La Liberté du travail, l’association et la démocratie/3

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LA LIBERTÉ DU TRAVAIL
ET LA DÉMOCRATIE



CHAPITRE PREMIER

LA LIBERTÉ DU TRAVAIL.


I


Trois systèmes se disputent aujourd’hui les préférences de la démocratie française ; le système communiste, plus ou moins complet et conséquent, ayant pour caractère de remettre aux mains de l’État la totalité des services, ou du moins une masse considérable de ces services aujourd’hui remplis par l’activité privée ; le système préventif et réglementaire qui n’est qu’un communisme mitigé ; enfin, le système libéral qui a tout à la fois à se défendre contre les attaques que la théorie lui adresse et contre les atteintes que la pratique lui fait subir.

Je ne daignerai pas réfuter pour la millième fois le communisme, cet étouffement de toutes les libertés civiles et politiques, cet anéantissement de la personne elle-même au profit de l’État, cette organisation en grand, non pas du travail, comme on le dit, mais de la paresse, car l’effet bien connu de tout régime de communauté est d’énerver le mobile de l’intérêt privé pour y substituer le ressort relativement bien faible, quand il s’agit, non de se battre, mais de travailler, de l’intérêt général. A quoi conduit un tel système ? On a pu le voir plus d’une fois, au jeûne universel.

Que les amis de l’organisation du travail par l’État ne nous reprochent pas de confondre avec le communisme tous les plans que le socialisme a conçus. Pour aller jusqu’au communisme, il ne leur faudrait qu’un peu plus de logique. Fourier, lorsqu’il règle la répartition des produits, tient compte de ce triple élément le travail, le talent, le capital. Le communisme ne déborde-t-il pas pourtant dans le phalanstère ? N’est-ce pas une organisation uniforme ? A quoi servirait-il de reprendre les uns après les autres les systèmes de Cabet, de Louis Blanc, d’Owen, de Saint-Simon ? C’est une tâche qui a été remplie et bien remplie. Après tout, il n’est guère à craindre que la France se mette à la gamelle communiste. On dit qu’il y a encore dans nos campagnes des communistes qui rêvent le partage des terres. Faut-il prendre au sérieux ce rêve imbécile de la cupidité ? Que quelques paysans endettés ou envieux, peut-être l’un et l’autre, regardent le château avec une haine jalouse du fond de leurs chaumières, qu’ils attendent l’occasion d’agrandir leur parcelle aux dépens du parc ou de la forêt de leur voisin, qu’est-ce en présence de la grande masse de la propriété territoriale moyenne et petite, plus soucieuse de garder son bien que de prendre celui d’autrui ? Ce communisme envieux du bien d’autrui a existé de tout temps. Il a été prévu par celui des commandements divins qui enjoint de ne point convoiter ni le champ du prochain, ni son âne, ni sa femme. On trouve de tels communistes ailleurs que parmi les pauvres ; le monde en est rempli ! Avons-nous donc plus à craindre ce communisme partiel qui prétendait faire accaparer le commerce par l’État, en laissant l’industrie et l’agriculture au travail libre, comme si le commerce se séparait si facilement de la production, comme si une absorption ne menait pas à une autre ? En vérité, non. Il ne se rencontrera jamais un peuple assez dépourvu de sens pour faire de l’État le commerçant universel, achetant par ses agents, revendant par ses commis, instituant des fonctionnaires boulangers, bouchers, épiciers, sans avoir aucune des qualités déliées, rapides, sûres, qui conviennent à ce rôle, auquel s’adaptent si mal les lourds procédés de la routine et les rouages embarrassés de la bureaucratie.

Le système réglementaire constitue un danger bien plus sérieux. La démocratie l’invoque souvent encore dans l’intérêt des masses. Elle avoue que le système réglementaire a mal réussi dans le passé. Il ne lui déplaît pas de tourner en ridicule ou de peindre sous d’odieuses couleurs cette immixtion oppressive et tracassière de l’autorité fixant jusqu’au nombre des fils qui entraient dans le prix d’une étoffe, infligeant à quiconque s’écartait d’un règlement minutieux, même pour agréer au consommateur, la peine de la prison ou du carcan, tout au moins la destruction de sa marchandise. Elle cite avec mépris tant d’absurdes prohibitions, et ces interdictions bizarres qui défendaient aux brodeurs d’employer d’autre or qu’à huit sous le bâton ; aux chandeliers de ne mélanger que dans une proportion déterminée le suif de mouton et le suif de bœuf ; aux savetiers de raccommoder au delà du quart ; aux cuisiniers-oyers qui vendaient des saucisses, de vendre des boudins ; que sais-je encore ? Pourquoi donc, en face de souvenirs encore si présents, cet appel si fréquent fait par la démocratie à l’autorité ? Il y a à cette question deux réponses. D’abord la réglementation joue encore un grand rôle dans notre société. Elle y tient une telle place qu’on aurait beaucoup plus à faire d’énumérer tout ce qui est réglementé que ce qui ne l’est pas. Je ne parle même pas ici des monopoles qui subsistent, je n’indique que les interdictions trop générales de se livrer à certaines professions, la nécessité de l’autorisation préalable, et tous les règlements abusifs qui attestent toute la part faite au système préventif. L’exemple est donc tentant. La seconde réponse, c’est qu’il est dans notre nature de recourir à la réglementation pour le bien comme pour le mal ; la philanthropie s’irrite des lenteurs inséparables de la liberté et trouve le recours à l’autorité plus expéditif et plus sûr. Réglementation des heures de travail, réglementation des salaires, réglementation des prix, réglementation partout, même en faisant au préalable un salut à la liberté. L’intérêt populaire est aujourd’hui le grand mobile de l’esprit réglementaire dans les écoles dites avancées, de même que les écoles arriérées persistent à l’invoquer dans l’intérêt de la bonne qualité du produit.

