La Liberté du travail, l’association et la démocratie/5

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CHAPITRE III

LES LACUNES DE LA LIBERTÉ DU TRAVAIL.


En fait de liberté économique nous avons reculé depuis 1789, et la Révolution elle-même, radicale parfois à l’égard des libertés d’un autre ordre, s’est montrée ici trop souvent animée d’un esprit restrictif très-regrettable. Il n’y a pas de raison valable pour que notre pays reste à tout jamais au-dessous des libertés économiques, les seules dont je parle ici, de l’Angleterre et des États-Unis. Si on ne veut combler la distance, on peut toujours travailler à la rapprocher. Un simple coup d’œil fera juger combien nous en sommes encore loin. Citons seulement quelques-unes de ces libertés.

La liberté d’aller et venir, par exemple, est une de celles qui sont au plus haut degré l’apanage nécessaire des pays libres. Cette nécessité de prendre une permission chaque fois qu’on se déplace est inconnue aux États-Unis comme en Angleterre. Or, si cette facilité profite à celui qui voyage pour son plaisir, et à qui elle épargne une gêne et une dépense, elle est particulièrement nécessaire à ceux qui voyagent pour leurs affaires.

Aux États-Unis, la liberté individuelle est garantie par la loi de l’habeas corpus. Dans la plupart des États la contrainte par corps, en matière commerciale, est ou supprimée ou inconnue. En France, on passe encore souvent pour un utopiste lorsque l’on combat l’emprisonnement pour dettes. « Les besoins du commerce, disait M. Laffitte, ne réclament point la contrainte par corps, elle ne s’exécute qu’au profit de l’usure contre de malheureux pères de famille et quelques jeunes imprudents. » C’était aussi l’avis d’un grand homme qui ne reculait pas pourtant devant les restrictions à la liberté, Napoléon Ier lui-même. « Il ne faut pas, disait-il en plein conseil d’État, par une simple formule et sous le prétexte de la faveur due au commerce, renverser à l’égard de tous ce principe salutaire du droit civil, que celui dont le patrimoine suffit pour satisfaire à ses engagements, doit être exécuté dans ses biens et ne peut pas être contraint dans sa personne. » Un jurisconsulte estimable, M. Bayle-Mouillard, a démontré que la contrainte frappe, contre le vœu de la loi, des dettes qui ne sont point commerciales. Voici à peu près le fonds de son argumentation. Tout le monde sait que le commerçant qui ne peut payer ses dettes se déclare en faillite, et se met ainsi à l’abri de la prison. Quelles sont donc les personnes qui tombent sous le coup de l’emprisonnement pour dettes ? Ce ne sont pas celles qui, ayant acheté pour vendre, ne payent pas leur achat, ce sont celles qui ont emprunté. Mais l’emprunt d’une somme d’argent n’est point un acte commercial ; la loi défend d’engager sa liberté contre le prêt d’une somme d’argent. Ces personnes trompent donc le vœu de la loi ; elles supposent un acte commercial, tel que l’envoi d’une somme d’argent d’un lieu à un autre, et elles souscrivent ce qu’on appelle une lettre de change, genre d’obligation, auquel la loi donne la sanction de l’emprisonnement. Mais la loi entend que cette obligation soit un acte véritablement commercial, et qu’elle ne cache pas un simple prêt. Si l’on supprimait l’emprisonnement pour dettes commerciales, le prêteur n’ayant plus la ressource de la prison, ne laisserait pas pour cela ses fonds dans l’oisiveté, il examinerait le caractère moral des emprunteurs ;

il agirait comme le fabricant à l’égard du marchand, ou l’entrepreneur à l’égard du commerçant qui peut ouvrir des magasins.

Les visites domiciliaires ne sont autorisées en Amérique que sous des conditions, et selon des formalités qui les rendent fort difficiles et fort rares. Ce n’est pas ainsi, on le sait, que les choses se passent chez nous.

