La Leçon d’amour dans un parc (1920)/12

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Calmann-Lévy (p. 91-106).
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XII

madame de matefelon et mademoiselle de quinconas partent en croisade, de bon matin, avec un petit marteau et un filet à papillons. elles font dans le labyrinthe une rencontre imprévue et exécutent une opération étrange, cruelle et délicate.


J’espère bien que personne n’a encore oublié que madame de Matefelon avait vu d’un très mauvais œil la statuette de l’Amour, autour de laquelle ces dames allaient se baigner en été. Ses appréhensions augmentèrent, cela va sans dire, lorsque Jacquette fut en état de courir dans le parc. La marraine avait pris un assez fort ascendant sur Ninon, qui avait grand besoin de conseils, alors que la vieille dame en fournissait à foison. Celle-ci tenta d’user de son prestige pour faire abattre l’image du petit dieu impudique. Mais Ninon s’y refusa carrément. Elle se piquait d’avoir hérité de M. Lemeunier de Fontevrault le respect des beaux ouvrages d’art, — quoique, entre nous, elle n’y entendît goutte, — et elle gardait aussi, dans un coin secret de sa jolie tête, le souvenir de cette heure d’automne, où elle avait éprouvé une si vive tentation d’approcher du Cupidon pubère.

« — Que l’on fasse enclore l’endroit ! » insistait madame de Matefelon. « — Allons donc ! » avait répliqué le baron de Chemillé, qui se trouvait toujours là au moment de ratiociner, « c’est une solution disgracieuse. » Et il fournit l’idée qui séduisit la marquise, tout en obtenant l’approbation de madame de Matefelon : établir autour du bassin un labyrinthe, tel qu’il était de mode d’en avoir dans les anciens jardins français.

Un maître jardinier de Chinon apporta des dessins à choisir ; on adopta le plus compliqué, et le petit bois inextricable fut planté le prochain hiver.

On respecta le bouquet d’arbres de haute futaie qui environnait la colonnade, mais, pour l’atteindre, il fallait connaître le secret du labyrinthe, sous peine de se perdre une demi-journée dans un dédale d’allées et de contre-allées sans issue. Le système de clôture fut efficace : Ninon s’amusa une fois ou deux à triompher de la difficulté, et elle ne retourna plus jamais au bassin.

Madame de Matefelon prit un jour à part la gouvernante et lui confia ses angoisses. Elle lui dit, avec mille détours, l’élément de scandale enclos dans ces bosquets d’aspect innocent, et ajouta qu’elle tremblait que sa filleule, — « guidée, qui sait ? par quelque esprit malin », — ne s’aventurât dans la tortueuse allée et n’y fut menée jusqu’au but redoutable.

Cela fait, elle proposa à mademoiselle de Quinconas, en qualité d’alliée, une campagne non dépourvue d’audace.

Il s’agissait d’abattre au jeune dieu son geste ingénûment viril, sans endommager, autant que possible, l’œuvre d’art rendue par cette opération aussi inoffensive à contempler qu’un saint Sébastien, par exemple, bien que les formes de ces jeunes gens, tout martyrs qu’ils soient, s’approchassent beaucoup trop encore de la nature.

À l’heure convenue, la marraine de Jacquette et mademoiselle de Quinconas partirent pour leur croisade, munies d’un marteau, arme offensive, et d’un filet à papillons pouvant servir à donner le change sur leurs intentions, si elles étaient rencontrées, destiné en réalité à recueillir les « pièces » à l’instant de leur chute, afin que celles-ci ne s’égarassent point dans le bassin pour en être exhumées quelque jour à la faveur d’un curage, ou pour blesser le pied d’une des jeunes femmes, si par hasard la fantaisie les prenait de revenir se baigner en ce lieu.

C’était le matin, de bonne heure ; elles mouillaient leurs chaussures dans la rosée en trottinant par l’allée des fontaines, comme des dames qui vont à la messe. Madame de Matefelon étant sèche de nature, ayant de grands pieds et une forte idée morale, allait plus vite ; mademoiselle de Quinconas, malgré sa taille fluette, avait du poids, vous le savez bien, et elle était partagée entre l’appréhension des risques que comportait l’escapade et le plaisir de voir et toucher de près l’objet qui méritait une si romanesque entreprise.

