La Liberté du travail, l’association et la démocratie/2

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INTRODUCTION


L’ÉCONOMIE POLITIQUE ET LA DÉMOCRATIE.


Je ne me propose pas d’indiquer ici tout ce que ce mot de démocratie soulève de problèmes, et même offre de significations diverses. Qu’il plaise à ses ennemis de ne voir dans la démocratie que le triomphe brutal du nombre, ou de se la figurer sous la forme d’un spectre sanglant, que ses amis extrêmes la rendent synonyme de gouvernement direct du peuple par le peuple, sans cesse assemblé, j’écarte ces significations défavorables ou exagérées données au mot de démocratie, pour lui restituer son sens le plus pur, le plus bienfaisant, le plus naturel. Avec presque tous les publicistes contemporains, je vois dans la démocratie le dernier terme auquel aboutit de toutes parts le mouvement de la civilisation moderne, le mouvement économique comme tous les autres. Toutes les fois que je nommerai la démocratie, j’entendrai, avec un de ses juges les moins complaisants[1], la participation croissante des masses aux lumières et au bien-être. C’en est assez pour la justifier. Si la démocratie politique est très-difficile à définir, à circonscrire, il n’en est pas ainsi de ce qu’on peut appeler la démocratie civile. Chacun sait qu’elle consiste dans l’exclusion des injustes priviléges, dans la liberté de posséder, de travailler, de vendre, de s’associer, de choisir et de pratiquer tel ou tel culte, dans l’égalité devant la loi et devant l’impôt, dans l’égale admissibilité de tous les citoyens d’un État à tous les emplois, dans le mérite personnel comme base de rémunération, enfin dans l’élévation du niveau matériel et moral de la masse comme but suprême. La démocratie ainsi comprise est un fait moderne. On peut lui assigner plusieurs origines. C’est remonter à la plus haute que de se reporter à cette pensée que les sociétés modernes se sont formées sous l’influence du christianisme, qui a complètement changé le point de vue général auquel l’homme se considère lui-même et envisage la société. L’homme, selon la solution religieuse qui prévaut dans le monde occidental depuis plus de dix-huit siècles, solution qui inspire, domine, pénètre même ceux qui n’admettent point le caractère divin du dogme, l’homme est un être sacré en tant qu’homme sacré à ses propres yeux, sacré aux yeux de ses semblables. Selon ce dogme qui, je le répète, a passé pour ainsi dire dans le sang de tant de générations successives, hommes et femmes, faibles et forts, ignorants et savants, riches et pauvres, l’homme a un prix immense. Tous les enfants du même Dieu sont frères. Tous les fils d’Adam sont égaux dans la chute. Tous les membres du Christ sont égaux dans la rédemption. Est-il présumable que de telles croyances n’aient pas eu sur la société une influence profonde ? Le soutenir n’est-ce pas mettre entre soi tout ensemble les règles de la probabilité morale et la vérité historique ? La croyance à la liberté responsable, à l’égalité naturelle des hommes entre eux est contemporaine du christianisme lui-même, date de lui, et ne s’en est pas séparée jusqu’à présent. C’est par là que l’idée même de la démocratie en est sortie[2]. La vérité morale elle-même, mêiée de plus d’une erreur, était chezles anciens le privilége d’une élite de penseurs. Le christianisme l’a faite peuple. Les plus déshérités, les plus misérables des hommes ont cru à la dignité de cette vie sous la sanction de la vie future. Ils ont cru qu’à ce titre il n’y avait nulle différence entre les hommes, et qu’ici les privilèges de naissance et de fortune n’étaient comptés pour rien, que même le riche avait plus de peine que le pauvre à entrer dans le royaume céleste. Si l’état de conquête et de violence, si la barbarie a empêché longtemps les conséquences sociales de ces dogmes de se produire toutes ; si plusieurs grands faits sociaux en ont été même la contradiction et le vivant démenti, il n’est pas moins vrai que dès le moyen âge l’esclavage antique avait disparu, que l’idée de la fraternité chrétienne avait créé des œuvres prodigieuses, que la charité pour les pauvres, la protection pour les faibles avaient embrasé les âmes et fondé de grandes institutions, et qu’enfin l’Église était dans son organisation même l’expression visible de ces idées démocratiques d’égalité.

Dans l’Église, en effet, la naissance fut longtemps comptée pour rien ; elle n’obtint qu’une importance secondaire, même quand l’Église, mal inspirée dans sa politique, eut le tort peut-être inévitable, mais qu’en tout cas elle expie encore, d’identifier ses intérêts avec ceux du siècle et de se confondre avec une organisation civile vicieuse à beaucoup d’égards et antichrétienne. Quel spectacle plus démocratique que celui d’évêques et de papes sortant de la masse du peuple, que celui de l’élection devenue le signe de l’égalité, et que celui de ces fils de serfs mettant le pied sur la tête des seigneurs et sur celle des rois ! Le caractère démocratique de l’Église se retrouva dans

la plupart des membres du clergé, et surtout du clergé inférieur, qui siégèrent à la Constituante en 1789, et qui se montrèrent les plus empressés aux réformes et les plus prompts à les rattacher à l’esprit de l’Évangile. Enfin le christianisme avait développé ses conséquences civiles avec les puritains des colonies américaines. La liberté et la démocratie aux États-Unis sont les fruits incontestables et incontestés du principe chrétien.

Si la démocratie, prise dans son sens social, a ses origines chrétiennes, ce n’est pas à dire qu’elle n’ait aussi ses origines dans les idées philosophiques, et, d’autre part, dans le mouvement général de l’industrie et de la richesse. Le principe de liberté n’a pas cessé depuis le XVIIe siècle, sous une forme ou sous une autre, d’être revendiqué par les philosophes. Descartes le réclame pour la pensée pure. Montesquieu l’introduit dans la philosophie politique. Voltaire s’en fait le défenseur pour l’universel examen. La philosophie proclame l’inviolabilité de la personne humaine, quelles que soient la race, la couleur, la croyance. Sous les diversités et les inégalités, elle retrouve une nature humaine identique chez tous et fonde l’égalité des droits sur cette identité. La philosophie veut que l’homme se développe, que l’individu s’élève à toute l’excellence et à tout le bonheur dont il est capable. Elle exalte la sociabilité, la fraternité. Elle entretient dans le cœur des hommes l’idée du droit. Elle attaque les injustes distinctions, les odieux priviléges. Elle pousse, en un mot, à l’aide des moyens qui lui sont propres, c’est-à-dire par la lumière et le raisonnement, vers l’égalité et la liberté.