Et, puisque nous en sommes à parler des libertés individuelles qui intéressent la liberté du travailleur, que dirons-nous de la conscription ? Travaillons du moins à rapprocher le jour où on ne la croira plus nécessaire. L’enrôlement forcé des citoyens pauvres pendant sept années, quelle dure nécessité, si réellement c’en est une ! Les soldats manquent-ils où elle n’existe pas ? A-t-on vu que le courage et l’habile maniement des armes, et les autres qualités guerrières fissent défaut aux enrôlés volontaires dans les plus formidables campagnes et dans les plus rudes épreuves ? Si, comme on le répète, le Français a le tempérament militaire n’est-ce pas une raison de plus de compter sur les ressources qu’offre ce tempérament et d’abolir ce lourd, ce dur impôt sur la liberté de l’individu et sur la liberté du travail suspendue de fait pendant les années les plus fécondes et les plus décisives de la vie du jeune ouvrier et du jeune cultivateur ? Faites de l’armée une libre profession et les enrôlés ne nous manqueront pas, et au lieu d’individus trop souvent chétifs, désorganisés aussitôt par les maladies et par les marches, vous aurez des hommes de choix qui resteront sous les drapeaux non pas sept ans, mais quinze, mais vingt, mais toujours ! Le principe bien compris de la division du travail ne recommande pas moins cette mesure que celui de sa liberté.

Nous ne parlons pas de l’inscription maritime, institution bien pire encore. Ce régime vraiment barbare qui disposait de la vie d’un homme jusqu’à 50 ans vient d’être adouci, disons-le, presque supprimé. Mais il en subsiste des traces. Bien plus facilement encore que pour l’armée, le principe de l’enrôlement volontaire s’appliquerait à la flotte beaucoup moins nombreuse. Ne nous lassons pas d’ailleurs d’exprimer le vœu d’une réduction de l’armée, que rendent si désirable toutes les raisons tirées des finances et du travail, de la bonne économie politique et de la saine démocratie.

Et cette liberté d’émigrer entière, absolue, et de se fixer, de s’établir, de se gouverner sur les lieux où l’on émigré, l’avons-nous ? La France peut-elle être mise de ce côté en parallèle avec la Grande-Bretagne, avec l’Amérique du Nord ? Voyez nos possessions d’Afrique. Peut-on s’étonner que des soldats même héroïques et des bureaux même aussi intelligents que des bureaux peuvent l’être n’aient pas créé des terres et des colons ?

Honnête propriétaire riverain d’un cours d’eau non flottable ni navigable, vous croyez prendre une innocente liberté en cherchant à détourner sur votre terrain une partie de cette eau inutile à l’aide d’un barrage peut-être vous semble-t-il même qu’en agissant ainsi pour votre bien, sans doute, mais au profit général de l’agriculture et de la consommation, vous êtes digne d’une prime d’encouragement : on en donne quelquefois pour moins ! – Halte-là ! vous crie la loi. Faisons d’abord une enquête, deux enquêtes. Mettons en mouvement le maire, le sous-préfet le préfet, l’ingénieur ordinaire des ponts et chaussées, l’ingénieur en chef, le ministre des travaux publics, le conseil d’Etat ! Cela dure un an, deux ans, trois ans, dix ans peut-être ! On répond a la fin. Voici sans doute l’autorisation tant désirée ? … Attendez un peu ! c’est peut-être bien l’ordre de payer au receveur de l’enregistrement la somme pour les frais encourus jusqu’à ce jour. Le fait n’est pas sans exemple !

Ah ! de combien de bonnes choses la minutie et la paperasserie ont été le tombeau seulement depuis un demi-siècle ! Qui ne sait enfin qu’il est plus d’un pays où chacun est libre de se faire commissaire-priseur, agent de change, huissier, avoué, notaire, autant que ces professions y ont leur analogue ? On veut, en France, des garanties soit. Mais entre de justes garanties et le régime du privilège résultant en France de la vénalité des charges instituées à titre onéreux par la loi du 28 avril 1816, n’y a-t-il pas un abîme ? Il est très-contestable que toutes les professions que je viens d’examiner exigent des garanties spéciales. En attendant, le haut prix des charges qui est le résultat du monopole rend plusieurs de ces professions inabordables à des hommes très-honnêtes et très-capables. Encore si le haut prix des charges était une sécurité pour le public ! mais on a la preuve du contraire dans le nombre des malversations et des désastres dans quelques-uns de ces offices. C’est dans ces professions monopolisées que le nombre des actes frauduleux se montre le plus considérable, quelles que soient l’honorabilité de la plupart des titulaires et la surveillance exercée par l’esprit de corps. Cette atteinte à la liberté du travail constitue un dur impôt sur les transactions et sur les contrats, c’est-à-dire encore par conséquent sur la liberté du travail et du capital dont de telles redevances abusives gênent les mouvements.

