La Liberté du travail, l’association et la démocratie/6

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CHAPITRE IV

LA FIXATION LÉGALE DE L’INTÉRÊT.


L’intérêt populaire est faussement invoqué par les lois limitatives de l’argent. — Ces lois sont contraires à la liberté du travail. — Elles mènent au maximum et justifieraient la réglementation du taux des salaires et de celui même des loyers, qu’on a proposée en effet dans l’intérêt des classes populaires. — Vanité et danger de ces réglementations.


Des hommes qui n’appartiennent pas aux écoles démocratiques ou révolutionnaires, qui se posent même en défenseurs du passé, empruntent néanmoins le langage de la démocratie en faveur des pauvres et des faibles pour s’élever contre les économistes qui demandent que le taux de l’argent soit réglé par la libre concurrence comme celui de toutes les marchandises. « Déjà, dit-on, l’usure ronge les campagnes. Que sera-ce si un frein légal ne s’impose aux usuriers ? Le but de la loi est de protéger le faible contre le fort, le pauvre, l’ignorant et même l’homme qui cède à de funestes entraînements contre une odieuse exploitation. L’économie politique, dans sa préoccupation partiale pour le capitaliste, abandonne donc les intérêts sacrés de l’homme réduit à emprunter. »

Il ne restera rien de ces accusations, si l’on prouve que ces lois sur l’usure, aujourd’hui d’ailleurs peu en rapport avec d’autres dispositions ou latitudes laissées à de grands établissements de crédit, sont, à tous les points de vue, nuisibles aux masses populaires.

Ce sont surtout les jurisconsultes (non pas tous pourtant) qui soutiennent les lois sur l’usure[1] : j’entends par là non pas les lois qui punissent l’escroquerie des usuriers, mais celles qui fixent un taux à l’intérêt de l’argent. Leurs arguments dérivent d’une vieille erreur de théorie en économie politique, lorsqu’ils s’imaginent soit que l’intérêt de l’argent est une pure question de monnaie, soit que l’argent n’est point une marchandise, ce qui est un des restes les moins respectables des préjugés économiques des Domat et des Pothier. Ils découlent d’une erreur d’appréciation lorsqu’ils soutiennent que la loi a et peut avoir de bons effets pour les emprunteurs et agit dans un sens philantropique.

À en juger par certaines façons de raisonner des persévérants défenseurs de la législation de 1807, le taux de l’intérêt se référait par la quantité de monnaie qui circule dans un pays. Il n’en est rien. La monnaie abonde en Australie et en Californie, et le taux de l’intérêt y a été fabuleusement élevé.

Qui ne sait qu’en Angleterre, où les métaux précieux abondent moins qu’en France, le taux de l’intérêt est généralement plus bas ?

Cela tient-il à l’abondance du papier faisant office de numéraire ? Ceux qui le pensent s’arrêtent à la surface ; ils ne s’aperçoivent pas qu’il y a ici toute autre chose qu’un phénomène de circulation. Le taux de cet instrument de production, qu’on appelle l’argent, se détermine, toutes choses égales d’ailleurs, sur la moyenne des profits que l’on retire dans les diverses industries ; sinon, dans le cas où l’intérêt descendrait trop au-dessous de cette moyenne, on ne voudrait plus se faire prêteur, on emploierait autrement son argent.

Cette circonstance, d’une certaine moyenne, d’un certain niveau des profits qui tend à s’établir sans arriver jamais d’ailleurs à une complète réalisation, est, avec le plus ou moins de sécurité des placements, la vraie cause régulatrice de l’intérêt.

Que nos jurisconsultes veuillent nous dire ce que ceci a de commun avec l’effigie du prince qui est sur les pièces d’or et d argent, et de laquelle ils tirent le droit pour le législateur de s’immiscer dans les contrats en établissant un maximum. Ils se croient à tort en présence d’un fait purement monétaire, qu’ils n’expliquent pas lui-même d’une façon correcte, lorsqu’ils dénient à la monnaie son caractère de marchandise. La monnaie n’apparaît ici que de la façon la plus fugitive, comme simple intermédiaire, comme moyen d’acheter autre chose, de telle sorte que forcer quelqu’un à emprunter à un taux plus élevé que celui qu’il trouverait, si les conditions du prêt restaient libres, c’est comme si on le contraignait à acheter plus cher la laine, le coton, la houille, les machines, le fer, contre lesquels il se hâte d’échanger sa monnaie. Vous pensiez n’avoir fait une loi de maximum que sur l’argent, vous avez fait une loi qui surélève indirectement les conditions auxquelles on se procure les marchandises et qui rend plus difficile la situation de l’entrepreneur emprunteur, vous avez fait une loi qui pèse sur le commerce et l’industrie.

Nous serions presque tenté de demander pardon de ces réflexions élémentaires aux éminents jurisconsultes qui proclament que l’économie politique est une belle chose, non comme science, mais comme étude. Jugement sévère, qui peut paraître au moins manquer d’à-propos de leur part dans une question faite pour leur inspirer une juste circonspection ; car l’histoire de la question de l’intérêt est celle des tergiversations et des erreurs de la science du droit. Il n’importe ; nous espérons qu’ils voudront bien tenir compte de ce que l’expérience enseigne sur les conditions économiques, selon lesquelles se règle l’intérêt, au lieu de se jeter dans des considérations en elles-mêmes très-peu exactes sur le numéraire. Nous les supplions, par exemple, de vouloir bien s’arrêter un seul instant sur cette démonstration faite par plusieurs économistes et qui saisit par son évidence que la question du taux de l’intérêt ne changerait pas de nature si les payements se faisaient en hectolitres de blé au lieu de se faire en argent.