Comment s’en étonnerait-on ? On a beau être révolutionnaire, on porte en soi une tradition : Robespierre imitait les procédés de l’inquisition ; la Convention a poursuivi le même but de centralisation absolue que Louis XIV ; la République s’est permis au nom du peuple plus d’excès encore que la monarchie absolue au nom de l’État. La tradition de la France, c’est la réglementation. Toutes les libertés ont d’abord été des privilèges. Le roi se croyait propriétaire des biens et des personnes, les sujets n’étaient censés avoir le droit naturel ni de travailler, ni de posséder. Ils ne l’exerçaient que comme usufruitiers, par tolérance ou par octroi. Cette doctrine, qui était celle de Louvois et de la Sorbonne, et qui s’affiche dans bien des documents officiels, avait pour conséquence de la part de l’État le droit de réglementer, pour ainsi dire, à chaque pas l’exercice des droits qui émanaient de lui. Il paraissait juste, et il l’était jusqu’à un certain point, qu’une corporation qui ne devait qu’à l’autorité le privilége d’exercer exclusivement une industrie, ne l’eût que sous certaines conditions. Le monopole a dans la réglementation sa rançon inévitable. L’énormité des droits actuels de mutation vient de l’idée que l’État est propriétaire éminent. De là toutes les chaînes qui ont longtemps pesé en commun sur la propriété et sur le travail. Comment donc la tentation de faire servir l’esprit réglementaire au plus grand avantage des faibles et des pauvres, ne serait-elle pas encore aujourd’hui le mirage de la démocratie ? – Mirage trompeur ! toutes ces mesures manquent leur but ; elles troublent le travail, elles inspirent des espérances illimitées autant qu’illusoires à ceux qui doivent en profiter ; elles leur ôtent l’énergie, la prévoyance, le ressort intérieur. Que de mal n’ont point fait les fixations philanthropiques de salaires, les mesures de maximum, inspirées par une pensée de charité ou de popularité ! Les salariés en ont souffert plus que les entrepreneurs, les pauvres en ont pâti plus que les riches.

Qu’on cesse d’abuser au nom de la démocratie de ces maximes spécieuses, mais plus fausses encore, qu’il vaut mieux prévenir que réprimer, et que le droit de l’État est supérieur au droit des individus. La maxime, qu’il vaut mieux prévenir que réprimer est vraie moralement, je le reconnais, dans une très-large mesure. L’éducation est elle-même un grand système préventif. Mais pour être vraie politiquement, il faudrait que ceux qui sont chargés de prévenir les écarts des autres ne fussent pas eux-mêmes exposés à toutes les erreurs et à toutes les faiblesses de la condition humaine. C’est.ce que nous n’accorderons à personne. Encore il resterait à se demander si des êtres libres et faillibles ne sont pas mille fois supérieurs à des automates impeccables. Les jésuites du Paraguay avaient bonne intention, les Indiens qui leur obéissaient avec une docilité d’enfants n’étaient pas sans de bonnes qualités, et pourtant … quel triste gouvernement et quel triste peuple ! Le grand souci des lois doit être qu’en prévenant le mal elles n’empêchent pas le bien et ne produisent pas plus de mal qu’elles n’en préviennent. Prenez donc garde de toucher à la liberté humaine ! si ce qui est mauvais sort d’elle, tout ce qui est bon en dérive. On ne peut l’atteindre sans frapper l’humanité au cœur. L’expérience a réfuté cent fois cette assertion si souvent répétée encore par les organisateurs que l’autorité, voyant de plus haut, voit mieux. C’est justement parce qu’elle voit de plus haut et de plus loin qu’elle voit plus mal.

Quant à la maxime que le droit de l’État est supérieur à celui des individus, je dirai tout simplement qu’elle m’épouvante. Pour peu qu’on la presse, on ne tarde pas à en voir sortir toutes les oppressions. La supériorité de l’État sur les individus, qu’est-ce ? Rien de plus que la nécessité d’une autorité investie de la tâche de réprimer le désordre et de quelques autres attributions très-limitées. Prise absolument, je ne sache au monde rien de plus faux. Il y a des droits préexistants à l’État ; car l’individu lui-même lui préexiste. La loi garantit, elle ne crée pas la liberté et la propriété individuelles ; la sphère du travail notamment appartient à l’activité privée, parce que ce sont les individus qui ont le droit et le devoir de vivre par le travail, et non pas l’État qui a le droit et le devoir de les faire vivre. Qu’est-ce que l’Etat d’ailleurs ? Hier, c’est Louis XIV, aujourd’hui, c’est Robespierre ou Danton ; demain, ce sera Napoléon ; après demain, ce sera de nouveau le roi légitime. À propos d’une loi très-dure sur la presse, qui invoquait des mesures préventives, Royer-Collard disait : « Dans la pensée intime de la loi il y a eu de l’imprévoyance, au grand jour de la création, à laisser l’homme s’échapper libre et intelligent au milieu de l’univers. De là sont sortis le mal et l’erreur. Une plus haute sagesse vient réparer la faute de la Providence, restreindre sa libéralité imprudente, et rendre à l’humanité sagement mutilée le service de relever enfin à l’heureuse innocence des brutes ! … Juste punition d’une grande violation des droits publics et privés qu’on ne puisse la défendre qu’en accusant la loi divine ! … » Ces paroles s’appliquent à la liberté du travail aussi bien qu’à toutes les autres libertés.