De si longues et si dispendieuses études sont-elles nécessaires aux pharmaciens ? La nécessité du diplôme est-elle même démontrée ? En Angleterre, ou c’est une profession libre, s’aperçoit-on que les drogues soient inférieures aux nôtres c’est le contraire, d’après le rapporteur de l’Exposition de Londres. M. Ménier, qui déplore l’état arriéré de la pharmacie en France. Or, plusieurs de nos pharmaciens sont d’habiles chimistes. On ne peut accuser leurs lumières. C’est donc au privilége qu’il faut s’en prendre. Ici encore les choses ont plutôt rétrogradé depuis 1789. L’État mis en possession par la loi du 21 germinal an XI, des droits et prérogatives qui appartenaient jadis à la corporation, ou comme on disait alors, au collége des apothicaires, voilà au fond tout ce qui distingue la nouvelle législation de l’ancienne. Du reste, les pharmaciens sont toujours seuls aptes à « ouvrir officine et laboratoire, à fabriquer, à vendre et débiter aucuns sels, compositions ou préparations entrantes au corps humain, en forme de médicaments, à faire mention de drogues simples pour administrer en forme de médecine. »

On a même renchéri sur les dispositions de l’édit royal de 1777, quant à la minutie tracassière des règlements qui sont ici comme partout la rançon du privilége, et la plupart des pharmaciens appellent eux-mêmes de leurs vœux une réforme qui les remette en possession des immunités dont ils jouissaient dans l’ancien régime. Un projet de loi est tout près, dit-on, d’être soumis aux délibérations du Corps législatif. C’est sous l’inspection presque exclusive des pharmaciens qu’il a été rédigé ; quelque distingués que soient plusieurs des membres qui ont été appelés au comité d’hygiène ou à la commission spéciale, c’est pour le public une médiocre garantie. Si, pour modifier le régime douanier, on consultait surtout les manufacturiers protégés, aucune réforme ne se ferait. Au contraire, on aggraverait les tarifs. La tendance du corps des pharmaciens à se faire passer pour un corps savant offre sans doute de bons côtés, il la justifie même par la science d’un certain nombre de ses membres ; mais il ne faut pas en abuser pour faire payer à des prix reconnus exorbitants d’un accord unanime, aux consommateurs aisés ou pauvres, le luxe d’une science souvent superflue, et à coup sûr on n’est pas bien venu à répudier d’une façon hautaine la qualification d’industrie, quand on fabrique, et le titre de commerçant, quand on vend. La pharmacie est un sacerdoce, disent gravement quelques dignitaires. C’est la prétention de tout privilége qui veut rester sacré et inviolable à la liberté, à la concurrence. Au lieu de reconnaître modestement qu’on vend du fer, de la laine, du coton et qu’on désire en tirer le meilleur prix possible, on s’attribue une mission sociale. Proclamr qu’on remplit un rôle utile et honorable ne suffit pas à l’amour-propre. Sous ces beaux prétextes, les pharmaciens manquent aux villages, et même à des localités importantes. Les condamnations qu’un cercle pharmaceutique (celui de la Marne) a fait prononcer dernièrement contre des herboristes et épiciers, coupables d’avoir vendu de la farine de moutarde, de l’eau-de-vie camphrée, de l’eau sédative et du quinquina sont-elles bien de notre temps ? Presque toutes les substances seraient vendues aussi bonnes et à meilleur compte par les droguistes et les herboristes. C’est l’opinion générale des médecins si singulièrement exclus eux-mêmes du droit de préparer et de vendre les remèdes qu’ils prescrivent. Quant aux préparations, aux mixtures, la notoriété ne suffirait-elle pas pour désigner les meilleures maisons avec la recommandation du médecin ? N’y a-t-il pas d’ailleurs ici comme garantie, aussi bien qu’ailleurs, l’intérêt du débitant à satisfaire le public ? La loi serait-elle plus désarmée qu’aujourd’hui contre le charlatanisme dangereux ? Restent donc les poisons. La surveillance d’agents spéciaux et un certain degré de réglementation ne seraient-ils pas en mesure de prévenir le danger, tout autant qu’il est prévenu dans l’état actuel[1] ? Si la profession d’architecte n’était pas libre, que ne dirait-on pas sur le danger à livrer la solidité et la salubrité des maisons aux premiers venus ? Que n’a-t-on dit naguère contre la liberté de la boucherie qui allait empoisonner les populations ? Sommes-nous morts ? Sommes-nous même malades  ?

