La Logique de Port-Royal/Deuxième partie

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Texte établi par Alfred FouilléeBelin (p. 107-173).


DEUXIÈME PARTIE

Contenant les réflexions que les hommes ont faites sur leurs jugements.

CHAPITRE PREMIER

Des mots par rapport aux propositions.


Comme nous avons dessein d’expliquer ici les diverses remarques que les hommes ont faites sur leurs jugements, et que ces jugements sont des propositions qui sont composées de diverses parties[1], il faut commencer par l’explication de ces parties, qui sont principalement les noms, les pronoms et les verbes.

Il est peu important d’examiner si c’est à la grammaire ou à la logique d’en traiter, et il est plus court de dire que tout ce qui est utile à la fin de chaque art lui appartient, soit que la connaissance lui en soit particulière, soit qu’il y ait aussi d’autres arts et d’autres sciences qui s’en servent.

Or, il est certainement de quelque utilité pour la fin de la logique, qui est de bien penser, d’entendre les divers usages des sons qui sont destinés à signifier les idées, et que l’esprit a coutume d’y lier si étroitement que l’une ne se conçoit guère sans l’autre : en sorte que l’idée de la chose excite l’idée du son, et l’idée du son celle de la chose.

On peut dire en général sur ce sujet, que les mots sont des sons distincts et articulés, dont les hommes ont fait des signes pour marquer ce qui se passe dans leur esprit[2].

Et comme ce qui s’y passe se réduit à concevoir, juger, raisonner et ordonner, ainsi que nous l’avons déjà dit, les mots servent à marquer toutes ces opérations ; et pour cela on en a inventé principalement de trois sortes qui y sont essentiels, dont nous nous contenterons de parler : savoir, les noms, les pronoms et les verbes, qui tiennent la place des noms, mais d’une manière différente ; et c’est ce qu’il faut expliquer ici plus en détail.

Des noms.

Les objets de nos pensées étant, comme nous avons déjà dit, ou des choses ou des manières de choses, les mots destinés à signifier, tant les choses que les manières, s’appellent noms.

Ceux qui signifient les choses, s’appellent noms substantifs, comme terre, soleil. Ceux qui signifient les manières, en marquant en même temps le sujet auquel elles conviennent, s’appellent noms adjectifs, comme bon, juste, rond.

C’est pourquoi, quand, par une abstraction de l’esprit, on conçoit ces manières sans les rapporter à un certain sujet, comme elles subsistent alors en quelque sorte dans l’esprit par elles-mêmes, elles s’expriment par un mot substantif, comme sagesse, blancheur, couleur.

Et, au contraire, quand ce qui est de soi-même substance et chose vient à être conçu par rapport à quelque sujet, les mots qui le signifient en cette manière deviennent adjectifs, comme humain, charnel ; et en dépouillant ces adjectifs, formés des noms de substance, de leur rapport, on en fait de nouveaux substantifs : ainsi, après avoir formé du mot substantif homme l’adjectif humain, on forme de l’adjectif humain le substantif humanité.

Il y a des noms qui passent pour substantifs en grammaire, qui sont de véritables adjectifs, comme roi, philosophe, médecin, puisqu’ils marquent une manière d’être ou mode dans un sujet. Mais la raison pourquoi ils passent pour substantifs, c’est que, comme ils ne conviennent qu’à un seul sujet, on sous-entend toujours cet unique sujet sans qu’il soit besoin de l’exprimer.

Par la même raison, ces mots le rouge, le blanc, etc., sont de véritables adjectifs, parce que le rapport est marqué ; mais la raison pourquoi on n’exprime pas le substantif auquel ils se rapportent, c’est que c’est un substantif général, qui comprend tous les sujets de ces modes, et qui est par là unique dans cette généralité. Ainsi le rouge, c’est toute chose rouge ; le blanc, toute chose blanche ; ou, comme l’on dit en géométrie, c’est une chose rouge quelconque.

Les adjectifs ont donc essentiellement deux significations : l’une distincte, qui est celle du mode ou manière ; l’autre confuse, qui est celle du sujet : mais, quoique la signification du mode soit plus distincte, elle est pourtant indirecte, et, au contraire, celle du sujet, quoique confuse, est directe. Le mot de blanc, candidum, signifie indirectement, quoique distinctement, la blancheur.

Des pronoms.

L’usage des pronoms est de tenir la place des noms, et de donner moyen d’en éviter la répétition, qui est ennuyeuse ; mais il ne faut pas s’imaginer qu’en tenant la place des noms, ils fassent entièrement le même effet sur l’esprit : ce n’est nullement vrai ; au contraire, ils ne remédient au dégoût de la répétition, que parce qu’ils ne représentent les noms que d’une manière confuse. Les noms découvrent en quelque sorte les choses à l’esprit, et les pronoms les présentent comme voilées, quoique l’esprit sente pourtant que c’est la même chose que celle qui est signifiée par les noms. C’est pourquoi il n’y a point d’inconvénient que le nom et le pronom soient joints ensemble : Tu Phædria, Ecce ego Joannes.

Des diverses sortes de pronoms.

Comme les hommes ont reconnu qu’il était souvent inutile et de mauvaise grâce de se nommer soi-même, ils ont introduit le pronom de la première personne pour mettre en la place de celui qui parle, ego, moi, je.

Pour n’être pas obligés de nommer celui à qui on parle, ils ont trouvé bon de le marquer par un mot qu’ils ont appelé pronom de la seconde personne, toi, ou vous.

Et pour n’être pas obligés de répéter les noms des autres personnes et des autres choses dont on parle, ils ont inventé les pronoms de la troisième personne, ille, illa, illud, entre lesquels il y en a qui marquent, comme au doigt, la chose dont on parle, et qu’à cause de cela on nomme démonstratifs, hic, iste, celui-ci, celui-là.

Il y en a aussi qu’on nomme réciproque, parce qu’il marque un rapport d’une chose à soi-même. C’est le pronom sui, sibi, se : « Caton s’est tué. »

Tous les pronoms ont cela de commun, comme nous avons déjà dit, qu’ils marquent confusément le nom dont ils tiennent la place ; mais il y a de cela de particulier dans le neutre de ces pronoms illud, hoc, lorsqu’il est mis absolument, c’est-à-dire sans nom exprimé, qu’au lieu que les autres genres hic, hæc, ille, illa, peuvent se rapporter et se rapportent presque toujours à des idées distinctes, qu’ils ne marquent néanmoins que confusément : Illum exspirantem flammas, c’est-à-dire illum Ajacem ; His ego nec metas rerum, nec tempora ponam, c’est-à-dire Romanis ; le neutre, au contraire, se rapporte toujours à un nom général et confus : Hoc erat in votis, c’est-à-dire hæc res, hoc negotium erat in votis : Hoc erat alma parens, etc. Ainsi il y a une double confusion dans le neutre : savoir, celle du pronom, dont la signification est toujours confuse, et celle du mot negotium, chose, qui est encore aussi générale et aussi confuse.

Du pronom relatif.

Il y a encore un autre pronom qu’on appelle relatif, qui, quæ, quod, qui, lequel, laquelle.

Ce pronom relatif a quelque chose de commun avec les autres pronoms, et quelque chose de propre.

Ce qu’il a de commun, est qu’il se met au lieu du nom, et en excite une idée confuse.

Ce qu’il a de propre, est que la proposition dans laquelle il entre peut faire partie du sujet ou de l’attribut d’une autre proposition, et former ainsi une de ces propositions ajoutées ou incidentes, dont nous parlerons plus bas avec plus d’étendue, Dieu qui est bon, le monde qui est visible.

Je suppose ici qu’on entend ces termes de sujet et d’attribut des propositions, quoiqu’on ne les ait pas encore expliqués expressément, parce qu’ils sont si communs, qu’on les entend ordinairement avant d’avoir étudié la logique : ceux qui ne les entendraient pas, n’auront qu’à recourir au lieu où on en marque le sens.

On peut résoudre par là cette question : quel est le sens précis du mot que, lorsqu’il suit un verbe et qu’il semble ne se rapporter à rien. Jean répondit qu’il n’était pas le Christ. Pilate dit qu’il ne trouvait point de crime en Jésus-Christ.

Il y en a qui en veulent faire un adverbe aussi bien que du mot quod, que les Latins prennent quelquefois au même sens qu’a notre que français quoique rarement : Non tibi objicio quod hominem spoliasti, dit Cicéron[3].

Mais la vérité est que les mots que, quod, ne sont autre chose que le pronom relatif, et qu’ils en conservent le sens.

Ainsi, dans cette proposition, Jean répondit qu’il n’était pas le Christ, ce que conserve l’usage de lier une autre proposition, savoir, n’était pas le Christ, avec l’attribut enfermé dans le mot de répondit, qui signifie fuit respondens.

L’autre usage, qui est de tenir la place du nom et de s’y rapporter, y paraît à la vérité beaucoup moins : ce qui a fait dire à quelques personnes habiles que ce que en était entièrement privé dans cette occasion. On pourrait dire néanmoins qu’il le retient aussi ; car, en disant que Jean répondit, on entend qu’il fit une réponse ; et c’est à cette idée confuse de réponse que se rapporte ce que. De même, quand Cicéron dit : Non tibi objicio quod hominem spoliasti, le quod se rapporte à l’idée confuse de chose objectée, formée par le mot d’objicio ; et cette chose objectée, conçue d’abord confusément, est ensuite particularisée par la proposition incidente, liée par le quod, quod hominem spoliasti.

Je suppose, donne l’idée confuse d’une chose supposée ; car on peut remarquer la même chose dans ces questions : Je suppose que vous serez sage ; je vous dis que vous avez tort ; ce terme, je dis, fait concevoir d’abord confusément une chose dite ; et c’est à cette chose dite que se rapporte le que. Je dis que, c’est-à-dire je dis une chose qui est. Et qui dit de même, je suppose, veut dire je fais une supposition ; et c’est à cette idée de chose supposée que se rapporte le que. Je suppose que, c’est-à-dire, je fais une supposition qui est.

On peut mettre au rang des pronoms l’article grec , , τό, lorsqu’au lieu d’être devant le nom, on le met après : τοῦτό ἐστι τὸ σῶμά μου τὸ ὑπὲρ ὑμῶν διδόμενον, dit saint Luc[4], car ce τό, le, représente à l’esprit le corps, σῶμα, d’une manière confuse ; ainsi il a la fonction de pronom.

Et la seule différence qu’il y a entre l’article employé à cet usage et le pronom relatif, est que, quoique l’article tienne la place du nom, il joint pourtant l’attribut qui le suit au nom qui précède dans une même proposition ; mais le relatif fait, avec l’attribut suivant, une proposition à part, quoique jointe à la première, ὃ δίδοται, quod datur, c’est-à-dire quod est datum.

On peut juger par cet usage de l’article, qu’il y a peu de solidité dans la remarque qui a été faite depuis peu par un ministre[5] sur la manière dont on doit traduire ces paroles de l’Évangile de saint Luc, que nous venons de rapporter, parce que, dans le texte grec, il y a non un pronom relatif, mais un article : C’est mon corps donné pour vous, et non qui est donné pour vous, τὸ ὑπὲρ ὑμῶν διδόμενον, et non ὃ ὐπὲρ ὑμῶν δίδοται ; il prétend que c’est une nécessité absolue, pour exprimer la force de cet article, de traduire ainsi ce texte : Ceci est mon corps ; mon corps donné pour vous, ou le corps donné pour vous ; et que ce n’est pas bien traduire que d’exprimer ce passage en ces termes, ceci est mon corps qui est donné pour vous.

Mais cette prétention n’est fondée que sur ce que cet auteur n’a pénétré qu’imparfaitement la vraie nature du pronom relatif et de l’article ; car il est certain que, comme le pronom relatif, qui, quæ, quod, en tenant la place du nom, ne le représente que d’une manière confuse, de même l’article , , τό ne représente que confusément le nom auquel il se rapporte, de sorte que cette représentation confuse étant proprement destinée à éviter la répétition distincte du même mot qui est choquante, c’est en quelque sorte détruire la fin de l’article que de le traduire par une répétition expresse d’un même mot, ceci est mon corps, mon corps donné pour vous, l’article n’étant mis que pour éviter cette répétition ; au lieu qu’en traduisant par le pronom relatif, ceci est mon corps, qui est donné pour vous, on garde cette condition essentielle de l’article, qui est de ne représenter le nom que d’une manière confuse, et de ne pas frapper l’esprit deux fois par la même image, et l’on manque seulement à en observer une autre, qui pourrait paraître moins essentielle, qui est que l’article tient de telle sorte la place du nom, que l’adjectif que l’on y joint ne fait point une nouvelle proposition, τὸ ὑπὲρ ὑμῶν διδόμενον ; au lieu que le relatif qui, quæ, quod sépare un peu davantage, et devient sujet d’une nouvelle proposition, ὃ ὑπὲρ ὑμῶν δίδοται. Ainsi il est vrai que ni l’une ni l’autre de ces deux traductions : Ceci est mon corps qui est donné pour vous ; Ceci est mon corps, mon corps donné pour vous, n’est entièrement parfaite ; l’une changeant la signification confuse de l’article en une signification distincte, contre la nature de l’article, et l’autre, qui conserve cette signification confuse, séparant en deux propositions, par le pronom relatif, ce qui n’en fait qu’une par le moyen de l’article. Mais si l’on est obligé par nécessité à se servir de l’une ou de l’autre, on n’a pas droit de choisir la première en condamnant l’autre, comme cet auteur a prétendu faire par sa remarque.


CHAPITRE II

Du verbe.


Nous avons emprunté jusqu’ici ce que nous avons dit des noms et des pronoms d’un petit livre imprimé il y a quelque temps sous le titre de Grammaire générale[6], à l’exception de quelques points que nous avons expliqués d’une autre manière ; mais en ce qui regarde le verbe, dont il traite dans le chapitre XIII, je ne ferai que transcrire ce que cet auteur en dit, parce qu’il m’a semblé que l’on n’y pouvait rien ajouter.

Les hommes, dit-il, n’ont pas eu moins besoin d’inventer des mots qui marquassent l’affirmation, qui est la principale manière de notre pensée, que d’en inventer qui marquassent les objets de nos pensées.

Et c’est proprement en quoi consiste ce que l’on appelle verbe, qui n’est rien autre qu’un mot dont le principal usage est de signifier l’affirmation, c’est-à-dire de marquer que le discours où ce mot est employé est le discours d’un homme qui ne conçoit pas seulement les choses, mais qui en juge et qui les affirme ; en quoi le verbe est distingué de quelques noms, qui signifient aussi l’affirmation, comme affirmans, affirmatio, parce qu’ils ne la signifient qu’en tant que, par une réflexion d’esprit elle est devenue l’objet de notre pensée ; et ainsi ils ne marquent pas que celui qui se sert de ces mots affirme, mais seulement qu’il conçoit une affirmation.

J’ai dit que le principal usage du verbe était de signifier l’affirmation, parce que nous ferons voir plus bas que l’on s’en sert encore pour signifier d’autres mouvements de notre âme, comme ceux de désirer, de prier, de commander, etc. Mais ce n’est qu’en changeant d’inflexion et de mode, et ainsi nous ne considérons le verbe, dans tout ce chapitre, que selon sa principale signification, qui est celle qu’il a à l’indicatif. Selon cette idée, l’on peut dire que le verbe de lui-même ne devrait point avoir d’autre usage que de marquer la liaison que nous faisons dans notre esprit des deux termes d’une proposition ; mais il n’y a que le verbe être, qu’on appelle substantif, qui soit demeuré dans cette simplicité, et encore n’y est-il proprement demeuré que dans la troisième personne du présent est, et en de certaines rencontres ; car, comme les hommes se portent naturellement à abréger leurs expressions, ils ont joint presque toujours à l’affirmation d’autres significations dans un même mot.

I. — Ils y ont joint celle de quelque attribut, de sorte qu’alors deux mots font une proposition, comme quand je dis : Petrus vivit, Pierre vit, parce que le mot de vivit enferme seul l’affirmation, et de plus l’attribut d’être vivant ; et ainsi c’est la même chose de dire Pierre vit, que de dire Pierre est vivant. De là est venue la grande diversité des verbes dans chaque langue ; au lieu que si l’on s’était contenté de donner au verbe la signification générale de l’affirmation, sans y joindre aucun attribut particulier, on n’aurait eu besoin dans chaque langue que d’un seul verbe, qui est celui que l’on appelle substantif.

II. — Ils ont encore joint en de certaines rencontres le sujet de la proposition ; de sorte qu’alors deux mots peuvent encore, et même un seul mot, faire une proposition entière : deux mots, comme quand je dis sum homo, parce que sum ne signifie pas seulement l’affirmation, mais enferme la signification du pronom ego qui est le sujet de cette proposition, et que l’on exprime toujours en français je suis homme : un seul mot, comme quand je dis vivo, sedeo ; car ces verbes enferment dans eux-mêmes l’affirmation et l’attribut, comme nous avons déjà dit ; et, étant à la première personne, ils enferment encore le sujet je suis vivant, je suis assis. De là est venue la différence des personnes qui est ordinairement dans tous les verbes.

III. — Ils ont encore joint un rapport au temps au regard duquel on affirme ; de sorte qu’un seul mot, comme cœnasti, signifie que j’affirme de celui à qui je parle l’action de souper, non pour le temps présent, mais pour le passé, et de là est venue la diversité des temps qui est encore pour l’ordinaire commune à tous les verbes.

La diversité des significations, jointe à un même mot, est ce qui a empêché beaucoup de personnes, d’ailleurs fort habiles, de bien connaître la nature du verbe, parce qu’ils ne l’ont pas considéré selon ce qui lui est essentiel, qui est l’affirmation, mais selon ces autres rapports qui lui sont accidentels en tant que verbe.

Ainsi Aristote s’étant arrêté à la troisième des significations ajoutées à celle qui est essentielle au verbe, l’a défini, vox significans cum tempore[7], un mot qui signifie avec temps.

D’autres, comme Buxtorf[8], ayant ajouté la seconde, l’ont défini, vox flexilis cum tempore et persona, un mot qui a diverses inflexions avec temps et personnes.

D’autres s’étant arrêtés à la première de ces significations ajoutées, qui est celle de l’attribut, et ayant considéré que les attributs que les hommes ont joints à l’affirmation dans un même mot sont d’ordinaire des actions et des passions, ont cru que l’essence du verbe consistait à signifier des actions ou des passions.

Et enfin, Jules-César Scaliger a cru trouver un mystère dans son livre des Principes de la langue latine, en disant que la distinction de choses in permanentes et fluentes, en ce qui demeure et ce qui passe, était la vraie origine de la distinction entre les noms et les verbes, les noms étant pour signifier ce qui demeure et les verbes ce qui passe.

Mais il est aisé de voir que toutes ces définitions sont fausses et n’expliquent point la vraie nature du verbe.

La manière dont sont conçues les deux premières le fait assez voir, puisqu’il n’y est point dit ce que le verbe signifie, mais seulement ce avec quoi il signifie, cum tempore, cum persona.

Les deux dernières sont encore plus mauvaises ; car elles ont les deux plus grands vices d’une définition, qui est de ne convenir ni à tout le défini, ni au seul défini, neque omni, neque soli.

Car il y a des verbes qui ne signifient ni des actions, ni des passions, ni ce qui passe : comme existit, quiescit, friget, alget, tepet, calet, albet, viret, claret, etc.

Et il y a des mots qui ne sont point verbes qui signifient des actions et des passions et même des choses qui passent, selon la définition de Scaliger ; car il est certain que les participes sont de vrais noms, et que néanmoins ceux des verbes actifs ne signifient pas moins des actions, et ceux des passifs des passions que les verbes mêmes dont ils viennent ; et il n’y a aucune raison de prétendre que fluens ne signifie pas une chose qui passe, aussi bien que fluit.