L’immense création qui s’est faite de richesse mobilière, depuis trois siècles, par l’industrie et le commerce, a eu des résultats analogues. Elle s’est posée en rivale de la propriété foncière féodale, née de la conquête et mère des privilèges. Le travail avec son activité incessante, le besoin de liberté qui l’anime et la diffusion rapide des biens qu’il crée, est un plus grand démocrate encore que l’esprit humain avec ses idées d’égalité et d’indépendance.

On a voulu voir dans l’économie politique un autre esprit que celui-là, un esprit favorable aux riches, aux maîtres, plus qu’aux ouvriers et aux pauvres. Cette opinion n’a pas perdu tous ses défenseurs. Démontrer que l’économie politique est favorable à l’intérêt populaire, à l’intérêt des masses, sans acception injuste de forts et de faibles, de capitalistes et de travailleurs, est une œuvre qui reste éminemment utile et qu’il est bon d’aborder une fois de front. Que le malentendu qui existe entre la démocratie et l’économie politique tienne surtout aux idées inexactes que se forment certaines écoles se donnant le rôle, comme par privilége, de représenter la démocratie aux yeux du monde, voilà qui n’est que trop certain. Rien n’est plus faux que les notions qu’elles adoptent touchant les principes fondamentaux et les conditions essentielles de la société. Lorsqu’elles accusent l’économie politique de sacrifier l’intérêt démocratique à des intérêts de privilége, il faut faire avant tout attention à ce qu’elles entendent par ce terme de privilége. Lorsqu’elles accusent l’économie politique de se montrer individualiste, point assez favorable à l’association, il faut bien savoir avant tout ce qu’elles veulent dire par association et individualisme. Les mots changent de sens suivant les écoles. Lorsque quelques-unes de ces écoles récriminent contre l’individualisme, prenez garde si ce n’est pas la liberté, la liberté elle-même qu’elles écrasent. Lorsqu’elles recommandent l’association, j’entends l’association des ouvriers entre eux, se passant de patrons et se gouvernant en républiques industrielles, idée contre laquelle nous n’avons pas d’objection absolue et à laquelle nous ferons largement sa part, voyez si par hasard ce ne serait pas quelquefois le communisme qu’elles proposent. Mais ces écoles doivent-elles seules porter tout le poids de la critique ? L’école économiste n’a-t-elle point eu quelque part dans ce malentendu ? Dieu nous garde d’imiter ici l’écrivain célèbre qui, sous le nom de Confessions d’un Révolutionnaire, a confessé tous ses amis, excepté lui-même. Si j’avoue certaines lacunes, certains côtés un peu exclusifs peut-être de l’école économiste, c’est-à-dire d’une école encore assez jeune pour avouer ses torts si elle en a eu, et, ce qui vaut mieux, pour les réparer, je parlerai du passé beaucoup plus que du présent. L’économie politiqde s’est formée il y a un peu plus d’un siècle en face et en haine de l’association forcée. C’était de l’association forcée que les anciennes corporations d’arts et métiers, avec leurs jurandes et leurs maîtrises. Dans l’ordre civil et surtout religieux, quels abus de l’association n’avait pas vus se produire l’ancien régime ! L’association ne rappelait presque plus au XVIIIe siècle que les souvenirs de la contrainte et le spectacle de la corruption. La liberté individuelle, au contraire, livrée à ses propres forces, apparaissait inviolable comme l’idée même du droit, et pure d’excès comme ce qui n’avait pas encore beaucoup servi. Qu’à côté de l’exercice de ce droit sacré que les économistes eurent mille fois raison de revendiquer et de regarder comme le fondement de toute société et de tout ordre, de ce droit qu’aujourd’hui et toujours ils défendront en face de ses ennemis déclarés ou de ses inconséquents amis, qu’à côté de ce droit il pût y avoir des associations pour la production, pour la consommation, pour la charité, pour le capital, pour le crédit, l’économie politique naissante s’en montra peu préoccupée. On a même pu considérer comme conçu sous son inspiration le fameux décret de l’Assemblée constituante de 1791, qui interdisait aux maîtres et aux ouvriers de se réunir, était-il dit, pour s’entendre en vue de leurs prétendus intérêts communs. De même, c’était une opinion très-répandue alors, opinion motivée à certains égards par ce qu’on voyait, mais fort exagérée par la philosophie et par la politique de l’époque que les gouvernements sont les auteurs de tous les maux dont souffre le genre humain, comme si les gouvernements n’étaient pas avant tout l’image et le fruit des sociétés elles-mêmes, comme si les sociétés étaient étrangères à leurs vertus et à leurs vices soit que bons elles les soutiennent, soit que mauvais elles les tolèrent. L’économie politique avait des raisons particulières de céder à cet irrésistible courant d’idées. La vicieuse organisation du travail, un impôt établi sans justice, perçu sans humanité, montraient assez de quels péchés s’était couvert le principe d’autorité dans sa longue histoire économique. Il y eut donc réaction tout à la fois naturelle et excessive contre l’association et contre l’État.

