La Liberté du travail, l’association et la démocratie/1

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PRÉFACE


La question qui se trouve examinée non sous toutes ses faces, mais sous des formes diverses, dans ce volume, peut se poser de la façon suivante « La démocratie moderne sera-t-elle une démocratie libérale, une démocratie éclairée, une démocratie assez riche pour assurer à tous une suffisante aisance sous les conditions sévères du travail et de l’épargne, ou bien la verra-t-on tour à tour ou à la fois opprimée et oppressive, ignorante et besoigneuse, tendant la main à l’État, comme l’ont été trop souvent les démocraties, comme elles l’ont été toujours dans l’antiquité ? » Je cherche à indiquer du moins les conditions économiques desquelles dépend la réponse à cette question, en les rattachant elles-mêmes à des conditions d’ordre supérieur. Combattre l’esprit réglementaire qui de nos jours tâche de se faire démocrate, de même qu’autrefois il se mettait au service des priviléges, défendre la liberté du travail par toutes les raisons qui nous la montrent favorable aux intérêts comme aux droits de la démocratie, en réclamer l’extension, appeler de nouveaux développements populaires de l’éducation, du crédit, de l’association, insister sur cette dernière forme du travail trop séparée jusqu’ici de la liberté dont elle est le vrai complément, c’est accomplir une œuvre qui touche à la civilisation elle-même, c’est dans une mesure considérable travailler à asseoir les fondements d’une démocratie régulière et progressive. Au reste, j’ai pris soin d’exposer les vues générales qui forment l’inspiration et le fond de ce volume dans une introduction étendue. La tâche de la préface se trouve ainsi fort réduite. Je la limiterai à une simple énumération des principaux sujets qui sont traités dans cet écrit. À peine indiquerai-je par un trait sommaire dans quel esprit je les aborde.

En face de tant de systèmes d’organisation factice de la société, de constitution du travail artificielle, en face de l’esprit de réglementation excessive qui domine encore trop souvent dans les intelligences comme dans les faits, bien qu’on assure qu’il perde chaque jour du terrain parmi les amis de la démocratie de plus en plus dévoués à la cause du droit commun, il était avant tout expédient de mettre en lumière les côtés par lesquels la liberté du travail intéresse spécialement la laborieuse démocratie de notre temps. Montrer que cette liberté, que l’on veut tantôt supprimer, tantôt restreindre, ici sous un prétexte, là sous un autre, se confond avec les intérêts populaires, est et sera peut-être longtemps encore le premier point à établir. Le reste suit de soi-même. C’est ainsi qu’après avoir placé au-dessus de toute atteinte ce point de départ, on se trouve à l’aise pour rechercher quelles sont en fait les lacunes de cette liberté, quelles sont les réformes que comporte notre régime économique en ce qui touche le libre exercice des professions et la condition des travailleurs. À la liberté du travail comment ne pas joindre la liberté commerciale, inaugurée par de récents traités de commerce, notamment par le traité avec l’Angleterre ? Serait-il possible que la démocratie ne se préoccupât point vivement des conséquences que peut avoir l’extension de cette liberté nouvelle pour le travail, les salaires, le bien-être des classes ouvrières  ? Aussi est-ce au point de vue de ces classes que je me suis placé pour apprécier cette question qui a soulevé tant de controverses et qui offre tant d’aspects. C’est de la même manière que je rends compte des réformes opérées récemment dans le sens de la liberté économique. Mais a-t-on tout fait quand on a mis en rapport avec les intérêts de la démocratie la liberté du travail et du commerce ? Malheureusement non. Puisqu’il y a toujours une certaine somme de misères, que nous devons essayer de réduire de plus en plus, sans espérer l’abolir absolument, nous ne pouvions échapper à cette question dans quelle mesure et sous quelles formes doit s’exercer l’assistance publique dans une démocratie fidèle au principe de la liberté et de la responsabilité personnelle ? Mais quoi encore ? La liberté à l’état d’isolement est-elle tout ? En face d’elle n’y aura-t-il que l’autorité ? N’a-t-elle pas un complément nécessaire ? Ici se place, on l’a deviné, la grande question de l’association. C’est le problème du siècle. Elle a pris sous nos yeux des formes particulières en ce qui touche les rapports du travail et du capital. La constitution des associations ouvrières et du crédit populaire est à l’ordre du jour. Quelle est la vraie portée de ce mouvement ? Doit-il et peut-il aller jusqu’à l’abolition du salariat ? À quelles conditions sera-t-il fécond ? À ces questions ajoutez-en d’autres qui offrent avec la démocratie une relation non moins évidente. Quand on a employé comme remèdes préventifs à la misère la liberté du travail et l’association, quand on a recouru à l’assistance comme remède répressif, qu’a-t-on fait d’efficacement utile si le nombre des travailleurs dépasse les moyens d’existence ? Voici venir d’autres questions, la population, l’émigration ! … Mais ne s’aperçoit-on pas que dans l’ordre économique, comme dans les autres parties de l’ordre civil et politique, on est amené à s’interroger sur les attributions de l’État, sur la part à faire ou à laisser à la centralisation ? Sans doute, nous sommes tous intéressés à la solution de ces questions mais n’est-il pas utile de montrer par quels points elles se recommandent spécialement aux populations qu’on appelle, sans prétendre par là leur conférer le privilége spécial du travail, les populations laborieuses ?