On ne se contente pas de nos jours d’adorer la centralisation ; on attaque la concurrence, on veut la détruire ou la restreindre artificiellement. La concurrence, c’est le nom impopulaire de la liberté. Je demande à présenter ici aux écoles dites avancées quelques réflexions bien simples. Au fond qu’est-ce qu’un tel procès, sinon le procès fait sans justice, je dirais sans respect et sans piété par une fille à sa mère ? La libre démocratie est-elle autre chose en effet que la concurrence en œuvre ? La démocratie, c’est le pouvoir mis au concours, c’est le principe du mérite personnel primant toutes les supériorités héréditaires et toutes les combinaisons instituées en vue d’une nécessité réelle ou prétendue d’ordre public. Comment comprendre que les choses changent de face quand c’est de l’industrie qu’il s’agit ? Supposer la liberté du travail sans la concurrence, c’est supposer pour chaque producteur un marché illimité ; il suffit en effet que deux hommes choisissent la même carrière pour qu’ils soient placés vis-à-vis l’un de l’autre en état de rivalité. Au lieu de deux hommes placez-en mille, l’effet sera le même en redoublant d’intensité. Je dis que c’est inévitable, je me hâte d’ajouter que c’est démocratiquement excellent. En règle générale, on peut soutenir que le marché appartient à ceux qui le fournissent le mieux, à ceux qui agréent le mieux aux consommateurs. Prétendre que le marché appartient au plus voleur, cela peut être l’amusement d’un quart d’heure de conversation, le paradoxe d’un homme d’esprit. Le bon sens répond qu’avec les arguments de ce genre, on aura beau jeu aussi contre la propriété, contre la famille. La vérité est que le commerce loyal, probe, honnêtement habile, l’emporte à la longue et presque toujours sur le commerce sans honneur. C’est là un axiome sur lequel il semble puéril de contester. La concurrence peut entraîner les faibles et les besoigneux à des manœuvres déloyales. Mais le cas général, c’est qu’elle pousse la masse des concurrents à l’emporter par la loyauté comme par le reste. Donc le principe démocratique: l’empire aux plus dignes et aux plus capables, reçoit satisfaction par la concurrence. Cet autre principe démocratique, qu’il faut que tout le monde vive, et vive en homme, me paraît également satisfait par cet appel fait à un nombre considérable d’individus de venir déployer leurs forces dans une arène ouverte à tous. La liberté du travail multiplie les moyennes et les petites entreprises. Où le monopole aurait mis des ouvriers, elle fait des maîtres.

Si la concurrence n’était attaquée que par les adversaires radicaux et systématiques, qui proposent de l’effacer d’un trait de plume, et de placer le monde économique refait de fond en comble sur une autre base, comme M. Louis Blanc par exemple, qui a tracé dans son livre de l’Organisation du travail la satire la plus absolue et la plus sanglante du régime de la concurrence que l’on ait peut-être écrite, sans en excepter Fourier lui-même, nous pourrions nous borner à répondre : « O démocrates, les souffrances réelles causées par la concurrence, ce qu’il y a de violent dans ses chocs, d’immoral quelquefois dans ses moyens et de brutal dans ses procèdes, toutes ces ombres au tableau n’empêchent pas qu’elle ne soit en elle-même l’exercice du droit et le véhicule des perfectionnements. Elle est l’analogue de la vapeur dans le monde moral et économique. Elle en a la fécondité et parfois les furieux caprices. Traitez la concurrence comme vous traitez le soleil que vous ne condamnez pas, parce qu’il brûle quelquefois au lieu d’échauffer et de féconder ; comme vous traitez l’eau des fleuves que vous ne considérez pas moins comme essentielle a la fécondité du sol, parce qu’il arrive qu’elle inonde et ravage. Les abus dites-vous. Contre les abus il y a la loi, il y a les mœurs, il y a divers moyens que l’économie politique indique. Qui pourrait dire dès aujourd’hui que la concurrence se manifeste avec l’emportement qu’elle révéla après que la première fougue du travail libre, le rétablissement de la paix en 1815, les inventions nouvelles, et finalement le système prohibitif et protecteur la déchaînèrent au dedans avec un élan d’une violence sans pareille ? » Mais la concurrence est malmenée par des critiques moins violents et peu conséquents ici avec eux-mêmes. J’entends d’ici un grand publiciste à la fois très-démocrate et très-peu socialiste, M. John Stuart-Mill, nier que cette mêlée où l’on se foule aux pieds, où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se marche sur les talons, qui est, dit-il, le type de la société actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l’humanité, au lieu d’être simplement une des phases désagréables du progrès industriel. » Ce tableau, duquel M. Mill fait sortir la critique de la société américaine, dans laquelle, dit-il, « la vie de tout un sexe est employée à courir des dollars, et la vie de l’autre à élever des chasseurs de dollars » est assurément exagéré malgré ce qu’il a d’exact à quelques égards. En tout cas, il n’empêche point M. Mill, qui est un esprit très-libéral de se montrer grand partisan de la concurrence et de blâmer en général les mesures qui y portent atteinte. L’éminent économiste n’aime pas plus que nous plusieurs de ces fusions qui s’opèrent sous nos yeux, ces concentrations exagérées de services faits pour rester individuels, ou pour être remis entre des compagnies rivales. M. Mill fait l’éloge des esprits originaux et des caractères fortement trempés. Il admet que la démocratie ne saurait se passer d’intelligences avisées, de travailleurs énergiques et ingénieux, de capitalistes qui labourent avec une hardiesse féconde le champ de l’industrie ; eh bien ! tâchez donc d’en former dans l’absence d’une forte concurrence et d’une vive émulation  !

