La Leçon d’amour dans un parc (1920)/17

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Calmann-Lévy (p. 165-181).
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XVII

bribes de conversation entre jacquette et pomme d’api. effets inattendus de la disparition de la vieille dame. les fourmis de la gouvernante. ses angoisses la portent à demander les conseils du baron de chemillé, tandis que tout s’arrange de soi-même.


« — Tu me demandes », dit Jacquette à Pomme d’Api, « pourquoi le chevalier Dieutegard a disparu. Oui ou non, est-ce que cet événement est situé entre la création du monde et le sacrifice d’Abraham ? Non. Eh bien, je t’ai défendu, ma fille, de m’interroger hormis sur cette période. Tu insistes ? C’est extraordinaire ! Ma parole, il n’y a plus de poupées ! » ~ « Mais, me dis-tu, c’est une affaire qui a encore une fois bouleversé le château ! On a été chercher le chevalier, aux lanternes, dans le parc ; on a mis à sec les bassins, où il aurait pu se noyer ; on a nettoyé les greniers, « on a sondé les ténèbres des souterrains et des caves », — comme dit M. le curé, — où le chevalier aurait pu être caché, assassiné ou pendu ; enfin, et qui pis est, madame de Matefelon a failli ne pas s’en aller… Et je pourrais, toute poupée que je suis, me désintéresser de ce mystère… ? » — « Turlututu ! Pomme d’Api, ma fille, ce qui t’agace en tout ceci, c’est que tu sais que je sais quelque chose que je n’ai pas dit. »

Jacquette craignait beaucoup que Pomme d’Api ne lui posât une question de plus, car elle soupçonnait la poupée d’avoir ouvert un œil au moment où elle poussait la porte communiquant avec la chambre de la marquise. Et Jacquette avait déjà un grand respect de la pudeur de sa fille. Elle s’enorgueillissait, il est vrai, vis-à-vis de Pomme d’Api, d’avoir un secret et de le garder. Il lui en coûtait beaucoup, à la pauvre petite, de garder un secret ; mais elle ne le livrait à personne, parce que ce secret intéressait de la façon la plus intime la marquise, et Jacquette professait aussi un grand respect pour sa mère.

Il en résulta qu’on ne sut jamais pourquoi Dieutegard avait fui. Quelques-uns le soupçonnaient encore de s’être caché pour ne point partir avec sa tante, et pensaient qu’il se montrerait, un jour ou l’autre, au château. Mais il ne se montra plus, et l’on sut que madame de Matefelon n’avait point de nouvelles de lui, bien qu’elle eût fait battre le pays à sa recherche.

On parla beaucoup de cette disparition pendant quelque temps. Le marquis, plutôt optimiste de sa nature, prétendait que le chevalier, lassé de vivre dans le giron des femmes, avait été prendre du service à la guerre. La marquise pensait bien que le chevalier avait pu éprouver par elle un grand chagrin, mais elle chassait vite cette pensée, qui lui était désagréable. L’avis de madame de Châteaubedeau était que ce jeune garçon avait dû poursuivre quelque fille de campagne, et que là où il l’avait atteinte, il demeurait. Mademoiselle de Quinconas rappelait qu’elle avait vu le chevalier pleurer au bord de l’eau. Jacquette ne disait rien. Je ne rapporte pas l’opinion des deux jeunes femmes de la Vallée-Chourie et de la Vallée-Malitourne, parce qu’elles ne sauraient rien penser qui vaille. Leurs maris ? Ils sont plus sots qu’elles-mêmes. « Pourquoi donc, me dit-on, employer des personnages aussi nuls ? » Mais, c’est que, partout où l’on va, on en rencontre de pareils et qui n’ont d’importance que par les sottises qu’ils commettent. « Et le baron de Chemillé ? » Il disait, lui, que le chevalier Dieutegard était marqué au front d’un signe tragique, et il aimait à rappeler à propos de lui les paroles qu’il avait prononcées lors de l’érection du petit Amour de François Gillet. — Reportez-vous au commencement de ce récit. — Aussi faisait-il trembler, toutes les fois qu’il parlait de Dieutegard.

On se distrayait par les soins que l’on donnait à Châteaubedeau. Ninon l’avait installé dans une jolie chambre d’où la vue s’étendait sur le parc et, au delà, sur les belles prairies qu’arrosent la Loire et la Vienne, mêlées tout près de là. Ces dames se réunissaient dans cette chambre pour causer, jouer, goûter, travailler à l’aiguille. On coiffait le page avec de petits bonnets, on le pansait, on le changeait de chemise, on lui faisait boire des tisanes. Il payait ces soins avec des propos d’un cynisme éhonté qui égayaient follement ces dames.

