La Liberté du travail, l’association et la démocratie/11

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CHAPITRE IX

DE L’ASSOCIATION. — CRÉDIT POPULAIRE.


Les moyens de mettre le crédit à la portée des travailleurs capables et honnêtes font partie des conditions qui assurent dans la pratique la liberté du travail, et c’est encore par l’association que le problème se résoudra.

Ici encore il faut, avant d’aborder la question en elle-même, regarder en face l’idée de l’intervention de l’État.

La raison et l’expérience consultées attestent que cette intervention, plus ou moins voisine de l’absorption, serait funeste, et que bien loin qu’il y ait insuffisance d’intervention de l’État en ce qui regarde le crédit populaire, il y aurait plutôt excès de ce côté comme ailleurs.

Il faut toute l’illusion de l’esprit utopiste pour ne pas voir que charger l’État de faire des avances aux pauvres, ce serait ajouter encore à la dangereuse chimère de l’État créateur et distributeur de la richesse. Si l’État, avec sa bureaucratie si lente à se mouvoir, est incapable d’exercer en général l’industrie et d’entreprendre le commerce, s’il lui est impossible de remplacer ce tact de l’intérêt personnel, cette activité attentive, seule propre à pourvoir aux besoins si nombreux et si variables des sociétés, seule en état de dégager le prix vrai des services, le prix des transactions successives auxquelles le moindre produit a donné lieu avant d’arriver à la consommation, comment donc la même incapacité ne s’appliquerait-elle pas au crédit ? Est-ce que le crédit offre moins de diversité dans les cas de prêt et d’emprunt, dans les combinaisons si multiples auxquelles il se plie, et dont plusieurs ont été découvertes sous nos yeux ? L’offre et la demande s’y laissent-elles plus qu’ailleurs ramener à des règles arbitraires, maîtriser par une autorité extérieure ? Est-il rien qui exige plus de flexibilité dans les mouvements, plus de liberté dans les déterminations, plus de sûreté délicate dans les appréciations souvent toutes personnelles auxquelles il est tenu de se livrer ? Que sera-ce s’il s’agit de pauvres travailleurs n’ayant à offrir que le gage moral de leur bonne volonté ? Ou l’État se montrera difficile, et il se rendra odieux et impopulaire, ou il se fera tout à tous, et il sera obligé, de couvrir la folle imprudence des prêts par un recours à l’impôt ; or, quoi de plus injuste et de plus funeste ? Où serait l’équité de faire payer par tous les avances faites à quelques-uns qui, pour être les plus dépourvus, ne sont pas toujours les plus méritants ? Où serait l’équité de faire faire des prêts par d’autres pauvres qui payent les impôts de consommation et plusieurs des impôts directs ? Il y aurait une nouvelle cause de misère dans cette atteinte portée à la formation du capital qui seule alimente le fond des salaires. Que d’argent perdu dans des entreprises malheureuses ! Le principe de l’organisation du crédit par l’État est donc gros de désastres. Il entraîne la banqueroute publique à la suite des banqueroutes particulières. Il associe deux termes incompatibles crédit et gratuité, et met sur le même pied le paresseux et l’homme laborieux, le dissipateur et l’économe. Il a pour conséquence le communisme absolu par l’abolition de l’intérêt, car l’intérêt entre dans le prix de toutes choses, dans les profits de toute industrie comme dans la valeur de toute propriété. Il ne peut avoir de corollaire légitime que l’exacte égalité des salaires pour tous, depuis les plus hautes charges de l’État jusqu’au dernier manœuvre. Est-il nécessaire qu’il en arrive là pour être apprécié à sa valeur ? À défaut de l’accaparement, on demande la main tendue de l’État vers les travailleurs, l’aide efficace donnée par lui à leurs misères par une intervention plus grande dans les institutions qui existent.

N’est-ce pas le lieu de se demander si cette intervention ne nuit pas à ceux même qu’elle voudrait secourir ? N’est-ce pas le lieu de jeter un coup d’œil sur ces institutions de crédit populaire qui se sont établies récemment sous les auspices de l’association, et qui sont les fruits admirables de la liberté organisée ?

L’importance du crédit en tant qu’il peut venir en aide aux classes laborieuses n’a plus besoin d être démontrée. Il peut les favoriser, mieux qu’il ne l’a fait chez nous jusqu’à présent, par les services qu’elles tireront des grandes banques établies en vue de l’industrie et du commerce. Il peut recevoir leurs épargnes par des établissements spéciaux, ce qui a lieu déjà. Il peut, à l’aide d’institutions particulières, leur faire des prêts dans des conditions telles, que ceux qui ont peu ou qui n’ont point de capitaux, mais qui présentent des garanties morales, ne soient pas exclus de ses bienfaits, idée qui reçoit déjà une application très-heureuse et plus étendue qu’on ne pourrait le croire dans quelques contrées de l’Europe. C’est un signe du progrès de la civilisation que l’élément moral soit de plus en plus représenté par le crédit. Qui peut nier que la confiance accrue, que la moyenne plus satisfaisante de la probité publique et de la foi privée, ne figurent comme une des causes de la baisse de l’intérêt qui s’est manifestée dans les temps modernes ? Sans contester le vieil adage Plus cautionis in re quam in persona, le gage personnel peut donc être appelé à prendre une place croissante dans nos sociétés démocratiques. Voilà ce que la science reconnaît de réel dans des utopies que les amis du progrès populaire feront bien d’ailleurs d’abandonner. Qu’ils comprennent, malgré tout ce qu’ont pu écrire là-dessus, M. Proudhon et son école, que le crédit ne se donne pas, qu’il se prête, que l’intérêt est de son essence, que la destruction de l’intérêt dans le prêt entraînerait la cessation de l’épargne, cette vertu et cette force du travail, et dès lors équivaudrait à l’absence de tout mobile et de tout moyen d’avancement pour les classes laborieuses.

Patrons, ouvriers, associations de tout genre, faites que le crédit s’accorde à quiconque est en état de justifier par sa moralité, de féconder par son activité sagement entreprenante les avances qui lui seront attribuées, vous aurez fait tout ce qu’il est humainement possible de faire ; vous aurez réalisé ce que nulle société n’a encore réalisé que trop imparfaitement, vous aurez spiritualisé le crédit en lui donnant d’autres gages que des gages matériels, vous aurez bien mérité de l’humanité.