À quoi on peut ajouter, contre les deux premières définitions du verbe, que les participes signifient aussi avec temps, puisqu’il y en a du présent, du passé et du futur, surtout en grec ; et ceux qui croient, non sans raison, qu’un vocatif est une vraie seconde personne, surtout quand il a une terminaison différente du nominatif, trouveront qu’il n’y aurait de ce côté-là qu’une différence du plus ou du moins entre le vocatif et le verbe.

Et ainsi la raison essentielle pourquoi un participe n’est point un verbe, c’est qu’il ne signifie point l’affirmation : d’où vient qu’il ne peut faire une proposition, ce qui est le propre du verbe, qu’en y ajoutant un verbe, c’est-à-dire en y remettant ce qu’on en a ôté, en changeant le verbe en participe. Car pourquoi est-ce que Petrus vivit, Pierre vit, est une proposition ; et que Petrus vivens, Pierre vivant, n’en est pas une, si vous n’y ajoutez est, Petrus est vivens, Pierre est vivant ; sinon parce que l’affirmation qui est enfermée dans vivit en a été ôtée pour en faire le participe vivens ? D’où il paraît que l’affirmation qui se trouve, ou qui ne se trouve pas dans un mot, est ce qui fait qu’il est verbe ou qu’il n’est pas verbe.

Sur quoi on peut encore remarquer en passant que l’infinitif qui est très-souvent nom, ainsi que nous dirons, comme lorsqu’on dit le boire, le manger, est alors différent des participes en ce que les participes sont des noms adjectifs, et que l’infinitif est un nom substantif fait par abstraction de cet adjectif, de même que de candidus se fait candor, et de blanc vient blancheur. Ainsi rubet, verbe, signifie est rouge, enfermant tout ensemble l’affirmation et l’attribut ; rubens, participe, signifie simplement rouge sans affirmation ; et rubere, pris pour un nom, signifie rougeur.

Il doit donc demeurer pour constant qu’à ne considérer simplement que ce qui est essentiel au verbe, sa seule vraie définition est, vox significans affirmationem, un mot qui signifie l’affirmation : car on ne saurait trouver de mot qui marque l’affirmation qui ne soit verbe, ni de verbe qui ne serve à la marquer au moins dans l’indicatif. Et il est indubitable que, si l’on en avait inventé un, comme serait est, qui marquât toujours l’affirmation, sans aucune différence ni de personne ni de temps, de sorte que la diversité des personnes se marquât seulement par les noms et les pronoms et la diversité des temps par les adverbes, il ne laisserait pas d’être un vrai verbe. Comme en effet dans les propositions que les philosophes appellent d’éternelle vérité, comme Dieu est infini ; tout corps est divisible ; le tout est plus grand que sa partie, le mot est ne signifie que l’affirmation simple, sans aucun rapport au temps, parce que cela est vrai selon tous les temps, et sans que notre esprit s’arrête à aucune diversité de personne.

Ainsi, le verbe, selon ce qui lui est essentiel, est un mot qui signifie l’affirmation ; mais si l’on veut mettre dans la définition du verbe ses principaux accidents, on pourra le définir ainsi : vox significans affirmationem, cum designatione personæ, numeri et temporis ; un mot qui signifie l’affirmation, avec désignation de la personne, du nombre et du temps. Ce qui convient proprement au verbe substantif.

Car pour les autres verbes, en tant qu’ils diffèrent du verbe substantif par l’union que les hommes ont faite de l’affirmation avec de certains attributs, on peut les définir de cette sorte : vox significans affirmationem alicujus attributi, cum designatione personæ, numeri et temporis ; un mot qui marque l’affirmation de quelque attribut, avec désignation de la personne, du nombre et du temps.

Et l’on peut remarquer en passant que l’affirmation, en tant que conçue, pouvant être aussi l’attribut du verbe, comme dans le verbe affirmo, ce verbe signifie deux affirmations, dont l’une regarde la personne qui parle, et l’autre la personne de qui on parle, soit que ce soit de soi-même, soit que ce soit d’un autre. Car quand je dis Petrus affirmat, affirmat est la même chose que est affirmans, et alors est marque mon affirmation ou le jugement que je fais touchant Pierre ; et affirmans, l’affirmation que je conçois et que j’attribue à Pierre. Le verbe nego, au contraire, contient une affirmation et une négation par la même raison.

Car il faut encore remarquer que, quoique tous nos jugements ne soient pas affirmatifs, mais qu’il y en ait de négatifs, les verbes néanmoins ne signifient jamais d’eux-mêmes que les affirmations ; la négation ne se marquant que par des particules non, ne, ou par des noms qui l’enferment, nullus, nemo, nul, personne, qui, étant joints aux verbes, en changent l’affirmation en négation : « nul homme n’est immortel : » nullum corpus est indivisibile.


CHAPITRE III

Ce que c’est qu’une proposition, et des quatre sortes de propositions.


Après avoir conçu les choses par nos idées, nous comparons ces idées ensemble ; et trouvant que les unes conviennent entre elles et que les autres ne conviennent pas, nous les lions ou délions, ce qui s’appelle affirmer ou nier, et généralement juger[9].

Ce jugement s’appelle aussi proposition[10], et il est aisé de voir qu’elle doit avoir deux termes : l’un de qui l’on affirme ou de qui l’on nie, lequel on appelle sujet ; et l’autre que l’on affirme ou que l’on nie, lequel s’appelle attribut ou prædicatum.

Et il ne suffit pas de concevoir ces deux termes ; mais il faut que l’esprit les lie ou les sépare : et cette action de notre esprit est marquée dans le discours par le verbe est, ou seul quand nous affirmons, ou avec une particule négative quand nous nions. Ainsi que je dis Dieu est juste, Dieu est le sujet de cette proposition, et juste en est l’attribut ; et le mot est marque l’action de mon esprit qui affirme, c’est-à-dire qui lie ensemble les deux idées de Dieu et de juste comme convenant l’une à l’autre. Que si je dis Dieu n’est pas injuste, est, étant joint avec les particules ne, pas, signifie l’action contraire à celle d’affirmer, savoir : celle de nier par laquelle je regarde ces idées comme répugnantes l’une à l’autre, parce qu’il y a quelque chose d’enfermé dans l’idée d’injuste qui est contraire à ce qui est enfermé dans l’idée de Dieu.

Mais, quoique toute proposition enferme nécessairement ces trois choses, néanmoins, comme l’on a dit dans le chapitre précédent, elle peut n’avoir que deux mots ou même qu’un.

Car les hommes, voulant abréger leurs discours, ont fait une infinité de mots qui signifient tout ensemble l’affirmation, c’est-à-dire ce qui est signifié par le verbe substantif, et de plus un certain attribut qui est affirmé. Tels sont tous les verbes, hors celui qu’on appelle substantif, comme Dieu existe, c’est-à-dire, est existant ; Dieu aime les hommes, c’est-à-dire, Dieu est aimant les hommes ; et le verbe substantif, quand il est seul, comme quand je dis je pense, donc je suis, cesse d’être purement substantif, parce qu’alors on y joint le plus général des attributs[11], qui est l’être ; car je suis veut dire : je suis un être, je suis quelque chose.

Il y a aussi d’autres rencontres où le sujet et l’affirmation sont renfermés dans un même mot, comme dans les premières et secondes personnes des verbes, surtout en latin ; comme quand je dis : sum christianus ; car le sujet de cette proposition est ego, qui est renfermé dans sum.

D’où il paraît que, dans cette même langue, un seul mot fait une proposition dans les premières et secondes personnes des verbes, qui, par leur nature, enferment déjà l’affirmation avec l’attribut ; comme veni, vidi, vici, sont trois propositions.

On voit par là que toute proposition est affirmative ou négative, et que c’est ce qui est marqué par le verbe, qui est affirmé ou nié.

Mais il y a une autre différence dans les propositions, laquelle naît de leur sujet, qui est d’être universelles, ou particulières ou singulières.

Car les termes, comme nous avons déjà dit dans la première partie, sont ou singuliers, ou communs, ou universels.

Et les termes universels peuvent être pris, ou selon toute leur étendue, en les joignant aux signes universels exprimés, ou sous-entendus, comme omnis, tout, pour l’affirmation ; nullus, nul, pour la négation : tout homme, nul homme ;

Ou selon une partie indéterminée de leur étendue, qui est lorsqu’on y joint le mot aliquis, quelque, comme quelque homme, quelques hommes, ou d’autres, selon l’usage des langues.

D’où il arrive une différence notable dans les propositions ; car lorsque le sujet d’une proposition est un terme commun qui est pris dans toute son étendue, la proposition s’appelle universelle, soit qu’elle soit affirmative, comme tout impie est fou : ou négative, comme nul vicieux n’est heureux.

Et lorsque le terme commun n’est pris que selon une partie indéterminée de son étendue, à cause qu’il est resserré par le mot indéterminé quelque, la proposition s’appelle particulière, soit qu’elle affirme, comme quelque cruel est lâche ; soit qu’elle nie, comme quelque pauvre n’est pas malheureux.

Que si le sujet d’une proposition est singulier, comme quand je dis : Louis XIII a pris La Rochelle, on l’appelle singulière[12].

Mais quoique cette proposition singulière soit différente de l’universelle, en ce que son sujet n’est pas commun, elle doit néanmoins plutôt s’y rapporter qu’à la particulière : parce que son sujet, par cela même qu’il est singulier, est nécessairement pris dans toute son étendue ; ce qui fait l’essence d’une proposition universelle, et qui la distingue de la particulière ; car il importe peu pour l’universalité d’une proposition, que l’étendue de son sujet soit grande ou petite, pourvu que, telle qu’elle soit, on la prenne tout entière ; et c’est pourquoi les propositions singulières tiennent lieu d’universelles dans l’argumentation. Ainsi l’on peut réduire toutes les propositions à quatre sortes, que l’on a marquées par ces quatre voyelles, A, E, I, O, pour soulager la mémoire.

A. L’universelle affirmative, comme, tout vicieux est esclave.

E. L’universelle négative, comme nul vicieux n’est heureux.

I. La particulière affirmative, comme quelque vicieux est riche.

O. La particulière négative, comme quelque vicieux n’est pas riche.

Et pour les faire mieux retenir on a fait ces deux vers :

Asserit A, negat E, verum generaliter ambo ;
Asserit I, negat O, sed particulariter ambo.

On a aussi accoutumé d’appeler quantité, l’universalité ou la particularité des propositions.

Et on appelle qualité, l’affirmation ou la négation qui dépendant du verbe, qui est regardé comme la forme de la proposition.

Et ainsi, A et E conviennent selon la quantité, et diffèrent selon la qualité, et de même I et O.

Mais A et I conviennent selon la qualité, et diffèrent selon la quantité, et de même E et O.

Les propositions se divisent encore, selon la matière, en vraies et en fausses ; et il est clair qu’il n’y en peut avoir qui ne soient ni vraies ni fausses, puisque toute proposition marquant le jugement que nous faisons des choses, elle est vraie quand ce jugement est conformé à la vérité[13], et fausse lorsqu’il n’y est pas conforme.

Mais, parce que nous manquons souvent de lumière pour reconnaître le vrai ou le faux, outre les propositions qui nous paraissent certainement vraies, et celles qui nous paraissent certainement fausses, il y en a qui nous semblent vraies, mais dont la vérité ne nous est pas si évidente que nous n’ayons quelque appréhension qu’elles ne soient fausses, ou qui nous semble fausses, mais de la fausseté desquelles nous ne nous tenons pas assurés. Ce sont les propositions qu’on appelle probables, dont les premières sont plus probables et les dernières moins probables. Nous dirons quelque chose, dans la quatrième partie, de ce qui nous fait juger avec certitude qu’une proposition est vraie.


CHAPITRE IV

De l’opposition entre les propositions qui ont même sujet et même attribut.


Nous venons de dire qu’il y a quatre sortes de propositions, A, E, I, O. On demande maintenant quelle convenance ou disconvenance elles ont ensemble, lorsqu’on fait du même sujet et du même attribut diverses sortes de propositions. C’est ce qu’on appelle opposition.

Et il est aisé de voir que cette opposition ne peut être que de trois sortes, quoique l’une des trois se divise en deux autres.

Car, si elles sont opposées en quantité et en qualité tout ensemble, comme A, O, et E, I, on les appelle contradictoires, comme, tout homme est animal, quelque homme n’est pas animal ; nul n’est impeccable, quelque homme est impeccable.

Si elles diffèrent en quantité seulement, et qu’elles conviennent en qualité, comme A, I, et E, O, on les appelle subalternes, comme tout homme est animal, quelque homme est animal ; nul homme n’est impeccable, quelque homme n’est pas impeccable[14].

Et si elles diffèrent en qualité, et qu’elles conviennent en quantité, alors elles sont appelées contraires ou subcontraires ; contraires, quand elles sont universelles, comme, tout homme est animal, nul homme n’est animal ;

Subcontraires, quand elles sont particulières, comme, quelque homme est animal, quelque homme n’est pas animal.

En regardant maintenant ces propositions opposées selon la vérité ou la fausseté, il est aisé de juger :

1o Que les contradictoires ne sont jamais ni vraies ni fausses ensemble ; mais si l’une est vraie, l’autre est fausse ; et si l’une est fausse, l’autre est vraie : car s’il est vrai que tout homme soit animal, il ne peut pas être vrai que quelque n’est pas animal ; et si, au contraire, il est vrai que quelque homme n’est pas animal, il n’est donc pas vrai que tout homme soit animal. Cela est si clair, qu’on ne pourrait que l’obscurcir en l’expliquant davantage.

2o Les contraires ne peuvent jamais être vraies ensemble ; mais elles peuvent être toutes deux fausses. Elles ne peuvent être vraies parce que les contradictoires seraient vraies ; car s’il est vrai que tout homme soit animal, il est faux que quelque homme n’est pas animal, qui est la contradictoire, et par conséquent encore plus faux que nul homme ne soit animal, qui est la contraire[15].

Mais la fausseté de l’une n’emporte pas la vérité de l’autre ; car il peut être faux que tous les hommes soient justes, sans qu’il soit vrai pour cela que nul homme ne soit juste, puisqu’il peut y avoir des hommes justes, quoique tous ne soient pas justes.

3o Les subcontraires, par une règle tout opposée à celle des contraires, peuvent être vraies ensemble, comme ces deux-ci, quelque homme est juste, quelque homme n’est pas juste ; parce que la justice peut convenir à une partie des hommes, et ne pas convenir à l’autre ; et ainsi l’affirmation et la négation ne regardent pas le même sujet, puisque quelque homme est pris pour une autre partie des hommes dans l’une des propositions, et pour une autre partie dans l’autre. Mais elles ne peuvent être toutes deux fausses ; puisque autrement les contradictoires seraient toutes deux fausses, car s’il était faux que quelque homme fût juste, il serait donc vrai que nul homme n’est juste, qui est la contradictoire, et à plus forte raison que quelque homme n’est pas juste, qui est la subcontraire.

4o Pour les subalternes, ce n’est pas une véritable opposition, puisque la particulière est une suite de la générale ; car, si tout homme est animal, quelque homme est animal ; si nul homme n’est singe, quelque homme n’est pas singe. C’est pourquoi la vérité des universelles emporte celle des particulières ; mais la vérité des particulières n’emporte pas celle des universelles ; car il ne s’ensuit pas que, parce qu’il est vrai que quelque homme est juste, il soit vrai aussi que tout homme est juste ; et, au contraire, la fausseté des particulières emporte la fausseté des universelles ; car, s’il est faux que quelque homme soit impeccable, il est encore plus faux que tout homme soit impeccable. Mais la fausseté des universelles n’emporte pas la fausseté des particulières ; car, quoiqu’il soit faux que tout homme soit juste, il ne s’ensuit pas que ce soit une fausseté de dire que quelque homme est juste. D’où il s’ensuit qu’il y a plusieurs rencontres où ces propositions subalternes sont toutes deux vraies, et d’autres où elles sont toutes deux fausses.

Je ne dis rien de la réduction des propositions opposées en un même sens, parce que cela est tout à fait inutile, et que les règles qu’on en donne ne sont la plupart vraies qu’en latin.


CHAPITRE V

Des propositions simples et composées. Qu’il y en a de simples qui paraissent composées et qui ne le sont pas, et qu’on peut appeler complexes. De celles qui sont complexes par le sujet ou par l’attribut.


Nous avons dit que toute proposition doit avoir au moins un sujet et un attribut ; mais il ne s’ensuit pas de là qu’elle ne puisse avoir plus d’un sujet et plus d’un attribut. Celles donc qui n’ont qu’un sujet et qu’un attribut s’appellent simples, et celles qui ont plus d’un sujet ou plus d’un attribut s’appellent composées, comme quand je dis : les biens et les maux, la vie et la mort, la pauvreté et les richesses viennent du Seigneur ; cet attribut : venir du Seigneur, est affirmé, non d’un seul sujet, mais de plusieurs ; savoir, biens et maux, etc.

Mais avant que d’expliquer ces propositions composées, il faut remarquer qu’il y en a qui le paraissent, et qui sont néanmoins simples : car la simplicité d’une proposition se prend de l’unité du sujet et de l’attribut. Or, il y a plusieurs propositions qui n’ont proprement qu’un sujet et qu’un attribut ; mais dont le sujet et l’attribut est un terme complexe, qui enferme d’autres propositions qu’on peut appeler incidentes, qui ne font que partie du sujet ou de l’attribut, y étant jointes par le pronom relatif, qui, lequel, dont le propre est de joindre ensemble plusieurs propositions, en sorte qu’elles n’en composent toutes qu’une seule.

Ainsi, quand Jésus-Christ dit : Celui qui fera la volonté de mon Père qui est dans le ciel, entrera dans le royaume des cieux, le sujet de cette proposition contient deux propositions, puisqu’il comprend deux verbes ; mais comme ils sont joints par des qui, ils ne font que partie du sujet : au lieu que quand je dis : Les biens et les maux viennent du Seigneur, il y a proprement deux sujets, parce que j’affirme également de l’un et de l’autre qu’ils viennent de Dieu.

Et la raison de cela est, que les propositions jointes à d’autres par des qui, ou ne sont des propositions que fort imparfaitement, selon ce qui sera dit plus bas, ou ne sont pas tant considérées comme des propositions que l’on fasse alors, que comme des propositions qui ont été faites auparavant, et qu’alors on ne fait plus que concevoir, comme si c’étaient de simples idées. D’où vient qu’il est indifférent d’énoncer ces propositions incidentes par des noms adjectifs ou par des participes sans verbes et sans qui, ou avec des verbes et des qui ; car c’est la même chose de dire : Dieu invisible a créé le monde visible, ou Dieu qui est invisible, a créé le monde qui est visible. Alexandre, le plus généreux de tous les rois, a vaincu Darius, ou Alexandre, qui a été le plus généreux de tous les rois, a vaincu Darius : et dans l’un et dans l’autre cas, mon but principal n’est pas d’affirmer que Dieu soit invisible, ou qu’Alexandre ait été le plus généreux des rois ; mais, supposant l’un et l’autre comme affirmé auparavant, j’affirme de Dieu conçu comme invisible, qu’il a créé le monde visible, et d’Alexandre conçu comme le plus généreux de tous les rois, qu’il a vaincu Darius.

Mais si je disais : Alexandre a été le plus généreux de tous les rois et le vainqueur de Darius, il est visible que j’affirmerais également d’Alexandre, et qu’il aurait été le plus généreux de tous les rois, et qu’il aurait été le vainqueur de Darius. Et ainsi c’est avec raison qu’on appelle ces dernières sortes de propositions des propositions composées, au lieu qu’on peut appeler les autres des propositions complexes.

Il faut encore remarquer que ces propositions complexes peuvent être de deux sortes : car la complexion, pour parler ainsi, peut tomber ou sur la matière de la proposition, c’est-à-dire sur le sujet ou sur l’attribut, ou sur tous les deux, ou bien sur la forme seulement.

1o La complexion tombe sur le sujet, quand le sujet est un terme complexe, comme dans cette proposition : « Tout homme qui ne craint rien est roi : » Rex est qui metuit nihil.