Il faut être gradué pour être médecin. Soit, puisque le discernement, ici surtout, est difficile et le isque considérable. Mais passer bien ses examens devrait suffire au futur docteur. Demander à un candidat d’avoir étudié quatre ans à Montpellier ou à Paris, ou six années dans une école secondaire, c’est une atteinte à la liberté du travail sans que ce soit une grande sécurité pour les malades. Les grades ne sont-ils pas quelquefois un peu dépréciés par la facilité avec laquelle on les accorde ? Une autre solution serait de rendre le diplôme facultatif. Le public irait en général aux médecins diplômés qui ajouteraient ce titre à celui de leur profession. Empêche-t-on aujourd’hui ceux qui le veulent de remettre leur santé entre les mains des charlatans ? Il est bien entendu qu’on ne désarmerait pas, on pourrait même fortifier, s’il y a lieu, les lois répressives.

Où l’on cesse de comprendre même ces garanties préventives, c’est dans l’enseignement, à l’égard des professeurs appelés libres, par un étrange abus de mot. Il leur faut d’abord un diplôme, à ces représentants du libre enseignement, puis vient la déclaration au maire, au préfet, au procureur impérial. Le préfet a le droit de faire opposition. Le mérite de cette opposition est jugé, sans recours, par le conseil départemental. Pour l’enseignement supérieur, voici d’autres entraves. Il faut une autorisation spéciale du ministre cette autorisation, qui peut être arbitrairement refusée, est toujours révocable. Revenons aux professeurs libres. L’enseignement ordinaire qui s’adresse aux enfants, n’est-ce pas là un de ces cas où la compétence du père de famille peut être légitimement supposée, sa faculté de discernement présumée ? L’État peut avoir ses professeurs. Mais pour prétendre que le droit d’enseigner n’est pas un droit naturel dont l’exercice est soumis, bien entendu, au contrôle et à la surveillance, il a fallu entasser des sophismes qui feront l’étonnement de nos fils ou de nos petits-fils, s’ils en entendent parler. Je laisse de côté la presse politique quotidienne pour ne parler que de la presse traitant de questions religieuses ou sociales. Pour les journaux, des cautionnements et l’autorisation préalable, pour les livres la nécessité d’atteindre un certain nombre de feuilles ne sont-ce pas là des atteintes portées à la liberté du travail, et d’un travail sacré et utile entre tous, le travail intellectuel ? Je suis forcé de donner à l’expression de ma pensée, dans ce livre ou j’expose des idées que je crois utiles, au moins huit feuilles d’impression ; si ce que j’ai à dire ne devait en occuper que sept, je serais soumis à des conditions trop onéreuses pour qu’elles ne me contraignissent pas à me taire.

On a fait de la profession d’imprimeur, comme de celle de libraire, et sans de meilleures raisons, un privilège. Cette première atteinte à la liberté du travail contre ceux qui en sont exclus en amène une seconde contre ceux qui en profitent. L’administration peut leur ôter leur brevet, c’est-à-dire les ruiner, si le livre qu’ils éditent ou impriment est passible de peines. La censure de l’imprimeur sur le livre remplace et bien souvent avec désavantage, car l’intérêt rend timide, l’ancienne censure officielle. C’est donc une atteinte préventive au libre exercice de la profession d’auteur toutes les servitudes s’enchaînent comme toutes les libertés s’appellent.

Combien de preuves peuvent être invoquées en faveur de cette proposition que nos constitutions sont plus libérales que nos lois, et nos lois plus libérales que nos règlements ! Généralement les premières annoncent la liberté, les secondes semblent souvent ne vouloir que constituer telle ou telle liberté, et les règlements mettent à la place de la liberté et des libertés pompeusement annoncées de très-réelles servitudes.