Il y a longtemps déjà qu’a commencé cette querelle faite par la démocratie ou en son nom à une des formes inséparables de la liberté économique. C’est un excellent démocrate, un cœur généreux, une belle intelligence, M. de Sismondi, qui a donné cet exemple d’attaquer au nom de l’intérêt populaire, la concurrence, l’industrie, les machines, la division du travail, et ouvert ainsi la voie à ceux qui ont réclamé des règlements pour en modérer l’essor. Il eût été mieux de laisser ce genre d’attaque à J.-J. Rousseau qui regrettait la vie sauvage, à M. de Bonald qui regardait comme diabolique l’invention des banques et celle du télégraphe (même avant le télégraphe électrique), à l’éloquent et fougueux M. Donoso Cortès, qui flétrissait, il y a peu d’années en plein parlement espagnol l’économie politique comme apprenant aux hommes à s’agenouiller devant le veau d’or, et enfin à tous les mystiques de notre temps, gens fort épris de la pauvreté tant qu’il ne s’agit que des autres. La démocratie française veut le perfectionnement des produits, leur abondance ; elle veut l’aisance, et il faut l’en féliciter car l’aisance générale, c’est la dignité pour le grand nombre ; l’aisance, c’est la liberté elle-même, si l’on envisage l’homme dans ses rapports avec la nature et avec les besoins qui l’écrasent ; c’est du moins la condition de la liberté si on le considère dans ses relations avec lui-même et avec ses semblables. Si la démocratie veut ces biens, il faut cesser de parler de mettre un frein arbitrairement à la concurrence. S’il y a une vérité bien établie, c’est que la concurrence est le plus merveilleux agent de bon marché et de progrès ; c’est qu’il y a peu d’inventions qu’elle n’ait fait naître ; c’est qu’elle est fort démocratique dans ses effets, elle qui a permis aux femmes des plus humbles conditions de se couvrir et de se parer d’étoffes qu’autrefois les reines hésitaient à se procurer, comme étant d’un prix trop élevé ; elle qui a mis jusque dans la mansarde ces miroirs pour l’un desquels une grande dame, la comtesse de Fiesque, engageait, il y a deux siècles, une de ses terres ; elle enfin qui a multiplié toute une masse de biens dont nous jouissons sans nous en apercevoir.

Ce qu’on a imaginé de plus fort contre la concurrence, c’est de la présenter comme opposée à l’intérêt des ouvriers. Voila une des raisons qui font que la démocratie la tient encore souvent pour suspecte. Aucune objection n’est pourtant moins fondée. La concurrence favorise l’ouvrier à titre de consommateur par la réduction des prix, et elle tourne à l’avantage du travail par la baisse de l’intérêt des capitaux, impossible sans la concurrence active des capitalistes entre eux ; elle est enfin avantageuse aux travailleurs par l’appel fait à l’intelligence et aux bras, conséquence d’une impulsion vive communiquée à l’industrie. Le monopole peut dicter au travail des conditions léonines en abaissant les salaires au-dessous des besoins, la concurrence des entrepreneurs devient contre de tels abus la sauvegarde des salariés. D’ailleurs une considération domine ici toutes les autres. Toute société qui veut produire assez pour créer à tous ses membres des éléments satisfaisants de bien-être, doit posséder dans son sein un travail fort divisé et des machines très-puissantes, car le capital, cette substance de toutes les améliorations, ne se multiplie qu’à ce prix. Sans la concurrence, qui pousse chacun à s’ingénier à produire dans les meilleures conditions, le travail se divise peu, le nombre des machines nouvelles se réduit. Éloquent et paradoxal censeur de l’économie politique, dont vous faites l’assemblage de toutes les contradictions[1], vous aussi vous accusez la division du travail et les machines d’écraser, d’abrutir l’ouvrier ou de l’asservir ; vous commentez la phrase de Lemontey : « C’est un triste témoignage à se rendre de n’avoir jamais fait que la dix-huitième partie d’une épingle, » Croyez-vous par hasard que le travailleur qui ferait l’épingle tout entière aurait plus d’esprit que celui qui n’en fait que cette fraction, et ne savez-vous pas que l’ouvrier des villes, qui travaille avec l’aide des machines, a en général l’intelligence plus éveillée que les paysans, et surtout que les peuples qui se passent de machines, de tous les plus arriérés ? J’avoue qu’aujourd’hui, sous l’empire de la division du travail, nos ouvriers poussent la spécialité à un point tel que quand leur travail habituel vient à leur manquer, ils ne savent que devenir. C’est à l’éducation que nous demanderons de corriger ce grave défaut qui équivaut pour l’ouvrier à une vraie servitude. Mais en thèse générale accusons l’excès du travail et non sa division. Déplorons que trop d’hommes ressemblent à des machines, mais bénissons ces auxiliaires de bois et de fer qui prennent la partie la plus pénible du labeur matériel. Voila déjà longtemps que l’économie politique répète aux ouvriers, hélas avec un succès encore incomplet, on s’en aperçoit à chaque révolution, on s’en apercevait encore il y a deux ou trois ans à Bordeaux, à propos d’un chemin de fer, que les machines ouvrent au travail bien plus de débouchés qu’elles ne lui en ferment, et qu’elles ont pour effet ordinaire de ramener, mieux rémunérés et en plus grand nombre, les ouvriers dans les industries qui emploient ces admirables procédés. Ces mêmes chemins de fer qui devaient, disait-on, ôter le pain à tant d’entrepreneurs grands et petits et à leurs ouvriers ont ajouté aux preuves du même genre que la science économique tirait déjà de l’imprimerie, de la filature du coton et de tant d’autres industries. La concurrence n’a donc que des éloges à attendre et des encouragements a recevoir de la démocratie mieux informée, si elle développe sur la plus grande échelle les procédés économiques, toutes les applications si fécondes de la science à l’industrie, la formation du capital en un mot. Car le capital pour l’économiste, c’est tout l’ensemble des moyens de la civilisation, c’est tout ce que le travail prévoyant a produit en vue de ses futures conquêtes, illimitées comme le génie humain, et indéfinies comme la puissance des agents et des forces que la nature recèle dans son sein.