Beatus ille qui procul negotiis,
Ut prisca gens mortalium,
Paterna rura bobus exercet suis,
Solutus omni fœnore
[16].

Car le verbe est est sous-entendu dans cette dernière proposition, et beatus en est l’attribut, et tout le reste le sujet.

2o La complexion tombe sur l’attribut, lorsque l’attribut est un terme complexe, comme : La piété est un bien qui rend l’homme heureux dans les plus grandes adversités.

Sum pius Æneas famâ super æthera notus[17].

Mais il faut particulièrement remarquer ici que toutes les propositions composées de verbes actifs et de leur régime, peuvent être appelées complexes, et qu’elles contiennent en quelque manière deux propositions. Si je dis, par exemple, Brutus a tué un tyran, cela veut dire que Brutus a tué quelqu’un, et que celui qu’il a tué était tyran. D’où vient que cette proposition peut être contredite en deux manières, ou en disant : Brutus n’a tué personne, ou en disant que celui qu’il a tué n’était pas tyran. Ce qu’il est très-important de remarquer, parce que, lorsque ces sortes de propositions entrent en des arguments, quelquefois on n’en prouve qu’une partie en supposant l’autre : ce qui oblige souvent, pour réduire ces arguments dans la forme la plus naturelle, de changer l’actif en passif, afin que la partie qui est prouvée soit exprimée directement, comme nous remarquerons plus au long quand nous traiterons des arguments composés de ces propositions complexes.

3o Quelquefois la complexion tombe sur le sujet et sur l’attribut ; l’un et l’autre étant un terme complexe, comme dans cette proposition : Les grands qui oppriment les pauvres seront punis de Dieu, qui est le protecteur des opprimés.

Ille ego qui quondam gracili modulatus avenâ
Carmen, et egressus silvis vicina coegi,
Ut, quamvis avido, parerent arva colono,
Gratum opus agricolis : at nunc horrentia Martis
Arma, virumque cano, Trojæ qui primus ab oris
Italiam, fato profugus, Lavinaque venit
Littora
[18].

Les trois premiers vers et la moitié du quatrième composent le sujet de cette proposition ; le reste en compose l’attribut, et l’affirmation est enfermée dans le verbe cano.

Voilà les trois manières selon lesquelles les propositions peuvent être complexes, quant à leur matière, c’est-à-dire quant à leur sujet et à leur attribut.


CHAPITRE VI

De la nature des propositions incidentes, qui font partie des propositions complexes[19].


Mais, avant que de parler des propositions dont la complexion tombe sur la forme, c’est-à-dire sur l’affirmation ou la négation, il y a plusieurs remarques importantes à faire sur la nature des propositions incidentes, qui font partie du sujet ou de l’attribut de celles qui sont complexes selon la matière.

1o On a déjà vu que ces propositions incidentes sont celles dont le sujet est le relatif qui : comme, les hommes qui sont créés pour connaître et pour aimer Dieu, ou les hommes qui sont pieux : ôtant le terme d’hommes, le reste est une proposition incidente.

Mais il faut se souvenir de ce qui a été dit dans le chapitre VIII de la première partie, que les additions des termes complexes sont de deux sortes : les unes qu’on peut appeler de simples explications, qui est lorsque l’addition ne change rien dans l’idée du terme, parce que ce qu’on y ajoute lui convient généralement et dans toute son étendue, comme dans le premier exemple, les hommes qui sont créés pour connaître et pour aimer Dieu.

Les autres qui peuvent s’appeler des déterminations, parce que ce qu’on ajoute à un terme ne convenant pas à ce terme dans toute son étendue, en restreint et en détermine la signification, comme dans le second exemple, les hommes qui sont pieux. Suivant cela, on peut dire qu’il y a un qui explicatif et un qui déterminatif.

Or, quand le qui est explicatif, l’attribut de la proposition incidente est affirmé du sujet auquel le qui se rapporte, quoique ce ne soit qu’incidemment au regard de la proposition totale, de sorte qu’on peut substituer le sujet même au qui, comme on peut voir dans le premier exemple : les hommes qui ont été créés pour connaître et pour aimer Dieu, car on peut dire : les hommes ont été créés pour connaître et pour aimer Dieu.

Mais quand le qui est déterminatif, l’attribut de la proposition incidente n’est point proprement affirmé du sujet auquel le qui se rapporte ; car si, après avoir dit les hommes qui sont pieux sont charitables, on voulait substituer le mot d’hommes au qui, en disant les hommes sont pieux, la proposition serait fausse, parce que ce serait affirmer le mot de pieux des hommes comme hommes ; mais en disant, les hommes qui sont pieux sont charitables, on n’affirme ni des hommes en général, ni d’aucuns hommes en particulier, qu’ils soient pieux ; mais l’esprit, joignant ensemble l’idée de pieux avec celle d’hommes, et en faisant une idée totale, juge que l’attribut de charitable convient à cette idée totale, et ainsi, tout le jugement qui est exprimé dans la proposition incidente est seulement celui par lequel notre esprit juge que l’idée de pieux n’est point incompatible avec celle d’homme, et qu’ainsi il peut les considérer comme jointes ensemble et examiner ensuite ce qui leur convient selon cette union.

2o Il y a souvent des termes qui sont doublement et triplement complexes, étant composés de plusieurs parties dont chacune à part est complexe ; et ainsi il peut s’y rencontrer diverses propositions incidentes et de diverse espèce, le qui de l’une étant déterminatif, et le qui de l’autre explicatif. C’est ce qu’on verra mieux par cet exemple : La doctrine qui met le souverain bien dans la volupté du corps, laquelle a été enseignée par Épicure est indigne d’un philosophe. Cette proposition a pour attribut, indigne d’un philosophe, et tout le reste pour sujet ; ainsi ce sujet est un terme complexe qui enferme deux propositions incidentes : la première est, qui met le souverain bien dans la volupté du corps ; le qui, dans cette proposition incidente, est déterminatif, car il détermine le mot de doctrine, qui est général, à celle qui affirme que le souverain bien de l’homme est dans la volupté du corps ; d’où vient qu’on ne pourrait, sans absurdité, substituer au qui le mot de doctrine, en disant : la doctrine met le souverain bien dans la volupté du corps. La seconde proposition incidente est qui a été enseignée par Épicure, et le sujet auquel ce qui se rapporte est tout le terme complexe : la doctrine qui met le souverain bien dans la volupté du corps, qui marque une doctrine singulière et individuelle, capable de divers accidents, comme d’être soutenue par diverses personnes, quoiqu’elle soit déterminée en elle-même à être toujours prise de la même sorte, au moins dans ce point précis, selon lequel on l’entend, et c’est pourquoi le qui de la seconde proposition incidente, qui a été enseignée par Épicure, n’est point déterminatif, mais seulement explicatif ; d’où vient qu’on peut substituer le sujet auquel ce qui se rapporte en la place du qui, en disant : la doctrine qui met le souverain bien dans la volupté du corps, a été enseignée par Épicure.

3o La dernière remarque est que, pour juger de la nature de ces propositions, et pour savoir si le qui est déterminatif ou explicatif, il faut souvent avoir plus d’égard au sens et à l’intention de celui qui parle, qu’à la seule expression.

Car il y a souvent des termes complexes qui paraissent incomplexes, ou qui paraissent moins complexes qu’ils ne le sont en effet, parce qu’une partie de ce qu’ils enferment dans l’esprit de celui qui parle est sous-entendue et non exprimée, selon ce qui a été dit dans le chapitre VIII de la première partie, où l’on a fait voir qu’il n’y avait rien de plus ordinaire dans les discours des hommes, que de marquer des choses singulières par des noms communs, parce que les circonstances du discours font assez voir qu’on joint à cette idée commune qui répond à ce mot une idée singulière et distincte, qui le détermine à ne signifier qu’une seule et unique chose.

J’ai dit que cela se reconnaissait d’ordinaire par les circonstances, comme, dans la bouche des Français, le mot de roi signifie Louis XIV. Mais voici encore une règle qui peut servir à faire juger quand un terme commun demeure dans son idée générale, ou quand il est déterminé par une idée distincte et particulière, quoique non exprimée.

Quand il y a une absurdité manifeste à lier un attribut avec un sujet demeurant dans son idée générale, on doit croire que celui qui fait cette proposition n’a pas laissé ce sujet dans son idée générale. Ainsi, si j’entends dire à un homme : Rex hoc mihi imperavit, le roi m’a commandé telle chose ; je suis assuré qu’il n’a pas laissé le mot de roi dans son idée générale : car le roi ne fait point de commandement particulier.

Si un homme m’avait dit : La gazette de Bruxelles du 14 janvier 1662 touchant ce qui se passe à Paris est fausse, je serais assuré qu’il aurait quelque chose dans l’esprit de plus que ce qui serait signifié par ces termes, parce que tout cela n’est point capable de faire juger si cette gazette est vraie ou fausse, et qu’ainsi il faudrait qu’il eût conçu une nouvelle distincte et particulière, laquelle il jugeât contraire à la vérité, comme si cette gazette avait dit que le roi a fait cent chevaliers de l’ordre du Saint-Esprit.

De même dans les jugements que l’on fait des opinions des philosophes quand on dit que la doctrine d’un tel philosophe est fausse, expliquer distinctement quelle est cette doctrine, comme, que la doctrine de Lucrèce touchant la nature de notre âme est fausse, il faut nécessairement que, dans ces sortes de jugements, ceux qui les font conçoivent une opinion distincte et particulière sous le mot général de doctrine d’un tel philosophe, parce que la qualité de fausse ne peut pas convenir à une doctrine, comme étant d’un tel auteur, mais seulement comme étant une telle opinion en particulier, contraire à la vérité ; et ainsi ces sortes de propositions se résolvent nécessairement en celles-ci : Une telle opinion, qui a été enseignée par un tel auteur, est fausse : l’opinion que notre soit composée d’atomes, qui a été enseignée par Lucrèce, est fausse : De sorte que ces jugements enferment toujours deux affirmations, lors même qu’elles ne sont pas distinctement exprimées : l’une principale, qui regarde la vérité en elle-même, qui est que c’est une grande erreur de vouloir que notre âme soit composée d’atomes ; l’autre incidente, qui ne regarde qu’un point d’histoire, qui est que cette erreur a été enseignée par Lucrèce.



CHAPITRE VII

De la fausseté qui peut se trouver dans les termes complexes et dans les propositions incidentes.


Ce que nous venons de dire peut servir à résoudre une question célèbre, qui est de savoir si la fausseté ne peut se trouver que dans les propositions, et s’il n’y en a point dans les idées et dans les simples termes.

Je parle de la fausseté plutôt que de la vérité, parce qu’il y a une vérité qui est dans les choses par rapport à l’esprit de Dieu, soit que les hommes y pensent ou n’y pensent pas ; mais il ne peut y avoir de fausseté que par rapport à l’esprit de l’homme, ou à quelque esprit sujet à erreur, qui juge faussement qu’une chose est ce qu’elle n’est pas.

On demande donc si cette fausseté ne se rencontre que dans les propositions et dans les jugements.

On répond ordinairement que non, ce qui est vrai en un sens ; mais cela n’empêche pas qu’il n’y ait quelquefois de la fausseté, non dans les idées simples, mais dans les termes complexes, parce qu’il suffit pour cela qu’il y ait quelque jugement et quelque affirmation, ou expresse, ou virtuelle.

C’est ce que nous verrons mieux en considérant en particulier les deux sortes de termes complexes, l’une dont le qui est explicatif, l’autre dont il est déterminatif.

Dans la première sorte de termes complexes, il ne faut pas s’étonner s’il peut y avoir de la fausseté ; parce que l’attribut de la proposition incidente est affirmé du sujet auquel le qui se rapporte. Alexandre qui est fils de Philippe ; j’affirme, quoique incidemment, du fils de Philippe, d’Alexandre, et par conséquent il y a en cela de la fausseté, si cela n’est pas.

Mais il faut remarquer deux ou trois choses importantes : 1o Que la fausseté de la proposition incidente n’empêche pas, pour l’ordinaire, la vérité de la proposition principale. Par exemple : Alexandre, qui a été fils de Philippe, a vaincu les Perses : cette proposition doit passer pour vraie, quand Alexandre ne serait pas fils de Philippe, parce que l’affirmation de la proposition principale ne tombe que sur Alexandre ; et ce qu’on y a joint incidemment, quoique faux, n’empêche point qu’il soit vrai qu’Alexandre ait vaincu les Perses.

Que si néanmoins l’attribut de la proposition principale avait rapport à la proposition incidente, comme si je disais : Alexandre, fils de Philippe, était petit-fils d’Amyntas, ce serait alors seulement que la fausseté de la proposition incidente rendrait fausse la proposition principale.

2o Les titres qui se donnent communément à certaines dignités peuvent se donner à tous ceux qui possèdent cette dignité, quoique ce qui est signifié par ce titre ne leur convienne en aucune sorte. Ainsi, parce qu’autrefois le titre de saint et de très-saint se donnait à tous les évêques, on voit que les évêques catholiques, dans la conférence de Carthage, ne faisaient point de difficulté de donner ce nom aux évêques donatistes[20], sanctissimus Petilianus dixit, quoiqu’ils sussent bien qu’il ne pouvait pas y avoir de véritable sainteté dans un évêque schismatique. Nous voyons aussi que saint Paul, dans les Actes, donne le titre de très-bon ou très-excellent à Festus, gouverneur de Judée, par ce que c’était le titre qu’on donnait d’ordinaire à ces gouverneurs.

3o Il n’en est pas de même quand une personne est l’auteur d’un titre qu’il donne à un autre, et qu’il le lui donne parlant de lui-même, non selon l’opinion des autres, ou selon l’erreur populaire ; car on peut alors lui imputer avec raison la fausseté de ces propositions. Ainsi quand un homme dit : Aristote, qui est le prince des philosophes, ou simplement, le prince des philosophes, a cru que l’origine des nerfs était dans le cœur, on n’aurait pas droit de lui dire que cela est faux, parce qu’Aristote n’est pas le plus excellent des philosophes ; car il suffit qu’il ait suivi en cela l’opinion commune, quoique fausse. Mais si un homme disait : Gassendi, qui est le plus habile des philosophes, croit qu’il y a du vide dans la nature, on aurait sujet de disputer à cet homme la qualité qu’il voudrait donner à Gassendi, et de le rendre responsable de la fausseté qu’on pourrait prétendre se trouver dans cette proposition incidente. L’on peut donc être accusé de fausseté en donnant à la même personne un titre qui ne lui convient pas, et n’en être pas accusé en lui en donnant un autre qui le convient encore moins dans la vérité. Par exemple : Le pape Jean XII n’était ni saint, ni chaste, ni pieux, comme Baronius le reconnaît, et cependant ceux qui l’appelaient très-saint ne pouvaient être repris de mensonge, et ceux qui l’eussent appelé très-chaste ou très-pieux eussent été de fort grands menteurs, quoiqu’ils ne l’eussent fait que par des propositions incidentes, comme s’ils eussent dit : Jean XII, très-chaste pontife, a ordonné telle chose.

Voilà pour ce qui est des premières sortes de propositions incidentes dont le qui est explicatif ; quant aux autres, dont le qui est déterminatif, comme : Les hommes qui sont pieux, les rois qui aiment leurs peuples, il est certain que, pour l’ordinaire, elles ne sont pas susceptibles de fausseté, parce que l’attribut de la proposition incidente n’y est pas affirmé du sujet auquel le qui se rapporte.

Car, si l’on dit, par exemple, que les juges qui ne font jamais rien par prière et par faveur, sont dignes de louanges, on ne dit pas pour cela qu’il n’y ait aucun juge sur la terre qui soit dans cette perfection. Néanmoins, je crois qu’il y a toujours dans ces propositions une affirmation tacite et virtuelle, non de la convenance actuelle de l’attribut au sujet auquel le qui se rapporte, mais de la convenance possible. Et si on se trompe en cela, je crois qu’on a raison de trouver qu’il y aurait de la fausseté dans ces propositions incidentes, comme si on disait : Les esprits qui sont carrés sont plus solides que ceux qui sont ronds, l’idée de carré et de rond étant incompatible avec l’idée d’esprit pris pour le principe de la pensée, j’estime que ces propositions incidentes devraient pour fausses.

Et l’on peut même dire que c’est de là que naissent la plupart de nos erreurs : car ayant l’idée d’une chose, nous y joignons souvent une autre idée incompatible, quoique par erreur nous l’ayons crue compatible, ce qui fait que nous attribuons à cette même idée ce qui ne peut lui convenir.

Ainsi, trouvant en nous-mêmes deux idées, celle de la substance qui pense, et celle de la substance étendue, il arrive souvent que, lorsque nous considérons notre âme, qui est la substance qui pense, nous y mêlons insensiblement quelque chose de la substance étendue, comme quand nous nous imaginons qu’il faut que notre âme remplisse un lieu, ainsi que le remplit un corps, et qu’elle ne le serait point, si elle n’était nulle part, qui sont des choses qui ne conviennent qu’au corps ; et c’est de là qu’est née l’erreur impie de ceux qui croient l’âme mortelle. On peut voir un excellent discours de saint Augustin sur ce sujet, dans le livre X de la Trinité, où il montre qu’il n’y a rien de plus facile à connaître que la nature de notre âme ; mais que ce qui brouille les hommes est que voulant la connaître, ils ne se content de ce qu’ils en connaissent sans peine, qui est que c’est une substance qui pense, qui veut, qui doute, qui sait ; mais ils joignent à ce qu’elle est ce qu’elle n’est pas, se la voulant imaginer sous quelques-uns de ces fantômes sous lesquels ils ont accoutumé de concevoir les choses corporelles.

Quand d’autre part nous considérons les corps, nous avons bien de la peine à nous empêcher d’y mêler quelque chose de l’idée de la substance qui pense ; ce qui nous fait dire des corps pesants, qu’ils veulent aller au centre ; des plantes, qu’elles cherchent des aliments qui leur sont propres ; des crises d’une maladie, que c’est la nature qui s’est voulu décharger de ce qui lui nuisait ; et de mille autres choses, surtout dans nos corps, que la nature veut faire ceci ou cela, quoique nous soyons bien assurés que nous ne l’avons pas voulu, n’y ayant pensé en aucune sorte, et qu’il soit ridicule de s’imaginer qu’il y ait en nous quelque autre chose que nous-même qui connaisse ce qui nous est propre ou nuisible, qui cherche l’un et qui fuie l’autre.

Je crois que c’est encore à ce mélange d’idées incompatibles qu’on doit attribuer tous les murmures que les hommes font contre Dieu ; car il serait impossible de murmurer contre Dieu, si on le concevait véritablement selon ce qu’il est, tout-puissant, tout sage et tout bon ; mais les méchants, le concevant comme tout-puissant et comme le maître souverain de tout le monde, lui attribuent tous les malheurs qui leur arrivent, en quoi ils ont raison ; et parce qu’en même temps ils le conçoivent cruel et injuste, ce qui est incompatible avec sa bonté, ils s’emportent contre lui, comme s’il avait eu tort de leur envoyer les maux qu’ils souffrent.


CHAPITRE VIII

Des propositions complexes selon l’affirmation ou la négation, et d’une espèce de ces sortes de propositions que les philosophes appellent modales.


Outre les propositions dont le sujet ou l’attribut est un terme complexe, il y en a d’autres qui sont complexes, parce qu’il y a des termes ou des propositions incidentes qui ne regardent que la forme de la proposition, c’est-à-dire l’affirmation ou la négation qui est exprimée par le verbe, comme si je dis : je soutiens que la terre est ronde ; je soutiens, n’est qu’une proposition incidente, qui doit faire partie de quelque chose dans la proposition principale ; et cependant il est visible qu’elle ne fait partie ni du sujet, ni de l’attribut ; car cela n’y change rien du tout, et ils seraient conçus entièrement de la même sorte, si je disais simplement, la terre est ronde ; et ainsi cela ne tombe que sur l’affirmation qui est exprimée en deux manières : l’une à l’ordinaire par le verbe est, la terre est ronde ; et l’autre plus expressément par le verbe je soutiens.