Voyez la législation sur les établissements réputés insalubres. C’est là un des cas les plus spécieux du régime préventif. On veut préserver la santé, la sécurité publique En Angleterre, le droit de poursuivre est laissé aux individus lésés. En France, on a poussé les formalités jusqu’à l’abus, jusqu’à l’excès le plus démesuré. L’autorisation du pouvoir administratif est toujours nécessaire pour ouvrir de tels établissements, et notons ceci, l’autorisation n’empêche pas l’action en dommages-intérêts des tiers qui pourraient se trouver lésés. Les conditions imposées à un particulier pour la création d’un établissement insalubre ou incommode varient suivant l’espèce de ces établissements. Sous ce rapport il y a trois classes : la première comprend les établissements qui doivent être éloignés des habitations ; la seconde les manufactures et ateliers dont l’éloignement des habitations n’est pas rigoureusement nécessaire ; la troisième, les établissements qui peuvent sans inconvénient être placés près des habitations, mais qui doivent rester soumis à la surveillance de la police. C’est un surcroît de précautions assez inutile. Sur six cent cinquante demandes d’autorisation pour des établissements insalubres de première classe qui ont été adressées de 1835 à 1839, et qui ont dû être communiquées au Conseil d’État, il est arrivé soixante-cinq fois seulement que le conseil ait dû donner des avis de rejet. Il se trouve donc qu’on avait rempli inutilement cinq cent quatre-vingt-neuf fois sur six cent cinquante-quatre les longues formalités relatives à ces sortes d’autorisations. L’administration de la police préventive est devenue aussi compliquée que celle de la justice ; si bien qu’on a instruit les autorisations comme des procès ; qu’on a fait passer les justiciables de l’administration, comme ceux des tribunaux, par toute une filière d’autorités et de procédures, et que pour leur donner l’autorisation de faire l’acte le plus inoffensif et même le plus utile, on ne leur a demandé ni moins de temps ni moins de formes que pour arriver devant la justice à la solution des procès les plus litigieux. Rien ne serait si aisé que de citer des preuves. Il peut y avoir jusqu’à dix-sept formalités à remplir pour l’établissement d’une machine à vapeur. On a compté qu’il en fallait vingt-huit pour obtenir l’autorisation d’établir un batelet sur une rivière[2].

Il a été question récemment de faire accaparer par l’État les assurances. On l’a dit avec raison : c’est une pensée malheureuse et une conséquence de la fausse théorie qui s’ingénie à transporter sur l’État la responsabilité des intérêts particuliers. Convertir la prime d’assurance en un impôt, et la réparation des sinistres en une créance contre le public, serait un acte aussi abusif dans ses applications pratiques que vicieux dans son principe. Le régime préventif soumet à ses lois tout l’ensemble de l’association industrielle et commerciale. J’y reviendrai notamment, pour ce qui regarde les associations ouvrières. Parler de la liberté d’association, c’est parler encore de la liberté du travail à laquelle elle est indispensable et dont elle ne se sépare pas. Les sociétés par actions ne sont pas libres. On sait pourtant si elles sont essentielles au développement de la grande industrie et des grands travaux qui accroissent, à l’aide des petites coupures, le capital commun par la mise en valeur de toutes les capitaux et qui font participer les petites bourses aux bénéfices de l’industrie. Les raisons qu’on invoque pour maintenir cette situation sont des raisons morales. J’aime à voir un philosophe moraliste plus soucieux de la liberté et de la responsabilité humaine que de ces motifs de prudence par lesquels on prétend justifier la tutelle d’individus reconnus pourtant majeurs civilement et politiquement, se mettre entièrement d’accord avec presque tous les économistes sur cette matière si importante. « La condition des sociétés anonymes, dit M. Jules Simon, est d’être complétement soumises au pouvoir central puisqu’il peut refuser. suspendre ou révoquer l’autorisation, approuver et conséquemment choisir le gérant ; puisque les surveillants sont irresponsables vis-à-vis des actionnaires et vis-à-vis des tiers ; et puisque enfin le gouvernement, pour sauvegarder les intérêts de la loi et ceux des actionnaires, fait surveiller les surveillants et les directeurs par un agent à lui. Le pouvoir central, en substituant les compagnies anonymes aux anciennes commandites, en viendrait donc très-rapidement à absorber les forces qu’il avait laissé naître en dehors de sa sphère, et à substituer ici, comme partout ailleurs, son action à la liberté.