Pour que ce problème du crédit populaire, soit qu’il émane d’institutions placées hors des mains des classes ouvrières, soit qu’il naisse d’associations ouvrières, reçoive une solution satisfaisante et qui s’étende à des catégories nombreuses, il faut un certain nombre de conditions, et ces conditions sont morales avant tout. Il faut, de la part des travailleurs, une tenue, une solidité morale qui présente par elle-même une garantie. Le désir de bien user des ressources offertes et le ferme propos de rembourser intégralement les avances sont nécessairement supposés par de telles institutions. Elles-mêmes ont d’ailleurs pour effet de répandre ces dispositions. Traiter l’homme avec considération, c’est lui inspirer le respect de lui-même ; les natures mauvaises doivent être exceptées, bien entendu cependant il est rare qu’elles soient elles-mêmes inaccessibles à l’empire de l’opinion et à un certain respect humain ; ce n’est pas au surplus pour de telles natures qu’un crédit de ce genre peut être établi. En général, la disposition d’un certain capital qui ne peut être remboursé et fécondé que par d’actifs efforts crée le désir de bien faire, dont elle donne les moyens. Ce désir éloigne les tentations funestes que fait naître le sentiment de l’impuissance. Le crédit a cela de moralisateur qu’il force à prévoir. Oui, sans doute, il faut déjà pour qu’il s’établisse une moyenne de moralité satisfaisante ; mais, ne l’oublions pas, son établissement concourt à la raffermir et à la répandre dans une proportion considérable. Un certain sentiment d’honneur et le bon vouloir ne suffisent pas, il faut une dose de capacité assez grande pour tirer bon parti du capital emprunté. C’est ici que se place la nécessité qu’on rencontre partout dans ces questions d’amélioration du sort populaire, d’une instruction appropriée. C’est elle, après tout, qui constitue le meilleur capital. La dextérité de l’intelligence et l’habileté de la main sont les meilleures conditions pour exploiter utilement le fonds confié. Qu’importe que l’on ait à payer 4 ou 5 % quand le talent qu’on a et dont on tire parti rapporte bien davantage ?

Il est nécessaire enfin que les classes aisées se mêlent de ces institutions ; soit pour faire les premiers fonds, soit pour servir de répondants, soit pour s’enquérir par d’attentives informations de la valeur morale des emprunteurs. Le sentiment de la charité pourrait leur en faire une obligation ; le désir de conjurer les révolutions pourrait leur y faire voir un devoir de prudence ; mais rien n’empêche qu’elles ne traitent ce nouveau développement du crédit comme une affaire qui peut devenir fructueuse entre leurs mains. J’en citerai divers exemples.

Parlons d’abord des grandes institutions de crédit qui n’ont pas pour destination particulière de venir directement au secours du travail nécessiteux, et voyons ce qui leur manque pour lui être d’une aussi grande utilité qu’on peut y prétendre, selon nous.

Tandis que la Banque de France ne reçoit que des dépôts trop élevés pour attirer les petites épargnes, et que, dans la crainte de voir à certain moment les déposants apporter en masse leurs réclamations, elle ne paye à ces dépôts aucun intérêt, les banques d’Écosse, touchent à titre de dépôt toute somme au-dessus de 10 livres sterling, et elles en payent l’intérêt à 2 ½ ou 3 % ; quant aux dépots au-dessous de 10 livres, ce sont les saving-banks et les provident-banks qui s’en chargent. Ainsi l’épargne trouve dans cette terre classique du crédit d’énergiques et continuels encouragements. On aurait peine à le croire, si l’on ne connaissait la puissance infinie de l’épargne : les espèces déposées dans les caisses des banques dépassent d’ordinaire le chiffre énorme de 25 millions sterling, dont la moitié consiste en dépôts de 10 à 200 livres. Un écrivain très-compétent dans ces matières, M. Wilson, portait naguère ce chiffre à 30 millions pour 1847, et écrivit à ce sujet cette phrase bien remarquable :« Comme les banques d’Ecosse allouent le même intérêt pour quelque courte durée de temps que le dépôt soit fait, il en résulte que presque chaque homme se fait ouvrir un compte dans une banque où il verse chaque soir ce qu’il a pu économiser dans la journée, afin de ne pas perdre même l’intérêt d’un jour. Cette économie chez chacun fait épargner l’argent de la circulation jusqu’au dernier degré du possible ; on ne garde chez soi, même pour un jour, que la somme qui est absolument nécessaire. »

L’encaisse de ces banques n’a rien d’extraordinaire. Le bill de Robert Peell en 1845 les a forcées à l’accroître ; mais ni dans l’état antérieur au bill, ni dans le régime actuel, on n’a vu ces courses sur les banques, selon l’expression anglaise, par les petits déposants, avoir lieu de manière à créer une crise, et ces dépôts offrent aux mêmes établissements une immense ressource.

Chez nous, le Comptoir d’escompte, qui ouvre des comptes courants contre des dépôts d’espèces, paye un intérêt de ces dépôts. Le Crédit foncier reçoit en dépôt des sommes aussi minimes que 100 francs, et il sert des intérêts à un taux variable, soit en compte courant, soit en compte de dépôts. C’est une amélioration ; mais elle est éloignée d’égaler ce que font les banques d’Écosse réparties sur tout le territoire et placées à la portée de chaque déposant.

Sans rendre, au point de vue qui nous occupe, les mêmes services que les banques d’Écosse, plusieurs banques anglaises en rendent d’analogues et se montrent en ceci fort supérieures aux nôtres. Je citerai, entre autres, la première banque fondée par actions avec charte, et dite Banque de Londres et Westlinster. Comme ressource offerte au petit commerce et aux particuliers, elle n’a pas cessé de se signaler depuis sa fondation. L’énorme chiffre des dépôts en compte courant provient de ce que l’établissement a rendu les facilités ordinaires données par les banques accessibles au petit négoce et aux particuliers de la fortune la plus modeste.

Mais c’est encore par l’exempte des banques d’Écosse, banques qui ne sont point pourtant affectées d’une manière spéciale aux travailleurs, qu’on voit de quelle utilité elle peut leur être sous la forme de prêts effectués. C’est au travail nécessiteux que retournent en partie les dépôts confiés aux banques par le travail économe. Je ne connais guère, pour ma part, de spectacle plus beau et plus touchant que celui-là. Nulle part la solidarité humaine ne m’apparaît sous un jour plus consolant. Le pauvre vient en aide au plus pauvre, et cela par le seul jeu des institutions économiques, jeu plus puissant que toutes les combinaisons de la charité. Des gens qui n’ont rien obtiennent du crédit de la part de ces banques, pourvu qu’ils trouvent deux répondants solvables qui ne leur manquent guère, témoin un crédit de plus de six millions sterling accordé ainsi à l’activité dépourvue des premiers capitaux nécessaires. Qui peut dire tout le bien qui en sort ? Que d’existences appelées à l’aisance qui eussent langui dans la gêne et se fussent consumées dans de vains efforts ! Que de richesses nouvelles pour le pays ! et quel lien puissant entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas !

On ne comprend rien, en présence de pareils faits, au langage des auteurs de l’organisation du crédit populaire par l’État, aux calomniateurs, si nombreux parmi nous, de l’initiative individuelle. Plus on étudie la richesse des formes que celle-ci peut prendre, les ressources en quelque sorte imprévues dont elle dispose dès qu’elle ne s’endort pas sur les trompeuses promesses d’un tiers tout-puissant, ou réputé tel, qu’on appelle le gouvernement, plus on se convainc de ce qu’elle peut faire encore.

Nul spectacle plus magnifique, nulle institution plus féconde, que les banques d’avances populaires telles qu’elles se sont organisées en Allemagne depuis 1848, et qu’un économiste de mérite, M. Horn, a décrites le premier, je crois, sous des traits dont l’exactitude est incontestée.

On disait à cette époque de révolution européenne et de socialisme universel, on disait aux Allemands : Adressez-vous à l’État pour obtenir le crédit dont le travail a trop souvent besoin sans le trouver. Et qui tenait un tel langage  ? Une masse de pétitions envoyées à l’Assemblée nationale de Berlin ; il n’y en avait guère moins de seize cents. Dans ce chaos d’idées il y en avait une juste et féconde, qui existait surtout dans l’esprit du président de la commission nommée pour s’occuper de la question ouvrière, M. Schultz-Delitzsch. Cette idée, c’était le crédit mutuel. Qu’on veuille bien être attentif aux principes élémentaires de ces banques, qui commencèrent à se répandre depuis 1850 et qui prouvent admirablement ce que peut l’association par elle-même quand elle se met à l’oeuvre. Ces banques comprennent les petits industriels, les petits commerçants, les ouvriers en grand nombre. Cent ou deux cents individus de ces catégories se réunissent pour constituer une société qui signe un engagement collectif vis-à-vis des capitalistes auxquels elle fera des emprunts. Ce mot d’engagement solidaire, qui a opéré des prodiges dans l’application du capital aux grandes entreprises, paraît ici non moins efficace, peut-être même il l’est encore davantage. Dans les années 1857 et 1858, quand les maisons les plus solides avaient souvent beaucoup de peine à obtenir des prêts, en se soumettant à des conditions très-onéreuses, les banques d’avances en ont toujours trouvé autant qu’il leur en fallait et sans payer au delà de 4 ou 5 %. Se figure-t-on ce que serait le crédit donné à des ouvriers par l’État en semblable occurrence ? Je n’ai pas l’intention de décrire tout ce mécanisme ingénieux, qui n’est sorti ni de la tête d’un Louis Blanc, ni d’un Proudhon, ni d’un Law, mais dont la sûreté décèle une de ces combinaisons qui naissent de la nécessité bien plus que du cerveau d’un homme, on peut bien le dire sans faire tort à tout le mérite si éminent de M. Schultz-Delitzsch et à la reconnaissance qui lui est due.

« La banque d’avance, dit l’écrivain que je viens de nommer, est pour les sociétaires, qui peuvent à leur gré augmenter leurs cotisations, une espèce de caisse d’épargne ordinaire sur deux points essentiels : elle est administrée par les déposants eux-mêmes, et l’intérêt que rapportent les dépôts s’élève souvent au triple et au quadruple de l’intérêt que bonifient les caisses d’épargne officielles. Néanmoins, quelque grand que soit cet avantage, il ne constitue que le côté secondaire dans le mécanisme des banques populaires. Leur tâche principale, comme l’indique leur nom, est la distribution du crédit. Jusqu’au montant de son boni, chaque sociétaire peut emprunter à la banque contre sa seule signature[1] ; les prêts se font

d’ordinaire pour trois mois et ils sont renouvelables. S’agit-il de sommes supérieures au boni, il ne faut encore que la cosignature d'un autre sociétaire, qui garantit la solvabilité du demandeur. À première vue, ce mécanisme peut sembler dangereux ; mais les faits prouvent que sur une somme de huit millions de francs prêtée en 1858, année très difficile pourtant, pour cwquarante-cinq banques, les pertes sont restées au-dessous de 400 Fr. Cette somme de huit millions a été avancée à des personnes auxquelles les voies ordinaire du crédit sont presque entièrement fermées ; il n'est pas besoin d'insister sur les immenses bienfaits que peut procurer, sur les pertes douloureuses que peut prévenir une pareille somme distribuée dans de pareilles conditions.

Plusieurs centaines de banques de ce genre, environ six cents[2], couvrent aujourd’hui l’Allemagne, réparties entre la Prusse, qui en a le plus grand nombre, la Saxe-royale, les États thuringiens, le Hanovre, les provinces allemandes de l’Autriche, le Mecklembourg et les autres États allemands. Quand il n’y avait pas encore deux cents établissements de ce genre, en 1859, quatre-vingts de ces banques avaient prêté 15,492,883 francs à des personnes

auxquelles les ressources du crédit ordinaire sont généralement inaccessibles : chiffre dont l’importance ressort pleinement, si l’on remarque que les débiteurs, ouvriers en grand nombre, obtiennent ce crédit uniquement sur leur propre garantie collective, et sans que l’aumône, la charité soient pour rien dans ces avances. Loin de là, les débiteurs retrouvent, sous forme de dividende, une partie de ce qu’ils ont payé en intérêts. Ces quatre-vingts banques n’avaient dépensé ensemble que 20,985 thalers en frais d’administration, et elles avaient réalisé un bénéfice net de 37,321 ; à la clôture de l’exercice 1859, elles étaient parvenues à se créer une réserve de 20,985 thalers et à avoir à leur disposition un capital de 1,290,150, composé partie en sommes empruntées (501,797 thalers), partie de bonis des membres et de la réserve. Aujourd’hui c’est un établissement véritablement colossal. Nul modèle plus imposant et plus sûr ne se propose aux masses populaires.