Qu’on ne fasse pas de nous d’aveugles fanatiques même d’un principe excellent en soi. Les économistes reconnaissent en général que dans le petit commerce la concurrence est excessive. Fourier a eu raison ici de critiquer le trop grand nombre de petits intermédiaires, quoiqu’il ait eu grandement tort de vouloir supprimer les intermédiaires en général. Plusieurs écoles ont formé le même vœu sans voir que les intermédiaires nous épargnent un temps précieux, des frais énormes, et dans nos achats de ruineuses et ridicules écoles. Mais le nombre des intermédiaires n’en est pas moins exubérant. Est-ce une raison de recourir à la puissance réglementaire ? Privera-t-on de leur liberté un certain nombre de marchands ? Ce serait de l’arbitraire, et nous n’en voulons point. C’est la concurrence elle-même, mais secondée ici par l’association qui aidera ou plutôt qui continuera à réduire ce nombre excessif d’intermédiaires. Ici il est bon quelquefois que les gros capitaux absorbent des établissements véritablement parasites. Mieux vaut pour les ouvriers un bon restaurant réduisant les prix par la diminution des frais de production que vingt petits cabarets. Il faut déplorer, au point de vue des intérêts de l’ouvrier et de l’homme peu aisé, cette quantité excessive de minces détaillants. Pour suffire aux dépenses de tant d’établissements, ils sont dans la nécessité de rançonner le public en exagérant les prix ou en trompant sur la quantité. Le renchérissement va souvent fort loin. On a cité, par exemple, la vente des aiguilles à coudre, dont le prix, pour les qualités les plus ordinaires, varie de 2 à 5 francs le mille vendues en gros. Le cent coûte autant au détail, ou tout au moins la moitié. On a cité de même une industrie à laquelle un fabricant français, M. Bapterosses, a donné un développement extraordinaire, celle des boutons en porcelaine. Les boutons les plus employés pour les chemises sont vendus par le fabricant environ 75 centimes la masse (144 douzaines) ; c’est à peu près un demi-centime par douzaine. Au détail, c’est tout au plus si l’on en obtient deux douzaines pour 5 centimes. Le même industriel a déclaré au jury de l’Exposition que, dans son estimation, sa fabrication de 1855, qu’il avait livrée pour la somme de 800,000 francs environ, avait définitivement coûté au public consommateur 10 à 11 millions de francs. Voilà ce que coûte l’excès des intermédiaires.

En dehors de ces faits, contre lesquels la concurrence des gros capitaux, ou mieux encore l’association des petits capitalistes, peuvent être invoqués efficacement, la concurrence ne cesse pas d’agir dans le sens de la vulgarisation du bien-être. Un économiste, aussi philanthrope pour le moins que les amis des systèmes d’organisation et de réglementation, Frédéric Bastiat, a parfaitement développé ce côté de la concurrence, en faisant voir que les bienfaits de la libre concurrence rayonnent d’une nation sur toutes les autres. Supposez la concurrence détruite ; supposez qu’il n’y ait pas de concurrence entre les producteurs de houille en Angleterre, entre les producteurs de coton, de café dans les régions tropicales ; entre les producteurs de vignes en France, l’effet incontestable de cet état de choses serait que chaque peuple ne profiterait pas des produits des autres climats. S’il n’y avait qu’un très-petit nombre de producteurs de vignes, de café, de coton, de houille, il est trop clair que ces producteurs tiendraient le marché du monde entre leurs mains, et qu’il faudrait que l’immense majorité des hommes se passât de ces denrées. La concentration d’une certaine denrée entre un petit nombre de mains, exclurait de son usage tous les peuples qui ne la produiraient pas … De quelque côté, au surplus, qu’on envisage les effets de la liberté de travailler et de vendre, les dons de Dieu ne deviennent un héritage commun qu’en vertu de la concurrence la concurrence exerce une énergique action dans le sens de la communauté croissante de biens d’abord à l’usage d’un petit nombre née de la propriété, elle est communiste dans la meilleure acception du mot. C’est elle qui vulgarise ce qui était rare d’abord ; c’est elle qui fait tomber les inventions dans le domaine public. Tout individualiste qu’elle est dans son but immédiat, son caractère, j’allais dire la fatalité de sa nature, est de travailler pour l’avantage de tous.