N’est-il pas étrange que l’on soutienne que la loi ne peut nuire au commerce, parce que rien n’empêche le taux de descendre au-dessous de 5 et de 6 ? Singulière manière d’argumenter ! La question est précisément de savoir si cette loi de maximum n’a point pour effet de surélever le taux de l’intérêt en resserrant le marché des prêts, en excluant de ce marché les prêteurs honnêtes. N’est-ce pas ainsi que se trouvent placés en face d’un usurier ou privés de toutes ressources des négociants qui trouveraient pourtant avantage à emprunter à 8 un argent qui leur rapporterait 12 ou 15, grâce à leur activité, à leur savoir-faire  ? Ne dites pas que ces cas sont exceptionnels ; ils sont extrêmement fréquents, et ce n’est qu’en étudiant la loi qu’on l’empêche d’être trop nuisible.

Que penser d’une loi qui n’a rien de mieux à faire valoir en sa faveur que cette singulière excuse : « Je suis violée tous les jours. »

Voulez-vous que les relations internationales se multiplient au grand avantage de la population ouvrière, laissez les négociants s’arranger entre eux. Ne croyez pas qu’il soit si aisé de substituer à leur intérêt, à leur prévoyance individuelle, la prévoyance générale et vague de la loi[2] ! Pour justifier la taxe de l’argent, on a cité encore la taxe de la boulangerie, c’est-à-dire une fort mauvaise mesure. Mais fût-elle bonne, la comparaison de la taxe du pain avec celle de l’argent pécherait par la base. La taxe du pain embrasse ou embrassait naguère deux ou trois qualités, dont elle fixait le prix en consultant le prix des grains de qualité analogue ; la taxe de l’intérêt ne repose pas sur des combinaisons aussi simples. Essayez de nous indiquer combien il y a de diversités dans les situations et de qualités d’emprunteurs !

Là les degrés sont à l’infini. En Algérie, le taux légal est de 10 pour 100, et le taux conventionnel n’a pas de limites fixes. Ainsi le veut l’état du marché.

Être libre d’user et même d’abuser de sa propriété, de la vendre et de la louer comme on l’entend, et ne pouvoir la prêter à des conditions acceptées, après un libre débat, par celui qui vient trouver le prêteur et le solliciter, c’est ce qu’il est impossible de concevoir.

Aussi la loi est-elle violée à chaque instant par les gouvernements, par les banquiers, par tout le monde. Son action subsiste seulement assez pour gêner, pour empêcher d’utiles transactions.

Elle cause un notable préjudice au petit commerce, à la petite industrie ; aux établissements de crédit populaire, qui trouveraient leur place bien utilement dans notre société, si la législation de 1807 ne les empêchait de se former ! Ils y rempliraient en effet un office que les monts-de-piété ne peuvent remplir ; ils le rempliraient à un taux beaucoup moins élevé habituellement que le taux de 9 pour 100 et au delà, auquel prêtent les monts-de-piété, institution philanthropique sous le régime tutélaire de la loi de 1807.

Non, la démocratie n’exige pas que l’on traite à tout propos le prêteur comme un personnage suspect, comme un lion qui cherche une proie, quœrens quem devoret. Ah ! sans doute, lorsque de pauvres gens s’en revenaient à Rome ruinés par la guerre, et que les patriciens, se partageant entre eux les dépouilles de la victoire, ne leur laissaient que la ressource désespérée de l’emprunt usuraire, avec la perspective de l’esclavage pour les insolvables, on s’expliquait cette défiance à l’égard du prêteur ; on comprenait facilement Caton disant que prêter à usure, c’est tuer, assassiner un homme. Caton lui-même faisait payer son argent assez cher pour le savoir. Et pourtant même sur ce mont Aventin qu’on nous cite sans cesse, je soupçonne fort que si quelque jurisconsulte, ami de la réglementation, y eût été envoyé, il aurait bien embarrassé ceux qui se plaignaient de l’usure, en leur déclarant qu’on les exemptait de l’intérêt et qu’on ne leur réclamait que le principal. Ce qui pesait, c’était la dette !

Les législateurs anciens le sentaient bien ils procédaient quelquefois par la mesure radicale des abolitions de dettes et non pas seulement par la réduction des intérêts.

Aujourd’hui quoi de pareil ? Rien n’est plus commun que des emprunteurs qui s’enrichissent et des prêteurs qui se ruinent. Combien d’emprunteurs millionnaires qui se vantent du crédit qu’ils obtiennent et qui éclaboussent en passant leurs prêteurs qui vont à pied !

Est-ce qu’il n’y a pas des ouvriers, de petits employés, de petits commerçants actionnaires ? Que font-ils sinon prêter à plus riches qu’eux ? C’est aussi le cas des modestes rentiers de l’État.

Le commerce et la banque ! Songe-t-on que le développement de ces faits économiques suffit à lui seul pour rendre impossible toute assimilation des sociétés modernes avec l’antiquité.

Mais c’est en matière civile que l’idée de la liberté du taux de l’intérêt rencontre au nom des intérêts du pauvre et du faible le plus d’opposition.

La liberté, dit-on, serait ici pleine de dangers. L’infâme usurier s’abattrait sur nos campagnes, dévorerait la subsistance des pauvres paysans, porterait préjudice à l’agriculture nationale. Ce serait une chose immorale, affreuse. Heureusement le législateur est là pour empêcher de pareilles indignités.