J’entends dire souvent que ces heureux effets de l’association ne sont possibles que dans les pays protestants. On me permettra de n’en rien croire. Je ne prétends pas nier que la race anglo-saxonne, où le protestantisme domine, déploie plus naturellement et avec plus de richesse cette admirable faculté de s’associer en quelque sorte à propos de tout, qui centuple les forces humaines et multiplie le plus énergique individualisme par la plus complète sociabilité. Mais la France, l’Italie et d’autres contrées catholiques n’ont-elles pas donné maintes preuves de ce qu’il y a d’éminemment sociable dans leur génie ? Quant à croire que par son essence le catholicisme s’oppose au développement des grands intérêts économiques, c’est une erreur. Grâce au ciel, le catholicisme et la théocratie sont deux choses séparables et que l’expérience nous montre souvent séparées. Tout languit dans les États romains, ou les prêtres gouvernent tout prospère en Belgique, où le catholicisme règne le plus généralement dans les âmes sans prétendre ou, du moins sans arriver au gouvernement du temporel. Où y a-t-il une plus grande somme de libertés commerciales et individuelles que dans ce pays ? Ne nous écartons pas du crédit institué en faveur des masses laborieuses ; j’en trouve dans ce pays un germe précieux, ayant reçu déjà un assez grand développement. C’est aussi en 1848 qu’une société, dite de l’Union du crédit dont j’ai déjà prononcé le nom, s’est formée à Bruxelles pour procurer au commerce, à l’agriculture, à l’industrie, aux travailleurs de toutes les classes, les capitaux qui leur sont nécessaires dans la limite de leur solvabilité matérielle et morale. Il suffit d’indiquer les bases de cette association pour en faire comprendre le caractère. La solvabilité s’établit par l’admission dans la société, et le but de l’admission a été d’établir un crédit ouvert à chacun au prorata d’une demande faite dès l’entrée dans la société et garantie : 1° par une obligation signée à la même date ; 2° par une première prime proportionnelle payée pour servir de fonds de roulement ; 3° par une retenue opérée chaque fois qu’il était fait usage de la totalité ou d’une partie du crédit obtenu, et destinée à couvrir les frais d’escompte, d’administration, et même les risques. En éliminant ainsi les actionnaires pour appeler ceux qui sont intéressés directement à jouir du crédit, à composer seuls la société, on a écarté un élément parasite fort coûteux. L’heureuse application du principe de la mutualité a permis aux membres de l’Union de Bruxelles d’obtenir leur crédit à raison de 2 ⅓ % par an. Mais ce n’est pas seulement à Bruxelles que s’étend cette utile institution. Gand et Liège possèdent des établissements analogues. Celui de Liège, fondé au mois de juin 1856, comptait, en décembre 1857, 141 sociétaires avec un capital de garantie de près de 1,100,000 fr., et avait réalisé 740,000 fr. d’escomptes. La société de Gand a une année de plus d’existence ; elle réunissait à la même date 233 sociétaires avec un capital de garantie de 2,261,000 fr., son fonds de roulement s’élevait à 143,000 fr., et elle avait escompté en 1857 près de 5 millions d’effets, en répartissant aux sociétaires un bénéfice de 9 %. Dans ce nombre de 233 associés, on compte 80 commerçants, 43 fabricants, 42 détaillants et petits industriels, 25 entrepreneurs, 4 horticulteurs, 14 brasseurs et tanneurs, et seulement 12 propriétaires. En 1862, le rapport donne l’énumération nominative de 511 associations de prêt. Sur ce nombre, 243 avaient envoyé à l’agence centrale leur compte des opérations de l’année 1862. Ces 263 banques ou sociétés d’avances comptent à la fin de 1862 69,202 sociétaires les boni des sociétaires s’élèvent à 498,290 fr., et leurs versements volontaires ou dépôts à 10,313,315 fr. Le fonds de réserve est de 498,353 fr., et les banques détiennent un capital emprunté de 12,903,878 fr. Les fonds à leur disposition se montent donc ensemble à 27,715,480 fr. Les avances faites aux sociétaires dans le courant de l’année atteignaient le chiffre de 88,778,480 fr., et avaient rapporté 1,772,490 fr. en intérêts et provisions. De leur côté, les banques avaient payé 1,031,970 fr. en intérêts, 402,300 fr. en frais d’administration, et réalisé un bénéfice net de 404,800 fr. Un tel crédit, on le voit, n’est pas loin d’atteindre jusqu’au peuple. D’intelligents efforts se poursuivent pour le faire descendre plus avant et le généraliser à l’aide d’une distribution savante et d’une centralisation souple et forte des banques rattachées les unes aux autres jusque dans les nombreux chefs-lieux de cantons. Il ne s’est agi dans tout cela ni de faire organiser les banques par l’État, ni de lui demander des règlements. On marche seul et sans lisières, et tout fait prévoir qu’on n’en ira que mieux et qu’on marchera d’un pas de plus en plus ferme et rapide.

Notre France a bien de la peine à s’avancer dans cette voie féconde. Une institution d’essai, et deux institutions en plein exercice, voilà tout ce qu’elle possède. Je n’entends parler ici ni des sociétés de secours mutuel, dans lesquelles je crains de voir l’État exagérer de plus en plus son intervention, après les heureux débuts qu’elles ont eus en votant de leur propres ailes, ni des caisses de retraite pour la vieillesse, qui ne sont pas non plus des institutions de crédit proprement dites.

L’institution d’essai dont je veux parler n’est évidemment appelée à se développer que par l’association d’un double sentiment qui n’a rien à démêler avec la tutelle de l’État, le sentiment de la responsabilité chez les travailleurs, le sentiment de la charité, mais d’une charité qui dirige et organise encore plus qu’elle ne donne, chez les classes arrivées à la richesse et à l’aisance. Les banques dites de prêt d’honneur ne sont pas autre chose que l’application de l’idée que nous venons de voir réalisée en Écosse. Faut-il accuser de leur peu de succès une solidité morale insuffisante de la part de nos travailleurs, ou un zèle trop froid chez ceux qui pourraient leur venir en aide[3] ? Ce n’est pas la mise en scène qui a fait défaut pour inspirer aux emprunteurs des banques de prêt d’honneur le sentiment sacré des obligations qu’ils contractaient. L’emprunteur se présente devant la banque, accompagné de sa femme et de ses enfants, ou de son père et de sa mère, afin d’hypothéquer la dette sur l’honneur de toute une famille. Deux registres sont ouverts l’un a été nommé, non peut-être sans un peu de pompe, « le grand-livre de l’estime publique de la commune, » où s’inscrivent les noms de ceux qui ont tenu leur parole ; sur l’autre, figurent les noms des débiteurs de mauvaise foi. Vainement pourtant les conseils de la presse, du pouvoir ont parlé ; cette idée est loin d’avoir produit ce qu’elle doit donner un jour.