Comment ne me hâterais-je pas de dire que ces griefs ont été exploités sans mesure par une certaine démocratie, amie de l’association mal comprise et de l’État omnipotent ? … Comment n’ajouterais-je pas qu’en ce qu’ils purent avoir de fondé jusqu’à un certain point ces mêmes griefs perdent de jour en jour de leur réalité ? Comment n’ajouterais-je pas enfin qu’ils en avaient beaucoup perdu déjà au moment même où ils retentissaient, il y a de cela une quinzaine d’années, avec le plus d’ensemble et de fureur ? Si l’on veut s’assurer aujourd’hui que la portion même la plus libérale de l’école économiste n’appellerait plus le gouvernement un ulcère et ne réduit plus les attributions de l’État à des fonctions toutes négatives, on n’a qu’à lire les chapitres dans lesquels un esprit éminent, libéral parfois jusqu’au radicalisme, M. John Stuart Mill, expose les attributions de l’État. C’est un programme beaucoup plus large beaucoup plus étendu que celui d’Adam Smith et de J.-B. Say et l’on peut affirmer que les intérêts du faible et du pauvre n’y sont pas oubliés, même en dehors du grand moyen de solution que la liberté fournit. Quant à l’association, je n’en dirai ici qu’un mot. L’éloge de ses bienfaits et la revendication de ses droits en présence d’une législation qui y met trop d’entraves sont partis du sein même de l’école économiste. C’était mal prendre son temps d’accuser l’économie politique de se complaire dans un individualisme excessif, mettant aux prises des intérêts de classe et n’ayant point égard à l’amélioration du sort des ouvriers, quand Rossi signalait à l’égard de l’association les lacunes de nos codes, et la recommandait notamment dans l’agriculture sous toutes les formes praticables quand M. Michel Chevalier disputait au socialisme la possession exclusive de ce principe pour le faire pénétrer de plus en plus dans l’économie politique ; quand Frédéric Bastiat, cet ami si chaud et si honnête de la démocratie, développait avec une abondance expansive et persuasive le thème populaire des harmonies du monde du travail, et se faisait le Bernardin de Saint-Pierre de l’économie politique, après s’en être montré si souvent, dans ses pamphlets, le Franklin par la finesse originale du bon sens et le Galiani par la verve piquante du style !

Demander si l’économie politique donne satisfaction à ce qu’il y a de légitime et de bon dans les aspirations démocratiques de notre temps, c’est demander si elle est d’accord avec les deux grands principes de liberté et d’égalité. Voyons donc ce qu’il en est.

Le caractère libéral de l’économie politique se reconnaît à ce caractère éclatant, qu’elle part des droits de l’individu pour aboutir à son bien-être ; à ce signe qu’elle regarde la société non comme un être à part, comme une sorte de pouvoir irresponsable et omnipotent, ayant droit de peser sur l’individu de tout son poids, mais comme la condition et le moyen de développement de la personne humaine. Toute la question de l’accord de la démocratie et de l’économie politique est de savoir si la démocratie moderne accepte ou repousse ces données. Or, qui n’est frappé, au milieu et par le contraste même de tant d’éclipses de la liberté politique, qui n’est frappé de l’attachement profond, persévérant, inviolable, de la société moderne pour la liberté civile sous toutes ses formes, et particulièrement pour la liberté du travail, ce premier dogme de la science économique ? Cette liberté, je ne le nie pas, a encore ses lacunes que je me propose de signaler mais, en somme, elle existe, et je me demande où il y a place dans une société qui en jouit pour ce législateur puissant, pour ce dictateur obéi qui doit nous faire accepter un régime dans lequel nous ne pourrions plus choisir librement notre profession, exercer librement notre industrie. Le prix, nous ne l’ignorons pas, le prix que certaines écoles démocratiques nous proposent en échange de cette liberté qu’on accuse de ne produire que la misère du travailleur, est des plus tentants ; il s’agit tout simplement du paradis sur la terre. Il y a des gens qui affirment, et il y en a qui croient sur leur parole, qu’à l’aide de quelques combinaisons nouvelles, ou qu’on donne pour telles, de travail et de crédit, le mal sera supprimé, la richesse coulera d’une source inépuisable, l’homme, débarrassé de cruels soucis et de vains préjugés, n’aura plus qu’à jouir d’un bonheur sans mélange. Ingrats et aveugles que nous sommes, nous écoutons ces docteurs bien intentionnés, et nous passons notre chemin, aimant mieux encore ressembler au loup qu’au chien de la fable, tant la marque du collier nous inquiète. Si la crainte d’être dupe ébranlait notre vertu, l’économie politique lui viendrait en aide. Pourquoi consentir à entrer dans les cadres tout tracés du travail organisé, pourquoi s’abdiquer soi-même, si la liberté fait, en fin de compte, les parts meilleures que le travail asservi ? Un fait affligeant et qui est de nature à fixer l’attention de tous les philanthropes, de tous les politiques dignes de ce nom, frappe singulièrement les économistes amis des masses populaires, c’est qu’aujourd’hui, avec des efforts libres, multipliés, intelligents, énergiques comme l’intérêt personnel qui les engendre et les soutient, les sociétés les plus avancées ne réussissent pas encore à produire assez pour procurer les plus simples éléments de l’aisance à tous leurs membres. Quelle illusion donc de compter sur l’efficacité de systèmes plus ou moins entachés de communisme qui substituent à l’intérêt et à la concurrence le mobile encore plus insuffisant ici que sublime de la fraternité et du dévouement !