Accorder la liberté de l’intérêt en matière commerciale et la refuser en matière civile, n’est-ce pas en effet se donner une admirable occasion de s’applaudir à la fois de sa hardiesse et de sa sagesse ? On se flatte de n’être point une intelligence routinière, en même temps que l’on se sépare de ces économistes radicaux qui ne savent point s’arrêter à temps, qui ne tiennent pas compte des différences les plus essentielles, tant la logique de leur principe les emporte, tant leur absolu et éternel laissez faire, laissez passer les rend aveugles ! Que le commerçant soit libre de discuter les conditions de l’emprunt qu’il contracte, c’est bien ; il sait ce qu’il fait. L’argent, pour lui, est une marchandise ; mais en matière civile il n’en est pas de même. La loi doit prévoir pour les imprévoyants, lier les mains aux indignes, protéger les incapables.

Nous opposons à cette prétention bienveillante deux réponses : 1° La loi limitative du taux de l’intérêt manque son but ; elle est éludée de vingt manières ; le mal qu’on signale existe déjà, et la législation actuelle tend à l’aggraver, bien loin d’en diminuer l’intensité et l’étendue ; la mise en tutelle de la grande majorité du peuple français en matière d’emprunt est une mesure exceptionnelle que rien ne justifie. Il existe une foule de transactions et d’actes livrés à leur libre cours qui légitimeraient davantage une telle intervention si elle pouvait être légitimée.

Que les jurisconsultes discutent sur ce qui est matière commerciale et matière civile, la distinction n’est pas toujours facile, il s’en faut. Lorsque j’emprunte, j’ai sans doute des raisons de le faire, dans lesquelles il me semble étrange, je l’avouerai, que s’immisce le législateur par bonté d’âme. Emprunter pour améliorer son champ peut être une excellente affaire. C’est pourtant un prêt en matière civile. Ne peut-on même emprunter dans un moment de gêne et être tiré d’une position désastreuse par cet emprunt qu’en de telles conditions on n’aurait point trouvé à contracter à 5. ni même à 6 ou à 7 ? J’ai cité les monts-de-piété, qui prêtent à 8 ou 9 pour 100 à la misère. Sans cet emprunt usuraire, que seraient devenus des malheureux livrés aux conseils du désespoir et de la faim ? Ce n’est point un économiste, c’est Gerson qui a écrit « Mieux valent quelques usures légères qui procurent des secours aux indigents, que de les voir réduits par la pauvreté à voler, à dissiper leurs biens, à vendre à très-vil prix leurs meubles et leurs immeubles. » Oui certes, il vaut mieux emprunter à 10 que de vendre son lit et ses chaises au tiers du prix d’achat, ce que la loi n’empêche point, ou que de s’attaquer à la bourse du prochain ce que la loi punit.

N’est-il pas admirable qu’on veuille obtenir législativement pour le petit propriétaire gêné des conditions que le Crédit foncier ne peut assurer à ses emprunteurs, qui sont des propriétaires généralement riches ou aisés de grands ou de moyens domaines ? Aussi n’y a-t-il qu’une voix de la part des gens d’affaires, et les notaires consultés n’hésitent point à répondre que la loi est éludée à l’aide d’une foule de subterfuges qui échappent à la répression, d’autant plus qu’ils ont pour complice l’emprunteur lui-même. De ce que ces faits seraient rendus publics par la franche acceptation d’un régime de liberté, il ne s’ensuit ni qu’ils deviendraient plus nombreux ni qu’ils fussent plus dommageables. Aujourd’hui le prêteur fait faire un billet de 100 francs et n’en donne que 90, sans qu’il y ait moyen de l’empêcher ; c’est même l’enfance de l’art très perfectionné de prêter à usure. D’autres fois le prêt se dissimule sous la forme d’une vente comme dans le fameux contrat Mohatra, flétri par Pascal ; d’autres fois encore l’usure revêtira l’apparence d’une donation, le prêteur se faisant allouer un supplément à titre de don. Dire que la liberté rendrait l’usure plus générale, n’est-ce pas affirmer un non-sens. Elle accuserait le chiffre vrai des intérêts, comme la publicité accuse le chiffre vrai des loyers.

La liberté augmente les capitaux au profit de la masse commune ; elle produit de meilleures conditions au profit de l’emprunteur. C’est Montesquieu qui l’a dit avant les économistes : « Quand un homme emprunte, il trouve un obstacle dans la loi même qui est faite en sa faveur. Cette loi a contre elle et celui qu’elle secourt et celui qu’elle condamne. » Et cette pensée encore : « l’usure augmente à proportion de la sévérité de la défense. Le prêteur s’indemnise du péril de la contravention. »

Le nombre des prêteurs et même des institutions de crédit augmenterait donc avec des lois moins restrictives. L’abondance et la liberté des capitaux, voilà les seuls moyens d’en faire baisser le prix autant que possible. Les lois restrictives empêcheront peut-être qu’on se procure de l’argent à 7 pour 100 d’un honnête prêteur, mais non qu’on s’en procure à 20 pour 100 d’un usurier de profession.