C’est de même, quand on dit : je nie, il est vrai, il n’est pas vrai, ou qu’on ajoute dans une proposition ce qui en appuie la vérité, comme quand je dis : Les raisons d’astronomie nous convainquent que le soleil est beaucoup plus grand que la terre ; car cette première partie n’est que l’appui de l’affirmation.

Néanmoins il est important de remarquer qu’il y a de ces sortes de propositions qui sont ambiguës, et qui peuvent être prises différemment, selon le dessein de celui qui les prononce, comme si je dis : Tous les philosophes nous assurent que les choses pesantes tombent d’elles-mêmes en bas ; si mon dessein est de montrer que les choses pesantes tombent d’elles-mêmes en bas, la première partie de cette proposition ne sera qu’incidente, et ne fera qu’appuyer l’affirmation de la dernière partie ; mais si, au contraire, je n’ai dessein que de rapporter cette opinion des philosophes, sans que moi-même je l’approuve, alors la première partie sera la proposition principale, et la dernière sera seulement une partie de l’attribut ; car ce que j’affirmerai ne sera pas que les choses pesantes tombent d’elles-mêmes, mais seulement que tous les philosophes l’assurent. Et il est aisé de voir que ces deux différentes manières de prendre cette même proposition la changent tellement, que ce sont deux différentes propositions, et qui ont des sens tout différents. Mais il est souvent aisé de juger par la suite auquel de ces deux sens on la prend ; car, par exemple, si, après avoir fait cette proposition, j’ajoutais : or, les pierres sont pesantes ; donc elles tombent en bas d’elles-mêmes, il serait visible que je l’aurais prise au premier sens, et que la première partie ne serait qu’incidente ; mais si, au contraire, je concluais ainsi : or, cela est une erreur ; et par conséquent il peut se faire qu’une erreur soit enseignée par tous les philosophes, il serait manifeste que je l’aurais prise dans le second sens ; c’est-à-dire, que la première partie serait la proposition principale, et que la seconde ferait partie seulement de l’attribut.

De ces propositions complexes, où la complexion tombe sur le verbe et non sur le sujet ni sur l’attribut, les philosophes ont particulièrement remarqué celles qu’ils ont appelées modales, parce que l’affirmation ou la négation y est modifiée par l’un de ces quatre modes, possible, contingent, impossible, nécessaire ; et parce que chaque mode peut être affirmé ou nié, comme, il est impossible, il n’est pas impossible, et en l’une et en l’autre façon être joint avec une proposition affirmative ou négative, que la terre est ronde, que la terre n’est pas ronde, chaque mode peut avoir quatre propositions, et les quatre ensemble seize, qu’ils ont marquées par ces quatre mots : Purpurea, Iliace, Amabimus, Edentuli, dont voici tout le mystère. Chaque syllabe marque un de ces quatre modes.

La 1re, possible ;

La 2e, contingent ;

La 3e, impossible ;

La 4e, nécessaire.

Et la voyelle qui se trouve dans chaque syllabe, qui est ou A, ou E, ou I, ou U, marque si le mode doit être affirmé ou nié, et si la proposition qu’ils appellent dictum doit être affirmée ou niée en cette matière.

A. L’affirmation du mode, et l’affirmation de la proposition.

E. L’affirmation du mode, et la négation de la proposition.

I. La négation du mode, et l’affirmation de la proposition.

U. La négation du mode, et la négation de la proposition.

Ce serait perdre le temps que d’en apporter des exemples qui sont faciles à trouver. Il faut seulement observer que purpurea répond à l’A des propositions complexes, iliace à E, amabimus à I, edentuli à U, et qu’ainsi, si on veut que les exemples soient vrais, il faut, ayant pris un sujet, prendre pour purpurea un attribut qui en puisse être universellement affirmé ; pour iliace, qui en puisse être universellement nié ; pour amabimus, qui en puisse être affirmé particulièrement ; et pour edentuli, qui en puisse être nié particulièrement.

Mais quelque attribut qu’on prenne, il est toujours vrai que toutes les quatre propositions d’un même mot n’ont que le même sens ; de sorte que l’une étant vraie, toutes les autres le sont aussi.



CHAPITRE IX

Des diverses sortes de propositions composées.


Nous avons déjà dit que les propositions composées sont celles qui ont ou un double sujet, ou un double attribut. Or, il y en a de deux sortes : les unes où la composition est expressément marquée, et les autres où elle est plus cachée, et que les logiciens, pour cette raison, appellent exponibles, qui ont besoin d’être exposées ou expliquées.

On peut réduire celles de la première sorte à six espèces : les copulatives et les disjonctives ; les conditionnelles et les causales ; les relatives et les discrétives.


Des copulatives.

On appelle copulatives celles qui enferment ou plusieurs sujets ou plusieurs attributs joints par une conjonction affirmative ou négative, c’est-à-dire et ou ni ; car ni fait la même chose que et en ces sortes de propositions, puisque ni signifie et avec une négation qui tombe sur le verbe, et non sur l’union des deux mots qu’il joint, comme si je dis, que la science et les richesses ne rendent pas un homme heureux, j’unis autant la science aux richesses, en assurant de l’une et de l’autre, qu’elles ne rendent pas un homme heureux, que si je disais, que la science et les richesses rendent un homme vain.

On peut distinguer de trois sortes de ces propositions.

1o Quand elles ont plusieurs sujets.

Mors et vita in manu linguæ[21].

La mort et la vie sont en la puissance de la langue.

2o Quand elles ont plusieurs attributs.

Auream quisquis mediocritatem
Diligit, tutus caret obsoleti
Sordibus tecti, caret invidenda

SordibSobrius aula[22].

Celui qui aime la médiocrité, qui est si estimable en toutes choses, n’est logé ni malproprement, ni superbement.

Sperat infaustis, metuit secundis
Alteram sortem, bene præparatum
Pectus.

Un esprit bien fait espère une bonne fortune dans la mauvaise, et en craint une mauvaise dans la bonne.

3o Quand elles ont plusieurs sujets et plusieurs attributs.

Non domus et fundus, non æris acervus et auri
Ægroto domini deduxit corpore febres,
Non animo curas
[23].

Ni les maisons, ni les terres, ni les plus grands amas d’or et d’argent ne peuvent ni chasser la fièvre du corps de celui qui les possède, ni délivrer son esprit d’inquiétude et de chagrin.

La vérité de ces propositions dépend de la vérité de toutes les deux parties : ainsi, si je dis, la foi et la bonne vie sont nécessaires au salut, cela est vrai, parce que l’une et l’autre y est nécessaire ; mais si je disais, la bonne vie et les richesses sont nécessaires au salut, cette proposition serait fausse, quoique la bonne vie y soit nécessaire, parce que les richesses n’y sont pas nécessaires.

Les propositions qui sont considérées comme négatives et contradictoires à l’égard des copulatives, et de toutes les autres composées, ne sont pas toutes celles où il se rencontre des négations, mais seulement celles où la négation tombe sur la conjonction ; ce qui se fait en diverses manières, comme en mettant le non à la tête de la proposition, non enim amas, et deseris, dit saint Augustin ; c’est-à-dire, il ne faut pas croire que vous aimiez une personne et que vous l’abandonniez.

Car c’est encore en cette manière qu’on rend une proposition contradictoire à la copulative, en niant expressément la conjonction ; comme lorsqu’on dit qu’il ne peut pas se faire qu’une chose soit en même temps cela et cela :

Qu’on ne peut pas être amoureux et sage,

Amare et sapere, vix deo conceditur[24] ;

Que l’amour et la majesté ne s’accordent point ensemble,

Non bene conveniunt, nec in una sede morantur
Majestas et amor
[25].


Des disjonctives.

Les disjonctives sont de grand usage, et ce sont celles où entre la conjonction disjonctive vel, ou.

L’amitié, ou trouve les amis égaux, ou les rend égaux,

Amicitia pares aut accipit, aut facit[26].

Une femme aime ou hait, il n’y a point de milieu,

Aut amat, aut odit mulier, nihil est tertium[27].

Celui qui vit dans une entière solitude est une bête ou un ange (dit Aristote)[28].

Les hommes ne se remuent que par l’intérêt ou par la crainte.

La terre tourne autour du soleil, ou le soleil autour de la terre.

Toute action faite avec jugement est bonne ou mauvaise.

La vérité de ces propositions dépend de l’opposition nécessaire des parties, qui ne doivent point souffrir de milieu ; mais, comme il faut qu’elles n’en puissent souffrir du tout pour être nécessairement vraies, il suffit qu’elles n’en souffrent point ordinairement pour être considérées comme moralement vraies. C’est pourquoi il est absolument vrai qu’une action faite avec jugement est bonne ou mauvaise, les théologiens faisant voir qu’il n’y en a point en particulier qui soit indifférente ; mais quand on dit que les hommes ne se remuent que par l’intérêt ou par la crainte, cela n’est pas vrai absolument, puisqu’il y en a quelques-uns qui ne se remuent ni par l’une ni par l’autre de ces passions, mais par la considération de leur devoir ; et ainsi, toute la vérité qui y peut être, est que ce sont les deux ressorts qui remuent la plupart des hommes.

Les propositions contradictoires aux disjonctives sont celles où on nie la vérité de la disjonction ; ce qu’on fait en latin comme en toutes les autres propositions composées, en mettant la négation à la tête : Non omnis actio est bona vel mala ; et en français : Il n’est pas vrai que toute action soit bonne ou mauvaise.


Des conditionnelles.

Les conditionnelles sont celles qui ont deux parties liées par la condition si, dont la première, qui est celle où est la condition, s’appelle l’antécédent, et l’autre le conséquent.

Si l’âme est spirituelle, c’est l’antécédent ; elle est immortelle, c’est le conséquent.

Cette conséquence est quelquefois médiate et quelquefois immédiate ; elle n’est que médiate, quand il n’y a rien dans les termes de l’une et de l’autre partie qui les lie ensemble, comme si je dis :

Si la terre est immobile, le soleil tourne ;

Si Dieu est juste, les méchants seront punis.

Ces conséquences sont fort bonnes ; mais elles ne sont pas immédiates, parce que les deux parties n’ayant pas de terme commun, elles ne se lient que par ce qu’on a dans l’esprit, et qui n’est pas exprimé, que la terre et le soleil se trouvant sans cesse en des situations différentes l’une à l’égard de l’autre, il faut nécessairement que si l’une est immobile, l’autre se remue.

Quand la conséquence est immédiate, il faut pour l’ordinaire,

1o Ou que les deux parties aient un même sujet :

Si la mort est un passage à une vie plus heureuse, elle est désirable.

Si non pavisti, occidisti,

Si vous avez manqué à nourrir les pauvres, vous les avez tués,

2o Ou qu’elles aient le même attribut :

Si toutes les épreuves de Dieu nous doivent être chères, les maladies nous le doivent être.

3o Ou que l’attribut de la première partie soit l’attribut de la seconde :

Si la patience est une vertu, il y a des vertus pénibles.

4o Ou enfin que le sujet de la première partie soit l’attribut de la seconde, ce qui ne peut être que quand cette seconde partie est négative.

Si tous les vrais chrétiens vivent selon l’Évangile, il n’y a guère de vrais chrétiens.

On ne regarde, pour la vérité de ces propositions, que la vérité de la conséquence ; car, quoique l’une et l’autre parties fussent fausses, si néanmoins la conséquence de l’une à l’autre est bonne, la proposition, en tant que conditionnelle, est vraie, comme :

Si la volonté de la créature est capable d’empêcher que la volonté absolue de Dieu ne s’accomplisse, Dieu n’est pas tout-puissant.

Les propositions considérées comme négatives et contradictoires aux conditionnelles, sont celles-là seulement dans lesquelles la condition est niée ; ce qui se fait en latin, en mettant une négation à la tête :

Finxit, vNon si miserum fortuna Sinonem
Finxit, vanum etiam mendacemque improba finget[29].

Mais en français on exprime ces contradictoires par quoique et une négation :

Si vous mangez du fruit défendu, vous mourrez.

Quoique vous mangiez du fruit défendu, vous ne mourrez pas.

Ou bien par il n’est pas vrai :

Il n’est pas vrai que, si vous mangez du fruit défendu, vous mourrez.


Des causales.

Les causales sont celles qui contiennent deux propositions liées par un mot de cause, quia, parce que, ou ut, afin que :

Malheur aux riches, parce qu’ils ont leur consolation en ce monde.

Les méchants sont élevés, afin que, tombant de plus haut, leur chute en soit plus grande.

Ut lapsu graTolluntur in altum,
Ut lapsu graviore ruant[30].

Ils le peuvent, parce qu’ils croient le pouvoir,

Possunt, quia posse videntur[31].

Un tel prince a été malheureux, parce qu’il était né sous une telle constellation.

On peut aussi réduire à ces sortes de propositions celles qu’on appelle réduplicatives[32] :

L’homme, en tant qu’homme, est raisonnable.

Les rois, en tant que rois, ne dépendent que de Dieu seul.

Il est nécessaire, pour la vérité des propositions, que l’une des parties soit cause de l’autre ; ce qui fait aussi qu’il faut que l’une et l’autre soient vraies ; car ce qui est faux n’est point cause, et n’a point de cause ; mais l’une et l’autre parties peuvent être vraies, et la causale être fausse, parce qu’il suffit pour cela que l’une des parties ne soit pas cause de l’autre ; ainsi un prince peut avoir été malheureux et être né sous une telle constellation, qu’il ne laisserait pas d’être faux qu’il ait été malheureux pour être né sous cette constellation.

C’est pourquoi c’est en cela proprement que consistent les contradictoires de ces propositions, quand on nie qu’une cause soit cause de l’autre : Non ideo infelix, quia sub hoc natus sidere.


Des relatives.

Les relatives sont celles qui renferment quelque comparaison et quelque rapport.

Où est le trésor, là est le cœur.

Telle est la vie, telle est la mort.

Tanti es, quantum habeas[33].

On est estimé dans le monde à proportion de son bien.

La vérité dépend de la justesse du rapport, et on les contredit en niant le rapport.

Il n’est pas vrai que telle est la vie, telle est la mort.

Il n’est pas vrai que l’on soit estimé dans le monde à proportion de son bien.


Des discrétives.

Ce sont celles où l’on fait des jugements différents en marquant cette différence par les particules sed, mais, tamen, néanmoins, ou autres semblables exprimées ou sous-entendues.

Fortuna opes auferre, non animum potest[34]. La fortune peut ôter le bien, mais elle ne peut ôter le cœur.

Et mihi res, non me rebus submittere conor[35]. Je tâche de me mettre au-dessus des choses, et non pas d’y être asservi.

Cœlum, non animum mutant qui trans mare currunt[36]. Ceux qui passent les mers ne changent que de pays, et non pas d’esprit.

La vérité de cette sorte de proposition dépend de la vérité de toutes les deux parties et de la séparation qu’on y met ; car quoique les deux parties fussent vraies, une proposition de cette sorte serait ridicule, s’il n’y avait point entre elles d’opposition comme si je disais :

Judas était un larron, et néanmoins il ne put souffrir que Marie répandît ses parfums sur Jésus-Christ.

Il peut y avoir plusieurs contradictoires d’une proposition de cette sorte, comme si on disait :

Ce n’est pas des richesses, mais de la science que dépend le bonheur.

On peut contredire cette proposition en toutes ces manières :

Le bonheur dépend des richesses et non pas de la science.

Le bonheur ne dépend ni des richesses ni de la science.

Le bonheur dépend des richesses et de la science.

Ainsi l’on voit que les copulatives sont contradictoires des discrétives ; car ces deux dernières propositions sont copulatives.


CHAPITRE X

Des propositions composées dans le sens.


Il y a d’autres propositions composées, dont la composition est plus cachée, et on peut les réduire à ces quatre sortes : 1o exclusives ; 2o exceptives ; 3o comparatives ; 4o inceptives ou désitives.


1. — Des exclusives.

On appelle exclusives, celles qui marquent qu’un attribut convient à un sujet, et qu’il ne convient qu’à ce seul sujet, ce qui est marquer qu’il ne convient pas à d’autres ; d’où il s’ensuit qu’elles enferment deux jugements différents, et que par conséquent elles sont composées dans le sens. C’est ce qu’on exprime par le mot seul, ou autre semblable, ou en français, il n’y a que Dieu seul aimable pour lui-même.

Deus solus fruendus, reliqua utenda[37].

C’est-à-dire, nous devons aimer Dieu pour lui-même, et n’aimer les autres choses que pour Dieu.

Quas dederis solas semper habebis opes[38].

Les seules richesses qui vous demeureront toujours, seront celles que vous aurez données libéralement.

Nobilitas sola est atque unica virtus[39].

La vertu fait la noblesse, et toute autre chose ne rend point vraiment noble.

Hoc unum scio quod nihil scio, disaient les académiciens[40].

Il est certain qu’il n’y a rien de certain, et il n’y a qu’obscurité et incertitude en toute autre chose.

Lucain, parlant des druides, fait cette proposition disjonctive composée de deux exclusives :

Solis nosse deos, et cœli numina vobis,
Aut solis nescire datum est[41].

Ou vous connaissez les dieux, quoique tous les autres les ignorent ;

Ou vous les ignorez quoique tous les autres les connaissent.

Ces propositions se contredisent en trois manières ; car, 1o on peut nier que ce qui est dit convenir à un seul sujet, lui convienne en aucune sorte.

2o On peut soutenir que cela convient à autre chose.

3o On peut soutenir l’un et l’autre.

Ainsi, contre cette sentence, la seule vertu est la vraie noblesse, on peut dire :

1o Que la seule vertu ne rend point noble.

2o Que la naissance rend noble aussi bien que la vertu.

3o Que la naissance rend noble, et non la vertu.

Ainsi cette maxime des académiciens, que cela est certain qu’il n’y a rien de certain, était contredite différemment par les dogmatiques et par les pyrrhoniens ; car les dogmatiques la combattaient, en soutenant que cela était doublement faux, parce qu’il y avait beaucoup de choses que nous connaissions très-certainement ; et qu’ainsi il n’était point vrai que nous fussions certain de ne rien savoir ; et les pyrrhoniens disaient aussi que cela était faux, par une raison contraire, qui est que tout était tellement incertain, qu’il était même incertain s’il n’y avait rien de certain.

C’est pourquoi il y a un défaut de jugement dans ce que Lucain dit des druides, parce qu’il n’y a pas de nécessité que les seuls druides fussent dans la vérité au regard des dieux, ou qu’eux seuls fussent dans l’erreur ; car, pouvant y avoir diverses erreurs touchant la nature de Dieu, il pouvait fort bien se faire que, quoique les druides eussent des pensées touchant la nature de Dieu, différentes de celles des autres nations, ils ne fussent pas moins dans l’erreur que les autres nations.

Ce qui est ici de plus remarquable, est qu’il y a souvent de ces propositions qui sont exclusives dans le sens, quoique l’exclusion ne soit pas exprimée : ainsi ce vers de Virgile, où l’exclusion est marquée,

Una salus victis nullam sperare salutem[42].

a été traduit heureusement par ce vers français, dans lequel l’exclusion est sous-entendue :

Le salut des vaincus est de n’en point attendre.

Néanmoins il est bien plus ordinaire en latin qu’en français de sous-entendre les exclusions : de sorte qu’il y a souvent des passages qu’on ne peut traduire dans toute leur force, sans en faire des propositions exclusives, quoique en latin l’exclusion n’y soit pas marquée.

Ainsi, Cor., II, x, 17 : Qui gloriatur in Domino glorietur, doit être traduit : Que celui qui se glorifie, ne se glorifie qu’au Seigneur.

Galat., vi, 8 : Quæ seminaverit homo, hæc et metet : l’homme ne recueillera que ce qu’il aura semé.

Ephes., iv, 5 : Unus Dominus, una fides, unum baptisma : il n’y a qu’un Seigneur, qu’une foi, qu’un baptême.

Matth., v, 46 : Si diligitis eos qui vos diligunt, quam mercedem habebitis ? Si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense en mériterez-vous ?