Pour gagner l’entrée du labyrinthe, arrivé aux degrés menant aux bas jardins ou, si vous aimez mieux, au pied du grand vase de marbre portant en bas-relief une bacchanale satyrique, on tournait brusquement à droite et l’on s’engageait aussitôt sous une charmille touffue creusée en voûte, qui vous menait fort loin ; après quoi l’on pénétrait dans un bois de chênes où les points de repère étaient de petites lunes peintes en blanc sur les troncs : presque un chemin de Petit Poucet ; là commençaient insensiblement les fourrés d’ormes, d’abord clairsemés et libres, puis épais et taillés, enfin, percés par une allée fort belle et de tout repos, qui bientôt se dédoublait, la perfide, mêlait ses deux fils, les nouait, les multipliait en d’inextricables enchevêtrements.

Mademoiselle de Quinconas proposa de s’asseoir, aussitôt arrivée sous le bois de chênes ; elle posait la main contre son cœur, ouvrait sa belle bouche charnue, et sa gorge ample et pesante se gonflait à petits coups précipités. Mais il fallut marcher beaucoup pour gagner un banc. Des merles couraient sous les feuillages ; un lapereau partit entre les jambes de la marraine, ce qui fit rire la gouvernante, et l’on se plut à regarder ce bout de queue blanche qui sautillait en fuyant, comme un papier à papillotes expulsé par un courant d’air.

Mais madame de Matefelon, qui ne perdait pas son sujet, parla de cette sorte de malignité d’esprit, propre aux artistes, et qui semble les pousser tous à violenter la morale, dans leurs peintures et dans leurs écrits, à tel point qu’il est peu d’hommes ayant accompli ce que l’on nomme un chef-d’œuvre qui ne porte, en sa vie et en ses travaux, la marque de cette possession démoniaque.

À ce propos, mademoiselle de Quinconas dit qu’elle avait vu de bien vilaines images chez son oncle, monseigneur de Trélazé, l’auteur du Manuel. Et, comme elle était peu familiarisée par son éducation première avec le langage travesti des libertins, elle décrivait ce qu’elle avait vu dans les cartons de l’évêché, en termes crus à vous allonger les dents comme si vous eussiez mangé des pommes vertes. La vieille dame prude, nonobstant l’intention qui était bonne, s’en trouvait fort incommodée. Elle crut devoir s’élever en faveur de ces messieurs, tant du bas clergé que du haut, qui parfois préfèrent souiller leur propre appartement d’immondices plutôt que de laisser à la rue ces horreurs néfastes aux yeux innocents.

Mademoiselle de Quinconas faisait tourner entre ses doigts le long bambou du filet à papillons, et le manchon de gaze verdoyante attrapait au-dessus de son front, en guise d’insectes, quelques essaims de ces « esprits de malignité » qui voltigent autour de nous dans l’air matinal, principalement quand on parle d’eux. Elle ouvrait ses grosses lèvres humides, et son regard rejoignait quelque rêve de la nuit, interrompu par la croisade.

Madame de Matefelon fit observer que le soleil s’élevait et l’on se remit en campagne. Aussitôt engagé dans le labyrinthe, on apercevait la statuette par des fenêtres machiavéliques, ménagées dans le corps même des frondaisons, et nommées dans ce temps-là des « ah ! ah ! » à cause des exclamations qu’elles vous obligeaient à pousser ; et volontiers eût-on cru qu’il suffirait d’étendre le bras pour toucher les petites fesses mêmes du dieu de l’Amour. Remarquez, s’il vous plaît, que quiconque ne parvenait point à gagner le bassin ne pouvait par ces « ah ! ah ! » apercevoir de l’Amour que le dos. En vérité, ce travail avait été très bien fait.

Et, à tout touche, n’allais-je pas oublier que l’on rencontrait des bancs vous invitant au repos, et destinés, cela va sans dire, à vous faire gaspiller votre temps. Ces dames regrettèrent bien d’avoir été en chercher un si loin, dans le bois de chênes. Vous devinez qu’elles avaient donné du premier coup dans le piège, le banc du bois de chênes n’étant là que pour vous éloigner du labyrinthe. À combien d’autres espiègleries ne se fussent-elles pas laissé prendre si un incident, qui faillit avoir les conséquences les plus fâcheuses, ne se fût produit sous leurs pas.