La fixation légale de l’intérêt est une anomalie, un contre-sens étant donné à l’esprit général de nos codes. J’ai prononcé le mot de mise en tutelle de la majorité des citoyens français. Et quel autre nom donner à une loi qui statue uniformément pour les cas les plus divers, dont l’appréciation ne peut être faite que par le libre débat des parties ? — Mais l’usurier, dit-on, profite de la situation de l’emprunteur. — Au nom de ce raisonnement, il faudrait régler le salaire de l’ouvrier ; car les entrepreneurs profitent du grand nombre de bras qui s’offrent ; il faudrait régler les loyers des maisons, car les propriétaires profitent de l’embarras des locataires, etc. — La loi ne peut souffrir que l’emprunteur soit exploité. — Qu’on prouve donc qu’au delà de 5 pour 100 commence l’exploitation pour un agriculteur qui, achetant des instruments perfectionnés, du bétail en temps opportun, des engrais, ou faisant les frais d’opérations d’irrigation, de drainage, etc., retrouvera 10, 12, 15 pour 100 d’intérêt de son capital ; qu’on prouve qu’au delà de ce taux commence l’exploitation pour ce commerçant auquel un emprunt fait à propos permet d’accroître son entreprise ou qu’il sauve d’une ruine imminente ; qu’on prouve enfin que les cas où le taux est réputé exagéré sont prévenus par la loi actuelle. C’est à vous, partisans de la loi, que revient ce qu’on appelle en langage juridique onus probandi !

Eh quoi n’est-ce pas une singulière prétention que cette incapacité présumée de l’individu en matière d’emprunt  ? N’est-il pas étrange qu’on se croie obligé sur ce point à prévenir les conséquences de cette prétendue incapacité, tandis que le même individu est jugé capable dans des transactions plus difficiles et plus importantes, et laissé à son libre arbitre ? Est-ce qu’acheter une terre n’est pas pour un paysan un acte bien plus délicat, bien plus compliqué qu’emprunter ? Quand on emprunte, on sait ce qu’on fait : il n’y a pas d’acte plus clair. Quand on achète des chevaux, des bœufs, des moutons, on fait une chose qui peut être infiniment plus préjudiciable et qui reste d’une appréciation beaucoup plus difficile. Soyez sincères, est-ce que l’achat ne contient pas beaucoup plus d’inconnu que l’emprunt ?

Cela ne confirme-t-il pas ce que j’ai dit qu’il y a là un reste de préjugé contre l’intérêt de l’argent, un état transitoire de l’opinion qui cherche à tâtons des moyens termes entre sa prohibition absolue et son droit égal à celui de tous les autres instruments de travail ? La morale a joué un grand rôle dans les dernières discussions sur les lois usuraires comme dans toutes les discussions précédentes. C’est faire intervenir la morale à tort du moins dans la plupart des cas. Elle n’a le plus souvent rien à voir dans le fait du taux plus ou moins élevé. Parmi les manoeuvres certainement coupables que les usuriers emploient, parmi les faits d’exploitation condamnables, les uns tombent sous la loi pénale ; la liberté de l’intérêt n’y retrancherait rien ; on pourrait même rendre les pénalités plus sévères encore ; les autres y échappent ; qu’y peut la législation de 1807 ? Les lois tolèrent de pires choses que l’usure parce qu’elles ne peuvent empêcher tout mal sans se faire tyranniques, et que la liberté implique l’abus. Que la loi frappe les cas d’exaction immorale ; mais craignez, pour atteindre les abus que vous ne prévenez pas et que votre loi multiplie, d’empêcher une foule de transactions utiles. Dans une récente discussion, on citait des prêts de pièces de 5 francs faits à la journée à la halle de Paris moyennant 25 centimes d’intérêt, ce qui ferait 1800 pour 100 ! La magistrature a voulu poursuivre. On ne l’a pas pu. Les emprunteurs jetaient les hauts cris de se voir enlever cette ressource qui leur permet de gagner 2 ou 3 francs par jour. Quant aux prêteurs, ils mesuraient l’intérêt aux risques : la meilleure preuve, c’est qu’en moyenne ils font peu fortune.

La démocratie a tout intérêt à l’abolition des lois sur le taux de l’argent. Elles ne sont qu’une entrave aux capitaux à bon marché, et, quand même les capitaux se maintiendraient à un taux assez élevé comme en Amérique, la preuve que le travail y trouve son compte n’est-elle pas dans cette multiplicité des emprunts elle-même qui va porter partout la fécondité ?

On a créé par les lois prohibitives les contrebandiers. Eh bien, on crée de même, par la réglementation de l’intérêt, les usuriers qui sont les contrebandiers de l’argent. C’est une classe de malhonnêtes gens à laquelle la loi donne naissance. N’est-ce pas en outre une chose grave que l’habitude prise par les gens d’affaires les plus irréprochables d’éluder la loi ?

Concluons donc, concluons comme Turgot, comme Bentham, ces deux amis dévoués des classes populaires, concluons avec l’analyse économique, avec les faits comme avec les principes, qu’il n’y a rien de plus contraire aux pauvres et aux faibles que ces lois restrictives instituées en faveur des faibles et des pauvres, qu’il n’y a rien de plus opposé à l’esprit de la démocratie, que ces mesures de tutelle et de servitude. Lisières inutiles et nuisibles, elles empêchent les mouvements de ceux qu’elles traitent en enfants et elles ne les préservent d’aucune chute.

Et comment ne pas voir qu’à ces lois restrictives sur l’intérêt sont liées d’ailleurs d’autres mesures du même genre que l’opinion conservatrice repousse énergiquement, on ne sait pourquoi, du moment qu’on se place à un tel point de vue ?

Le maximum et les propositions récentes émanées de certaines écoles démocratiques, pour influer par voie de réglementation sur le taux des loyers ou sur le taux des salaires, ne sont-ce pas là des applications des mêmes principes, en vertu desquels on croit que l’État peut régler les conditions des contrats, et qu’il le doit même pour protéger les classes populaires, les plus exposées de toutes, dit-on, aux exactions du capital ?