Sénèque dans la Troade : Nullas habet spes Troja, si tales habet : si Troie n’a que cette espérance, elle n’en a point ; comme s’il y avait, si tantum tales habet.


2. — Des exceptives.

Les exceptives sont celles où l’on affirme une chose de tout un sujet, à l’exception de quelqu’un des inférieurs de ce sujet à qui on fait entendre, par quelque particule exceptive, que cela ne convient pas, ce qui visiblement enferme deux jugements, et ainsi rend ces propositions composées dans le sens, comme si je dis :

Toutes les sectes des anciens philosophes, hors celle des platoniciens, n’ont point reconnu que Dieu fût sans corps.

Cela veut dire deux choses : la première, que les philosophes anciens ont cru Dieu corporel ; la seconde, que les platoniciens ont cru le contraire.

Avarus, nisi quum moritur, nil reste facit[43].

L’avare ne fait rien de bien, si ce n’est de mourir.

Et miser nemo, nisi comparatus[44],

Nul ne se croit misérable, qu’en se comparant à de plus heureux.

Nemo læditur, nisi a scipso,

Nous n’avons de mal que celui que nous nous faisons à nous-mêmes.

Excepté le sage, disaient les stoïciens, tous les hommes sont vraiment fous.

Ces propositions se contredisent, de même que les exclusives :

1o En soutenant que le sage des stoïciens était aussi fou que les hommes ;

2o En soutenant qu’il y en avait d’autres que ce sage qui n’étaient point fous ;

3o En prétendant que ce sage des stoïciens était fou et que d’autres hommes ne l’étaient pas.

Il faut remarquer que les propositions exclusives et les exceptives ne sont, pour ainsi dire, que la même chose exprimée un peu différemment, de sorte qu’il est toujours fort aisé de les changer réciproquement les unes aux autres : et ainsi nous voyons que cette exceptive de Térence,

Imperitus, nisi quod ipse facit, nil rectum putat[45].

a été changée par Cornélius Gallus en cette exclusive :

Hoc tantum rectum quod facit ipse putat[46].


3. — Des comparatives.

Les propositions où l’on compare enferment deux jugements, parce que, c’en sont deux de dire qu’une chose est telle, et de dire qu’elle est telle plus ou moins qu’une autre, et ainsi ces sortes de propositions sont composées dans le sens.

Amicum perdere est damnorum maximum[47],

La plus grande de toutes les pertes, est de perdre un ami.

Fortius et melius magRidiculum acri
Fortius et melius magnas plerumque secat res[48],

On fait souvent plus d’impression dans les affaires, même les plus importantes, par une raillerie agréable, que par les meilleures raisons.

Meliora sunt vulnera amici, quam fraudulenta oscula inimici[49],

Les coups d’un ami valent mieux que les baisers trompeurs d’un ennemi.

On contredit ces propositions en plusieurs manières, comme cette maxime d’Épicure, la douleur est le plus grand de tous les maux, était contredite d’une sorte par les stoïciens, et d’une autre par les péripatéticiens ; car les péripatéticiens avouaient que la douleur était un mal ; mais ils soutenaient que les vices et les autres déréglements d’esprit étaient de bien plus grands maux ; au lieu que les stoïciens ne voulaient pas même reconnaître que la douleur fût un mal, bien loin d’avouer que ce fût le plus grand de tous les maux.

Mais on peut traiter ici une question, qui est de savoir s’il est toujours nécessaire que, dans ces propositions, le positif du comparatif convienne à tous les deux membres de la comparaison, et s’il faut, par exemple, supposer que deux choses soient bonnes, afin de pouvoir dire que l’une est meilleure que l’autre.

Il semble d’abord que cela devrait être ainsi ; mais l’usage est au contraire, puisque nous voyons que l’Écriture se sert du mot meilleur non-seulement en comparant deux biens ensemble, melior est sapientia quam vires, et vir prudens quam fortis, la sagesse vaut mieux que la force, et l’homme prudent que l’homme vaillant ;

Mais aussi en comparant un bien à un mal, melior est patiens arrogante ; un homme patient vaut mieux qu’un homme superbe ;

Et même en comparant deux maux ensemble, melius est habitare cum dracone, quam cum muliere ligigiosa ; il vaut mieux demeurer avec un dragon qu’avec une femme querelleuse. Et dans l’Évangile : il vaut mieux être jeté dans la mer une pierre au cou, que de scandaliser le moindre des fidèles.

La raison de cet usage est qu’un plus grand bien est meilleur qu’un moindre, parce qu’il a plus de bonté qu’un moindre bien. Or, par la même raison, on peut dire, quoique moins proprement, qu’un bien est meilleur qu’un mal, parce que ce qui a de la bonté en a plus que ce qui n’en a point ; et l’on peut dire aussi qu’un moindre mal est meilleur qu’un plus grand mal, parce que la diminution du mal tenant lieu de bien dans les maux, ce qui est moins mauvais a plus de cette sorte de bonté que ce qui est plus mauvais.

Il faut donc éviter de s’embarrasser mal à propos par la chaleur de la dispute à chicaner sur ces façons de parler, comme fit un grammairien donatiste, nommé Cresconius, en écrivant contre saint Augustin ; car ce saint ayant dit que les catholiques avaient plus de raison de reprocher aux donatistes d’avoir livré les livres sacrés, que les donatistes n’en avaient de le reprocher aux catholiques : Traditionem non vobis probabilius objicimus, Cresconius s’imagina avoir droit de conclure de ces paroles, que saint Augustin avouait par là que les donatistes avaient raison de le reprocher aux catholiques. Si enim vos probabilius, disait-il, nos ergo probabiliter : nam gradus iste quod ante positum est auget, non quod ante dictum est improbat. Mais saint Augustin réfute premièrement cette vaine subtilité par des exemples de l’Écriture, et entre autres par ce passage de l’Épître aux Hébreux, où saint Paul ayant dit que la terre qui ne porte que des épines était maudite, et ne devait attendre que le feu, il ajoute : Confidimus autem de vobis, fratres charissimi, meliora ; non quia, dit ce Père, bona illa erant quæ supra dixerat, proferre spinas et tribulos et ustionem mereri, sed magis, quia mala erant, ut illis devitatis meliora eligerent et optarent, hoc est, bona tantis malis contraria. Et il lui montre ensuite, par les plus célèbres auteurs de son art, combien la conséquence était fausse, puisqu’on aurait pu de la même sorte, reprocher à Virgile d’avoir pris pour une bonne chose la violence d’une maladie qui porte les hommes à se déchirer avec leurs propres dents, parce qu’il souhaite une meilleure fortune aux gens de bien.

Di meliora piis, erroremque hostibus illum !
Discissos nubis laniabant dentibus artus[50].

Quomodo ergo meliora piis, dit ce Père, quasi bona essent istis, ac non potius magna mala, qui discissos nudis labiabant dentibus artus.


4. — Des inceptives ou désitives.

Lorsqu’on dit qu’une chose a commencé ou cesse d’être telle, on fait deux jugements : l’un de ce qu’était cette chose avant le temps dont on parle ; l’autre de ce qu’elle est depuis ; et ainsi ces propositions, dont les unes sont appelées inceptives, et les autres désitives, sont composées dans le sens ; et elles sont si semblables, qu’il est plus à propos de n’en faire qu’une espèce, et de les traiter ensemble.

Les Juifs ont commencé, depuis le retour de la captivité de Babylone, à ne plus se servir de leurs caractères anciens, qui sont ceux qu’on appelle maintenant samaritains.

La langue latine a cessé d’être vulgaire en Italie depuis cinq cents ans.

Les Juifs n’ont commencé qu’au cinquième siècle depuis J.-C. à se servir des points pour marquer les voyelles.

Ces propositions se contredisent selon l’un et l’autre rapport aux deux temps différents. Ainsi il y en a qui contredisent cette dernière, en prétendant, quoique faussement, que les Juifs ont toujours eu l’usage des points, au moins pour les livres, et qu’ils étaient gardés dans le temple ; et d’autres le contredisent, en prétendant, au contraire, que l’usage des points est même plus nouveau que le cinquième siècle.


Réflexion générale.

Quoique nous ayons montré que les propositions exclusives, exceptives, etc., pouvaient être contredites en plusieurs manières, il est vrai néanmoins que quand on les nie simplement sans s’expliquer davantage, la négation tombe naturellement sur l’exclusion, ou l’exception, ou la comparaison, ou le changement marqué par les mots de commencer et de cesser. C’est pourquoi, si une personne croyait qu’Épicure n’a pas mis le souverain bien dans la volupté du corps, et qu’on lui dît que le seul Épicure y a mis le souverain bien, si elle le niait simplement sans ajouter autre chose, elle ne satisferait pas à sa pensée, parce qu’on aurait sujet de croire, sur cette simple négation, qu’elle demeure d’accord qu’Épicure a mis en effet le souverain bien dans la volupté du corps, mais qu’elle ne le croit pas seul de cet avis.

De même, si, connaissant la probité d’un juge, on me demandait s’il ne vend plus la justice, je ne pourrais pas répondre simplement par non, parce que le non signifierait qu’il ne la vend plus, mais laisserait croire en même temps que je reconnais qu’il l’a autrefois vendue.

Et c’est ce qui fait voir qu’il y a des propositions auxquelles il serait injuste de demander qu’on y répondît simplement par oui ou par non parce qu’en formant deux sens, on n’y peut faire de réponse juste qu’en s’expliquant sur l’un et sur l’autre.


CHAPITRE XI

Observations pour reconnaître dans quelques propositions exprimées d’une manière moins ordinaire, quel en est le sujet et quel en est l’attribut.


C’est sans doute un défaut de la logique ordinaire, qu’on n’accoutume point ceux qui l’apprennent à reconnaître la nature des propositions et des raisonnements, qu’en les attachant à l’ordre et à l’arrangement dont on les forme dans les écoles, et qui est souvent très-différent de celui dont on les forme dans le monde et dans les livres, soit d’éloquence, soit de morale, soit des autres sciences.

Ainsi on n’a presque point d’autre idée d’un sujet et d’un attribut, sinon que l’un est le premier terme d’une proposition, et l’autre le dernier ; et de l’universalité ou particularité, sinon qu’il y a dans l’une omnis ou nullus, tout ou nul, et dans l’autre, aliquis, quelque.

Cependant tout cela trompe très-souvent, et il est besoin de jugement pour discerner ces choses en plusieurs propositions. Commençons par le sujet et l’attribut.

L’unique et véritable règle est de regarder par le sens ce dont on affirme, et ce qu’on affirme ; car le premier est toujours le sujet, et le dernier l’attribut, en quelque ordre qu’ils se trouvent.

Ainsi il n’y a rien de plus commun en latin que ces sortes de proposition : Turpe est obsequi libidini ; il est honteux d’être esclave de ses passions ; où il est visible par le sens, que turpe, honteux, est ce qu’on affirme, et par conséquent l’attribut, et obsequi libidini, être esclave de ses passions, ce dont on affirme, c’est-à-dire, ce qu’on assure être honteux, et par conséquent le sujet. De même dans saint Paul : Est quæstus magnus pietas cum sufficientia[51], le vrai ordre serait, pietas cum sufficientia est quæstus.

Et de même dans ces vers :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas ;
Atque metus omnes, et inexorabile fatum
Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari…, etc.[52].

Felix est l’attribut, et le reste le sujet.

Le sujet et l’attribut sont souvent encore plus difficiles à reconnaître dans les propositions complexes ; et nous avons déjà vu qu’on ne peut quelquefois juger que par la suite du discours et l’intention d’un auteur quelle est la proposition principale, et quelle est l’incidente dans ces sortes de propositions.

Mais, outre ce que nous avons dit, on peut encore remarquer que, dans ces propositions complexes, où la première partie n’est que la proposition incidente, et la dernière est la principale, comme dans la majeure et la conclusion de ce raisonnement :

Dieu commande d’honorer les rois :

Louis XIV est roi :

Donc Dieu commande d’honorer Louis XIV ;

il faut souvent changer le verbe actif en passif, pour avoir le vrai sujet de cette proposition principale, comme dans cet exemple même ; car il est visible que, raisonnant de la sorte, mon intention principale, dans la majeure, est d’affirmer quelque chose des rois, dont je puisse conclure qu’il faut honorer Louis XIV ; et ainsi ce que je dis du commandement de Dieu n’est proprement qu’une proposition incidente qui confirme cette affirmation : « Les rois doivent être honorés ; » reges sunt honorandi. D’où il s’ensuit que les rois est le sujet de la majeure, et Louis XIV le sujet de la conclusion, quoiqu’à ne considérer les choses que superficiellement, l’une et l’autre semblent n’être qu’une partie de l’attribut.

Ce sont aussi des propositions fort ordinaires à notre langue : C’est une folie que de s’arrêter à des flatteurs ; c’est de la grêle qui tombe ; c’est un Dieu qui nous a rachetés. Or, le sens doit faire encore juger que pour les remettre dans l’arrangement naturel, en plaçant le sujet avant l’attribut, il faudrait les exprimer ainsi : S’arrêter à des flatteurs est une folie ; ce qui tombe est de la grêle ; celui qui nous a rachetés est Dieu ; et cela est presque universel dans toutes les propositions qui commencent par c’est, où l’on trouve après un qui ou un que, d’avoir leur attribut au commencement et le sujet à la fin. C’est assez d’en avoir averti une fois, et tous ces exemples ne sont que pour faire voir qu’on en doit juger par le sens, et non par l’ordre des mots. Ce qui est un avis très-nécessaire pour ne pas se tromper, en prenant des syllogismes pour vicieux qui sont en effet très-bons ; parce que, faute de discerner dans les propositions le sujet et l’attribut, on croit qu’ils sont contraires aux règles lorsqu’ils y sont très-conformes[53].


CHAPITRE XII

Des sujets confus équivalents à deux sujets.


Il est important, pour mieux comprendre la nature de ce qu’on appelle sujet dans les propositions, d’ajouter ici une remarque qui a été faite dans des ouvrages plus considérables que celui-ci, mais qui, appartenant à la logique, peut trouver ici sa place.

C’est que, lorsque deux ou plusieurs choses qui ont quelque ressemblance se succèdent l’une à l’autre dans le même lieu, et principalement quand il n’y paraît pas de différence sensible, quoique les hommes puissent les distinguer en parlant métaphysiquement, ils ne les distinguent pas néanmoins dans leurs discours ordinaires ; mais, les réunissant sous une idée commune qui n’en fait pas voir la différence et qui ne marque que ce qu’ils ont de commun, ils en parlent comme si c’était une même chose.

C’est ainsi que, quoique nous changions d’air à tout moment, nous regardons néanmoins l’air qui nous environne comme étant toujours le même, et nous disons que de froid il est devenu chaud comme si c’était le même ; au lieu que souvent cet air, que nous sentons froid, n’est pas le même que celui que nous trouvions chaud.

Cette eau, disons-nous aussi en parlant d’une rivière, était trouble il y a deux jours, et la voilà claire comme du cristal : cependant combien s’en faut-il que ce soit la même eau ! In idem flumen bis non descendimus, dit Sénèque, manet idem fluminis nomen, aqua transmissa est[54].

Nous considérons le corps des animaux, et nous en parlons comme étant toujours le même, quoique nous ne soyons pas assurés qu’au bout de quelques années il reste aucune partie de la première matière qui le composait ; et non-seulement nous en parlons comme d’un même corps sans y faire réflexion, mais nous le faisons aussi lorsque nous y faisons une réflexion expresse. Car le langage ordinaire permet de dire : le corps de cet animal était composé, il y a dix ans, de certaines parties de matière, et maintenant il est composé de parties toutes différentes. Il semble qu’il y ait de la contradiction dans ce discours ; car si les parties sont toutes différentes, ce n’est donc pas le même corps ; il est vrai ; mais on en parle néanmoins comme d’un même corps ; et ce qui rend ces propositions véritables, c’est que le même terme est pris pour différents sujets dans cette différente application.

Auguste disait de la ville de Rome qu’il l’avait trouvée de brique, et qu’il la laissait de marbre. On dit de même d’une ville, d’une maison, d’une église, qu’elle a été ruinée en un tel temps, et rétablie en un autre temps. Quelle est donc cette Rome qui est tantôt de brique et tantôt de marbre ? quelles sont ces villes, ces maisons, ces églises qui sont ruinées en un temps et rétablies en un autre ? Cette Rome, qui était de brique, était-elle la même que la Rome de marbre ? Non, mais l’esprit ne laisse pas de se former une certaine idée confuse de Rome à qui il attribue ces deux qualités, d’être de brique en un temps et de marbre en un autre ; et quand il en fait ensuite des propositions, et qu’il dit, par exemple, que Rome, qui avait été de brique avant Auguste, était de marbre quand il mourut, le mot de Rome, qui ne paraît qu’un sujet, en marque néanmoins deux réellement distincts, mais réunis sous une idée confuse de Rome, qui fait que l’esprit ne s’aperçoit pas de la distinction de ces sujets.

C’est par là qu’on a éclairci, dans le livre dont on a emprunté cette remarque[55], l’embarras affecté que les ministres se plaisent à trouver dans cette proposition, ceci est mon corps, que personne n’y trouvera en suivant les lumières du sens commun. Car, comme on ne dira jamais que c’était une proposition fort embarrassée et fort difficile à entendre que de dire d’une église qui aurait été brûlée et rebâtie : cette église fut brûlée il y a dix ans, et elle a été rebâtie depuis un an ; de même on ne saurait dire raisonnablement qu’il y ait aucune difficulté à entendre cette proposition : ceci, qui est du pain en ce moment-ci, est mon corps en cet autre moment. Il est vrai que ce n’est pas le même ceci dans ces différents moments, comme l’église brûlée et l’église rebâtie ne sont pas réellement la même église ; mais l’esprit, concevant et le pain et le corps de Jésus-Christ sous une idée commune d’objet présent qu’il exprime par ceci, attribue à cet objet réellement double, et qui n’est un que d’une unité de confusion, d’être pain en un certain moment et d’être le corps de Jésus-Christ en un autre ; de même qu’ayant formé de cette église brûlée et de cette église rebâtie une idée commune d’église, il donne à cette idée confuse deux attributs qui ne peuvent convenir au même sujet.

Il s’ensuit de là qu’il n’y a aucune difficulté dans cette proposition, ceci est mon corps, prise au sens des catholiques, puisqu’elle n’est que l’abrégé de cette autre proposition parfaitement claire, ceci, qui est du pain dans ce moment-ci, est mon corps dans cet autre moment ; et que l’esprit supplée tout ce qui n’est pas exprimé. Car, comme nous avons remarqué à la fin de la première partie, quand on se sert du pronom démonstratif hoc, pour marquer quelque chose exposé aux sens, l’idée formée précisément par le pronom demeurant confuse, l’esprit y ajoute des idées claires et distinctes tirées des sens par forme de proposition incidente. Ainsi Jésus-Christ prononçant le mot de ceci, l’esprit des apôtres y ajoutait qui est pain ; et comme il concevait qu’il était pain dans ce moment-là, il y faisait aussi cette addition du temps ; et ainsi le mot de ceci formait cette idée, ceci qui est du pain dans ce moment-ci.

De même quand il dit que c’était son corps, ils conçurent que ceci était son corps dans ce moment-là. Ainsi l’expression, ceci est mon corps, forma en eux cette proposition totale ; ceci, qui est du pain dans ce moment-ci, est mon corps dans cet autre moment ; et cette expression étant claire, l’abrégé de la proposition, qui ne diminue rien de l’idée, l’est aussi.

Et quant à la difficulté proposée par les ministres, qu’une même chose ne peut être pain et corps de Jésus-Christ, comme elle regarde également la proposition étendue, ceci, qui est pain dans ce moment-ci, est mon corps dans cet autre moment, et la proposition abrégée, ceci est mon corps, il est clair que ce ne peut être qu’une chicanerie frivole pareille à celle qu’on pourrait alléguer contre ces propositions : cette église fut brûlée en un tel temps, et elle a été rétablie dans cet autre temps ; et qu’elles se doivent toutes démêler par cette manière de concevoir plusieurs sujets distincts sous une même idée, qui fait que le même terme est tantôt pris pour un sujet et tantôt pour un autre, sans que l’esprit s’aperçoive de ce passage d’un sujet à un autre.