Il faut le leur dire au nom de l‘économie politique comme au nom de l’histoire : ces écoles qui s’intitulent démocratiques ignorent la nature de la démocratie moderne. Celles qui ne rêvent pas avec Fourier des satisfactions sensuelles grossières ou raffinées, ce qui est un autre genre d’excès, se transportent et nous ramènent vers les temps où il s’établissait une sorte de synonymie entre la démocratie et la pauvreté. Cette confusion a égaré un certain nombre d’adeptes du terrorisme et fait du trop fameux mot « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières ! » une sorte d’idéal de gouvernement et de société. Elle se dissipe comme le plus vain des mirages, dès que l’on s’est persuadé qu’il n’en est pas de la démocratie moderne comme des petites républiques démocratiques ou aristocratiques de l’antiquité, ou comme de l’ancien état de quelques cantons helvétiques voués à une simplicité patriarcale. La démocratie moderne accepte la civilisation, la richesse et les arts ; elle veut augmenter et non restreindre le bien-être de tous. Elle ne songe pas à réduire la portion du riche, mais à accroître celle du pauvre soumis à des privations aujourd’hui encore excessives. Elle ne rêve pas le moins du monde d’aller nue comme les sans-culottes de 1793 ; elle ne désigne point comme aristocrates, avec Marat, aux colères populaires, ceux qui portent des habits au lieu de porter des blouses. Loin de là, elle demande le bas prix des étoffes de coton, de laine et même de soie, pour en faire des vêtements chauds et élégants. Elle ne veut à la façon de Babœuf ni fermer les musées, ni supprimer l’Opéra, ni brûler les livres qui sont dans les bibliothèques, à l’exception de la nouvelle Déclaration des droits de l’homme, ni planter de choux les jardins consacrés au luxe et à l’agrément, afin de mieux prouver son amour pour la simplicité et pour le solide. Non, bien loin de là ; elle ouvre au peuple les trésors et les jouissances de l’art et de la science ; elle veut pour lui la beauté salubre des ombrages et des promenades ; elle met à sa disposition les éléments les plus variés du bien-être elle lui offre enfin des moyens de locomotion plus confortables et plus rapides que ceux dont usaient autrefois les classes privilégiées et les plus puissants princes. Lorsque tel président revenait dans ses terres, au XVIIe siècle, son fermier allait le chercher assez loin de son domaine dans une charrette mise au service de madame la présidente et de ses enfants. Un marchand n’accepterait plus aujourd’hui ce moyen de transporter sa personne, et il ne se contente plus de voyager comme Louis XIV et Napoléon. On a quelquefois assez ridiculement présenté Sparte comme modèle aux démocrates français. C’était l’erreur de Saint-Just qui prouvait par là qu’il ne comprenait pas mieux Sparte que la France. Lycurgue, à Lacédémone, faisait adopter, pour empêcher l’usage des métaux précieux de se répandre, une monnaie de fer tellement lourde qu’il fallait un char attelé de deux boeufs pour traîner une somme d’environ 300 fr. Nous, fils de la démocratie moderne, nous avons au contraire trouvé l’argent trop lourd, et nous l’avons remplacé par l’or dans beaucoup de cas ; nous avons trouvé l’or lui-même trop lourd et d’un transport trop difficile, et nous avons imaginé le billet de banque ; enfin les papiers représentatifs de la monnaie nous ont paru encore trop embarrassants pour se prêter à tous les échanges, et nous les avons rendus inutiles dans une foule de transactions par les simplifications introduites dans les banques. La démocratie moderne agit, on le voit, à l’inverse des antiques démocraties. Ajoutez qu’elle a pour but non l’immobilité dans une constitution présentée comme parfaite et comme éternelle, mais le progrès au prix d’une mobilité parfois excessive. Achèverai-je le parallèle de la démocratie chez les anciens et de la démocratie chez les modernes ? La démocratie moderne recherche l’étranger au lieu de le haïr ; elle voit un frère dans tout homme. Elle vante la douceur dans les mœurs et dans les relations. Elle préconise la tolérance. Elle se passionne pour la suppression des guerres. Elle songe à abolir la peine de mort. Nous ne sommes, en un mot, ni un couvent guerrier, ni un camp, ni une oligarchie ombrageuse et farouche. Nous voulons le bien-être, la sécurité et la paix.

Lorsque ces écoles, plus habituées à spéculer qu’à observer, à s’inspirer d’un système social a priori qu’à marcher dans la voie lente et sûre de l’expérience, adressent à l’économie politique le reproche de se montrer aristocratique, oligarchique, bourgeoise, je pourrais peut-être leur opposer une simple fin de non-recevoir ; je pourrais leur objecter que l’économie politique, science expérimentale, n’est point responsable de la portée et des applications de ses observations, si elles sont exactes ; je pourrais leur demander ce que c’est qu’une science oligarchique, qu’une science bourgeoise, qu’une science qui emprunte son nom à un parti, à une classe ou à un pays, comme si la science en elle-même se proposait un autre objet que de connaître le monde tel qu’il est ; comme si elle ne laissait pas à des théories préconçues la prétention aussi impuissante qu’orgueilleuse de refaire les lois du monde. Démocratique a priori, l’économie politique ne peut songer à l’être. C’est seulement au point d’arrivée qu’on peut lui demander si les conséquences qui se tirent de ses observations sont conformes à la démocratie et favorables au bonheur général. Or, cela n’est pas douteux.

Liberté pour la propriété, de s’établir, de se gouverner comme elle l’entend, de ne supporter d’autres sacrifices que ceux qui sont rigoureusement exigés par l’utilité publique, et d’autres charges que l’impôt, librement voté ; liberté pour le capital comme pour le travail, telle est la conclusion qui ressort de l’économie politique.