Pour relever le salaire des ouvriers dans le cas d’insuffisance, divers moyens réglementaires ont été proposés aussi. Quel ami de l’ordre et de la liberté, quel esprit judicieux ne vous dira pourtant tout ce que renferme de désordre et de misère la réglementation des salaires ? Si les salaires sont augmentés sans que le capital se soit accru, sans qu’il ait permis une plus grande production avec le même labeur, les frais de production hausseront. Il faudra vendre plus cher, et la consommation se resserrera. La production suivra forcément le même sort ; de là moins d’ouvriers occupés. Ainsi la réglementation des salaires est et serait, plus on la généraliserait, une déception et un contre-sens. Elle est une déception d’une autre manière encore. Tel manufacturier occupait deux cents ouvriers ; un décret lui enjoint de les payer le double, il n’en occupera plus que cent. Tout au plus, en répartissant autrement son capital, par une hypothèse forcée dans la grande majorité des cas, il pourra aller à cent cinquante. Que faire des cent ou des cinquante qu’il aura congédiés ? L’État leur donnera de l’ouvrage, ainsi qu’il l’a fait en 1848, on sait comment ; il ouvrira des ateliers nationaux. Mais, comme on l’a remarqué et répété plusieurs fois à cette époque, à ces ateliers il faut du capital aussi bien qu’à tous les autres, et force est de le prendre sur les fonds qui allaient à l’industrie privée, soit qu’on recoure à l’impôt, soit qu’on s’adresse à l’emprunt ; alors l’industrie privée, ayant moins de capital, sera forcée de renvoyer des ouvriers. – Lieux communs, direz-vous. – Soit, tenez-en donc compte ! – À un autre point de vue enfin, l’accroissement forcé des salaires n’est-il pas une déception  ? Nous n’examinons pas encore l’hypothèse d’une charité faite à telle ou telle catégorie d’ouvriers sans travail ; nous supposons qu’on étend la mesure à toutes les sortes de travailleurs. Soit une augmentation de 1 franc. Si tous sont augmentés dans cette proportion, ce qui leur coûtait 3 francs leur en coûtera 4 ou à peu près, les salaires se trouvant compris dans le prix des choses ; à quoi donc aura abouti une telle mesure ? Au renchérissement de la vie. Donc pas plus de réglementation des salaires en faveur des ouvriers que de réglementation de l’intérêt en faveur des emprunteurs. Continuons. Que de choses vous oubliez encore, partisans des salaires réglementés ! Vous oubliez par exemple le commerce d’exportation. Plusieurs grandes villes en France ne prospèrent que par ce commerce. Mais la concurrence des autres nations nous presse sur tous les marchés, et c’est sur des différences de 2, 3 ou 4 pour 100 qu’est fondée la préférence que nous donne le consommateur étranger. Si les salaires s’accroissent, non par le cours naturel des choses et par le progrès intrinsèque de la fabrication, mais par un acte impératif de l’autorité, voilà nos frais de production augmentés. L’avantage que nous avions sur les marchés extérieurs disparaît, nos débouchés sont perdus ; la population ouvrière de quelques-unes de nos grandes villes manufacturières se trouvera par suite plongée dans la misère. Tout cela a été dit déjà et parfaitement dit. Mais mon sujet m’entraîne, et n’est-ce pas une obligation de répondre par des arguments connus à des erreurs persistantes  ?

Réduire la durée du travail des ouvriers en leur maintenant le prix de la journée totale, ce n’est, on le comprend aisément, qu’une autre forme de la réglementation de salaires. C’est en effet forcer l’entrepreneur à payer autant, en échange de moins d’ouvrage ; c’est, par suite, porter atteinte à l’intérêt bien entendu des ouvriers ; c’est y porter atteinte en ce qu’avec un travail réduit, on obtient une production totale amoindrie.

Je ne m’étendrai pas sur les autres mesures de maximum jugées par la grande expérience qu’en a faite la révolution française. Un jour la Convention pensa qu’il était en son pouvoir de dompter la loi de l’offre et de la demande, aussi bien que de vaincre l’Europe coalisée. Pratiquant la maxime de Danton, elle eut de l’audace, même contre les principes éternels. Elle osa décréter les prix. Elle soumit à son maximm, non plus seulement les céréales, mais toute espèce de choses. Cette infraction aux principes de la science économique, elle la plaça sous la protection de la guillotine. Le maximum eut ses effets inévitables. Au lieu du bon marché, on eut la cherté croissante. La vérité exige pourtant qu’on reconnaisse que la Convention n’eut ici de l’audace qu’à moitié. Elle avoua que l’entreprise de régler les prix d’une manière complète était au-dessus de sa puissance, et elle adopta pour moyenne les prix de 1790, généralement augmentés d’un tiers destiné a tenir compte au producteur de l’aggravation des circonstances. Vaine concession ! La Convention nationale fut obligée de revenir sur sa mesure, et même, disons-le, elle la condamna en des termes qui, dans une autre bouche, risqueraient de paraître empreints de partialité et de passion. S’adressant au peuple français, dans une proclamation à la fin de 1794 « Les esprits les moins éclairés, disait-elle, savent aujourd’hui que la loi du maximum anéantissait de jour en jour le commerce et l’agriculture : plus cette loi était sévère, plus elle devenait impraticable. L’oppression prenait en vain mille formes, elle rencontrait mille obstacles ; on s’y dérobait sans cesse, ou elle n’arrachait que par des moyens violents et odieux des ressources précaires qu’elle devait bientôt tarir. »

On dit que ces exemples ont produit tout leur effet sur la démocratie, que nulle école ne songe à entraîner la démocratie française dans la voie de pareilles réglementations.

Mille faits s’opposent à un tel degré d’optimisme. La question toute vivante des loyers, dont le taux s’est élevé à des prix exorbitants, surtout à Paris, est venue elle-même tout récemment en fournir la preuve.