Au reste, on ne prétend pas décider ici cette importante question, de quelle sorte on doit entendre ces paroles, ceci est mon corps, si c’est dans un sens de figure ou dans un sens de réalité. Car il ne suffit pas de prouver qu’une proposition peut se prendre dans un certain sens ; il faut de plus prouver qu’elle doit s’y prendre. Mais comme il y a des ministres qui, par les principes d’une très-fausse logique, soutiennent opiniâtrément que les paroles de Jésus-Christ ne peuvent recevoir le sens catholique, il n’est point hors de propos d’avoir montré ici en abrégé que le sens catholique n’a rien que de clair, de raisonnable et de conforme au langage commun de tous les hommes.


CHAPITRE XIII

Autres observations pour reconnaître si les propositions sont universelles ou particulières.


On peut faire quelques observations semblables, et non moins nécessaires, touchant l’universalité et la particularité.

Observation I. Il faut distinguer deux sortes d’universalités : l’une qu’on peut appeler métaphysique, et l’autre morale.

J’appelle universalité métaphysique, lorsqu’une universalité est parfaite et sans exception, comme, tout homme est vivant, cela ne reçoit point d’exception.

Et j’appelle universalité morale celle qui reçoit quelque exception, parce que, dans les choses morales, on se contente que les choses soient telles ordinairement, ut plurimum, comme ce que saint Paul rapporte et approuve :

Cretenses semper mendaces, malæ bestiæ, ventres pigri[56].

Ou ce que dit le même apôtre :

Omnes quæ sua sint quærunt, non quæ Jesu-Christi[57].

Ou ce que dit Horace :

Omnibus hoc vitium est cantoribus, inter amicos
Ut nunquam inducant animum cantare rogati,
Injussi nunquam desistant[58].

Ou ce qu’on dit d’ordinaire :

Que toutes les femmes aiment à parler ;

Que tous les jeunes gens sont inconstants ;

Que tous les vieillards louent le temps passé.

Il suffit, dans toutes ces sortes de propositions, qu’ordinairement cela soit ainsi, et on ne doit pas aussi en conclure rien à la rigueur.

Car, comme ces propositions ne sont pas tellement générales qu’elles ne souffrent des exceptions, il pourrait se faire que la conclusion serait fausse. Comme on n’aurait pas pu conclure de chaque Crétois en particulier, qu’il aurait été un menteur et une méchante bête, quoique l’Apôtre approuve en général ce vers d’un de leurs poëtes : Les Crétois sont toujours menteurs, méchantes bêtes, grands mangeurs, parce que quelques-uns de cette île pouvaient ne pas avoir les vices qui étaient communs aux autres.

Ainsi la modération qu’on doit garder dans ces propositions qui ne sont que moralement universelles, c’est, d’une part, de n’en tirer qu’avec grand jugement des conclusions particulières, et de l’autre de ne pas les contredire ni ne pas les rejeter comme fausses, quoiqu’on puisse opposer des instances où elles n’ont pas de lieu, mais de se contenter, si on les étendait trop loin, de montrer qu’elles ne doivent pas se prendre à la rigueur.

Observation II. Il y a des propositions qui doivent passer pour métaphysiquement universelles, quoiqu’elles puissent recevoir des exceptions, lorsque dans l’usage ordinaire ces exceptions extraordinaires ne passent point pour devoir être comprises dans ces termes universels, comme si je dis, tous les hommes n’ont que deux bras, cette proposition doit passer pour vraie dans l’usage ordinaire ; et ce serait chicaner que d’opposer qu’il y a eu des monstres qui n’ont pas cessé d’être hommes, quoiqu’ils eussent quatre bras, parce qu’on voit assez qu’on ne parle pas des monstres dans ces propositions générales, et qu’on veut dire seulement que, dans l’ordre de la nature, les hommes n’ont que deux bras. On peut dire de même que tous les hommes se servent des sons pour exprimer leurs pensées, mais que tous ne se servent pas de l’écriture : et ce ne serait pas une objection raisonnable que d’opposer les muets pour trouver de la fausseté dans cette proposition, parce qu’on voit assez, sans qu’on l’exprime, que cela ne doit s’entendre que de ceux qui n’ont point d’empêchement naturel à se servir des sons, ou pour n’avoir pu les apprendre, comme ceux qui sont nés sourds, ou pour ne pouvoir les former, comme les muets.

Observation III. Il y a des propositions qui ne sont universelles que parce qu’elles doivent s’entendre de generibus singulorum, et non pas de singulis generum, comme parlent les philosophes, c’est-à-dire de toutes les espèces de quelque genre, et non pas de tous les particuliers de ces espèces. Ainsi l’on dit que tous les animaux furent sauvés dans l’arche de Noé, parce qu’il en fut sauvé quelques-uns de toutes les espèces. Jésus-Christ dit aussi des pharisiens, qu’ils payaient la dîme de toutes les herbes, decimatis omne olus[59], non qu’ils payassent la dîme de toutes les herbes qui étaient dans le monde, mais parce qu’il n’y avait point de sortes d’herbes dont ils ne payassent la dîme. Ainsi saint Paul dit : Sicut et ego omnibus per omnia placeo[60] ; c’est-à-dire qu’il s’accommodait à toutes sortes de personnes, juifs, gentils, chrétiens, quoiqu’il ne plût pas à ses persécuteurs, qui étaient en si grand nombre. Ainsi l’on dit d’un homme, qu’il a passé par toutes les charges, c’est-à-dire par toutes sortes de charges.

Observation IV. Il y a des propositions qui ne sont universelles que parce que le sujet doit être pris comme restreint par une partie de l’attribut ; je dis par une partie, car il serait ridicule qu’il fût restreint par tout l’attribut, comme qui prétendrait que cette proposition est vraie : Tous les hommes sont justes, parce qu’il l’entendrait en ce sens, que tous les hommes justes sont justes, et qui serait impertinent. Mais quand l’attribut est complexe, et a deux parties, comme dans cette proposition : Tous les hommes sont justes par la grâce de Jésus-Christ, c’est avec raison qu’on peut prétendre que le terme de justes est sous-entendu dans le sujet, quoiqu’il n’y soit pas exprimé ; parce qu’il est assez clair que l’on veut dire seulement que tous les hommes qui sont justes ne sont justes que par la grâce de Jésus-Christ : et ainsi cette proposition est vraie en toute rigueur, quoiqu’elle paraisse fausse à ne considérer que ce qui est exprimé dans le sujet, y ayant tant d’hommes qui sont méchants et pécheurs, et qui, par conséquent, n’ont point été justifiés par la grâce de Jésus-Christ. Il y a un très-grand nombre de propositions dans l’Écriture qui doivent être prises en ce sens, et entre autres ce que saint Paul : Comme tous meurent par Adam, ainsi tous seront vivifiés par Jésus-Christ[61] ; car il est certain qu’une infinité de païens, qui sont morts dans leur infidélité, n’ont point été vivifiés par Jésus-Christ, et qu’ils n’auront aucune part à la vie de la gloire dont parle saint Paul en cet endroit : et ainsi le sens de l’Apôtre est que, comme tous ceux qui meurent, meurent par Adam, tous ceux aussi qui sont vivifiés, sont vivifiés par Jésus-Christ.

Il y a aussi beaucoup de propositions qui ne sont moralement universelles qu’en cette manière, comme quand on dit : Les Français sont bons soldats ; les Hollandais sont bons matelots ; les Flamands sont bons peintres ; les Italiens sont bons comédiens ; cela veut dire que les Français qui sont soldats sont ordinairement bons soldats, et ainsi des autres.

Observation V. Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait point d’autre marque de particularité que ces mots, quidam, aliquis, quelque, et autres semblables ; car, au contraire, il arrive assez rarement que l’on s’en serve, surtout dans notre langue.

Quand la particule des ou de est le pluriel de l’article un, selon la nouvelle remarque de la Grammaire générale[62], elle fait que les noms se prennent particulièrement, au lieu que, pour l’ordinaire, ils se prennent généralement avec l’article les. C’est pourquoi il y a bien de la différence entre ces deux propositions : Les médecins croient maintenant qu’il est bon de boire pendant le chaud de la fièvre ; des médecins croient maintenant que le sang ne se fait pas dans le foie. Car les médecins, dans la première, marque le commun des médecins d’aujourd’hui ; et des médecins, dans la seconde, marque seulement quelques médecins particuliers.

Mais souvent avant des ou de, ou un au singulier, on met il y a, comme il y a des médecins, et cela en deux manières.

La première est, en mettant seulement après des, ou un, un substantif pour être le sujet de la proposition, et un adjectif pour être l’attribut, soit qu’il soit le premier ou le dernier, comme : Il y a des douleurs salutaires ; il y a des plaisirs funestes ; il y a de faux amis ; il y a une humilité généreuse ; il y a des vices couverts de l’apparence de la vertu. C’est comme on exprime dans notre langue ce qu’on exprime par quelque dans le style de l’école : Quelques douleurs sont salutaires, quelque humilité est généreuse, et ainsi des autres.

La seconde manière est de joindre par un qui l’adjectif au substantif : Il y a des craintes qui sont raisonnables. Mais ce qui n’empêche pas que ces propositions ne puissent être simples dans le sens, quoique complexes dans l’expression : car c’est comme si on disait simplement : Quelques craintes sont raisonnables. Ces façons de parler sont encore plus ordinaires que les précédentes : Il y a des hommes qui n’aiment qu’eux-mêmes ; il y a des chrétiens qui sont indignes de ce nom.

On se sert quelquefois en latin d’un mot semblable. Horace :

Sunt quibus in satira videor nimis acer, et ultra[63]
Legem tendere opus.

Ce qui est la même chose que s’il avait dit :

Quidam existimant me nimis acrem esse in satira.

Il y en a qui me croient trop piquant dans la satire.

De même dans l’Écriture : Est qui nequiter se humiliat[64], il y en a qui s’humilient mal.

Omnis, tout, avec une négation, fait aussi une proposition particulière, avec cette différence, qu’en latin la négation précède omnis, et en français elle suit tout : Non omnis qui dicit mihi, Domine, Domine, intrabit in regnum cœlorum[65]. Tous ceux qui me disent, Seigneur, Seigneur, n’entreront point dans le royaume des cieux. Non omne peccatum est crimen, tout péché n’est pas un crime.

Néanmoins dans l’hébreu, non omnis est souvent pour nullus, comme dans le psaume : Non justificabitur in conspectu tuo omnis vivens[66], nul homme vivant ne se justifiera devant Dieu. Cela vient de ce qu’alors la négation ne tombe que sur le verbe, et non point sur omnis.

Observation VI. — Voilà quelques observations assez utiles quand il y a un terme d’universalité, comme tout, nul, etc. Mais quand il n’y en a point, et qu’il n’y a point aussi de particularité, comme quand je dis, l’homme est raisonnable, l’homme est juste, c’est une question célèbre parmi les philosophes, si ces propositions, qu’ils appellent indéfinies, doivent passer pour universelles, ou pour particulières ; ce qui doit s’entendre quand elles sont sans aucune suite de discours, ou qu’on ne les a point déterminées par la suite à aucun de ces sens ; car il est indubitable qu’on doit prendre le sens d’une proposition, quand elle a quelque ambiguïté, de ce qui l’accompagne dans le discours de celui qui s’en sert.

La considérant donc en elle-même, la plupart des philosophes disent qu’elle doit passer pour universelle dans une matière nécessaire, et pour particulière dans une matière contingente.

Je trouve cette maxime approuvée par de fort habiles gens, et néanmoins elle est très-fausse : et il faut dire, au contraire, que lorsqu’on attribue quelque qualité à un terme commun, la proposition indéfinie doit passer pour universelle en quelque matière que ce soit : et ainsi, dans une matière contingente, elle ne doit point être considérée comme une proposition particulière, mais comme une universelle qui est fausse ; et c’est le jugement naturel que tous les hommes en font ; les rejetant comme fausses lorsqu’elles ne sont pas vraies généralement, au moins d’une généralité morale, dont les hommes se contentent dans les discours ordinaires des choses du monde.

Car qui souffrirait que l’on dît : Que les ours sont blancs, que les hommes sont noirs, que les Parisiens sont gentilshommes, les Polonais sont sociniens, les Anglais sont trembleurs ? Et cependant, selon la distinction de ces philosophes, ces propositions devraient passer pour très-vraies, puisque étant indéfinies dans une matière contingente, elles devraient être prises pour particulières. Or, il est très-vrai qu’il y a quelques ours blancs, comme ceux de la Nouvelle-Zemble ; quelques hommes qui sont noirs, comme les Éthiopiens ; quelques Parisiens qui sont gentilshommes ; quelques Polonais qui sont sociniens ; quelques Anglais qui sont trembleurs. Il est donc clair qu’en quelque matière que ce soit, les propositions indéfinies de cette sorte sont prises pour universelles, mais que dans une matière contingente on se contente d’une universalité morale. Ce qui fait qu’on dit fort bien : Les Français sont vaillants, les Italiens sont soupçonneux, les Allemands sont grands, les Orientaux sont voluptueux, quoique cela ne soit pas vrai de tous les particuliers, parce qu’on se contente qu’il soit vrai de la plupart.

Il y a donc une autre distinction sur ce sujet, laquelle est plus raisonnable, qui est que ces propositions indéfinies sont universelles en matière de doctrine, comme, les anges n’ont point de corps, et qu’elles ne sont que particulières dans les faits et dans les narrations, comme quand il est dit dans l’Évangile : Milites plectentes coronam de spinis, imposuerunt capiti ejus[67] ; il est bien clair que cela ne doit être entendu que de quelques soldats, et non pas de tous les soldats. Donc la raison est qu’en matière d’actions singulières, lors surtout qu’elles sont déterminées à un certain temps, elles ne conviennent ordinairement à un terme commun qu’à cause de quelques particuliers, dont l’idée distincte est dans l’esprit de ceux qui font ces propositions : de sorte qu’à le bien prendre, ces propositions sont plutôt singulières que particulières, comme on pourra le juger par ce qui a été dit des termes complexes dans le sens, 1re partie, chapitre viii, et 2e partie, chapitre vi.

Observation VII. — Les noms de corps, de communauté, de peuple, étant pris collectivement, comme ils le sont d’ordinaire, pour tout le corps, toute la communauté, tout le peuple, ne font point les propositions où ils entrent, proprement universelles, ni encore moins particulières, mais singulières, comme quand je dis : Les Romains ont vaincu les Carthaginois ; les Vénitiens font la guerre aux Turcs ; les juges d’un tel lieu ont condamné un criminel, ces propositions ne sont point universelles ; autrement on pourrait conclure de chaque Romain qu’il aurait vaincu les Carthaginois, ce qui serait faux : elles ne sont point aussi particulières ; car cela veut dire plus que si je disais que quelques Romains ont vaincu les Carthaginois ; mais elles sont singulières, parce que l’on considère chaque peuple comme une personne morale, dont la durée est de plusieurs siècles, qui subsiste tant qu’il compose un État, et qui agit en tous ces temps par ceux qui la composent, comme un homme agit par ses membres. D’où vient que l’on dit, que les Romains qui ont été vaincus par les Gaulois qui prirent Rome, ont vaincu les Gaulois au temps de César, attribuant ainsi à ce même terme Romains d’avoir été vaincus en un temps, et d’avoir été victorieux en l’autre, quoiqu’en l’un de ces temps il n’y ait eu aucun de ceux qui étaient en l’autre : et c’est ce qui fait voir sur quoi est fondée la vanité que chaque particulier prend des belles actions de sa nation, auxquelles il n’a point eu de part, et qui est aussi sotte que celle d’une oreille, qui, étant sourde, se glorifierait de la vivacité de l’œil ou de l’adresse de la main.



CHAPITRE XIV

Des propositions où l’on donne aux signes le nom des choses

Nous avons dit, dans la première partie, que des idées, les unes avaient pour objet des choses, les autres des signes. Or, ces idées de signe attachées à des mots, venant à composer des propositions, il arrive une chose qu’il est important d’examiner en ce lieu, et qui appartient proprement à la logique, c’est qu’on en affirme quelquefois les choses signifiées ; et il s’agit de savoir quand on a droit de le faire, principalement à l’égard des signes d’institution ; car, à l’égard des signes naturels, il n’y a pas de difficulté, parce que le rapport visible qu’il y a entre ces sortes de signes et les choses, marque clairement que quand on affirme du signe la chose signifiée, on veut dire, non que ce signe soit réellement cette chose, mais qu’il l’est en signification et en figure ; et ainsi l’on dira sans préparation et sans façon d’un portrait de César, que c’est César ; et d’une carte d’Italie, que c’est l’Italie.

Il n’est donc besoin d’examiner cette règle qui permet d’affirmer les choses signifiées de leurs signes, qu’à l’égard des signes d’institution qui n’avertissent pas par un rapport visible du sens auquel on entend ces propositions : et c’est ce qui a donné lieu à bien des disputes.

Car il semble à quelques-uns que cela puisse se faire indifféremment, et qu’il suffise pour montrer qu’une proposition est raisonnable en la prenant en un sens de figure et de signe, de dire qu’il est ordinaire de donner au signe le nom de la chose signifiée : et cependant cela n’est pas vrai ; car il y a une infinité de propositions qui seraient extravagantes, si l’on donnait aux signes le nom des choses signifiées ; ce que l’on ne fait jamais, parce qu’elles sont extravagantes. Ainsi un homme qui aurait établi dans son esprit que certaines choses en signifieraient d’autres, serait ridicule, si, sans en avoir averti personne, il prenait la liberté de donner à ces signes de fantaisie le nom de ces choses, et disait, par exemple, qu’une pierre est un cheval, et un âne un roi de Perse, parce qu’il aurait établi ces signes dans son esprit. Ainsi la première règle qu’on doit suivre sur ce sujet, est qu’il n’est pas permis indifféremment de donner aux signes le nom des choses.

La seconde, qui est une suite de la première, est que la seule incompatibilité évidente des termes n’est pas une raison suffisante pour conduire l’esprit au sens de signe, et pour conclure qu’une proposition ne pouvant se prendre proprement, se doit donc expliquer en un sens de signe. Autrement il n’y aurait point de ces propositions qui fussent extravagantes, et plus elles seraient impossibles dans le sens propre, plus on retomberait facilement dans le sens de signe, ce qui n’est pas néanmoins : car qui souffrirait que, sans autre préparation, et en vertu seulement d’une destination secrète, on dit que la mer est le ciel, que la terre est la lune, qu’un arbre est un roi ? Qui ne voit qu’il n’y aurait point de voie plus courte pour s’acquérir la réputation de folie, que de prétendre introduire ce langage dans le monde ? Il faut donc que celui à qui on parle soit préparé d’une certaine manière, afin qu’on ait droit de se servir de ces sortes de propositions, et il faut remarquer, sur ces préparations, qu’il y en a de certainement insuffisantes, et d’autres qui sont certainement suffisantes.

1o Les rapports éloignés qui ne paraissent point aux sens, ni à la première vue de l’esprit, et qui ne se découvrent que par méditation, ne suffisent nullement pour donner d’abord aux signes le nom des choses signifiées : car il n’y a presque point de choses, entre lesquelles on ne puisse trouver de ces sortes de rapports, et il est clair que des rapports qu’on ne voit pas d’abord ne suffisent point pour conduire au sens de figure.

2o Il ne suffit pas, pour donner à un signe le nom de la chose signifiée dans le premier établissement qu’on en fait, de savoir que ceux à qui on parle le considèrent déjà comme un signe d’une autre chose toute différente. On sait, par exemple, que le laurier est signe de la victoire, et l’olivier de la paix ; mais cette connaissance ne prépare nullement l’esprit à trouver bon qu’un homme à qui il plaira de rendre le laurier signe du roi de la Chine, et l’olivier du Grand Seigneur, dise sans façon, en se promenant dans un jardin : Voyez ce laurier, c’est le roi de la Chine ; et cet olivier, c’est le Grand Turc.