Comment donc ne ferais-je pas remarquer qu’elle est de même essentiellement égalitaire ? Non pas qu’elle ne développe elle-même les inégalités sociales dans une certaine mesure ; le nivellement absolu, je l’ai déjà dit, est une chimère, il est de plus un défi jeté à la civilisation, qui ne se conserve et ne se développe que grâce à la division et à la hiérarchie des fonctions. Nul progrès dans l’égalité communiste, qui n’est que l’abaissement universel du niveau. Mais, si elle laisse les inégalités se produire et même si elle les développe, la concurrence n’est pas moins égalitaire, en ce sens qu’elle empêche les parts des différentes catégories de producteurs de s’accroître abusivement. Je n’entends pas seulement par là, ce qui est déjà immense, qu’elle met obstacle au privilége et au monopole. Le nivellement équitable et naturel qu’elle établit tient à une cause plus profonde. Les profits grossissent-ils dans un des emplois du capital, la concurrence y porte les capitaux, et les profits qui tendaient démesurément à s’y accroître au préjudice de l’égalité, y baissent rapidement. C’est ainsi qu’elle rétablit l’équilibre.

On dit qu’une société démocratique doit protéger les faibles. Si on entend seulement que par l’éducation le travailleur soit préparé aux luttes de la vie, si on veut encore que les incapables et les impuissants, réduits à la misère rencontrent les secours de l’assistance, on à bien raison. La liberté économique a encore à s’instruire, son éducation est incomplète. L’instruction primaire et l’enseignement professionnel doivent lui venir en aide. L’augmentation de la force productive de l’individu profite a tous. Il n’en est pas en effet des luttes de la production comme de celles de la guerre. Les combats de la production libre n’impliquent point, en dépit d’une figure de rhétorique dont on abuse, la nécessité de vainqueurs et de vaincus. L’un sera millionnaire, ce n’est pas une raison pour que l’autre ne trouve pas à vivre. Il y a place pour tous au soleil, sous la condition de la bonne conduite, et si tous ne se mettent pas follement à courir à la fois le même but. Que nos jeunes Français fassent le contraire de ce qu’ils font ordinairement, qu’ils n’aillent pas où va la foule, que le cultivateur reste au champ, que nos compatriotes cessent d’obéir à des traditions déplorables et d’ambitionner tous une fonction publique, depuis celle de ministre jusqu’à celle de garde champêtre ; que ceux qui ont peu de capital, peu de talents industriels, ne veuillent pas non plus à toute force être fabricants, alléchés par la vue des fortunes qui se sont faites dans la fabrique. Le salut de la société est dans l’application ferme et sensée du conseil donné par le poëte : quid valeant humeri. Enfin, la protection aux faibles peut-elle consister à livrer la société, que celle-ci soit démocratique ou non, à la merci des incapables ? La sottise et l’erreur ont-elles un droit à se faire payer une indemnité ? Non, le malheur même, le malheur ne saurait être indemnisé sans ôter à la crainte de se ruiner une partie de l’énergie salutaire qui prévient seule la plupart des ruines. La société serait victime de ces combinaisons énervantes qui ont pour commun caractère de faire payer les frais des folies ou des fausses manœuvres par ceux qui ne les ont pas faites. Que cela semble humain au premier abord, soit, mais au fond, ce serait dur et tyrannique. La société, innocente de ces erreurs et de ces fautes, la société laborieuse et économe se ruinerait pour empêcher la ruine de quelques-uns dont le nombre ne pourrait aller qu’augmentant. Un tel déplacement des responsabilités naturelles serait immoral en soi et funeste dans ses effets.

Je dis à la démocratie laborieuse de notre temps vous voulez l’éclosion des vocations, le classement hiérarchique des capacités, la réalisation de la maxime  : À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. Ce n’est pas par un mandarinat ayant la haute main sur chacun qu’on y arrivera. Laissez donc. laissez à Platon cette république idéale, laquelle semblerait très-peu idéale à des populations fières et mûres pour la liberté : cette république où les gardiens de la loi recherchent dans toutes les classes quel métal précieux ou vil domine dans chaque individu, l’or, l’argent ou le fer, pour dire à l’un « Toi, tu seras magistrat ; » à l’autre « Toi, tu seras guerrier ; » à un troisième « Toi, tu seras artisan ou laboureur. » Le rêve rétrograde d’une théocratie dirigeante ou d’un collége de savants et de philosophes gouvernant le genre humain et décidant en tous les genres des capacités et des mérites, ne saurait vous aller, fiers travailleurs de notre temps. Fiez-vous à la liberté du travail. Elle est le plus grand des classificateurs comme le plus grand des inventeurs. Elle est armée du plus infaillible des cribles pour faire le départ du bon et du mauvais grain, pour former les degrés mobiles de la hiérarchie des mérites. Ce crible, c’est encore la concurrence qui s’y prend brutalement quelquefois, cela est certain, mais qui agit efficacement et sûrement. C’est un rude office, savez-vous, que de mettre chacun à sa place, et on ne saurait attendre de la loi qui en est chargée, des procédés toujours doux. Mais où est la grande loi naturelle qui ne s’exerce avec une sorte de dureté souvent impitoyable pour les individus ? Et pourtant est-ce que les lois naturelles sur lesquelles et par lesquelles le monde se conserve ne sont pas bien faites ? Laissez dire cela à d’impuissants détracteurs de la divine sagesse. La grande loi de la concurrence pourra me faire souffrir dans mes prétentions injustes comme producteur ; qu’importe si j’en profite comme membre du grand public, à chaque heure du jour et dans d’incalculables proportions ? Si elle m’empêche d’exploiter les autres sans équité, elle me préserve d’être exploité par eux. En mettant leur vrai prix aux services comme aux produits, elle est la limite naturelle qui borne tous les droits et refrène tous les intérêts. Et cela ne serait rien ! Dites donc que c’est immense.