Ninon était près de lui la plus assidue, quoiqu’elle eût, quelque temps, conservé contre lui un courroux secret, mais qui s’atténuait de jour en jour et se transformait même en un tout autre sentiment, à force de vivre avec l’idée que ce gamin avait abusé d’elle.

De sorte que, désirant renouveler son acte audacieux, Châteaubedeau, lorsque le sang recommença de circuler vivement dans ses veines, n’eut qu’à employer la douceur. Ninon n’y prit presque pas garde, ayant eu avec lui, chaque jour, tant de privautés, et s’étant, en bonne garde-malade, laissé parfois, on peut le dire, faire quasiment pipi dans la main.

Et puis, s’il vous plaît, songez donc que madame de Matefelon n’est plus là ! Son absence, tout d’abord, donne un regain de vigueur aux amours.

Le marquis Foulques, qui, sous des manières rudes, cachait le naturel craintif d’un enfant, avait toujours redouté que l’œil aigu de la vieille Minerve ne perçât la flamme dont il brûlait pour la bouche en cerise et les hanches en bât de mulet que balançait mademoiselle de Quinconas. Madame de Matefelon n’avait pas pris le coche, qu’il appliquait sur l’attrayant objet ses larges paumes. La gouvernante de se récrier comme si elle eût été mordue par un aspic. Trois personnes, par hasard, en les environs, tournaient la tête ; et le galant demeurait tout penaud, ouvrant de grands yeux, une grande bouche, au lieu de lâcher prise et de rejeter ce fruit plantureux qu’il avait l’air de porter à l’office.

Foulques était très incommodé qu’on l’eût vu et que la gouvernante s’entêtât dans une résistance aussi puritaine. Mais, malgré ces inconvénients, il ne pouvait plus apercevoir son beau train, sa forte poitrine ni ses lèvres humides, sans tendre les mains en avant. S’il ne touchait que le vide, par suite d’un adroit mouvement de la belle, il portait ses doigts honteux vers son nez, et en tirait la pointe arrondie et rougeaude, comme on fait à un gland de sonnette.

Mademoiselle de Quinconas inventa d’abord de se couvrir de Jacquette comme d’une égide ; mais le marquis, mis en verve par la lutte, ne discernait plus la qualité des obstacles, et il attaquait à outrance sans voir que Jacquette était là. L’enfant, pour excuser son père dans l’esprit de sa fille, Pomme d’Api, confiait à celle-ci que mademoiselle de Quinconas portait, comme on voyait, deux ballons sous sa jupe, et que le marquis les lui voulait prendre pour s’adonner à un jeu qu’il aimait.

La pauvre gouvernante, bien embarrassée de son corps, se réfugiait l’après-midi dans les allées du labyrinthe, dont elle avait retenu le secret, et elle ne craignait pas d’y emmener Jacquette, jugeant que l’Amour, depuis l’opération, était devenu plus inoffensif pour la fillette que ne l’était son papa lui-même. Cependant, soit par un reste d’effroi que le damné petit homme de marbre lui avait causé à elle-même, soit par crainte de revoir à vif la blessure qui avait tant excité la colère de la marquise, elle n’osait plus lever les yeux sur la statuette et s’arrangeait de telle sorte que Jacquette eût le moins possible l’occasion de l’envisager face à face. Quelle ne fut pas sa surprise, un beau jour, lorsque, prêtant l’oreille au bavardage de Jacquette avec sa poupée, elle entendit ces paroles soufflées au nez de la curieuse Pomme d’Api :

« — Tu me demandes, disait Jacquette, pourquoi ce beau jeune homme immobile est muni d’un tuyau comme la cafetière en porcelaine… »

La gouvernante fut aussitôt debout ; saisit Jacquette par la main et l’entraîna hors de ce lieu. Mais, au moment de s’engager dans l’allée serpentante, elle se pencha en arrière et vit le profil du jeune Amour. Il était intact, et tel exactement que M. François Gillet l’avait fait !

Mademoiselle de Quinconas eut d’abord la stupeur que cause un miracle ; après quoi elle regretta vivement d’avoir négligé de regarder elle-même, plus tôt, la statuette ; enfin elle pensa à la responsabilité qu’elle avait encourue. Elle dit à Jacquette :

« — Mon enfant, les œuvres d’art comportent des détails insolites qu’un œil chrétien doit ignorer… »

« — Chut ! chut ! » interrompit Jacquette. « Pomme d’Api nous écoute ; elle ne vous croirait pas ! »

Ainsi mademoiselle de Quinconas vit bien qu’il n’y a jamais à revenir en arrière, et que l’on n’efface point par des paroles le sens premier qu’une image a revêtu, fût-ce dans un œil chrétien. Elle se tut devant Pomme d’Api, dont Jacquette voulait sauvegarder l’innocence, et s’adonna de nouveau à l’étonnement que lui causait une si parfaite réparation de la statuette, car la marquise n’avait point dit qu’elle l’eût fait restaurer.