Elles marchaient, figurez-vous, depuis une petite heure dans le labyrinthe, tantôt chantant victoire parce qu’elles approchaient du Cupidon jusqu’à presque le chatouiller avec le filet à papillons, tantôt pleurant leur infortune parce qu’un pas imprudent en avant les rejetait d’un quart de lieue en arrière, lorsque, enfonçant la tête dans l’un des « ah ! ah ! » dont je vous ai parlé, la gouvernante observa que la statuette se voilait, par intermittences, sous quelque chose de comparable à la toison laineuse d’un mouton roux. Madame de Matefelon mit cela sur le compte de troubles de la vue et dit que de telles illusions se produisent fréquemment, à jeun, lorsqu’on s’est levé de très bon matin. Cependant, ayant regardé à son tour, elle fut témoin du même phénomène. Mademoiselle de Quinconas regarda de nouveau et poussa un cri. La toison laineuse était celle d’un homme sauvage, tout au moins, si toutefois ce n’était celle du diable. Cette toison, à chaque apparition nouvelle, exhibait une laine plus grossière et du plus répugnant aspect ; les narines de la gouvernante en croyaient humer l’odeur de suint. Tout à coup cette bourre s’arrêta et obstrua en son fin bout la longue lunette creusée dans la verdure. Sous tant de poil hirsute et floconneux, un œil, un seul œil regardait. Madame de Matefelon, ayant vu cela, s’écria : « — C’est lui ! c’est Satan ! » se signa et tomba. Mademoiselle de Quinconas était déjà affaissée sur le banc voisin.

Ce Satan, c’était Cornebille.

Que venait faire Cornebille à pareille heure, en plein cœur d’un parc où la marquise lui avait interdit de jamais poser le pied ? pis que cela, sur le lieu même où sa présence malencontreuse lui avait valu une telle disgrâce ? Puisque à la fin tout s’explique, nous ne manquerons pas d’apprendre ceci tôt ou tard. Toujours est-il que la figure qu’il présentait n’était pas pour bien faire augurer de ses intentions. Son aspect était misérable, ses vêtements troués, sa tête immonde, et son œil unique dardait un terrible feu.

Qui donc eût cru qu’un monstre à ce point hideux se fût penché avec des gestes secourables vers deux femmes aplaties sur le sol à l’égal d’un linge de lessive. C’est ce qu’il fit cependant, au lieu d’user de la circonstance pour s’esquiver par le plus court, ce qui, ne vous semble-t-il pas ? eût été la première idée d’un ordinaire malfaiteur. Cornebille donc secourut les deux femmes, en commençant toutefois par la plus jeune. Il leur frappa vigoureusement le dos et leur frictionna les tempes d’une main qui eût fait feu à frotter du bois, et, pendant qu’il se livrait à une si surprenante besogne, il amignonnait de la voix ces deux dames, leur bêlait du ton d’un agneau : « — Grâce ! grâce ! mesdames, ne trahissez pas mon secret ! »

Madame de Matefelon, qui l’avait connu autrefois, remit assez bien ses traits lamentables, dès qu’elle put entr’ouvrir la paupière, et elle l’appela par son nom dans l’intention de l’amadouer ; soin superflu, c’est lui qui était à ses genoux. Cette attitude rassura aussi la vieille dame, qui osa bouger. Toutes deux ensuite demandèrent à l’homme :

« — Mais que faites-vous là, Cornebille ? »

Cornebille ne disait point ce qu’il faisait là et continuait à implorer de ces dames la faveur qu’elles gardassent son secret.

« — Quel secret ? » demandèrent-elles.

Il les pria alors de le vouloir bien suivre et les mena tout d’un trait, hoquetantes encore et tout essoufflées, jusqu’au bassin. Elles virent que le labyrinthe lui était familier et furent même très étonnées de trouver en si bon état un endroit délaissé depuis fort longtemps par la marquise. Le marbre du Cupidon était pur et luisant comme au premier jour ; nulle feuille ne ternissait le clair miroir de l’eau, aucun brin d’herbe ne piquait le tapis de sable, pas un défaut ne déparait le gazon. Tout cela, à mon avis, eût été beaucoup plus beau, abandonné aux soins négligents de la nature ; mais madame de Matefelon était des personnes honnêtes qu’une grande propreté, avant tout, édifie ; et elle faisait remarquer la netteté de toutes choses à mademoiselle de Quinconas qui ne l’eût peut-être point vue, occupée qu’elle était de découvrir enfin l’autre face du jeune dieu de l’Amour.