Les économistes se sont appliqués depuis quelques années surtout à laver la liberté économique de cette accusation d’anarchie que quelques hommes ont prise comme point de départ de leurs plans d’organisation sociale, et qui sert encore aujourd’hui de prétexte à bien des vœux de réglementation. Les efforts faits en ce sens par l’économie politique méritent l’attention de la démocratie. Serait-elle à ce point portée vers la réglementation, vers l’invocation de l’État, si elle voyait dans la liberté économique non-seulement une force de production sans égale, mais aussi un instrument de répartition équitable, un principe très-réel et très-efficace d’organisation. Ce que nous venons de dire établit déjà que la concurrence remplit ce rôle, puisqu’elle ouvre la lice à chacun, selon ses goûts, ses aptitudes, ses moyens ; puisqu’elle assigne les rangs infiniment mieux que n’importe quel pouvoir suprême composé d’hommes ; puisqu’elle met un juste prix aux choses par une série d’opérations pour chaque objet, puisqu’elle accomplit ainsi une œuvre qui autrement serait impossible ; car, lorsqu’il s’est agi d’une mesure comme le maximum, la République française s’est appuyée sur des moyennes qui résultaient de la concurrence et Dieu sait pourtant où on a été mené par le maximum, même restreint et reposant sur ces données fournies par l’expérience. Mais n’y a-t-il pas d’autres preuves qui montrent à n’en pouvoir douter que la liberté économique obéit comme le monde physique à des lois naturelles et nécessaires  ? Cette thèse, qu’il importe de plaider devant une démocratie disposée à croire que sans l’action préventive et incessante du législateur rien ne se ferait ou tout se ferait mal, elle reçoit sa confirmation d’exemples familiers.

Par exemple les économistes ont demandé plus d’une fois comment une contrée telle que la France, comment seulement une ville telle que Paris qui compte près de deux millions d’habitants, trouve à satisfaire chaque jour, à chaque heure, des multitudes de besoins qui se renouvellent sans cesse et se diversifient à l’infini dans leurs degrés comme dans leurs nuances pour chacun des individus dont se compose cette vaste population. Qui donc réalise, ont-ils demandé, un tel miracle quotidien ? Est-ce l’administration ? On sait qu’elle ne vend presque que le tabac, ce qui forme une bien petite partie des choses que consomment même les amateurs les plus passionnés de ce produit dont l’habitude n’est profitable qu’au fisc. Est-ce la police qui sème, laboure, travaille le fer, etc. etc., et qui finalement apporte les denrées au marché ? Non, certes. Comment croire pourtant que c’est sur l’anarchie individuelle que l’on se reposera pour assurer l’alimentation d’une population nombreuse, alimentation qui ne pourrait manquer trois jours de suite ou se faire trop incomplétement sans qu’il en résultât des maladies terribles et sans doute une révolution ? Eh bien ! ne sait-on pas néanmoins que ce miracle s’opère par l’esprit et par les mains de tout le monde, sans la moindre contrainte ; que ce chaos se débrouille tout seul ; que le peuple parisien ne nomme aucun dictateur pour veiller à ce qu’il soit nourri, ce qui fait qu’il l’est à peu près convenablement. Comment donc, si l’harmonie manquait à ce concours d’efforts qu’on qualifie d’anarchiques, un tel résultat serait-il atteint avec cette exactitude qui tient de l’infaillibilité ? C’est le mobile le plus attaqué, l’intérêt personnel, source, dit-on, de tout désordre, qui explique aux yeux de l’économie politique cette harmonie si féconde. Ceux qui produisent ont intérêt, l’intérêt le plus pressant, à épier, à devancer, à satisfaire les besoins de ceux qui consomment, et comme nous sommes à la fois producteurs et consommateurs nous mettons tous l’attention la plus empressée à deviner tous les besoins et tous les moyens de leur donner satisfaction de la façon la plus avantageuse pour les autres et par conséquent pour nous mêmes. Enfin, ces producteurs savent qu’ils ne peuvent communiquer à leurs travaux isolés toute la puissance imaginable que par une entente mutuelle, c’est-à-dire qu’en ajustant leurs productions les unes aux autres. Voilà donc encore une autre manière dont l’harmonie s’établit ! Voilà comment il se fait que l’intérêt accomplit en ce monde l’office de la fraternité la plus ardente, comment il accomplit même beaucoup mieux sa tâche que ne le ferait la fraternité, malgré tout ce qu’on peut alléguer avec raison contre les écarts et les imperfections qui servent d’ombre à ce tableau  !