La Société dite de Crédit du Prince impérial, née d’une pensée d’humanité et de l’intelligent désir d’élever la condition morale et matérielle des masses, pensée honnêtement et sagement politique qui tend à l’union des classes, a pris une solide assiette après de laborieux commencements. Elle fonctionne aujourd’hui avec succès, et fait une somme de bien qu’on ne saurait plus nier. Il n’est que juste d’en faire honneur d’abord à l’inspiration touchante qui l’a conçue, ensuite à la persévérance infatigable et à l’habile direction de M. Frémy. Ce qui frappe surtout dans le dernier rapport de M. l’archevêque de Paris (1863-1864), c’est la ponctuelle exactitude avec laquelle les emprunteurs ont effectué leurs remboursements, heureux symptôme pour les institutions du même genre appelées à se développer sans aucune intervention tutélaire ! Ainsi, avec un capital de 1.600.000 fr. environ, qui est destiné à s’accroître, la Société a pu venir en aide à un grand nombre d’ouvriers dans la détresse ; leur fournir, par de légers prêts, le moyen de se procurer des outils ou des matières premières. La Société a étendu dans les départements sa secourable intervention. À Rouen et dans d’autres villes du département de la Seine-Inférieure, les fileurs de coton, manquant de travail, se sont transformés peu à peu, grâce aux encouragements de la Société, en fileurs de laine. Tous ils ont dû bénir la main ingénieusement généreuse qui leur venait en aide sous une forme qui respecte la dignité de celui qui emprunte, sans exclure la reconnaissance pour le service rendu !

Quant aux prêts d’honneur, ils ont réussi en Italie, ils réussiront en France par suite des progrès dans l’instruction et la capacité professionnelle, et de l’habitude plus grande du crédit ; du moins telle est notre espérance. Croit-on aussi qu’outre les ouvriers, le petit commerce n’y trouverait pas un secours précieux ? Naguère un honorable industriel de Paris émettait cette idée, dont il demandait peut-être un peu singulièrement la réalisation à M. Thiers, qui voulait faire une fondation utile du prix de 20,000 francs accordé par l’Institut à l’Histoire du Consulat et de l’Empire. M. Duchêne, fabricant de jouets, faisait la proposition suivante : Diviser un capital, soit de 20,000 fr., en vingt parts égales, et les prêter à vingt petits fabricants d’articles de Paris pour cinq ans, à 5 %, et remboursables de six mois en six mois, par somme de 100 fr. Les vingt fabricants pourraient, disait-il, être désignés, soit par la chambre du commerce, soit par le conseil des prud’hommes. M. Duchêne appuyait sa proposition de développements curieux sur l’état des petites industries parisiennes, auxquelles un crédit de 1,000 fr. permettrait d’atteindre un certain degré de prospérité. Je n’entends point indiquer cette voie ni aucune autre. Je signale tout ce qu’il y a et tout ce qu’il peut y avoir, le temps et le bon vouloir aidant, d’ingénieusement fécond dans l’initiative des individus et dans la puissance de la libre association. N’est-ce pas le lieu de répéter le mot si juste et si vrai de Voltaire « On ne veut pas assez ; les petites considérations sont le tombeau des grandes choses ! » Parmi ces petites considérations, il faut placer les petites haines, les petites rivalités, les petits sentiments, quels qu’ils soient. On ne fait rien sans âme. Les exemples que j’ai cités prouvent que l’âme et le calcul peuvent fort bien aller ensemble.

Dieu me garde de parler autrement qu’avec respect et sympathie de nos caisses d’épargne, ces auxiliaires si efficaces de la morale dans les classes ouvrières, les seules institutions de crédit populaire qui aient chez nous un passé ! Que de sophismes n’a-t-on pas entassés contre elles ! L’avenir aura peine à concevoir qu’il se soit trouvé des publicistes pour soutenir que les caisses d’épargne ne servent qu’à faire pénétrer des habitudes d’égoïsme dans la classe ouvrière ; comme si de toutes les formes de l’égoïsme, la plus honteuse n’était pas celle qui confine l’homme dans la jouissance immédiate ; comme si le sacrifice du présent à l’avenir, du plaisir brutal au futur bien-être n’était pas noble et difficile ; comme si, enfin, à ces calculs intéressés ne se mêlaient pas les sentiments sympathiques qu’inspirent le devoir et les saintes prévoyances de la famille ! Pour moi, je considère comme un progrès moral cette disposition de l’homme moderne qui l’éloigne de croire, comme le faisaient plus volontiers nos aïeux, à cette Providence aveugle, laquelle se plairait à l’imprévoyance, et accorderait à tous d’une main prodigue et banale le salaire sans le travail. Nous croyons aujourd’hui à la puissance des efforts personnels. La confiance en Dieu la plus entière n’exclut pas chez nous le souci de notre destinée. Voilà pourquoi il y a des caisses d’épargne, même à Rome. Elles sont nées sous les auspices du pontife le moins favorable aux sentiments et aux idées modernes, Grégoire XVI. Ce pape, dans l’intérêt bienveillant qu’il portait aux ouvrièrs, n’a pas cru déroger en recommandant du haut de son siège l’usage de ces établissements. « Le jour du Seigneur, écrivait-il, sera mieux sanctifié, parce qu’on y épargnera l’argent dépensé à jouer et à boire. Les délits diminueront, car la misère et la faim conduisent certainement au mal. La preuve que la caisse d’épargne engendre l’amour de l’ordre n’éclate-t-elle pas dans ce témoignage rendu par M. Benjamin Delessert, un des hommes qui ont le mieux mérité de cette utile institution, que pas un déposant aux caisses d’épargne n’a subi de condamnation devant les tribunaux, et plus récemment par le directeur de la caisse de Paris, attestant que pas un seul n’avait encore été poursuivi pour fait d’émeute, d’insurrection, d’association politique illicite ? Étranges moralistes et politiques plus singuliers encore, ces écrivains qui ont soutenu sérieusement que la loterie était une institution favorable à l’esprit de Conservation sociale, parce qu’elle ouvrait une perspective illimitée à l’espérance, parce qu’elle étourdissait le pauvre sur ses maux, parce qu’elle promettait à son imagination la jouissance prochaine de tant de biens étalés sous ses regards, parce qu’elle tuait ainsi l’envie en alimentant l’illusion ! Nous n’aurions jamais soupçonné ce merveilleux effet de la démoralisation systématique du peuple. Puisqu’on veut à toute force de la poésie dans ce domaine des choses positives, n’y en a-t-il pas, et de meilleur aloi, dans ces caisses d’épargne où l’ouvrier vient placer franc à franc ses rêves d’avenir ? La grande quantité de livrets appartenant à des mineurs témoigne si l’esprit de famille est étranger à ces philanthropiques établissements.