Simulant l’ignorance, elle demanda simplement à Ninon si, par hasard, on n’avait point rétabli la statuette en son premier état.

« — Hélas ! fit Ninon, c’est le pauvre chevalier qui en a emporté les morceaux ! »

Mademoiselle de Quinconas faillit s’écrier :

« — Mais, madame ! les morceaux, je les ai vus : ils sont en place ! » Mais elle se tut prudemment et fut beaucoup plus intriguée encore qu’elle ne l’était avant d’interroger Ninon, car, si le chevalier Dieutegard possédait les morceaux, par qui ceux-ci pouvaient-ils avoir été rétablis à leur place ?

Mais passons sur cet épisode, qui est venu là comme pour interrompre les poursuites amoureuses qu’avait à subir la gouvernante, et comme pour lui donner un moment de répit. La pauvre fille les écartait de son mieux, et avec d’autant plus de soin, peut-être, qu’elle commençait à en être troublée. Non que la figure du marquis fût fort attrayante, mais, en somme, il était un gaillard, bâti solidement, vigoureux et sain ; et quand mademoiselle de Quinconas voyait se mouvoir ces puissantes mains qui convoitaient sa chair inquiète, elle sentait dans son corps grouiller comme des fourmilières.

Mais elle avait résolu de ne sacrifier jamais l’équilibre de sa situation à la rapidité d’un plaisir, et elle éprouvait un grand regret des imprudences du marquis, parce qu’elle savait que l’opinion a tôt fait de loger dans le même sac une femme qu’on courtise et une femme qui a succombé. Et elle souhaitait trouver un moyen de se soustraire au danger imminent d’un scandale qui la pouvait rejeter du jour au lendemain dans la petite maison humide due à la munificence de son oncle l’évêque et située dans une méchante ruelle, derrière la cathédrale, en la bonne ville d’Angers. Elle craignait aussi, d’autre part, que Jacquette n’allât parler de ce qu’elle avait vu au bassin de l’Amour, sous le prétexte que Pomme d’Api, sa fille, en voulait avoir le cœur net.

Voilà donc bien embarrassée notre gouvernante. Que va-t-elle faire ?

Parbleu ! elle eût demandé conseil à madame de Matefelon, si la vieille se fût trouvée là, quitte à ne point lui obéir. Elle pourrait encore recourir à l’abbé Puce, son confesseur. Mais, si le vertueux prêtre lui ordonne de fuir à quarante lieues de la tentation, je vous demande un peu ce que va devenir une infortunée qui a besoin de gagner son pain ! Ah ! que la vertu est méritoire pour les gens mal rentés ! Et tiens ! mais n’avons-nous pas le vieux baron de Chemillé qui a la parole facile et qui aime à moraliser ? Il y a quelque temps que nous n’avons vu ce bonhomme, et je me suis engagé, il me semble, à vous mener une fois chez lui.

Mademoiselle de Quinconas alla interroger le baron de Chemillé, parce qu’elle se promit, en souriant, qu’elle ne suivrait pas ses avis, qui étaient à rebours du sens commun.

Elle prit Jacquette par la main, et toutes deux s’engagèrent dans un sentier conduisant, en raccourci, à Montsoreau, où le baron habitait. Elles sonnèrent à sa petite maison. Le portail était ombragé par un beau tilleul, et au-dessus des fenêtres courait une glycine bien tressée. Une avenante soubrette les introduisit dans la bibliothèque. L’odeur de la poussière et du tabac d’Espagne y était répandue, bien que les deux fenêtres fussent ouvertes sur un jardinet fleuri des roses de l’arrière-saison.

M. de Chemillé leva ses besicles et fit fête à ses visiteuses. Il donna aussitôt des livres d’images à Jacquette, et, ayant compris que mademoiselle de Quinconas désirait l’entretenir, il lui fit signe qu’il l’écoutait.

Mademoiselle de Quinconas avait l’intention de débuter par l’aveu de son intrigue avec le marquis ; aussi, comme il arrive souvent, parla-t-elle d’abord d’autre chose. Et elle raconta le phénomène de la statuette restaurée.