«Dans quel but ? Dans le but honnête d’empêcher les fraudes ; car c’est presque toujours au nom de la morale qu’on restreint la liberté. Il n’en est pas moins vrai que les sociétés anonymes, arbitrairement concédées ou refusées, peuvent devenir de véritables monopoles ; et qu’un banquier peut se voir investi par la confiance du gouvernement, du droit de disposer presque sans responsabilité d’une fortune immense, composée de l’apport d’actionnaires inconnus les uns aux autres et à lui-même. Sans doute le gouvernement n’accorde pas la création d’une société anonyme sans examiner les statuts ; il y a toute une procédure ; le Conseil d’État délibère ; quand l’autorisation est donnée, c’est qu’il s’agit d’une idée sérieuse, praticable. Le pouvoir ne se contente pas d’obliger les gérants à rendre des comptes aux actionnaires dans des assemblées régulières ; il leur impose la surveillance d’un de ses agents, étranger à l’entreprise. Il agit, en un mot, à l’égard des sociétés anonymes comme un tuteur. Il se charge en quelque sorte d’empêcher les capitalistes de faire un mauvais usage de leurs capitaux.

« Est-ce sa mission ? Est-ce bien là le caractère que doivent avoir ses rapports avec la propriété privée ? Est-il institué pour me diriger dans l’emploi de mes fonds ou seulement pour punir ceux qui attentent à ma propriété ? Si le gouvernement n’est que juge, il garantit ma liberté ; s’il est tuteur, il la gêne.

« Réussit-il dans cette tutelle dont il se charge ? Ses commissaires administratifs valent-ils, pour ma sécurité, le surcroît d’attention que je donnerais à mes affaires si je me savais livré à moi-même, et la sévérité que déploieraient les tribunaux, s’ils n’étaient rassurés et désarmés par tant de mesures préventives ? Il est permis d’en douter. Le gouvernement prend à sa charge la responsabilité morale de tous les désastres financiers ; et comme il est sans doute honnête, c’est tout ce qu’il gagne à cette intervention intempestive dans les intérêts et les actes des citoyens[3]. » Judicieuses réflexions qui s’appliquent à bien d’autres objets analogues !

C’est un légiste économiste qui écrit de même « Les développements considérables qui ont été donnés à la division des commandites en action, l’engouement du public et la facilité avec laquelle il s’est laissé prendre à l’amorce de promesses fallacieuses et de prospectus mensongers, la fièvre d’agiotage qui a élevé la valeur de certaines actions jusqu’à l’exagération la plus folle pour les laisser tomber à néant, les enrichissements scandaleux, les ruines soudaines, les escroqueries, ont répandu de vives alarmes. Selon l’usage de notre pays, on a accusé la législation d’impuissance, et on l’a interpellée de remédier au mal, tandis que la seule réforme vraie serait celle de l’éducation du public qui ne s’instruit que par l’expérience de sa propre responsabilité. Pour faire cesser les pertes de jeu, ce n’est pas la règle du jeu, c’est l’esprit du joueur qui est à changer. Vous vous jetez sur des actions parce que vous vous êtes laissé étourdir par le fracas des annonces d’un aigrefin, prenez-vous en à votre crédulité. Vous vous jetez sur ces actions sans en vérifier la valeur réelle, parce que, l’engouement étant, contagieux, vous comptez les vendre en hausse à quelque autre qui ne vérifiera pas plus que vous ; prenez-vous-en à votre cupidité »[4].

Enfin c’est M. Rossi qui dit par allusion à ces lacunes et à ces entraves de l’association : « Le législateur a été au-dessous de sa tâche lorsqu’il s’est trouvé aux prises avec les principes des sciences économiques. » C’est M. Laboulaye qui énonce et développe cet axiome « L’association, qui double les capitaux et les forces, est aussi une forme légitime de la liberté. »

J’ai signalé plusieurs des lacunes de la liberté du travail, et je n’ai parlé encore ni des lois sur l’intérêt de l’argent, ni des restrictions mises à l’expansion du crédit au profit de la masse, ni des restes si nombreux et si considérables du système dit protecteur, ni de plusieurs autres entraves dont aucune raison sérieuse ou du moins impérieuse ne commande le maintien, et qui sont à la fois contraires à la liberté du travail et à l’intérêt public. Je vais les examiner à part avec plus de détails.


  1. Voir une brochure de M. Arthur Mangin : La liberté de la pharmacie.
  2. La liberté du travail. par M. Ch. Dunoyer.
  3. La Liberté, t· II, chap. 3.
  4. Du Droit industriel, par M. Renouard, membre de L’Institut, conseiller à la Cour de cassation, partie II, liv. II, chap. 4.