Je m’associe donc du plus grand cœur à tout le bien qu’on a dit et qu’on peut dire des caisses d’épargne, et je reconnais que les faits répondent à ceux qui ont prétendu qu’elles atteignaient mal leur but de venir en aide aux classes ouvrières. Ce sont, sans aucun doute, les ouvriers qui y figurent pour la plus large part, soit quant au nombre des déposants, soit quant à la somme des versements. Je suis d’avis qu’un livret pour 32 habitants, que 444 caisses d’épargne avec plus de 200 succursales, qu’une moyenne, enfin, de dépôts égale à 300 fr. pour chaque déposant, chiffres des derniers relevés, constituent d’assez beaux résultats, moindres pourtant que ceux qu’obtient la Grande-Bretagne, où l’épargne atteint presque au double ; comparaison qui m’humilierait un peu pour nos ouvriers, je l’avoue, si, par un triste revers de médaille, cette industrieuse et riche population anglaise, adonnée au travail des champs et des manufactures, n’accordait à l’intempérance un budget plus grand encore qu’à l’épargne, si tandis qu’en 1843 l’épargne ne recueillait encore pour toute la Grande-Bretagne que 612 millions, la seule Angleterre n’avait consommé la même année plus de 685 millions en liqueurs fortes ! Mais la grandeur des résultats ne doit pas nous faire illusion. Y a-t-il assez de caisses d’épargne dans notre pays ? Que sont les quelques succursales de Paris en comparaison des cent bureaux que la loterie tenait ouverts ! Combien l’éloignement ne met-il pas obstacle aux bonnes résolutions ? Combien de déplacements devant lesquels on recule, et qui, dans les campagnes, paraissent entraîner trop de temps perdu ?

À dire toute la vérité, les caisses d’épargne créent pour le gouvernement un embarras et une charge. De là résultent, dans l’organisation et dans les statuts de ces établissements, des mesures préjudiciables à leur utile développement. Par une conséquence nécessaire de cette immixtion, tous les essais faits pour tirer un bon parti de l’idée fausse qui unit financièrement les caisses d’épargne à l’État n’ont abouti à rien de satisfaisant. Depuis 1818, date de leur fondation en France, jusqu’en 1829, les dépôts devaient s’employer en acquisitions de rentes à 5 %. Plus tard, le Trésor fut chargé de la gestion des fonds des caisses d’épargne. Qu’en résulta-t-il ? C’est que, les règlements de la trésorerie lui défendant de placer ses capitaux au dehors, des sommes considérables étaient condamnées à l’inaction, et quelle situation était faite à l’État, obligé de payer sur cette partie de la dette flottante un intérêt annuel de 4 %, tandis qu’il lui était facile d’obtenir ailleurs, au moyen d’émission de bons du Trésor, autant de fonds qu’il en voulait à 2 ½ ou 3 % ? Que l’on joigne à cela que la masse des dépôts augmentait rapidement, et l’on comprendra que la nécessité de retirer cette gestion au Trésor devenait évidente. Ce fut le but de la loi de mars 1837. Tout le monde sait que depuis cette époque, c’est la caisse des dépôts et consignations qui est chargée des fonds, avec la faculté de les employer, soit en rentes sur l’État, soit en actions de canaux, soit en prêts aux communes, soit enfin en bons du Trésor. Avait-on remédié par là aux vices de la situation ? Il fallut bien reconnaître que les achats de rente, destination habituelle de ces fonds, avaient pour effet d’augmenter assez stérilement l’afflux des capitaux à la Bourse ; que ce système présentait l’inconvénient sérieux de soumettre le capital des dépôts à toutes les fluctuations de la rente, et de suspendre sur les caisses d’épargne la menace incessante d’un découvert. Cela put aller toutefois sans des inconvénients trop énormes tant que la caisse de dépôt put acheter des rentes au-dessous du pair ; mais, les fonds des caisses s’accroissant toujours, et d’un autre côté la rente cessant de présenter un intérêt égal à celui qui est dû aux caisses d’épargne (4 %), la caisse des dépôts et consignations ne se soucia pas de rester à découvert, et au lieu de continuer ses emplois de fonds, elle préféra dès lors en laisser la plus grande partie au Trésor, ce qui, ramenant l’institution, à peu de chose près, sous le régime vicieux qu’on avait voulu corriger, rendait nécessaire une loi nouvelle. Cette loi du 22 juin 1845, quel remède efficace a-t-elle apporté ? A-t-elle changé ce qui paraissait être l’important, la destination des fonds ? Aucunement ; elle ne songea qu’à limiter la quantité des dépôts en fixant à chacun d’eux un maximum plus restreint encore que celui qui existait. En Angleterre, le maximum des dépôts est de 5,000 francs pour chaque déposant ; en France, il n’était déjà que de 2,000 dans la plupart des caisses, et de 3,000 par exception. Il ne fut plus que de 1,500 francs ; on permit seulement que la somme s’élevât à 2,000 par l’accumulation des intérêts. La loi de 1851 a encore réduit ce chiffre en le portant à 1,000 francs. Ainsi une vertu qu’on ne saurait trop encourager dans les classes populaires s’est trouvée, de par la loi, soumise à une entrave ; on lui a dit : Tu n’iras pas plus loin.