3o Toute préparation qui applique seulement l’esprit à attendre quelque chose de grand, sans le préparer à regarder en particulier une chose comme signe, ne suffit nullement pour donner droit d’attribuer à ce signe le nom de la chose signifiée dans la première institution. La raison en est claire, parce qu’il n’y a nulle conséquence directe et prochaine entre l’idée de grandeur et l’idée de signe ; et ainsi l’une ne conduit point à l’autre.

Mais c’est certainement une préparation suffisante pour donner aux signes le nom des choses, quand on voit dans l’esprit de ceux à qui on parle que, considérant certaines choses comme signes, ils sont en peine seulement de savoir ce qu’elles signifient.

Ainsi Joseph a pu répondre à Pharaon[68], que les sept vaches grasses et les sept épis pleins qu’il avait vus en songe, étaient sept années d’abondance ; et les sept vaches maigres et les sept épis maigres, sept années de stérilité ; parce qu’il voyait que Pharaon n’était en peine que de cela, et qu’il lui faisait intérieurement cette question : Qu’est-ce que ces vaches grasses et maigres, ces épis pleins et vides sont en signification ?

Ainsi Daniel répondit fort raisonnablement à Nabuchodonosor, qu’il était à la tête d’or[69] ; parce qu’il lui avait proposé le songe qu’il avait eu d’une statue qui avait la tête d’or, et qu’il lui en avait demandé la signification.

Ainsi, quand on a proposé une parabole, et qu’on vient à l’expliquer, ceux à qui l’on parle, considérant déjà tout ce qui la compose comme des signes, on a droit, dans l’explication de chaque partie, de donner au signe le nom de la chose signifiée.

Ainsi Dieu ayant fait voir au prophète Ézéchiel en vision, in spiritu, un champ plein de morts, et les prophètes distinguant les visions des réalités, et étant accoutumés à les prendre pour des signes, Dieu lui parla fort intelligiblement en lui disant que ces os étaient la maison d’Israël[70] ; c’est-à-dire qu’ils la signifiaient.

Voici les préparations certaines ; et comme on ne voit pas d’autres exemples où l’on convienne que l’on ait donné au signe le nom de la chose signifiée, que ceux où elles se trouvent, on en peut tirer cette maxime de sens commun : que l’on ne donne aux signes le nom des choses, que lorsque l’on a droit de supposer qu’ils sont regardés comme signes, et que l’on voit dans l’esprit des autres qu’ils sont en peine de savoir, non ce qu’ils sont, mais ce qu’ils signifient.

Mais comme la plupart des règles morales ont des exceptions, on pourrait douter s’il n’en faudrait point faire une à celle-ci en un seul cas ; c’est quand la chose signifiée est telle, qu’elle exige en quelque sorte d’être marquée par un signe : de sorte que, sitôt que le nom de cette chose est prononcé, l’esprit conçoit incontinent que le sujet auquel on l’a joint est destiné pour la désigner. Ainsi, comme les alliances sont ordinairement marquées par des signes extérieurs, si l’on affirmait le mot d’alliance de quelque chose extérieure, l’esprit pourrait être porté à concevoir qu’on l’en affirmerait comme de son signe : de sorte que, quand il y aurait dans l’Écriture que la circoncision est l’alliance, peut-être n’y aurait-il rien de surprenant, car l’alliance porte l’idée du signe sur la chose à laquelle elle est jointe : et ainsi, comme celui qui écoute une proposition conçoit l’attribut et les qualités de l’attribut avant qu’il en fasse l’union avec le sujet, on peut supposer que celui qui entend cette proposition, la circoncision est l’alliance, est suffisamment préparé à concevoir que la circoncision n’est alliance qu’en signe, le mot d’alliance lui ayant donné lieu de former cette idée, non avant qu’il soit prononcé, mais avant qu’il fût joint dans son esprit avec le mot de circoncision.

J’ai dit que l’on pourrait croire que les choses qui exigent, par une convenance de raison, d’être marquées par des signes, seraient une exception de la règle établie, qui demande une préparation précédente qui fasse regarder le signe comme signe, afin qu’on en puisse affirmer la chose signifiée, parce que l’on pourrait croire aussi le contraire ; car : 1o cette proposition, la circoncision est l’alliance, n’est point dans l’Écriture, qui porte seulement : Voici l’alliance que vous observerez entre vous, votre postérité et moi : Tout mâle parmi vous sera circoncis[71]. Or, il n’est pas dit dans ces paroles que la circoncision soit l’alliance ; mais la circoncision y est commandée comme condition de l’alliance. Il est vrai que Dieu exigeait cette condition, afin que la circoncision fût signe de l’alliance, comme il est porté dans le verset suivant : Ut sint in signum fœderis ; mais afin qu’elle fût signe, il en fallait commander l’observation, et la faire condition de l’alliance, et c’est ce qui est contenu dans le verset précédent.

2o Ces paroles de saint Luc : Ce calice est la nouvelle alliance en mon sang[72], que l’on allègue aussi, ont encore moins d’évidence pour confirmer cette exception. Car, en traduisant littéralement, il y a dans saint Luc : Ce calice est le nouveau testament en mon sang. Or, comme le mot de testament ne signifie pas seulement la dernière volonté du testateur, mais encore plus proprement l’instrument qui la marque, il n’y a point de figure à appeler le calice du sang de Jésus-Christ testament, puisque c’est proprement la marque, le gage et le signe de la dernière volonté de Jésus-Christ, l’instrument de la nouvelle alliance.

Quoi qu’il en soit, cette exception étant douteuse d’une part, et étant très-rare de l’autre, et y ayant très-peu de choses qui exigent d’elles-mêmes d’être marquées par des signes, elles n’empêchent pas l’usage de l’application de la règle à l’égard de toutes les autres choses qui n’ont pas cette qualité, et que les hommes n’ont point accoutumé de marquer par des signes d’institution. Car il faut se souvenir de ce principe d’équité, que la plupart des règles ayant des exceptions, elles ne laissent pas d’avoir leur force dans les choses qui ne sont point comprises dans l’exception.

C’est par ces principes qu’il faut décider cette importante question, si l’on peut donner à ces paroles, ceci est mon corps, le sens de figure ; ou plutôt, c’est par ces principes que toute la terre l’a décidée, toutes les nations du monde s’étant portées naturellement à les prendre au sens de réalité, et à en exclure le sens de figure ; car les apôtres ne regardant pas le pain comme un signe, et n’étant point en peine de ce qu’il signifiait, Jésus-Christ n’aurait pu donner aux signes le nom des choses, sans parler contre l’usage de tous les hommes, et sans les tromper : ils pouvaient peut-être regarder ce qui se faisait comme quelque chose de grand ; mais cela ne suffit pas.

Je n’ai plus rien à remarquer sur le sujet des signes, auxquels l’on donne le nom des choses, sinon qu’il faut extrêmement distinguer entre les expressions où l’on se sert du nom de la chose pour marquer le signe, comme quand on appelle un tableau d’Alexandre du nom d’Alexandre, et celles dans lesquelles le signe étant marqué par son nom propre, ou par un pronom, on en affirme la chose signifiée ; car cette règle, qu’il faut que l’esprit de ceux à qui on parle regarde déjà le signe comme signe, et soit en peine de savoir de quoi il est signe, ne s’entend nullement du premier genre d’expressions, mais seulement du second, où l’on affirme expressément du signe de la chose signifiée ; car on ne se sert de ces expressions que pour apprendre à ceux à qui l’on parle ce que signifie ce signe, et on ne le fait en cette manière que lorsqu’ils sont suffisamment préparés à concevoir que le signe n’est la chose signifiée qu’en signification et en figure.


CHAPITRE XV

De deux sortes de propositions qui sont de grand usage dans les sciences, la division et la définition, et premièrement de la division.


Il est nécessaire de dire quelque chose en particulier de deux sortes de propositions qui sont de grand usage dans les sciences, la division et la définition.

La division est le partage d’un tout en ce qu’il contient[73].

Mais comme il y a deux sortes de tout, il y a aussi deux sortes de divisions. Il y a un tout composé de plusieurs parties réellement distinctes, appelé en latin totum, et dont les parties sont appelées parties intégrantes. La division de ce tout s’appelle proprement partition ; comme quand on divise une maison en ses appartements, une ville en ses quartiers, un royaume ou un État en ses provinces, l’homme en corps et en âme, le corps en ses membres. La seule règle de cette division est de faire des dénombrements bien exacts et auxquels il ne manque rien[74].

L’autre tout est appelé en latin omne, et ses parties, parties subjectives[75] ou inférieures, parce que ce tout est un terme commun, et ses parties sont les sujets compris dans son étendue. Le mot d’animal est un tout de cette nature, dont les inférieurs, comme homme et bête, qui sont compris dans son étendue, sont les parties subjectives. Cette division retient proprement le nom de division, et on en peut remarquer de quatre sortes.

La 1re est quand on divise le genre par ses espèces[76] : Toute substance est corps ou esprit : tout animal est homme ou bête.

La 2e est quand on divise le genre par ses différences : Tout animal est raisonnable ou privé de raison ; tout nombre est pair ou impair ; toute proposition est vraie ou fausse ; toute ligne est droite ou courbe.

La 3e quand on divise un sujet commun par les accidents opposés dont il est capable, ou selon ses divers inférieurs, ou en divers temps, comme : Tout astre est lumineux par soi-même, ou seulement par réflexion ; tout corps est en mouvement ou en repos ; tous les Français sont nobles ou roturiers ; tout homme est sain ou malade ; tous les peuples se servent pour s’exprimer ou de la parole seulement, ou de l’écriture outre la parole.

La 4e d’un accident en ses divers sujets, comme la division des biens en ceux de l’esprit et du corps.

Les règles de la division sont : 1o qu’elle soit entière, c’est-à-dire que les membres de la division comprennent toute l’étendue du terme que l’on divise, comme pair et impair comprennent toute l’étendue du terme de nombre, n’y en ayant point qui ne soit pair ou impair. Il n’y a presque rien qui fasse faire tant de faux raisonnements que le défaut d’attention à cette règle ; et ce qui trompe est qu’il y a souvent des termes qui paraissent tellement opposés, qu’ils semblent ne point souffrir de milieu, et qui ne laissent pas d’en avoir. Ainsi, entre ignorant et savant, il y a une certaine médiocrité de savoir qui tire un homme du rang des ignorants, et qui ne le met pas encore au rang des savants. Entre vicieux et vertueux, il y a aussi un certain état dont on peut dire ce que Tacite dit de Galba, magis extra vitia quam cum virtutibus[77] ; car il y a des gens qui, n’ayant pas de vices grossiers, ne sont pas appelés vicieux, et qui, ne faisant point bien, ne peuvent point être appelés vertueux, quoique devant Dieu ce soit un grand vice que de n’avoir point de vertu. Entre sain et malade, il y a l’état d’un homme indisposé ou convalescent : entre le jour et la nuit, il y a le crépuscule : entre les vices opposés, il y a le milieu de la vertu, comme la pitié entre l’impiété et la superstition ; et quelquefois ce milieu est double, comme entre l’avarice et la prodigalité il y a la libéralité et une épargne louable : entre la timidité qui craint tout et la témérité qui ne craint rien, il y a la générosité, qui ne s’étonne point des périls, et une précaution raisonnable, qui fait éviter ceux auxquels il n’est pas à propos de s’exposer[78].

La deuxième règle, qui est la suite de la première, est que les membres de la division soient opposés, comme pair, impair ; raisonnable, privé de raison. Mais il faut remarquer ce qu’on a déjà dit dans la première partie, qu’il n’est pas nécessaire que toutes les différences qui font ses membres opposés soient positives ; mais qu’il suffit qu’une le soit, et que l’autre soit le genre seul avec la négation de l’autre différence ; et c’est même par là qu’on fait que les membres sont plus certainement opposés[79]. Ainsi, la différence de la bête avec l’homme n’est que la privation de la raison, qui n’est rien de positif ; l’imparité n’est que la négation de la divisibilité en deux parties égales. Le nombre premier n’a rien que n’ait le nombre composé ; l’un et l’autre ayant l’unité pour mesure, et celui qu’on appelle premier n’étant différent du composé, qu’en ce qu’il n’a point d’autre mesure que l’unité.

Néanmoins, il faut avouer que c’est le meilleur d’exprimer les différences opposées par des termes positifs, quand cela se peut ; parce que cela fait mieux entendre la nature des membres de la division. C’est pourquoi la division de la substance en celle qui pense et celle qui est étendue, est beaucoup meilleure que la commune, en celle qui est matérielle et immatérielle, ou bien en celle qui est corporelle, et celle qui n’est pas corporelle ; parce que les mots d’immatérielle ou d’incorporelle ne nous donnent qu’une idée fort imparfaite et fort confuse de ce qui se comprend beaucoup mieux par les mots de substance qui pense[80].

La troisième règle, qui est une suite de la seconde, est que l’un des membres ne soit pas tellement enfermé dans l’autre, que l’autre en puisse être affirmé, quoiqu’il puisse quelquefois y être enfermé en une autre manière ; car la ligne est enfermée dans la surface comme le terme[81] de la surface, et la surface dans le solide comme le terme du solide. Mais cela n’empêche pas que l’étendue ne se divise en ligne, surface et solide, parce qu’on ne peut pas dire que la ligne soit surface, ni la surface solide. On ne peut pas, au contraire, diviser le nombre en pair, impair et carré, parce que tout nombre carré étant pair ou impair, il est enfermé dans les deux premiers membres.

On ne doit pas aussi diviser les opinions en vraies, fausses et probables, parce que toute opinion probable est vraie ou fausse. Mais on peut les diviser premièrement en vraies et en fausses, et puis diviser les unes et les autres en certaines et en probables.

Ramus et ses partisans se sont fort tourmentés pour montrer que toutes les divisions ne doivent avoir que deux membres. Tant qu’on peut le faire commodément, c’est le meilleur ; mais la clarté et la facilité étant ce qu’on doit le plus considérer dans les sciences, on ne doit pas rejeter les divisions en trois membres, et plus encore quand elles sont plus naturelles, et qu’on aurait besoin de subdivisions forcées pour les faire toujours en deux membres : car alors, au lieu de soulager l’esprit, ce qui est le principal fruit de la division, on l’accable par un grand nombre de subdivisions, qu’il est bien plus difficile de retenir que si tout d’un coup on avait fait plus de membres à ce que l’on divise. Par exemple, n’est-il pas plus court, plus simple et plus naturel de dire : Toute étendue est ou ligne ou surface ou solide, que de dire comme Ramus : Magnitudo est linea vel lineatum, lineatum est superficies vel solidum[82] ?

Enfin, on peut remarquer que c’est un égal défaut de ne faire pas assez et de faire trop de divisions ; l’un n’éclaire pas assez l’esprit et l’autre le dissipe trop. Grassot, qui est un philosophe estimable entre les interprètes d’Aristote, a nui à son livre par le trop grand nombre de divisions[83]. On retombe par là dans la confusion que l’on prétend éviter : confusum est quidquid in pulverem sectum est[84] ?


CHAPITRE XVI

De la définition qu’on appelle définition de choses.


Nous avons parlé fort au long, dans la première partie, des définitions des noms, et nous avons montré qu’il ne fallait pas les confondre avec les définitions des choses ; parce que les définitions des noms sont arbitraires, au lieu que les définitions des choses ne dépendent point de nous, mais de ce qui est enfermé dans la véritable idée d’une chose, et ne doivent point être prises pour principes, mais être considérées comme des propositions qui doivent souvent être confirmées par raison, et qui peuvent être combattues. Ce n’est donc que de cette dernière sorte de définition que nous parlons en ce lieu.

Il y en a deux sortes : l’une plus exacte, qui retient le nom de définition ; l’autre moins exacte, qu’on appelle description[85].

La plus exacte est celle qui explique la nature d’une chose par ses attributs essentiels, dont ceux qui sont communs s’appellent genre, et ceux qui sont propres différence[86].

Ainsi on définit l’homme un animal raisonnable ; l’esprit, une substance qui pense : le corps, une substance étendue ; Dieu, l’être parfait. Il faut, autant qu’on le peut, que ce qu’on met pour genre dans la définition, soit le genre prochain[87] du défini, et non pas seulement le genre éloigné.

On définit aussi quelquefois par les parties intégrantes, comme lorsqu’on dit que l’homme est une chose composée d’un esprit et d’un corps. Mais alors même il y a quelque chose qui tient lieu de genre, comme le mot de chose composée, et le reste tient lieu de différence.

La définition moins exacte qu’on appelle description, est celle qui donne quelque connaissance d’une chose par les accidents qui lui sont propres, et qui la déterminent assez pour en donner quelque idée qui la discerne des autres.

C’est en cette manière qu’on décrit les herbes, les fruits, les animaux, par leur figure, par leur grandeur, par leur couleur et autres semblables accidents. C’est de cette nature que sont les descriptions des poëtes et des orateurs.

Il y a aussi des définitions ou descriptions qui se font par les causes, par la matière, par la forme, par la fin, etc., comme si on définit une horloge, une machine de fer composée de diverses roues, dont le mouvement réglé est propre à marquer les heures.

Il y a trois choses nécessaires à une bonne définition : qu’elle soit universelle, qu’elle soit propre[88], qu’elle soit claire.

1o Il faut qu’une définition soit universelle, c’est-à-dire qu’elle comprenne tout le défini. C’est pourquoi la définition commune du temps, que c’est la mesure du mouvement, n’est peut-être pas bonne, parce qu’il y a grande apparence que le temps ne mesure pas moins le repos que le mouvement, puisqu’on dit aussi bien qu’une chose a été tant de temps en repos, comme on dit qu’elle s’est remuée pendant tant de temps ; de sorte qu’il semble que le temps ne soit autre chose que la durée de la créature en quelque état qu’elle soit.

2o Il faut qu’une définition soit propre, c’est-à-dire qu’elle ne convienne qu’au défini. C’est pourquoi la définition commune des éléments, un corps simple corruptible, ne semble pas bonne ; car les corps célestes n’étant pas moins simples que les éléments par le propre aveu de ces philosophes, on n’a aucune raison de croire qu’il ne se fasse pas dans les cieux des altérations semblables à celles qui se font sur la terre, puisque, sans parler des comètes, qu’on sait maintenant n’être point formées des exhalaisons de la terre, comme Aristote se l’était imaginé, on a découvert des taches dans le soleil, qui s’y forment et qui s’y dissipent de la même sorte que nos nuages, quoique ce soient de bien plus grands corps.

3o Il faut qu’une définition soit claire, c’est-à-dire qu’elle nous serve à avoir une idée plus claire et plus distincte de la chose qu’on définit, et qu’elle nous en fasse, autant qu’il se peut, comprendre la nature ; de sorte qu’elle puisse nous aider à rendre raison de ses principales propriétés. C’est ce qu’on doit principalement considérer dans les définitions, et c’est ce qui manque à une grande partie des définitions d’Aristote.

Car qui est celui qui a mieux compris la nature du mouvement par cette définition : Actus entis in potentia quatenus in potentia, l’acte d’un être en puissance en tant qu’il est en puissance[89] ? L’idée que la nature nous en fournit n’est-elle pas cent fois plus claire que celle-là ? et à qui servit-elle jamais pour expliquer aucune des propriétés du mouvement[90] ?

Les quatre célèbres définitions de ces quatre premières qualités, le sec, l’humide, le chaud, le froid, ne sont pas meilleures.

Le sec, dit-il, est ce qui est facilement retenu dans ses bornes, et difficilement dans celles d’un autre corps : Quod suo termino facile continetur, difficulter alieno[91].

Et l’humide, au contraire, ce qui est facilement retenu dans les bornes d’un autre corps, et difficilement dans les siennes : Quod suo termino difficulter continetur, facile alieno.