Les propriétaires abusent, a-t-on dit. Le peuple paye. Il faut mettre un frein à cette avidité d’une classe privilégiée. Monstrueux raisonnement qui prouve ou beaucoup d’ignorance ou bien peu de logique !

En droit, c’est la société tout entière qu’il faudrait refaire de la base au sommet, au nom de cette façon de raisonner. Nous avons déjà fait voir que la propriété foncière et immobilière n’est pas un privilège plus que les autres. Elle a ses risques, ses charges, ses frais d’acquisition et d’entretien, ses bons et ses mauvais jours qui se compensent, et qui la mettent en équilibre de profits avec les autres emplois du capital. Comment les inventeurs de projets ne voient-ils pas que les oscillations de l’offre et de la demande forment l’histoire de tous les jours ? Comment ne voient-ils pas que l’inégalité de situation qu’elles expriment est écrite partout en caractères éclatants ? Lorsque le blé vient à manquer, est-ce que la demande ne se trouve pas placée dans une infériorité notoire devant l’offre ? Est-ce que le consommateur n’est pas contraint de faire des sacrifices qui s’élèvent parfois à un taux énorme ? Lorsque le blé abonde relativement à la production normale, les prix baissent quelquefois démesurément, et c’est l’agriculture qui supporte la perte. Demande-t-elle une indemnité légale ? Non, l’économie politique démontre que la meilleure compensation est celle qui s’opère naturellement, en répartissant avec autant d’égalité que possible les sacrifices et les avantages sur les vendeurs et les acheteurs d’une année ou d’une période d’années à l’autre[3]. Voilà pourtant ce que des écrivains d’un incontestable talent, organes d’une école démocratique avancée, appellent avec dédain les lieux communs de l’économie politique négative. Arguer de la liberté des transactions, n’est-ce pas

pitié en effet ? La liberté est si peu de chose ! La propriété est toujours si bien garantie ! Les locataires ont un si grand intérêt à ce qu’elle soit ébranlée ! Ils ont tant d’avantages à ce que l’État s’arroge aujourd’hui vis-à-vis d’eux un droit de protection qu’il tournerait demain contre eux ; à ce qu’il prenne à l’égard de la propriété des maisons telles licences qui s’étendront par les mêmes motifs à tous les capitaux, à toutes les rentes, à tous les bénéfices réputés exagérés du commerce ! L’État ne fait pas assez chez nous, il faut le charger encore de régler nos loyers, pourquoi pas bientôt de payer nos termes !

Et que penser de ces projets si on les examinait un à un ?

La ville de Paris, nous dit l’un, ferait bâtir par des entrepreneurs avec lesquels elle traiterait à forfait, et elle louerait au public des maisons dont la valeur serait calculée sur le prix de revient augmenté de l’entretien et de l’amortissement.

S’il s’agissait de quelques cités ouvrières, nous aurions à examiner la proposition, mais ce n’est pas à la ville, c’est à des compagnies à s’en charger. Quant à ces maisons bâties en masse par l’autorité municipale, on se demande d’abord quels gens auront le privilège d’habiter ces bienheureuses maisons dans lesquelles on aura pour

500 fr. un appartement coûtant 1,000 fr. autre part. Car enfin elles sont faites pour provoquer des déménagements en masse ! Bien sot serait celui qui, par déférence pour un propriétaire qu’on traite d’usurier, mettrait le cinquième de son revenu à son loyer, quand il pourrait n’y plus mettre que le dixième ! Il faut espérer que ces maisons-là auront des jardins, de l’eau, de l’air, de l’espace, tout ce qu’on reproche aux autres maisons de n’avoir pas, tout ce qui en motive la construction non moins que la cherté des loyers. Quoi ! la ville nous donnerait tous ces avantages à moitié du prix que nous payons pour ne pas les avoir, et on s’en priverait ! Mais comment l’administration pourra-t-elle satisfaire à la masse des demandes ? Il faudra bien pourtant qu’elle continue à s’en charger ; car il n’est guère à espérer que les capitaux libres continuent à bâtir de leur côté et à faire concurrence aux propriétaires existants, avec un système qui permet à la ville de bâtir et de louer. Qui donc, de gaieté de cœur, irait affronter une pareille rivalité ? Où est le capitaliste qui puisse, comme celui-là, puiser à pleines mains dans la poche des contribuables et louer à perte, s’il le juge bon ?

Combien d’expédients proposés valent moins que celui-là ! L’un veut forcer les propriétaires à mettre une affiche annonçant le prix de location et le nombre des pièces contenues dans l’appartement à louer. Il ne doute pas qu’une pareille publicité ne détermine immédiatement les propriétaires, saisis d’une honte salutaire, à abaisser le prix des loyers, moyen bien innocent qui deviendra digne d’examen le jour où les propriétaires contraindront les locataires à louer un appartement sans l’avoir vu et sans savoir ce qu’il coûte !

Un autre demandera que l’impôt locatif soit mis à la charge des propriétaires et soit payé par eux, même quand les appartements sont vacants. Comment ne voit-il pas que tant que la situation des propriétaires et des locataires sera ce qu’elle est, les propriétaires resteront maîtres de faire passer l’impôt locatif dans le taux du loyer ? Un tel impôt mis sur la propriété serait-il juste d’ailleurs ? Un impôt établi sur un revenu absent peut-il avoir une base légitime ? Et où serait le gage de cet impôt, dont le payement ne reposerait plus sur les meubles garnissant les lieux ? Faudra-t-il exproprier en outre le propriétaire assez malheureux pour n’avoir pas loué sa maison ?