« — Ne vous émerveillez point », dit le baron, « que ce marbre ait été restauré, quand ce serait par l’effet d’un miracle ! Car cette image, — que je ne cesse d’admirer pour ma part, — est le symbole d’une force vive, éternelle sans doute, et qui prévaudra contre tous les petits coups de marteau de l’honorable madame de Matefelon et les vôtres, ma belle enfant. Je prise tant l’œuvre de M. François Gillet, que je me refuse à y voir un meuble périssable ! Non ! vraiment, c’est une divine substance qui s’élève au milieu de ce bassin, et vous me viendriez raconter demain que vous avez vu le Cupidon se mouvoir, venir à vous et vous faire frémir, mademoiselle, par un contact non froid, mais chaud, que je n’en serais pas le moins du monde étonné… »

Mademoiselle de Quinconas rougissait ; elle toussait, et la nef arrondie de son séant tanguait et roulait dans la mer de duvet d’une grande bergère. De la main, elle chassait la vision de ce coquin d’Amour s’avançant vers elle, « non froid, mais chaud… »

« — Fi donc ! » dit-elle, « monsieur, vous admettez aisément la liberté dans l’amour !… »

« — La liberté ! » dit le baron, « non point, car il est le plus farouche et le plus puissant despote ; mais quelque aisance dans les rapports amoureux, c’est notre revanche, mademoiselle, contre les coups de force de ce butor. Il nous veut terrasser : plions les reins, mais avec élégance. »

« — Eh quoi ! faut-il nous livrer sans vergogne au premier satyre… »

« — Je ne dis pas cela, ma toute belle ! Mais, du chèvre-pied lui-même, une nymphe habile peut se faire un amant passable… La fuite est irritante ; un peu de laisser-aller l’amadoue et le trompe : en feignant de se rendre, on l’a dompté souvent !… Pour deux liards de bonne grâce, on s’épargne un assaut cruel… On temporise, on conclut une trêve… Promettez pour demain : ne tenez que dans la quinzaine… Qui sait ? c’est vous peut-être qui souhaiterez d’être ravie dès ce soir !… »

« — Oh ! monsieur !… »

La voilà qui tangue encore, et de plus belle, dans sa bergère, et qui s’indigne et qui ne fait que redire : « Oh ! monsieur ! oh ! monsieur !… »

Les moralistes austères sont ennuyeux, parce qu’on ne veut pas être contrarié dans le goût qu’on a de pécher ; mais l’être le plus désobligeant du monde est celui qui nous dit, sous couleur de moraliser : « Le péché est tout innocent !… » C’est bien selon l’avis de celui-ci qu’on agira, mais on agit de même tout aussi bien sans lui, et, pour avoir donné un tel avis, on le méprise.

Mademoiselle de Quinconas comprit, à la conversation du baron, qu’il était superflu qu’elle lui exposât le propre cas qui l’embarrassait, et elle le quitta, fâchée contre lui, contre elle-même, et plus perplexe qu’auparavant.

Jacquette, qui s’était tenue tout le temps de la visite, dans un coin éloigné, et fort sagement, en feuilletant un beau livre avec sa poupée, dit à celle-ci :

« — Pomme d’Api, ma fille, ne viens pas me demander où il faut mettre le pied dans la rue : c’est me dire d’avance que tu meurs d’envie de patauger dans le ruisseau. »

« — Que dites-vous donc à Pomme d’Api ? » demanda la gouvernante.

« — Je lui apprends ce que je sais », dit Jacquette.

En rentrant au château, mademoiselle de Quinconas et Jacquette virent une personne noire qui se promenait de long en large sur le perron avec la marquise. Et elles reconnurent en elle le vénérable curé de Montsoreau, l’abbé Puce.

M. l’abbé Puce était venu demander à la marquise si elle entendait faire préparer Jacquette à la première communion, car la petite courait maintenant sur ses dix ans. — Comme le temps passe ! — Ninon répondit que telle était en effet son intention, et M. le curé lui donna quelques avis touchant la manière de vivre qu’il lui semblait décent d’adopter pour Jacquette pendant les deux années qui la séparaient du grand jour. Il conseilla de ne lui laisser voir le monde que le moins possible et de l’entourer d’exemples édifiants. Ninon, à qui il était en effet pénible de n’avoir pas une conduite irréprochable devant sa fille, trouva que le curé disait des choses justes, et elle décida de cloîtrer Jacquette et sa gouvernante dans les anciens appartements de feu M. Lemeunier de Fontevrault, qui se trouvaient pour ainsi dire relégués à une extrémité du château et formaient logis particulier. On les prépara donc de façon que Jacquette et sa gouvernante y pussent demeurer à l’abri du va-et-vient, des bruits et des détestables mœurs de la maison.

En un clin d’œil toutes les difficultés contre lesquelles essayait de lutter mademoiselle de Quinconas se trouvaient ainsi résolues, ou du moins paraissaient bien l’être, et l’excellente fille se demandait s’il n’était pas préférable, en toute occasion, au lieu de se mettre martel en tête, de s’abandonner aux soins excellents de la Providence.