Il est, en vérité, temps que la démocratie renonce à faire de la réglementation par philanthropie. Nous ne ferons que constater un fait en remarquant que, sous Louis-Philippe, les républicains n’étaient pas les moins protectionnistes. Quand ils sont arrivés au pouvoir, ils n’ont songé à détruire ni le monopole de la boulangerie, ni l’échelle mobile dont la suppression a empêché il y a deux ans la disette. On eût dit qu’en portant atteinte à toutes ces combinaisons législatives, ils craignaient d’affamer le peuple, comme si l’expérience n’avait pas établi déjà que la liberté le nourrit mieux que la réglementation qui y est fort impuissante et qui va contre son but, par cette raison que si elle est fixe, elle s’accommode mal avec les faits qui sont mobiles, et que si elle est mobile, le commerce ne sait sur quoi compter et ne se tient pas prêt à des opérations qui peuvent être dérangées par le jeu variable des tarifs. Necker ne croyait-il pas, lui aussi, travailler dans l’intérêt des masses lorsqu’en 1789, conformément aux idées d’autorité philanthropique qu’il opposait au laisser-passer des économistes, il faisait, dans la fausse prévision d’une récolte incomplète, acheter à l’étranger quatorze cent mille quintaux de blé ? Quel était l’effet de cette mesure ? De répandre l’alarme, d’amener une hausse factice, d’imposer à l’État une dépense de quarante-cinq millions, et, ajoute le voyageur anglais Arthur Young, témoin oculaire, de causer la mort de plusieurs milliers d’hommes que l’élévation des prix fit périr, quoiqu’il n’existât pas réellement de disette. En 1811 et en 1812, en 1817 qui ne sait qu’on a vu se renouveler la même expérience désastreuse ? On ne parlait pas encore de démocratie dans l’ancien régime, mais on se préoccupait dès lors par humanité et par politique de l’intérêt populaire. C’était l’intérêt populaire qui dictait à Philippe le Bel cette mesure de maximum sur les céréales qu’il fallut retirer, comme plus tard la Convention retirait la sienne, avec l’aveu répété à quatre siècles de distance qu’on n’avait réussi par là qu’à exagérer le mal. Assurément la sollicitude des préfets pour leurs administrés est grande aujourd’hui, et grande aussi est celle de ces maires qu’on a vus menacer dans leurs affiches les accapareurs, c’est-à-dire au fond cette liberté du commerce des grains, qui distribue entre les diverses parties d’un territoire le blé acheté de divers côtés, qui nivelle les prix au profit commun des consommateurs et des cultivateurs dont elle met d’accord les intérêts divergents, cette liberté dont les bienfaits ne devraient plus rencontrer en France un seul préjugé hostile depuis les admirables lettres de Turgot à l’abbé Terray. Mais combien plus grande encore était la sollicitude des intendants et du conseil du roi que celle de nos préfets et de nos maires. « Il y a, dit M. de Tocqueville, des arrêts du conseil qui prohibent certaines cultures dans des terres que ce conseil y déclare peu propres. On en trouve où il ordonne d’arracher des vignes plantées, suivant lui, dans un mauvais sol. » En 1709, l’année même ou Mme de Maintenon était réduite à manger du pain d’avoine, le froid fit geler les blés dans les sillons. Les cultivateurs voulaient refaire les semailles. L’administration déclara que les blés repousseraient et interdit de labourer. Il y eut une terrible famine. C’est la réponse faite périodiquement à toutes les mesures d’intérêt populaire qui gênent l’agriculture, la fabrication et le commerce du blé et du pain.

La démocratie contemporaine choisirait mal son lieu et son heure pour parler de la nécessité de réglementer la liberté économique et de restreindre la concurrence illimitée. La liberté du travail reçoit encore nombre d’atteintes. La concurrence illimitée n’est en quelque sorte nulle part. Le régime de l’autorisation préalable, je l’ai déjà dit et j’y reviendrai, pèse sur une foule d’industries. La vénalité des offices limite à l’excès le nombre des titulaires de certaines charges et renchérit extraordinairement le prix des services que le public est tenu de leur demander. Les gênes administratives étendent et resserrent leur réseau aux mailles étroites sur presque tous les travaux. Enfin la liberté de s’associer pour le travail et le capital est entravée par des lois fort restrictives, chose d’autant plus fâcheuse que c’est surtout à l’association qu’il faut demander d’amortir les effets les plus fâcheux des chocs douloureux de la concurrence. Voilà pour le présent.

Quant à l’avenir de la démocratie moderne, il est dans l’extension, et non dans la limitation philanthropique ou prétendue égalitaire, de la liberté du travail. Les conquêtes de la liberté économique n’ont pas cessé d’être, qu’on le sache bien, celles de la dignité humaine, de la responsabilité individuelle et du bien-être général. À la liberté du travail secondée et non contrariée par des institutions de prévoyance, il appartient encore d’élever le niveau des classes ouvrières et d’étendre le cercle des classes moyennes, cœur et noyau de la démocratie. Depuis l’affranchissement des communes, l’émancipation du travail a marqué chacun des pas de la liberté civile et des progrès de la civilisation. Elle a accru sans cesse le nombre des propriétaires dans les campagnes et dans les villes, Eh bien ! qu’on se dise qu’elle n’a pas achevé son œuvre. Il reste à la liberté économique à se montrer sous un aspect moins mélangé de mal. Dans ses âpres luttes, elle a détruit en même temps qu’elle fondait. La chute des monopoles, celle des divers privilèges, celle des corporations, ont été des opérations douloureuses. La chute du système prohibitif excite encore quelques rumeurs et quelques plaintes … Les luttes si fécondes de la concurrence ont eu leur côté meurtrier. Les petits métiers sont tombés sous les coups redoublés de la grande manufacture. Les femmes ont pleuré sur leur rouet inutile et sur leur foyer désert. L’isolement du travailleur a été fréquemment une triste réalité, et si, dans la généralité des industries, les salaires sont allés pour lui croissant, le chômage, la maladie et la vieillesse l’ont trop souvent pris au dépourvu. L’association se présente à notre génération comme correctif et complément, association des individus, association des capitaux ! Que le cri de ralliement des travailleurs au XIXe siècle soit le même que celui qui fut au XVIIe siècle le cri de guerre du travail individuel ayant à conquérir ses franchises « Laisser-faire, laisser-passer ! » La plus grande liberté dans la plus grande sociabilité, c’est à ce trait, s’il plaît à Dieu, que l’avenir se distinguera du passé qui n’a connu guère que la liberté inhabile à s’organiser, ou que l’association revêtant des formes oppressives.


  1. On sait que le livre de M. P.-J. Proudhon, intitulé Système des contradictions économiques, repose sur cette idée que non pas seulement l’économie politique, mais le monde économique lui-même forme un tissu de contradictions.