Je crains, lecteur, que vous ne demandiez grâce. Prenez-vous-en aux conséquences qu’engendre l’esprit de réglementation. Voici encore un de nos faiseurs de projets qui tient le secret des loyers à bon marché. Vite des chemins de fer dans l’intérieur de Paris !

Ces chemins de fer dans l’intérieur de la ville, ils auraient, dit-on, pour conséquence nécessaire de faire baisser les loyers. On ne craindrait plus de s’éloigner du centre. La facilité de circuler, le rapprochement des distances, sont des circonstances qui nivellent les prix. ― C’est à merveille, hommes de trop d’esprit ! Mais vos chemins de fer, forcés de s’arrêter à chaque instant, iront-ils beaucoup plus vite que nos omnibus ? Vous dites qu’il s’agit moins d’aller vite que d’avoir des places pour tout le monde. Aller vite est cependant bien quelque chose lorsque l’on est éloigné du centre de ses travaux. Nous demanderons en second lieu qui construira ces chemins de fer, en admettant que la chose soit possible matériellement dans l’intérieur de nos rues de Paris. Si le besoin en est réel, si l’affaire doit être bonne, en un mot, pourquoi les capitaux ne s’y mettent-ils pas ? Sont-ils tellement inintelligents ? manquent-ils aujourd’hui à un tel point d’initiative ? Si l’affaire est mauvaise, pourquoi en charger l’État ou la ville, faisant payer à tous, moyennant l’impôt, ce qui ne profiterait qu’à un nombre restreint d’habitants ?

En vérité, ces faiseurs de plans déploient beaucoup de génie en pure perte. Ils ne voient pas qu’ils poursuivent la pierre philosophale de l’économie politique, le desideratum chimérique d’une proportion absolue entre l’offre et la demande, à chaque moment, pour tous objets ; chose qui ne s’est jamais vue, et qui, j’en suis bien fâché, messieurs les utopistes, ne se verra jamais. L’inégalité des conditions n’a pas de meilleur correctif que la liberté. Aujourd’hui le vent tourne en faveur des propriétaires : c’est en faveur des locataires qu’il tournera demain ; cela se fait rarement sans quelques excès, je le sais, rarement sans quelque dommage momentané pour l’une des parties. Le temps seul se charge de rétablir l’équilibre. La civilisation pourtant abrége ce temps nécessaire par les ressources étendues dont elle dispose. On bâtira sans cesse, on bâtira jusqu’à ce que les bénéfices offerts aux capitaux par l’industrie du bâtiment ne dépassent plus la moyenne des bénéfices des autres industries. Le jour où, à force de bâtir, on aura atteint cette limite, le jour où le besoin que le public éprouve de maisons nouvelles sera comblé, ce jour-là les capitaux prendront d’autres directions ; ce jour-là aussi les loyers auront baissé au moins dans une certaine mesure. Il n’est pas même bien sûr que l’on ne bâtira pas trop, ce qui s’est vu à plusieurs époques. Alors c’est la propriété qui perdrait. Dieu veuille qu’il ne vienne pas un moment où propriétaires et locataires soient frappés par quelque crise générale qui ne les mettrait pas d’accord et renouvellerait les exigences des locataires en sens contraire, crise telle qu’il nous a été malheureusement donné d’en être témoins en mars et en avril 1848 ! Les doctrines que l’on prêche à propos des loyers, les découragements que l’on tend à créer pour les capitaux qui se portent vers la construction sont bien de nature à amener un pareil résultat, et ne sauraient en avoir d’autres. C’est à quoi feraient bien de penser ceux qui les propagent à bonne intention et sèment par là des ressentiments et des haines dont ils ne se rendent pas bien compte.

Au reste, qu’on ne dise pas que nous pensons qu’il n’y a rien à faire ; nous traiterons plus loin (à propos des associations) des logements d’ouvriers.

En dernière analyse, les réglementations qu’on rêve ne sont pas plus conformes aux principes et aux intérêts de la démocratie que celles qui existent ; quelques-unes mêmes auraient un caractère beaucoup plus nuisible. Quant à la réglementation légale de l’intérêt, qui a été le principal objet de ce chapitre, ses jours sont aujourd’hui comptés. Aussi l’avons-nous moins encore combattue comme une mauvaise mesure qu’examinée comme un exemple et un spécimen de ces règlements abusifs et spécieux qui conservent encore un certain prestige sur la foule, ce qui n’a rien d’étonnant, puisqu’ils ont séduit des esprits d’un ordre éminent, et qu’il n’y a rien de tel que la réglementation pour entretenir les déplorables préjugés qui lui servent de prétexte. C’est une vieille idole dont on croit ne pouvoir se passer. Elle s’écroule, cette idole, on est tout étonné de voir que ce n’est pas un appui qu’on a perdu, mais une entrave dont on s’est heureusement débarrassé. Vous qui cherchez à ajouter encore à ces tutelles, à ces entraves, sous prétexte de protection aux faibles, cessez de vous dire les hommes de l’avenir, prenez garde de retenir du passé que vous répudiez, souvent même à l’excès, cette défiance extrême pour le droit individuel qui en faisait le caractère même, et d’adorer ainsi la routine sous le nom de progrès !


  1. On l’a vu par la récente discussion (1863) engagée au sein du Sénat sur la législation de 1807, qui fixe le maximum du taux de l’intérêt. Cette discussion a ramené l’attention publique une fois de plus sur cette question économique. Des mains des économistes elle a passé dans celles des gens d’affaires, banquiers et négociants qui pétitionnent pour son abolition ; on peut compter qu’ils ne la laisseront pas dormir. L’expérience fait foi qu’on peut supporter longtemps un dommage qui frappe sur tout le monde sans atteindre spécialement telle ou telle catégorie ; elle atteste aussi que, lorsqu’une ou plusieurs classes d’intérêts distinctes se sentent frappées directement et tous les jours, il n’en est plus de même, Tel est l’effet de l’autorisation accordée en juin 1887 à la Banque de France d’élever le taux de son escompte au delà des limites légales.