Voilà le vrai champ du débat engagé entre l’économie politique et les écoles qui se font de la démocratie un prétexte pour limiter, entraver l’action de la propriété et du capital. La thèse commune à ces écoles, c’est que la propriété est une usurpation sur le domaine commun, et qu’elle prend aux uns ce qu’elle donne aux autres. Elles ne craignent pas, remarquait déjà il y a trente ans un publiciste républicain, Armand Carrel, osant regarder en face la nouvelle déclaration des droits d’une société qui se rattachait à Babœuf et à Robespierre, elles ne craignent pas d’étendre à la propriété même née du travail et de l’épargne, ce qui n’est vrai que de la propriété mal acquise. Pour les écoles auxquelles je fais allusion, la richesse générale du pays est semblable à la provision de vivres d’un navire en mer, provision qui, une fois embarquée, ne s’augmente plus. Le pauvre paraît ainsi n’être réduit à la moitié ou au tiers de sa ration que parce que le riche mange deux ou trois plus que la sienne. Toute cette fausse démocratie s’écroule, si on prouve qu’une telle conception de la propriété n’est qu’une monstrueuse erreur. C’est ce que fait l’économie politique, et sans chercher le moins du monde à se faire démocratique, il se trouve qu’elle l’est beaucoup plus que ces écoles, si la démocratie, dans son principe, c’est le droit ; si la démocratie, dans ses effets, c’est l’avantage de tous. Qu’est-ce que la propriété pour l’économiste ? Le fruit du travail. C’est une conquête effectuée sur la nature et non sur l’humanité, conquête entretenue à force de labeur et de capitaux, passant plusieurs fois à chaque génération aux mains de l’épargne, qui la paye et qui la féconde. La propriété, dont je ne sépare pas l’héritage, son complément nécessaire et qui est comme le ciment de la famille, la propriété agit démocratiquement en ce sens que, douée d’une force d’expansion particulière et que rien ne remplace, elle multiplie les richesses dont tous profitent. Elle fait par là, sans toujours le savoir, je le reconnais, sans toujours le vouloir, je l’avoue, de la meilleure espèce de communisme. Elle travaille pour le plus grand bien-être général. Ces améliorations, ces découvertes, ces perfectionnements, ces mises en valeur de terres inoccupées ou incultes, ces entreprises mêlées de tant d’aléatoire, sur le domaine du néant et de la misère, tout cela c’est de l’intérêt général. Quelle erreur n’est-ce pas de se figurer la propriété comme le champ limité que se partagent d’un œil inquiet et d’une main jalouse d’avides héritiers. Au contraire c’est un champ qui semble s’élargir indéfiniment. Il s’accroît sous nos yeux, soit que la masse encore énorme de terrains sur lesquels n’a point passé la main féconde de l’homme appelle de nouveaux possesseurs, soit qu’un plus grand nombre de détenteurs s’établissent sur le domaine déjà cultivé et dont la fertilité va croissant, soit qu’enfin la propriété se présente sous mille aspects nouveaux avec les créations des arts. Qu’est-ce que notre propriété foncière aujourd’hui si partagée, sinon le rêve réalisé de la loi agraire, ne coûtant rien au droit et attestant son progrès, ne coûtant rien à l’ordre, et concourant au contraire avec une puissance admirable à l’ordre social ?

Ce mouvement d’accession de la masse à la propriété, qui est pour ainsi dire notre histoire même et qui se confond avec les progrès de la liberté civile et politique, ce mouvement d’accession aux différentes formes de la propriété, bâtiments, cultures, ateliers, titres de rente, livrets de la caisse d’épargne, actions industrielles, l’économie politique le favorise autant qu’elle peut. Voici un fait qui est d’hier, qui est d’aujourd’hui, car il se développe. Je le cite, parce que je lui attribue une grande portée. Qui de nous ne sait, grâce à de savantes enquêtes et à la notoriété publique, qu’une portion de la population ouvrière d’une de nos villes de manufacture les plus riches, et à la fois les plus éprouvées par le paupérisme, de Mulhouse, devenait récemment, à l’aide d’un assez léger sacrifice secondé par le généreux concours du capital, propriétaire de maisons avec l’accessoire d’un petit jardin, inestimable bienfait pour ces hommes condamnés au travail manufacturier  ? Cette population y a gagné mieux que le bien-être, mieux que l’aisance, elle y a gagné la moralité. Symptôme heureux, exemple déjà suivi ailleurs, et qui se répand assez pour que l’observateur puisse dès à présent y signaler une influence destinée à modifier favorablement la société ! Je ne puis quant à moi songer sans émotion qu’une race d’ouvriers propriétaires s’élèvera à côté d’une population de propriétaires paysans, et que, par ce moyen combiné avec d’autres qui seconderont l’action moralisatrice de la propriété, nous verrons, nous ou nos fils, se réorganiser la famille ouvrière, si profondément atteinte par nos transformations industrielles trop rapides et trop radicales pour avoir pu se produire sans désordre. Ainsi naîtront les habitudes de tempérance, d’épargne, de vie intérieure. Ainsi se préparera dans les villes de travail, assainies matériellement et devenues des centres d’instruction populaire, une génération, tel est du moins mon espoir, meilleure et plus heureuse, qui, moins mal partagée que ses pères, n’aura qu’à suivre l’impulsion, au lieu d’avoir la tâche toujours chanceuse de la donner.

N’est-ce pas là de la bonne, de la vraie démocratie, non en paroles, mais en action, et n’est-ce pas de la démocratie libérale ? Ce n’est pas celle-là qui attaquera la liberté du capital. L’influence démocratique du capital ne saurait faire l’objet d’un doute sérieux. Nul esprit quelque peu instruit ne contestera que sous cette forme tant et si ridiculement attaquée du numéraire, le capital favorise l’épargne, ce moyen de rachat de la misère par la vertu, et qu’il développe, en les régularisant, ces transactions nombreuses qui sont la vie même du travail ; nul ne contestera que, sous forme de matières premières, le capital fournit au travailleur les éléments de son activité, et sous forme de produits, les moyens de son existence. Il lui rend des services plus éclatants, s’il est possible, sous cette autre forme aujourd’hui si en relief, de machines et de moyens perfectionnés de fabrication et de transport. Non, les économistes n’ont rien exagéré, ils ne se sont pas laissé aller à une orgueilleuse présomption en avançant que par ces énergiques moyens de production le capital partage avec les plus nobles puissances, avec la religion, avec la philosophie, l’honneur d’avoir été le véritable émancipateur des masses. Il ne suffit pas que la religion, animée d’un divin esprit de charité, que la philosophie, pénétrée des idées de droit et d’égalité humaine recommandent de traiter le travailleur avec douceur, si la nature même de son travail est affreusement pénible. Il ne dépend pas de ces hautes puissances de faire que broyer le grain à la façon des esclaves de Pénélope, dont il est question dans Homère, que porter des fardeaux comme le faisaient les peuples primitifs, et comme cela se passe encore, hélas ! dans des pays civilisés, où l’on voit, au sein des campagnes, des femmes mêmes le dos courbé sous des poids énormes, ou que conduire un navire à sa destination, ne soient des travaux extrêmement durs tant que l’homme est réduit à l’action de ses mains, aidées à peine de quelques outils. Ces travaux ne s’adoucissent, ne laissent un peu de répit et de loisir à ceux qui en sont chargés que lorsque les moulins à eau ou à vent, les animaux disciplinés au joug, la voile et la vapeur viennent prendre à leur charge la partie la plus grossière et la plus pénible de la tâche. L’histoire de l’industrie, – qui persisterait aujourd’hui encore à le nier en présence de tant de merveilles – est celle de l’affranchissement successif du travail humain. Il faut que l’homme reste esclave ou que la nature le devienne. C’est en ce dernier sens que le problème se résout davantage chaque jour, par le concours des agents naturels, concours auquel nous n’entrevoyons point pour ainsi dire de bornes assignables. Que la démocratie le sache bien, sans le progrès du capital, il ne serait pas même question d’elle au sens favorable et bienfaisant dans lequel nous l’avons définie. Le cadre étroit des démocraties purement politiques de l’antiquité n’eût guère été dépassé. Un petit nombre de maîtres, une masse obéissante d’ilotes, voilà le spectacle que donnerait le monde. Aujourd’hui même, dans les contrées où il y a peu de capital, on peut nommer entre autres les immenses régions de l’Orient, malgré la beauté du climat et la richesse du sol, la très-grande majorité des hommes vit dans la misère et dans un état d’abaissement voisin de l’esclavage.