Malgré de légitimes espérances, tout n’est pas, hélas ! sans tristesse et sans amertume dans l’examen d’un pareil sujet. Nous rencontrons le paupérisme à chaque pas. Nous rencontrons cette autre question brûlante et qu’on n’éludera pas : la situation des femmes. Cette situation est-elle dans les carrières laborieuses ce qu’elle devrait être pour donner satisfaction à ces deux termes liberté du travail et démocratie, c’est-à-dire égalité, humanité ? Est-ce à dire que nous allions, nous aussi, après une douloureuse enquête, proposer, pour venir en aide aux femmes, des réglementations, des exclusions contre les hommes qui les ont quelquefois dépossédées ? Dieu nous en garde ! L’éducation et la liberté encore, voilà nos seuls remèdes ou du moins voilà les principaux que nous ayons à offrir, dussent-ils paraître peu suffisants aux impatients philanthropes qui aiment mieux supprimer une liberté que retarder d’un seul instant le triomphe de ce qu’ils croient le bien. Que la loi ne dépossède pas les hommes, mais que la coutume et la force ne s’opposent pas non plus à ce que les femmes travaillent où et comme elles peuvent ! La liberté de travailler est pour les femmes un droit naturel comme pour les hommes. Il faut qu’elles en usent, puisque l’état actuel de la société les contraint à chercher trop souvent dans le travail hors de la famille un moyen d’existence. Les ouvriers trouvent dur qu’on leur fasse concurrence avec du travail à meilleur marché. Mais qu’y faire ? Ici, comme pour les machines, et avec des sentiments de plus d’équité et d’humanité, il faut qu’ils acceptent les conditions générales de l’industrie libre. Ces conditions sont quelquefois douloureuses. Elles ne leur ont pourtant pas porté malheur depuis cinquante ans. Dans presque toutes les industries, les salaires se sont élevés dans une proportion notablement supérieure au prix des choses. Il s’écoulera du temps avant que les femmes puissent leur faire une large et vaste concurrence. Mais nous demandons, au nom d’une démocratie qui, en vérité, n’a pas besoin d’être fort libérale pour nous l’accorder, qu’on cesse d’invoquer la loi salique comme nous l’avons lu dans quelques brochures d’ouvriers, pour motiver l’exclusion des femmes des professions qui seules, dans l’état actuel, peuvent les faire vivre. Il nous semblerait par trop absurde que les tailleurs prétendissent nous faire accroire que les femmes n’ont pas le droit d’être couturières, parce que notre vieux droit politique leur refuse celui d’être reines de France. Sont-ils beaucoup plus sensés ceux qui veulent leur retrancher cette partie de leurs droits civils en alléguant, comme nous avons pu le lire aussi, qu’elles ne sont point admises au droit électoral, et qu’il appartient dès lors au législateur de les déclarer incapables de la plupart des professions ? O démocratie ! où vas-tu quand tu abandonnes la liberté ?

Combien voilà de questions importantes d’un intérêt suprême pour la démocratie moderne et par conséquent pour la société ! En voici une encore qui divise et passionne tous les esprits de ce temps, et à laquelle se rattachent ses destinées c’est celle du progrès. Que d’écoles elle a fait naître ! que de dénégations elle excite d’un côté que d’exagérations de l’autre !