    Cette autorisation dont la Banque use largement place les banquiers particuliers dans une situation d’infériorité qu’ils ne sauraient accepter.

    Le dommage qu’en éprouve le commerce n’est pas moindre, surtout à mesure que se développent les relations internationales.

    Une enquête a lieu, au moment où nous écrivons, devant le Conseil d’État au sujet de la législation de 1807.

  2. Tout ce qu’on a dit au sujet du commerce d’exportation, sur le change et la commission, comme moyens ingénieux de rétablir l’équilibre entre des intérêts différents, ne répond nullement à l’argumentation produite au sein du Sénat par M. Bonjean, réclamant la liberté pleine et entière du taux de l’intérêt au nom des négociants pétitionnaires. Voici l’exemple cité par l’honorable M. Bonjean : Une maison de Paris a un compte courant avec une maison de Rio-Janeiro ; ce compte courant fait une somme de 100,000 fr. ; le négociant de Rio-Janeiro, de son côté, livre en exportation au premier pour une somme de 100,000 fr. Il semblerait, d’après cela, que rien n’est plus facile que d’obtenir une compensation, puisque, de part et d’autre, on se trouve débiteur d’une même somme. Eh bien ! pas du tout, et voici pourquoi : À Rio-Janeiro, l’intérêt de l’argent est de 12 0/0, en sorte qu’à la fin de l’année les 100,000 fr. dus par la maison de Paris valent 112,000 fr. À Paris, l’intérêt est de 6 0/0, de façon que, dans le même délai, les 100,000 fr. dus à la maison de Paris ne valent que 106,000 fr. ; en résultat, le négociant français, à la fin de l’année, a perdu 6,000 fr. La situation est la même pour le négociant français, selon la remarque du même orateur, dans tous les pays où l’intérêt de l’argent diffère en plus avec le taux de Paris : en Algérie, dans l’Amérique du Sud, dans les Antilles, en Afrique. On dira peut-être que le négociant français pourrait établir la compensation quant à l’intérêt. Il n’en est pas ainsi ; le fait s’est présenté mais quand, après un assez long délai, le négociant français a voulu, en règlement définitif de compte, réclamer l’intérêt de 12 0/0, on s’y est refusé, et on a même eu recours à une sorte de chantage ; on a dit : La loi française ne le permet pas ; si vous avez retenu cet intérêt, vous avez violé la loi et vous le restituerez ; sinon, je vous dénonce comme coupable d’usure. Devant cette menace, le négociant français a dû céder.
  3. Comment l’économie politique verrait-elle une partie de l’opinion admettre l’efficacité de ces remèdes artificiels, ou du moins en accepter aveuglément l’dée fondamentale, c’est-à-dire l’intervention de l’administration entre les propriétaires et les locataires, sans protester contre ces tendances ? Les vraies raisons de la hausse des loyers à Paris se trouvent dans l’énorme augmentation de la population dans le développement de l’industrie et du commerce, dans les exigences croissantes du luxe, dans la dépréciation du numéraire, dans l’attachement naturel et inévitable d’un assez grand nombre d’habitants de Paris pour certains quartiers. Elle tient aussi à des causes intimement liées au développement des démolitions, faites par grandes masses, à celui même des constructions multipliées. C’est un fait que le développement si soudain et si intense de ces travaux a eu pour conséquences le renchérissement de la main-d’œuvre dans ce qu’on nomme l’industrie du bâtiment, la hausse des prix des matériaux destinés à la construction des maisons, et aussi, dans d’énormes proportions, la cherté des terrains où devaient s’élever des constructions nouvelles. Enfin comment nier qu’une partie même de cette augmentation si rapide de la population ne soit due à la présence d’une foule de travailleurs venant se fixer à Paris ? Une soudaine et même heureuse transformation de la capitale, opérée par voie d’autorité, devait produire en partie la situation que nous avons vu se développer et qui persiste aujourd’hui. Quant aux remèdes qu’on propose de différents côtés pour guérir cette maladie de la cherté qui frappe sur tout le monde, mais qui atteint proportionnellement davantage les fortunes médiocres et les pauvres, ils paraissent faire surtout briller l’excessive confiance de leurs inventeurs. La foi qu’ils témoignent dans leur propre infaillibilité n’a d’égale que leur profond mépris pour la loi de l’offre et de la demande, et leur dédain pour ceux qui osent soutenir la légitimité de cette loi économique et ses avantages généraux.

    On faisait naguère grand bruit d’un certain nombre de propriétaires qui auraient exisgé de leurs locataires. industriels ou commerçants, de véritables pots-de-vin ou d’énormes augmentations de loyer, comme s’il s’agissait ici d’une question de bons procédés. Le fait seul de l’acceptation de ces conditions (moralement plus ou moins blâmables) par un locataire attesterait que, somme toute, il a encore avantage à les subir plutôt qu’à s’en aller. Les prétentions trop exorbitantes se condamnent d’ailleurs elles-mêmes ; elles trouvent leur châtiment naturel dans le refus du locataire actuel à garder l’appartement qu’il occupe et du locataire futur à venir prendre sa place. Enfin on pourrait citer aussi nombre d’appartements restés vacants pendant plusieurs termes par suite de ces prétentions exagérées.