Je ne m’appliquerai pas à répondre avec de longs développements aux imputations répétées avec une si redoutable persistance d’exploitation habituelle et systématique du travail par le capital. S’il s’agit d’abus, comme dans le cas, par exemple, des excès de travail de l’enfance, l’économie politique les combat elle-même. Si l’on veut désigner sous ce nom odieux d’exploitation un fait général, rien n’est moins fondé entre le capital et le travail, l’exploitation est pour ainsi dire mutuelle, puisqu’ils sont indispensables l’un à l’autre, et que le laboureur ne peut guère plus sans la charrue et les chevaux ou les bœufs, que ces instruments n’ont de puissance sans le laboureur. Désigne-t-on une supériorité habituelle du capital qui peut attendre, sur le travail qui ne le peut, faute de suffisantes avances ? On signale là, nous le reconnaissons, une situation réelle, quelquefois fort grave, mais qui est susceptible d’être adoucie, qui l’est déjà, qui le sera davantage, tout l’annonce, dans ce qu’elle a de trop rigoureux, par l’épargne, par les institutions de prévoyance, par l’association, par l’instruction du travailleur ; il ne faut point d’ailleurs songer à la supprimer. Il est inévitable et désirable que, dans une certaine mesure, très mobile, le capital ait une supériorité sur le travail actuel. C’est cette supériorité qui en fait rechercher la possession et qui le rend un objet d’actifs efforts et d’une vive émulation. Si nulle supériorité ne s’attachait au travail antérieur et à l’épargne, pourquoi épargner ? L’activité laborieuse serait sans lendemain, et les dissipateurs auraient cause gagnée.

Pour en finir avec ce qui est relatif à la liberté, je ne connais guère de principe plus démocratique que la liberté du commerce. Elle tend à l’union des peuples, et, quoi qu’on en ait dit, elle est le plus puissant encouragement donné au travail national, dont on l’accuse d’être ennemie. Dès que l’économie politique a vu une portion de cette bourgeoisie, à laquelle on lui reproche de se montrer trop favorable, s’attribuer des privilèges, de véritables redevances, sous la forme de droits élevés placés sur les produits étrangers similaires, elle a réclamé, au nom du droit commun et de l’intérêt général.

D’accord avec la liberté, l’économie politique l’est-elle avec l’égalité ? En thèse générale, je ne crois pas que ces deux choses soient séparables. La première égalité, la seule, la vraie, c’est l’égalité dans la liberté même, l’égalité dans le droit commun, qui entraîne à sa suite un certain degré, mais un certain degré seulement d’égalité dans les conditions. Pour sentir que cet antagonisme de la liberté et de l’égalité n’existe pas, il suffirait de jeter les yeux sur les nations qui possèdent la plus grande liberté au sein de l’égalité la plus complète, comme la Suisse, la Belgique, les États-Unis. À Rome même, dans cette Rome antique qu’on cite quelquefois comme un argument en faveur de ce prétendu antagonisme, les conquêtes de l’égalité ont été successivement arrachés par la liberté à l’orgueil patricien, forcé de concéder par degré l’admissibilité de tous les citoyens aux magistratures civiles et militaires. Est-ce que chaque période, chaque année presque qui s’écoule, ne signale pas quelque décisif progrès de l’égalité en Angleterre ? Ne s’y développe-t-elle pas à la suite de la liberté de discussion et de réunion la plus entière dont jamais nation ait joui ? Entre le développement de l’un de ces deux principes et celui de l’autre, l’écart peut être plus ou moins prolongé, l’attraction est mutuelle et invincible. Une égalité que la liberté ne garantirait pas ne tarderait pas à s’affaisser sur elle-même et à disparaître sous le goût des faveurs et des privilèges que le despotisme entraîne. L’égalité serait rompue au profit de l’indignité et de la bassesse voilà tout. L’économie politique serait en contradiction avec l’une des nécessités logiques les plus inévitables ; comme elle sacrifierait l’un des plus grands biens de la vie humaine si elle rejetait ou subordonnait l’égalité après avoir adopté la liberté comme principe. Mais, encore une fois, de quelle égalité nous parle-t-on ? Est-ce de l’égalité des droits est-ce de celle des conditions, et prétend-on que celle-ci soit absolue ? Il est trop certain que, si la démocratie venait demander à l’économie politique, comme gage de paix et d’alliance, l’égalité absolue des conditions, et par exemple l’égalité des salaires comme l’a fait tout récemment M. Louis Blanc elle n’en recevrait qu’un refus aussi énergique que la protestation de l’éternelle nature des choses. Que ces écoles que l’inégalité des conditions scandalise jettent un regard sur le monde ; qu’elles voient si l’inégalité n’en est pas la loi générale et constante. Quand elles auront réussi à rendre égales les conditions de vie des différentes espèces, quand, passant à l’humanité, elles auront donné à tous la même force la même santé, la même dose de jugement et d’esprit, les mêmes dispositions heureuses du caractère, les mêmes chances favorables, elles pourront avec à-propos épuiser ce qui leur restera d’indignation sur ce cas particulier de l’inégalité des richesses ; mais qu’elles prennent garde alors de rencontrer dans leurs vœux de réforme radicale la justice elle-même se dressant contre elles, et leur reprochant d’introduire dans le monde de la démocratie l’iniquité la plus flagrante en faisant la part égale au travail et à la paresse, à la vertu et au vice. Qu’elles prennent garde d’y introduire aussi la cause la plus active de misère en détruisant l’accumulation des capitaux, qui permet seule les vastes et longues entreprises, et en substituant, pour les esprits comme pour les fortunes, pour les volontés individuelles comme pour les situations sociales, à la loi féconde de la concurrence et de la hiérarchie, la loi de la monotonie stérile et de l‘universelle platitude ! Que la démocratie rejette comme un poison mortel cette égalité chimérique qui soumet tout à un niveau brutal, ce goût de la mauvaise égalité qui a pour mère la cupidité et l’envie.

