étroit, malaisé, glissant, souillé d’excréments d’animaux. Un moment vint où Foulques ne souhaitait plus rien si vivement que de tenir un chandelier à la main.

En vain essayait-il de se représenter mentalement la scène qu’il se donnait tant de mal à aller interrompre ; en vain s’efforçait-il de juger l’acte qu’il se disposait à châtier. Il était inapte absolument à résoudre un problème spirituel. Et puis, par-dessus tout, il appréciait la paix.

Il s’arrêta, pour respirer, devant une petite fenêtre par où le vent soufflait, et il jugea que le ciel serait favorable ce soir à la pêche aux écrevisses. Depuis qu’il montait l’escalier, cette idée de la pêche aux écrevisses était la première qui ne lui fût pas désobligeante.

Mais, si l’on voulait aller ce soir aux écrevisses, n’était-il pas urgent de commander les poêlettes ?

Il est douteux qu’il eût eu l’audace de redescendre, dans le but de commander les poêlettes, mais une issue s’offrit à lui, par où la tour communiquait avec les étages du château. C’est par là que Ninon avait pris pour gagner la pharmacie. Le marquis Foulques s’y engagea, heureux de poser les pieds l’un devant l’autre, enfin, sur un sol égal.

Tout à coup, il entendit pleurer et distingua une petite lueur.

Nous avons vu que Ninon avait pansé soigneusement et quasiment emmailloté Châteaubedeau. Elle avait employé à cet usage un linge abondant et fin qu’une sage prévoyance tenait placé dans un gros buffet, à la portée de la main. Mais le pendard s’était taillé la chair sur tant de faces et de revers que la toile se trouva épuisée alors qu’un bras sanguinolent gesticulait encore. Il y avait belle heure que Ninon appelait en vain ses gens ! Le trajet était long de là à son appartement, et les sonnettes, probablement, n’étaient pas inventées. Elle voulait, la pauvre marquise, terminer sur le lieu même son ouvrage, et elle ne savait comment se procurer le linge qui lui manquait.

Elle eut l’ingénieuse idée d’user sans vergogne de celui-là même qu’elle portait sur elle. Elle enjoignit donc à la chose informe qu’était maintenant Châteaubedeau de demeurer patiemment sur la chaise où elle l’avait mis, empoigna le flambeau, et s’en alla se dissimuler derrière le gros buffet. Là, posant le pied sur une chaise, elle retroussa robe et jupons et se mit en devoir d’atteindre son fin linge de corps, sans trop l’endommager, si cela était possible, c’est-à-dire en l’écourtant seulement d’une mince bande, tout autour : car elle avait de l’ordre en ses affaires.

Déjà le lin se déchirait entre ses deux paumes, lorsqu’elle se sentit bousculée, culbutée à demi d’une façon assurément malhabile mais vigoureuse. Elle poussa un cri, se retourna et se trouva nez à nez, si on peut le dire, avec une espèce de patapouf énorme, informe et blafard, comparable aux bonshommes de neige que construisent les enfants, l’hiver, et d’où sortait par une fissure l’éclat obstiné de deux yeux lubriques : rien qui fût humain, en somme, car pour le bras, libre encore, et dégouttant par ses blessures, il évoquait plutôt l’idée d’une pince de homard. Ninon reconnut bien que c’était là son malade, son œuvre même, dont l’effrayant aspect la faisait presque sourire un instant auparavant, mais elle ne fut pas moins terrorisée par l’attitude insoupçonnable qu’adoptait soudain un objet sans sexe, — eût-on dit, — et sans nom.

Cependant, peu soucieux du ridicule, le galant paquet, de son horrible pince, achevait de déchirer le linge de la marquise, et non par bandes régulières, je vous prie de le croire.

Ce fut pendant qu’il s’adonnait à ce travail que la cloche de la chapelle tinta. De tels sons, insolites à pareille heure, fort lugubres, entendus d’une pharmacie, et joints à l’attaque barbare que subissait Ninon, retirèrent à la pauvre marquise la moitié de ses forces… Tout à coup, une crise de fou rire lui ravit le reste… L’emmailloté en profita. Ce fut une scène d’amour si burlesque que je n’y vois, quant à moi, point de péché pour la pauvre Ninon.

Elle eut pourtant, aussitôt après, un grand chagrin, car elle se dit qu’il était dommage de succomber d’une manière aussi disgracieuse, lorsque précisément on a été si bien disposée à la même faiblesse, en d’autres circonstances, et le jour même précisément. Et elle se mit à pleurer, de si bon cœur et si abondamment, que Châteaubedeau eut presque regret de sa brutalité. Il retourna s’asseoir sur sa chaise, faute d’un nouveau méfait à accomplir.

Or, à ce moment-là, le marquis passait dans le corridor. Il avait vu de loin la lumière ; il entra. Il reconnut d’abord sa femme qui s’essuyait les yeux près du buffet, puis, là-bas, la momie informe et sanglante. Ce spectacle ressemblait aussi peu que possible à ce que de sottes gens lui avaient fait redouter. Foulques s’en montra extrêmement satisfait, et, dans sa toute première allégresse, il demanda incontinent à sa femme s’il ne lui plaisait pas de l’accompagner ce soir aux écrevisses. Ninon bégayait dans l’intervalle de ses sanglots et s’efforçait de faire entendre qu’elle pleurait, là, la crainte qu’elle avait eue de voir trépasser M. de Châteaubedeau, manque d’un peu de linge pour achever de panser ses blessures…

« — Eh ! quoi ! » dit le marquis, « cette chose-là est monsieur de Châteaubedeau ? »

Et, si fâcheux que fussent les rapports qu’on lui avait faits touchant la conduite du page rebelle, le marquis ne put s’empêcher de rire en face de ce qui restait du garnement, enroulé sur une chaise. Il tournait autour de cette chose, en se demandant par où la prendre pour en tirer une parole humaine ; et la gaieté dont il avait besoin l’emporta en lui sur tout autre sentiment. Il alla lui-même appeler les gens, demander du linge, et revint, pour son plaisir, assister sa femme pendant qu’elle achevait le pansement.