Sans écarter la part de généralités philosophiques qu’elle comporte, comment n’aurais-je pas cherché surtout à mettre de la précision dans la détermination de cette notion passée à l’état de croyance pour la démocratie ? Mais ce n’est pas seulement dans le chapitre final de ce volume que j’examine les conditions du progrès des populations dans le travail et l'aisance. Elles forment le vrai sujet de chacun des chapitres qui le composent.

Nous trompons-nous en pensant que ce livre paraît au bon moment ? Les populations ouvrières s’occupent aujourd’hui avec plus d’ardeur que jamais des questions qui y sont traitées. Le gouvernement en met plusieurs à l’étude. L’esprit de réforme dans les matières économiques paraît heureusement l’animer et lui a fait prendre déjà plus d’une mesure salutaire. Il y a déjà plusieurs années que l’Empereur lui-même, dans un de ses discours, montrait comme le but le plus digne, comme la tâche même de notre temps d’élever ceux qui en sont encore trop déshérités à ces vrais biens de l’humanité, la lumière, l’aisance, la moralité, la civilisation en un mot. Nous ne sommes pas au bout de cette carrière ouverte aux améliorations utiles, nous l’espérons bien[1]. Notre ferme conviction est qu’on ne peut s’y avancer d’un pas sûr et continu qu’en dégageant les principes dont doit s’éclairer une démocratie vraiment libérale. Démocratie et liberté, économie politique et popularité, ces mots n’ont pas toujours fait route ensemble. Puissé-je, pour si peu que ce soit, avoir contribué à les rapprocher aux yeux de ceux qui me liront Nous ne désarmons aucune vérité, même sévère, pour conquérir un succès de vogue auprès des masses nous savons que ce n’est pas le rôle de la vérité de se plier à leurs volontés, mais que c’est aux volontés, quelles qu’elles soient, démocratiques ou royales, de se conformer à la vérité et à ce qu’elle prescrit mais montrer la portée bienfaisante et populaire de certains principes n’en est pas moins une tâche fort opportune. C’est une obligation pour toute vérité qui veut être mise en pratique de se faire aimer ou tout au moins accepter. Pour cela, il faut éviter les formes qui ne s’adressent qu’aux initiés, aux savants, et, quant au fond, bien faire comprendre aux populations

ouvrières que ce n’est pas l’avantage de quelques classes privilégiées qu’on poursuit, mais celui de tous. Tel est le but, telle est la pensée de cet écrit inspiré par une sympathie pour les masses qui n’en paraîtra, j’espère, ni moins sincère ni moins vive pour s’interdire toute déclamation.

HENRI BAUDRILLART.


Mars 1865.




ERRATA


Page 2, avant-dernière ligne : n’est-ce pas mettre entre soi : lisez : n’est-ce pas mettre contre soi.

Page 17, à la sixième ligne : sinon le rêve réalisé de la loi agraire ; lisez : le rêve réalisé du partage des terres.

Page 108, à la dernière ligne : un contre-sens étant donné à l’esprit général de nos codes : lisez ; un contre-sens, étant donné l’esprit général de nos codes.


  1. Pendant que nous mettions ce volume sous presse, deux réformes que nous réclamons, réformes secondaires, sans doute, relativement à l’importance des questions que nous traitons, se trouvent opérées ou proposées par le gouvernement. La première est relative aux règlements abusifs qui concernent les chaudières à vapeur. M. Béhic, ministre du commerce, continuant la pensée libérale dont M. Rouher a été, en matière industrielle et commerciale, le promoteur et le représentant éminent, vient d’y mettre fin. La seconde se rapporte à la contrainte par corps, dont la suppression est aujourd’hui probable, quoique peu prévue hier même. Nous laissons subsister les quelques lignes dans lesquelles nous demandions ces réformes, sans les croire si prochaines, lignes qui se trouvaient imprimées ayant l’annonce toute récente de ces changements. Ces modifications, opérées dans l’intervalle de temps nécessaire à l’impression d’un ouvrage aussi court, montrent elles-mémes quel courant rapide de réformes économiques nous entraîne. Ne le laissons pas plus rétrograder que s’égarer, et complétons ce qui y manque encore.