La vieille dame tira de sa poche le petit marteau et, sans plus admirer la circonstance providentielle qui venait de la conduire comme par la main jusqu’en ce lieu difficile, elle se mit en devoir d’accomplir sa mission. Dans ce but, elle dit à Cornebille :

« — Écoutez un peu, mon bonhomme. Vous ne voulez pas que je révèle votre présence dans le parc : c’est très bien ; quoique je ne comprenne absolument rien à l’intérêt qui vous pousse à entretenir cet endroit aussi proprement qu’une armoire à linge. Enfin, je n’entre pas dans ce mystère. Je me tairai donc, oui, — à condition que vous me rendiez le petit service d’atteindre le piédestal de la statuette, selon le moyen que vous possédez, puisqu’elle est si bien époussetée. Je vous confie cet outil, prenez-le. Et, quant à moi, de la margelle, je vous dirai votre travail et guiderai votre main. »

Cornebille, qui n’était pas une bête, comprit fort bien ce qu’on allait exiger de lui. Il demanda s’il s’agissait là d’un ordre de madame la marquise. Madame de Matefelon ne voulant pas mentir, surtout en présence de la gouvernante, répondit qu’à la vérité ce n’était pas l’ordre de madame la marquise. Alors Cornebille dit qu’il ne ferait rien et qu’il préférait encore que l’on trahît son secret. Il se redressa en prononçant ces mots, et son visage si déplaisant s’ornait, ma foi, d’une certaine magnificence, tant il avait dans tous ses traits de fermeté et de loyale servitude. Madame de Matefelon lui mit dans la main un écu de six livres. Il demanda si c’était madame la marquise qui lui faisait remettre cet argent, pour prix des services rendus nuitamment à l’endroit préféré de madame la marquise. On lui répondit encore non. Il se frappa la poitrine et dit que c’était son plaisir de servir madame la marquise, du ton d’un mousquetaire qui va mourir pour le roi. Les deux femmes n’obtinrent rien de lui, sinon qu’il s’en allât.

Une fois seules, madame de Matefelon regarda mademoiselle de Quinconas, qui, quant à elle, ne regardait qu’une chose depuis qu’elle était là : à savoir la face opposée au dos du dieu de l’Amour.

La marraine de Jacquette considérait les ravages que la statuette eût pu produire sur l’âme de sa chère filleule, puisque l’effet en était si grand sur une personne déjà mûre et de vertu éprouvée. Elle en fut fortifiée dans son dessein et conçut par là même le moyen de le réaliser.

Elle toucha l’épaule de la gouvernante et lui dit qu’il ne s’agissait à présent de faire ni une ni deux, mais qu’il fallait passer cette eau et accomplir à elles seules l’ouvrage.

« — Veuillez retirer vos habits, dit-elle ; pendant ce temps, je me détournerai et prierai Dieu qu’il bénisse notre entreprise. »

Nous imiterons la discrétion de la vieille dame et nous nous détournerons, quoique à regret, pendant le temps que mademoiselle de Quinconas se dévêt, au bord du bassin, frissonne en plongeant son corps dans l’eau glacée du matin, et a tant de peine à faire progresser, en se dandinant dans cet élément, sa hanche opulente.

Quand mademoiselle Quinconas eut atteint le socle, elle en gravit les degrés sous-marins, velus et glissants, où elle faillit perdre pied quatre fois, puis elle sortit de l’eau en se cramponnant à l’Amour. Elle saisit le marteau que la vieille lui tendait dans le filet à papillons, et elle était grandement émue, à plusieurs titres, car elle craignait, entre autres choses, de perdre sa place, si jamais Ninon venait à savoir le petit forfait qu’on allait commettre là. Elle poussa donc un gros soupir en cherchant, pour agir, la position la plus favorable. Enfin elle l’a trouvée ; en outre elle est résolue ; mais voilà-t-il pas qu’à présent elle n’ose porter la main sur l’objet !…

Madame de Matefelon l’excitait du rivage, battant du pied, de la main, et tendant à bout de bras le filet.

« — Courage, mademoiselle ! » lui criait-elle. « Dieu vous voit ! »

Parole malheureuse ! car mademoiselle de Quinconas, qui était pieuse et pudique, fut gênée par l’idée que Dieu la voyait ainsi faite ; elle fit la moue comme une enfant ; elle avait beaucoup de chagrin, son petit marteau à la main, et peu s’en fallut qu’elle pleurât.

Enfin, saisissant à pincée le relief délicat, elle l’abattit d’un coup sec. Un second coup suffit à l’achèvement de l’œuvre. Les tristes débris creusèrent en une longue pointe la gaze du filet que retira vivement madame de Matefelon.

Mais l’Amour, tout meurtri qu’il était, en regardant avec malignité ou mélancolie la plaie neuve de son ventre, souriait, soit du néant d’un endroit naguère si gaillardement orné, soit du néant de l’ouvrage de ces femmes.