Que s’il s’agit non plus d’une égalité absolue, mais seulement d’une égalité relative et croissante, l’économie politique, au contraire, donne une juste satisfaction à la démocratie, car l’économie politique ne se borne pas à légitimer l’inégalité comme un fait indestructible, juste et bienfaisant elle montre qu’il existe sous l’empire de la liberté des transactions et sous l’influence de la civilisation, une tendance à l’égalité, qu’elle-même seconde par la guerre déclarée aux injustes priviléges dans le domaine du travail et de la richesse. Cette tendance vers une certaine égalité croissante, la science la constate avec orgueil, car elle exprime le triomphe du droit sur la force, du travail humain sur la nature, de la pensée et du calcul sur le hasard. Les progrès, de la culture rendent moins grande la distance qui sépare le sol d’une fertilité naturelle médiocre, et le sol privilégié qui, à égalité de travail et de capital, donnait incomparablement plus de fruits et des fruits plus appréciés. En tout, l’art et l’éducation confèrent aux avantages acquis de quoi lutter contre les avantages naturels. L’art et l’éducation sont les plus grands niveleurs que le monde connaisse. Si je ne devais me borner, j’aimerais à achever cette démonstration en mettant en lumière les lois admirables de l’économie politique à ce sujet.Nous verrions ce qu’il advient, sous l’action de la civilisation croissante, des différents éléments de la richesse distribuée. Le résultat le plus saillant d’une telle recherche, c’est que les profits du capital baissent par le seul fait de l’abondance des capitaux et de la sécurité, tandis que la part du travail va s’élevant ; en d’autres termes, les salaires montent, en même temps que l’intérêt, qui baisse, met plus facilement le capital à la portée des travailleurs, et que le moindre prix d’une foule de produits rend la vie de l’ouvrier moins pénible.

Ce spectacle d’une égalité accrue ne nous cachera pas de navrantes misères, des inégalités trop choquantes par leur excès. S’il est faux que le paupérisme soit un mal nouveau, si les formes qu’il prend sous nos yeux sont seules contemporaines de l’industrie moderne qui l’a concentré et rendu visible comme une plaie sur quelques points du territoire ; si nos pères l’ont connu plus hideux encore, sous l’aspect de cette mendicité armée enrôlant des milliers d’hommes, qui parcourait les campagnes quand elle ne trouvait pas à vivre aux portes des couvents, et sous les traits de cette ignoble truanderie qui souillait nos villes par ses impuretés, ses crimes, ses misères et ses honteuses maladies ; s’il y a un progrès irrécusable du bien-être, attesté par la comparaison de tous les témoignages et avant tout par l’accroissement de la vie moyenne et probable ; si les extrémités de l’opulence et de la misère tendent à se rapprocher et à se fondre pour ainsi dire dans les classes moyennes, dont le cercle s’élargit sans cesse ; si enfin il y a moins de distance morale qu’autrefois par la nature des idées et le développement des sentiments entre l’homme des hautes classes ou des classes moyennes et l’ouvrier qui a reçu quelque éducation ; si toutes ces conquêtes du bien sur le mal sont peu contestables, quoique nous en jouissions souvent en ingrats, comme il arrive toujours pour les biens acquis, dont le sentiment s’émousse, ce n’est pas une raison pour l’économie politique de ne pas appeler des perfectionnements nouveaux dans le sens de l’égalité, de la justice et du bien-être. L’instruction est, malgré tout ce qui a été réalisé pour sa propagation, distribuée encore de telle sorte que la France est un des pays où le peuple sait le moins. La seule banque presque pour les économies des classes ouvrières est la caisse d’épargne. La seule banque de prêt est le mont-de-piété, prêtant sur les objets les plus nécessaires à la vie et sur les instruments mêmes du travail, à un taux que la loi qualifie d’usuraire. La place faite aux femmes dans la société laborieuse est sacrifiée souvent, sans pudeur et sans justice, aux droits de la masculinité invoqués par de singuliers démocrates qui ne reculent pas devant l’idée de soumettre l’industrie au régime de la loi salique. Voilà ce que notre société ne pourrait accepter plus longtemps, voilà des maux dont l’économie politique appelle hautement la réforme !

N’est-ce donc point là de la fraternité ? Ne reculons pas devant ce terme. Je sais bien qu’il a joué de malheur, car c’est au nom de ce mot si doux que les plus emportées disputes se sont élevées et que le sang a coulé dans les places publiques et sur les échafauds. L’économie politique méconnait, a-t-on dit pourtant, le dogme sacré de la fraternité. Un seul mot à ce sujet. Il y a une fraternité touchante et sublime qui s’appelle le sacrifice. Cette fraternité admirable, je lui restitue son nom divin, je l’appelle la charité. Devant cette charité je m’incline ; mais on ne peut exiger que l’économie politique aille lui demander ses inspirations habituelles. C’est une vertu haute et rare. Elle ne saurait être l’inspiration de tous les instants et de tous les actes. Elle ne saurait suppléer à tout dans un monde où Dieu a placé l’intérêt personnel comme un mobile énergique qu’il faut contenir et non supprimer. Quelle gloire n’est-ce pas déjà pour le monde du travail et de la richesse tel que la science nous le découvre, d’être la réalisation de la justice dans l’ordre des intérêts !