On allègue, à titre de compensation, que ces dépôts, fruits sacrés du labeur et de la privation, jouissent d’une sécurité que l’État seul peut garantir. Je ne conteste pas la sûreté qu’offre ce placement dans les temps calmes. En est-il de même dans les époques de crise et de révolution  ? Les crises mettent le gouvernement sous le coup d’une demande immédiate de remboursement intégral. On l’a vu après la révolution de février : les déposants assiégèrent les bureaux, pressés par le besoin et par l’inquiétude. Il s’agissait pour l’État obéré, aux prises avec mille difficultés financières, de rembourser la somme de 355,087,717 francs, dont 80 millions à Paris seulement. Il fut facile au gouvernement provisoire d’afficher sur les murs que, de toutes les propriétés, la plus inviolable était l’épargne du pauvre ; que les caisses d’épargne étaient placées sous la garantie de la loyauté nationale ; il put même décréter que l’intérêt de 5 % serait alloué aux caisses ; ces solennelles déclarations ne pouvaient prévaloir contre une terrible nécessité ! Le remboursement en espèces fut suspendu par un autre décret, ou plutôt limité à la somme de 100 francs par livret : la conversion du surplus fut offerte moitié en bons du Trésor à 4 et à 6 mois, moitié en rente 5 % au pair. À ce moment les bons du Trésor s’escomptaient à 30 ou 40 % de perte, et la rente était à 70 ; c’était donc une véritable banqueroute. L’émotion fut immense. La moralité publique elle-même paraissait mortellement frappée par ce déni de justice. Tant de privations pour aboutir à la misère, à la déception ! Nul coup plus funeste ne pouvait être porté au crédit dans l’imagjnatton des masses. Le décret du 7 juillet suivant fut un commencement de réparation. L’État renonça à offrir les rentes au pair, et fixa le taux de 80, clause injuste encore, à laquelle s’ajouta la conversion rendue obligatoire, même pour les déposants qui ne réclamaient aucun remboursement. Jaloux de réparer le mal, autant qu’il était possible, le gouvernement, par la mesure du 21 novembre, accorda aux déposants ce qu’on a appelé une compensation. Les dépôts qui avaient été convertis en rentes au taux de 80 francs furent bonifiés de la somme de 8 fr. 40 c. pour 5 francs de rente, différence entre 80 fr. et 71 fr. 60 c., cours moyen des trois mois qui avaient précédé le jour où la conversion fut ordonnée. Tout ceci équivalait à une liquidation des caisses d’épargne, liquidation qui se résolut elle-même en frais énormes. Le lien financier qui unit les caisses d’épargne à l’État est donc regrettable de tous points. Des caisses d’épargne indépendantes offriraient de tout autres ressources. Ceux qui ne conçoivent ni développement ni sécurité en dehors de l’action de l’État feront bien de s’enquérir de ce qui se passe en Allemagne. Ils y verront que les caisses d’épargne y ont pris, particulièrement en Prusse, sous le régime de la liberté, le plus remarquable essor. On ne craint pas d’y voir la masse des dépôts s’élever à de trop fortes sommes. Libres de canner leurs fonds aux emplois les plus fructueux, elles deviennent à leur tour les commanditaires du travail. Au lieu de remettre leur argent aux mains de l’État, qui n’en sait que faire ou qui ne sait comment le leur rendre, suivant les temps, elles les remettent à l’industrie, à l’agriculture. Le lien des caisses de dépôt avec les banques qui font des prêts offre l’idéal même du crédit fécond. Partout où les caisses d’épargne s’isoleront dans leurs fonctions, elles ne vivront que d’une vie incomplète, sous l’empire de règlements restrictifs à l’excès, et elles ne rendront au travail qu’une faible partie des services qu’il peut en tirer. Aujourd’hui que les masses ont pris le chemin du crédit, et même n’ont montré que trop de penchant dans ces derniers temps à confier leurs économies aux entreprises équivoques et aléatoires de la spéculation, comment craindraient-elles de se confier à de solides établissements entourés de toutes les garanties désirables ? Pourquoi, du moins, la concurrence d’établissements libres de ce genre ne serait-elle pas autorisée à se produire ? L’uniformité des règlements est-elle si précieuse qu’il faille y sacrifier tout progrès et la fécondité même du crédit ?

Je ne veux plus parler de l’intervention de l’autorité publique qu’en ce qui concerne la seule institution de crédit populaire qui fasse des prêts, les monts-de-piété. En fait de crédit populaire, c’est l’enfance de l’art. On nous répète avec une pieuse persévérance que l’objet primitif de ces établissements qui datent du XVe siècle, époque où ils furent institués en Italie, cette première partie du crédit et de l’économie politique, c’était de combattre l’usure des juifs et des Lombards, et de ceux qu’on appelait les Cahorsins, seul recours des malheureux ouvriers dans les moments de détresse. On nous fait observer avec plus d’à-propos qu’en Angleterre, unique pays peut-être où ces institutions populaires n’existent pas, les ouvriers pressés par le besoin sont forcés de s’adresser aux pannbrokers, qui leur prêtent à des taux énormes (30 et 40 % !). Cela ne prouve rien, sinon qu’en fait d’usure nos monts-de-piété se montrent moins exigeants, ils se contentent de 15 et de 10 %, sous la même législation qui prétend fixer un maximum au taux de l’intérêt, et qui, au moment où j’écris ces lignes, poursuit comme délit l’intérêt dépassant 5 % en matière civile et 6 % en matière commerciale. L’admirable image du crédit populaire parmi nous que des prêts qui, dans une ville comme Paris, s’effectuaient, il y a quelques années encore, au taux de 18 % ! Ce n’est plus que 9 aujourd’hui, dit-on. Et quel genre de prêt ? il faut que tout y passe, ustensiles, objets de ménage nécessaires à l’usage quotidien et quelquefois même au travail ! Quel vaste capital, au bout de l’année, rendu inutile entre les mains de ses détenteurs, au double préjudice des ouvriers emprunteurs et de la société tout entière ! Il existe à Lyon une caisse de prêt qui fait des avances à 5 et 6 % aux chefs d’atelier sur leurs outils en leur en laissant l’usage. Pourquoi est-ce un exemple isolé ? Mais que dire de cette clause sans pareille par laquelle les bénéfices des monts-de-piété appartiennent de droit aux hospices ? N’est-elle pas à elle seule une curiosité des plus étranges ? N’est-il pas singulier que de pauvres gens, qui ont eux-mêmes besoin d’être assistés, fassent les frais de l’assistance publique, et que l’argent gagné sur les indigents d’une façon usuraire aille secourir les malades ?