Et pourtant, je ne saurais refuser même dans cet ordre de faits toute part à la fraternité, à la charité. Quoi qu’on puisse faire, les sciences morales et sociales ne sont pas les mathématiques, et la méthode mathématique n’aboutit qu’à les fausser. Mettons ces sciences, avant tout, sous la garde sévère de la méthode d’observation éloignons tout ce qui trouble le pur regard de l’esprit ; mais ne craignons pas d’avouer que c’est un vif, un profond, un fraternel intérêt porté à la destinée humaine chez les plus pauvres qui nous inspire et nous soutient dans de telles études. Qu’on ne dise plus, qu’à force de nous occuper des produits nous perdons de vue les producteurs. Qu’on sache bien que pour l’économiste il n’y a point de capital abstrait, de production abstraite mais des hommes. Qu’on sache qu’il n’y a point pour lui seulement de l’or, du fer, de la houille, de la laine, des objets, en un mot, tout matériels, mais qu’il y a des hommes ! Non, ce n’est pas d’un monde mort qu’il s’agit ici, c’est d’un monde vivant. Ce n’est pas le marteau, la scie, la lime, la machine de métal, l’outil inanimé, qui m’intéressent, c’est l’homme, c’est l’homme seul, l’homme qui les met en jeu par son intelligence, l’homme pour qui ces choses travaillent. Voilà d’abord comment il est permis, désirable même que le sentiment de la fraternité, de la charité, pénètre dans l’économie politique. Autrement, nous en avons la preuve, on risquera d’émettre des propositions qui révolteront à la fois la conscience humaine et le sentiment démocratique.

Mais il s’agit de la fraternité déposée dans la loi. Nulle pente n’est plus glissante. La charité, toute charité, d’après certaines critiques, est exclue systématiquement par l’économie politique, qui craint que l’habitude du secours n’engendre l’imprévoyance et la paresse. Cela est faux d’abord pour la charité privée, pourvu que ses secours soient intelligents. L’économie politique admet qu’il reste à la charité bien des plaies à panser de sa main délicate. Allons plus loin : le sentiment de la fraternité mutuelle est nécessaire pour adoucir bien des chocs entre les capitalistes et les ouvriers, entre les riches et les pauvres. Si une réciproque bienveillance ne préside à leurs relations, il ne faudra pas trop compter sur les calculs de l’intérêt bien entendu : la haine s’envenimera, les révolutions viendront infailliblement. Le secours mutuel intéressé est la base de l’économie politique ; mais l’assistance désintéressée est comme l’huile qui empêche les ressorts de trop crier et même de se briser. C’est au sujet de la fraternité dans la loi, de la charité exercée conséquemment par voie de contrainte, que s’élèvent les difficultés. L’économie politique ne veut pas que, sous prétexte de faire le bien, la charité aboutisse à la tyrannie. C’est encore Armand Carrel qui l’a dit. « On sera peut-être disposé à des sacrifices héroïques, mais les plus grandes violences n’arrêteront pas. On soutiendra que la morale ne veut pas qu’on laisse mourir son frère de faim et de maladie en se livrant au plaisir et à la bonne chère ; mais en soutenant cela contre les riches on ne s’apercevra pas, dans son emportement, que la même morale défend encore bien plus de tuer son frère sur une différence d’intérêt ou d’opinion. Établir la fraternité par la proscription de quiconque aura été signalé comme égoïste, poursuivre par l’extermination un but d’humanité, tel a été le contre-sens moral de la Révolution. » Est-ce une raison suffisante pour que l’État sous l’expresse condition d’une grande prudence et d’un profond respect pour la liberté, ne fasse pas la moindre part à l’assistance matérielle, intellectuelle et morale ? L’abandon des ignorants, des faibles, des indigents, saurait-il être érigé en système, et lorsque l’association libre n’est pas prête ou ne suffit pas au soulagement de la misère, n’y a-t-il pas plus d’avantages que d’inconvénients à en charger l’État, en lui imposant toutes les conditions de réserve, de responsabilité et de publicité qui peuvent empêcher son action de dégénérer en abus ? Maintenons d’ailleurs à ces attributions le caractère de concessions, et que le dogme de la fraternité imposée ne trouve pas accès auprès de nous.

De quoi a-t-il besoin surtout ce monde du travail et de quoi a besoin la démocratie ? Redisons-le sans cesse du sentiment de la responsabilité individuelle. Avec ce sentiment la démocratie est sauvée ; sans lui elle court aux abîmes. L’économie politique offre à la fois à cette démocratie qui cherche encore sa voie, le secours de son esprit général, la prescription, fière et presque stoïque, de vivre à nos risques et périls, ses recommandations courageuses d’empire sur soi et enfin ses lumières pour la solution de toutes les questions sociales. Il est temps pour le monde qui trop souvent ne se souvient que des passions et des écarts de sa jeunesse orageuse, il est temps que la démocratie entre décidément dans l’âge de la maturité et de la sagesse. Il faut que la société sache ce qu’elle peut attendre de la science, il faut que la science se rende bien compte de son rôle social. L’histoire du monde n’a pas cessé de démontrer que l’unique condition désormais de salut et de repos pour nos sociétés modernes est dans l’alliance, dans l’harmonie croissante des faits et des principes. Il est donc nécessaire que les vrais principes soient compris et acceptés de tous. L’économie politique n’y peut pas tout, elle y peut beaucoup pour sa part. L’objet de ce livre est de le démontrer.


  1. M. Royer-Collard.
  2. Des textes très-précis, cités par M. Augustin Thierry dans son Introduction à l’Histoire du Tiers-État, nous montrent des rois de France et des seigneurs invoquant contre le servage l’idée que tous les hommes ont été créés francs et libres et rachetés par le Christ tels, par exemple, Louis le Hutin, le sire de Clermont, etc. etc.