Au sujet des monts-de-piété, on a signalé un fait curieux. Les années de prospérité sont celles où le nombre des engagements et l’importance des sommes prêtées augmentent le plus. N’est-ce pas là aussi une étrange anomalie ? Les explications qu’on en donne attestent elles-mêmes que les monts-de-piété tels qu’ils sont aujourd’hui constitués sont loin de remplir suffisamment l’objet de leur institution. Ainsi les monts-de-piété abaissent d’ordinaire le maximum de leurs prêts dans les temps de crise. Il paraît que le petit commerce et la petite industrie, faute d’établissements de crédit, tendent à en devenir la clientèle la plus considérable, et vont demander des moyens de faire des affaires à une institution uniquement destinée à procurer quelques ressources à la misère. Enfin, dans les années de crise, beaucoup de gens préfèrent vendre les objets mobiliers sur lesquels ils ne recevraient que des sommes trop faibles et à la condition de payer de gros intérêts. Tout cela ne prouve pas que les monts-de-piété ne font aucun bien, mais cela prouve à merveille combien c’est une institution imparfaite.

Comprendra-t-on enfin que si les monts-de-piété n’étaient point des établissements de monopole, il n’en serait pas ainsi ? Si l’autorité ne leur dictait pas les règlements qui les entravent, il est de toute évidence que leurs fonds recevraient une destination plus fructueuse qui leur permettrait de diminuer leurs intérêts. Je ne voudrais d’autre preuve du succès qu’aurait la liberté pleine et entière que le succès de cette liberté bâtarde représentée par les agents intermédiaires qu’on appelle les commissionnaires. La faveur qu’ils rencontrent dans les masses, lesquelles confient à leur entremise, pourtant assez onéreuse, environ les quatre cinquièmes des engagements dans une ville comme Paris, témoigne bien que la liberté et la concurrence qui vient à sa suite seraient ici fécondes comme partout ailleurs.

Concluons qu’il s’en faut de beaucoup que tout soit chimère et utopie dans l’idée du crédit populaire, c’est-à-dire du crédit rendu plus accessible. Ce n’est pas vainement que le socialisme a vu là il y a quelques années une des questions de ce temps-ci. D’aussi vastes mouvements d’idées que celui qui se résume dans ce qu’on a désigné par ce mot de socialisme ne se produisent pas, sachons-le bien, sans un fond de réalité. Quand ils sont arrivés au terme de leur folie, la science n'a pas épuisé son œuvre en les réfutant ; il lui reste une tâche plus difficile, mais non moins utile, celle de dégager des aspirations de l'esprit innovateur ce qui est vrai est praticable, et de désarmer l'utopie en donnant satisfaction au progrès. L’erreur du socialisme, je ne parle que de son erreur fondamentale, car il fourmille d'erreurs de détails et d'applications, c'est de voir et de faire voir aux ouvriers une providence dans l'État. C'est par-là qu’au lieu d'être un remède à nos mots, il est devenu lui-même une maladie de l'esprit public. La vraie économie politique n'atteint son but que lorsqu'en soulageant les hommes d'une partie de leurs souffrances, elle les a guéris du penchant qui les portent à s'adresser aux sorciers et aux charlatans, trop heureuse quand elle a réussi à découvrir un peu d’or au fond du creuset des alchimistes de l'économie sociale !

Le crédit populaire est une idée grande, et féconde qui déjà porte d’heureux fruits. Ce qui demeure certain, c’est qu’il importe à son avenir de voir, non se resserrer, mais se détendre les liens de la centralisatian et les entraves réglementaires. La liberté et la responsabilité sont la condition et la vie des nations modernes. Le soin que mettent aujourd’hui les ouvriers à proclamer que c’est à leurs propres efforts qu’ils veulent devoir la constitution de leur crédit est un bon signe, s’il ne s’y mêle pas d’idée fausse de papier-monnaie. L’expérience s’unit à la théorie pour montrer qu’à mesure qu’il devenait plus libre et qu’il se constituait lui-même, au lieu de se laisser constituer par une prévoyance plus ou moins arbitraire et fautive, le crédit devenait plus souple dans ses mouvements, plus varié dans ses applications utiles, plus sûr dans ses effets, plus fécond pour la richesse générale et plus profitable aux habitudes de moralité populaires entretenues par le travail, la tempérance et l’économie. C’est dans cette voie qu’est le salut de ces masses laborieuses qui ont entrepris la plus respectable des tâches et la plus digne d’encouragement, celle de s’affranchir du besoin par l’épargne, modeste puissance qui, à une époque antérieure, a dénoué les chaînes du servage et développé l’irrésistible puissance du tiers état.


  1. En outre de l’argent que les sociétaires empruntent sous leur engagement collectif, la banque se crée un fonds de roulement par le droit d'admission que paye chaque sociétaire une fois pour toute, et par les cotisations mensuelles ou annuelles des sociétaires. Dans presque toutes les banques d'avance, le droit d'admission est d'un demi-thaler (3 fr. 75 c.) pour toute l'année : voilà certe un sacrifice que l'ouvrier le moins favorisés par le sort peut s'imposer sans grande gêne. Au surplus, l'argent qu'il verse dans la caisse de la banque n'est pas une dépense, mais un placement ; Ces versements successifs constitue au sociétaire des boni au prorata desquels se répartissent les bénéfices à la fin de chaque exercice.
  2. On trouvera la description de ce mécanisme et d'intéressant renseignements sur les diverses banques à l'usage des masses dans l'ouvrage de M. Batbie : le Crédit populaire.
  3. M. Laurent, dans son ouvrage sur le paupérisme et les sociétés de secours mutuel, cite quelques fondations survivantes : celle de M. le baron de Damas à Hautefort : celle de M. Paul Dupont à Saint-Astier ; celle de Chervais et de Tourtoirac : de Saint-Mexaint, et de Beaumont (Nièvre). Quelques sociétés de secours mutuel cherchent aujourd’hui à mettre en pratique le prêt d’honneur. Les sociétés de Figeac, de Pézenas, de Raismes, sont entrées dans cette voie. On est forcé d’avouer que ces tentatives se présentent avec un caractère de timidité et de réserve qui fait contraste avec ce que nous voyons pour les prêts effectués en Écosse au profit des classes ouvrières et rurales. Le maximum des prêts, pour les banques de prêts d’honneur, était fixé par le projet officiel de 1880 à 200 fr. ; la société de Figeac a fixé le maximum de ses prêts à 30 fr., remboursables par dixièmes. Les sociétés de secours mutuel peuvent-elles faire beaucoup mieux sans altérer leur nature et sans compromettre leur existence ? Peut-être non. Mais des avances ne dépassant pas 80 fr. et même 200, n’assimilent-elles pas les institutions qui les font, beaucoup moins à des banques venant en aide à la petite industrie, qu’à des monts-de-piété offrant sans gages des ressources momentanées à la misère.