Mais premièrement ces deux définitions conviennent mieux aux corps durs et aux corps liquides qu’aux corps secs et aux corps humides ; car on dit qu’un air est sec et qu’un autre air est humide, quoiqu’il soit toujours facilement retenu dans les bornes d’un autre corps, parce qu’il est toujours liquide ; et de plus, on ne voit pas comment Aristote a pu dire que le feu, c’est-à-dire la flamme, était sèche selon cette définition, puisqu’elle s’accommode facilement aux bornes d’un autre corps ; d’où vient aussi que Virgile appelle le feu liquide : Et liquidi simul ignis[92]. Et c’est une vaine subtilité de dire avec Campanelle[93], que le feu étant enfermé, aut rumpit, aut rumpitur ; car ce n’est point à cause de sa prétendue sécheresse, mais parce que sa propre fumée l’étouffe, s’il n’a de l’air. C’est pourquoi il s’accommodera fort bien aux bornes d’un autre corps, pourvu qu’il ait quelque ouverture par où il puisse chasser ce qui s’en exhale sans cesse.

Pour le chaud, il le définit, ce qui rassemble les corps semblables et désunit les dissemblables : Quod congregat homogenea et disgregat heterogenea.

Et le froid, ce qui rassemble les corps dissemblables et désunit les semblables : Quod congregat heterogenea et disgregat homogenea[94]. C’est ce qui convient quelquefois au chaud et au froid, mais non pas toujours, et ce qui de plus ne sert de rien à nous faire entendre la vraie cause qui fait que nous appelons un corps chaud et un autre froid ; de sorte que le chancelier Bacon avait raison de dire que ces définitions étaient semblables à celle qu’on ferait d’un homme en le définissant : un animal qui fait des souliers et qui laboure les vignes. Le même philosophe définit la nature : Principium motus et quietis in co in quo est[95] ; le principe du mouvement et du repos en ce en quoi elle est. Ce qui n’est fondé que sur une imagination qu’il a eue que les corps naturels étaient en cela différents des corps artificiels, que les naturels avaient en eux le principe de leur mouvement et que les artificiels ne l’avaient que de dehors ; au lieu qu’il est évident et certain que nul corps ne peut se donner le mouvement à soi-même, parce que la matière étant de soi même indifférente au mouvement et au repos, ne peut être déterminée à l’un ou à l’autre que par une cause étrangère ; ce qui ne pouvant aller à l’infini, il faut nécessairement que ce soit Dieu qui ait imprimé le mouvement dans la matière, et que ce soit lui qui l’y conserve.

La célèbre définition de l’âme paraît encore plus défectueuse : Actus primus corporis naturalis organici potentia vitam habentis[96] ; l’acte premier du corps naturel organique qui a la vie en puissance. On ne sait ce qu’il a voulu définir : car, 1o si c’est l’âme en tant qu’elle est commune aux hommes et aux bêtes, c’est une chimère qu’il a définie, n’y ayant rien de commun entre ces deux choses. 2o Il a expliqué un terme obscur par quatre ou cinq plus obscurs ; et, pour ne parler que du mot de vie, l’idée qu’on a de la vie n’est pas moins confuse que celle qu’on a de l’âme, ces deux termes étant également ambigus et équivoques.

Voilà quelques règles de la division et de la définition ; mais, quoiqu’il n’y ait rien de plus important dans les sciences que de bien diviser et de bien définir, il n’est pas nécessaire d’en rien dire ici davantage, parce que cela dépend beaucoup plus de la connaissance de la matière que l’on traite que des règles de la logique.


CHAPITRE XVII

De la conversion des propositions, où l’on explique plus à fond la nature de l’affirmation et de la négation, dont cette conversion dépend, et premièrement de la nature de l’affirmation.


(Les chapitres suivants sont un peu difficiles à comprendre, et ne sont nécessaires que pour la spéculation. C’est pourquoi ceux qui ne voudront pas se fatiguer l’esprit à des choses peu utiles pour la pratique, peuvent les passer.)

J’ai réservé jusqu’ici à parler de la conversion des propositions, parce que de là dépendent les fondements de toute l’argumentation dont nous devons traiter dans la partie suivante ; et ainsi il a été bon que cette matière ne fût pas éloignée de ce que nous avons à dire du raisonnement, quoique, pour bien la traiter, il faille reprendre quelque chose de ce que nous avons dit de l’affirmation ou de la négation, et expliquer à fond la nature de l’une et de l’autre.

Il est certain que nous ne saurions exprimer une proposition aux autres que nous ne nous servions de deux idées : l’une pour le sujet et l’autre pour l’attribut, et d’un autre mot qui marque l’union que notre esprit y conçoit.

Cette union ne peut mieux s’exprimer que par les paroles mêmes dont on se sert pour affirmer, en disant qu’une chose est une autre chose.

Et de là il est clair que la nature de l’affirmation est d’unir et d’identifier, pour le dire ainsi, le sujet avec l’attribut, puisque c’est ce qui est signifié par le mot est.

Et il s’ensuit aussi qu’il est de la nature de l’affirmation de mettre l’attribut dans tout ce qui est exprimé dans le sujet, selon l’étendue qu’il a dans la proposition : comme quand je dis que tout homme est animal, je veux dire et je signifie que tout ce qui est homme est aussi animal ; et ainsi je conçois l’animal dans tous les hommes.

Que si je dis seulement quelque homme est juste, je ne mets pas juste dans tous les hommes, mais seulement dans quelque homme.

Mais il faut pareillement considérer ici ce que nous avons déjà dit, qu’il faut distinguer dans les idées la compréhension de l’extension, et que la compréhension marque les attributs contenus dans une idée, et l’extension, les sujets qui contiennent cette idée.

Car il s’ensuit de là qu’une idée est toujours affirmée selon sa compréhension, parce qu’en lui ôtant quelqu’un de ses attributs essentiels, on la détruit et on l’anéantit entièrement, et ce n’est plus la même idée ; et, par conséquent, quand elle est affirmée, elle l’est toujours selon tout ce qu’elle comprend en soi. Ainsi, quand je dis qu’un rectangle est un parallélogramme, j’affirme du rectangle tout ce qui est compris dans l’idée du parallélogramme ; car s’il y avait quelque partie de cette idée qui ne convînt pas au rectangle, il s’ensuivrait que l’idée entière ne lui conviendrait pas, mais seulement une partie de cette idée : et ainsi le mot de parallélogramme, qui signifie l’idée totale, devrait être nié et non affirmé du rectangle. On verra que c’est le principe de tous les arguments affirmatifs.

Et il s’ensuit, au contraire, que l’idée de l’attribut n’est pas prise selon toute extension, à moins que son extension ne fût plus grande que celle du sujet.

Car si je dis que tous les impudiques seront damnés, je ne dis pas qu’ils seront eux seuls damnés, mais qu’ils seront du nombre des damnés.

Ainsi, l’affirmation mettant l’idée de l’attribut dans le sujet, c’est proprement le sujet qui détermine l’extension de l’attribut dans la proposition affirmative, et l’identité qu’elle marque regarde l’attribut comme resserré dans une étendue égale à celle du sujet, et non pas dans toute sa généralité, s’il en a une plus grande que le sujet : car il est vrai que les lions sont tous animaux, c’est-à-dire que chacun des lions enferme l’idée d’animal ; mais il n’est pas vrai qu’ils soient tous les animaux.

J’ai dit que l’attribut n’est pas pris dans toute sa généralité, s’il en a une plus grande que le sujet ; car n’étant restreint que par le sujet, si le sujet est aussi général que cet attribut, il est clair qu’alors l’attribut demeurera dans toute sa généralité, puisqu’il en aura autant que le sujet, et que nous supposons que par sa nature il n’en peut avoir davantage.

De là on peut recueillir ces quatre axiomes indubitables :

Axiome I. L’attribut est mis dans le sujet par la proposition affirmative, selon toute l’extension que le sujet a dans la proposition ; c’est-à-dire que si le sujet est universel, l’attribut est conçu dans toute l’extension du sujet ; et si le sujet est particulier, l’attribut n’est conçu que dans une partie de l’extension du sujet. Il y en a des exemples ci-dessus.

Axiome II. L’attribut d’une proposition affirmative est affirmé selon toute sa compréhension, c’est-à-dire selon tous ses attributs. La preuve en est ci-dessus.

Axiome III. L’attribut d’une proposition affirmative n’est point affirmé selon toute son extension, si elle est de soi-même plus grande que celle du sujet. La preuve en est ci-dessus.

Axiome IV. L’extension de l’attribut est resserrée par celle du sujet, en sorte qu’il ne signifie plus que la partie de son extension qui convient au sujet ; comme quand on dit que les hommes sont animaux, le mot d’animal ne signifie plus tous les animaux, mais seulement les animaux qui sont hommes.


CHAPITRE XVIII

De la conversion des propositions affirmatives.


On appelle conversion d’une proposition, lorsqu’on change le sujet en attribut, et l’attribut en sujet, sans que la proposition cesse d’être vraie, si elle l’était auparavant, ou plutôt en sorte qu’il s’ensuive nécessairement de la conversion qu’elle est vraie, supposé qu’elle le fût.

Or, ce que nous venons de dire fera entendre facilement comment cette conversion doit se faire : car, comme il est impossible qu’une chose soit jointe et unie à une autre, que cette autre ne soit jointe aussi à la première, et qu’il s’ensuit fort bien que si A est joint à B, B aussi est joint à A, il est clair qu’il est impossible que deux choses soient conçues comme identifiées, qui est la plus parfaite de toutes les unions, que cette union ne soit réciproque, c’est-à-dire que l’on ne puisse faire une affirmation mutuelle des deux termes unis en la manière qu’ils sont unis[97] ; ce qui s’appelle conversion.

Ainsi, comme dans les propositions particulières affirmatives, par exemple, lorsqu’on dit : Quelque homme est juste, le sujet et l’attribut sont tous deux particuliers, le sujet d’homme étant particulier par la marque de particularité que l’on y ajoute, et l’attribut juste l’étant aussi, parce que, son étendue étant resserrée par celle du sujet, il ne signifie que la seule justice qui est en quelque homme : il est évident que si quelque homme est identifié avec quelque juste, quelque juste aussi est identifié avec quelque homme ; et qu’ainsi il n’y a qu’à changer simplement l’attribut en sujet, en gardant la même particularité, pour convertir ces sortes de propositions[98].

On ne peut pas dire la même chose des propositions universelles affirmatives, à cause que, dans ces propositions, il n’y a que le sujet qui soit universel, c’est-à-dire qui soit pris selon toute son étendue, et que l’attribut, au contraire, est limité et restreint ; et partant, lorsqu’on le rendra sujet par la conversion, il faudra lui garder sa même restriction, et y ajouter une marque qui le détermine, de peur qu’on ne le prenne généralement. Ainsi, quand je dis que l’homme est animal, j’unis l’idée d’homme avec celle d’animal, restreinte et resserrée aux seuls hommes, et partant, quand je voudrai envisager cette union comme par une autre face, en commençant par l’animal, et affirmer ensuite l’homme, il faut conserver à ce terme sa même restriction, et de peur que l’on ne s’y trompe, y ajouter quelque note de détermination.

De sorte que de ce que les propositions universelles affirmatives ne peuvent se convertir qu’en particulières affirmatives, on ne doit pas conclure qu’elles se convertissent moins proprement que les autres ; mais comme elles sont composées d’un sujet général et d’un attribut restreint, il est clair que lorsqu’on les convertit, en changeant l’attribut en sujet, elles doivent avoir un sujet restreint et resserré, c’est-à-dire particulier.

De là on doit tirer ces deux règles :

Règle I. Les propositions universelles affirmatives peuvent se convertir en ajoutant une marque de particularité à l’attribut devenu sujet.

Règle II. Les propositions particulières affirmatives doivent se convertir sans aucune addition ni changement, c’est-à-dire en retenant pour l’attribut devenu sujet la marque de particularité qui était au premier sujet.

Mais il est aisé de voir que ces deux règles peuvent se réduire à une seule qui les comprendra toutes deux.

L’attribut étant restreint par le sujet dans toutes les propositions affirmatives, si on veut le faire devenir sujet, il faut lui conserver sa restriction, et par conséquent lui donner une marque de particularité, soit que le premier sujet fût universel, soit qu’il fût particulier.

Néanmoins il arrive assez souvent que des propositions universelles affirmatives peuvent se convertir en d’autres universelles ; mais c’est seulement lorsque l’attribut n’a pas de soi-même plus d’étendue que le sujet, comme lorsqu’on affirme la différence ou le propre de l’espèce, ou la définition du défini ; car alors l’attribut, n’étant pas restreint, peut se prendre dans la conversion aussi généralement que se prenait le sujet. Tout homme est raisonnable. Tout raisonnable est homme.

Mais ces conversions n’étant véritables qu’en des rencontres particulières, on ne les compte point pour de vraies conversions, qui doivent être certaines et infaillibles par la seule transposition des termes.


CHAPITRE XIX

De la nature des propositions négatives.


La nature d’une proposition négative ne peut s’exprimer plus clairement qu’en disant que c’est concevoir qu’une chose n’est pas une autre.

Mais, afin qu’une chose ne soit pas une autre, il n’est pas nécessaire qu’elle n’ait rien de commun avec elle, et il suffit qu’elle n’ait pas tout ce que l’autre a, comme il suffit, afin qu’une bête ne soit pas un homme, qu’elle n’ait pas tout ce qu’a l’homme, et il n’est pas nécessaire qu’elle n’ait rien de ce qui est dans l’homme ; et de là on peut tirer cet axiome :

Axiome V. La proposition négative ne sépare pas du sujet toutes les parties contenues dans la compréhension de l’attribut, mais elle sépare seulement l’idée totale et entière composée de tous ces attributs unis.

Si je dis que la matière n’est pas une substance qui pense, je ne dis pas pour cela qu’elle n’est pas substance, mais je dis qu’elle n’est pas substance pensante, qui est l’idée totale et entière que je nie de la matière.

Il en est tout au contraire de l’extension de l’idée ; car la proposition négative sépare du sujet l’idée de l’attribut selon toute son extension : et la raison est claire ; car être sujet d’une idée et être contenu dans son extension, n’est autre chose qu’enfermer cette idée ; et par conséquent, quand on dit qu’une idée n’en enferme pas une autre, qui est ce qu’on appelle nier, on dit qu’elle n’est pas un des sujets de cette idée.

Ainsi, si je dis que l’homme n’est pas un être insensible, je veux dire qu’il n’est aucun des êtres insensibles, et par conséquent je les sépare tous de lui ; et de là on peut tirer cet autre axiome :

Axiome VI. L’attribut d’une proposition négative est toujours pris généralement. Ce qui peut aussi s’exprimer ainsi plus distinctement : Tous les sujets d’une idée qui est niée d’une autre sont aussi niés de cette autre idée ; c’est-à-dire qu’une idée est toujours niée selon toute son extension. Si le triangle est nié des carrés, tout ce qui est triangle sera nié du carré. On exprime ordinairement dans l’école cette règle en ces termes, qui ont le même sens : Si on nie le genre, on nie aussi l’espèce ; car l’espèce est un sujet du genre, l’homme est un sujet d’animal, parce qu’il est contenu dans son extension.

Non-seulement les propositions négatives séparent l’attribut du sujet selon toute l’extension de l’attribut, mais elles séparent aussi cet attribut du sujet selon toute l’extension qu’a le sujet dans la proposition ; c’est-à-dire qu’elles l’en séparent universellement si le sujet est universel, et particulièrement s’il est particulier. Si je dis que nul vicieux n’est heureux, je sépare toutes les personnes heureuses de toutes les personnes vicieuses ; et si je dis que quelque docteur n’est pas docte, je sépare docte de quelque docteur, et de là on doit tirer cet axiome :

Axiome VII. Tout attribut nié d’un sujet est nié de tout ce qui est contenu dans l’étendue qu’a ce sujet dans la proposition.


CHAPITRE XX

De la conversion des propositions négatives.


Comme il est impossible qu’on sépare deux choses totalement, que cette séparation ne soit mutuelle et réciproque, il est clair que si je dis que nul homme n’est pierre, je puis dire aussi que nulle pierre n’est homme ; car si quelque pierre était homme, cet homme serait pierre, et par conséquent il ne serait pas vrai que nul homme ne fût pierre. Et ainsi :

Règle III. Les propositions universelles négatives peuvent se convertir simplement en changeant l’attribut en sujet, et conservant à l’attribut devenu sujet la même universalité qu’avait le premier sujet.

Car l’attribut dans les propositions négatives est toujours pris universellement, parce qu’il est nié selon toute son étendue, ainsi que nous l’avons montré ci-dessus.

Mais, par cette même raison, on ne peut faire de conversion des propositions négatives particulières, et on ne peut pas dire, par exemple, que quelque médecin n’est pas homme, parce que l’on dit que quelque homme n’est pas médecin. Cela vient, comme j’ai dit, de la nature même de la négation que nous venons d’expliquer, qui est que dans les propositions négatives l’attribut est toujours pris universellement et selon toute son extension ; de sorte que lorsqu’un sujet particulier devient attribut par la conversion dans une proposition négative particulière, il devient universel, et change de nature contre les règles de la véritable conversion, qui ne doit point changer la restriction ou l’étendue des termes. Ainsi, dans cette proposition, quelque homme n’est pas médecin, le terme d’homme est pris particulièrement. Mais dans cette fausse conversion, quelque médecin n’est pas homme, le mot d’homme est pris universellement.

Or, il ne s’ensuit nullement de ce que la qualité de médecin est séparée de quelque homme, dans cette proposition, quelque homme n’est pas médecin, et de ce que l’idée de triangle est séparée de celle de quelque figure en cette autre proposition, quelque figure n’est pas triangle, il ne s’ensuit, dis-je, nullement qu’il y ait des médecins qui ne soient pas hommes, ni des triangles qui ne soient pas figures.



  1. Arnauld confond trop souvent la proposition, simple expression du jugement, avec le jugement même, qui est l’acte intérieur de l’esprit.
  2. Remarquez que le langage n’est nullement aux yeux d’Arnauld une institution divine, comme le soutiendront plus tard de Bonald et ses partisans.
  3. In Verrem, act. II, lib. I.
  4. Saint Luc, ch. XXII, 19.
  5. Jean Claude (né en 1619, mort en 1687). Son principal ouvrage est la Réponse au Traité de la perpétuité de la Foi, d’Arnauld.
  6. Lancelot est le principal auteur de cette Grammaire générale et raisonnée connue sous le nom de grammaire de Port-Royal, et qui parut en 1660.
  7. « Le verbe est le mot qui, outre sa signification propre, embrasse l’idée de temps, et dont aucune partie isolée n’a de sens par elle-même ; et il est toujours le signe des choses attribuées à d’autres choses. Je dis qu’il embrasse l’idée de temps, outre sa signification propre : par exemple : la santé, n’est qu’un nom : il se porte bien, est un verbe ; car il exprime en outre que la chose est dans le moment actuel ; de plus, il est toujours le signe de choses attribuées à d’autres choses ; par exemple, de choses dites d’un sujet ou qui sont dans un sujet. » Aristote, Hermeneia, ch. III.
  8. Jean Buxtorf, hébraïsant, né en Westphalie en 1564, mort en 1629.
  9. Cette théorie est aujourd’hui abandonnée. Nous ne commençons pas par avoir des idées nues pour les rassembler ensuite en jugements. Nous percevons et nous jugeons dès le début.
  10. Le jugement ne s’appelle pas proposition, car la proposition n’est que l’expression verbale du jugement.
  11. Nous ne commençons pas par avoir l’idée de l’être en général pour nous l’attribuer ensuite à nous-mêmes ; nous saisissons primitivement notre être et notre pensée. L’interprétation qu’Arnauld donne ici du cogito ergo sum, est inexacte et enlève au principe cartésien toute sa valeur.
  12. Προτάσεις αί καθʹ ἕκαστον, ou τὰ ἄτομα. Aristote, Hermeneia, I, 7. Premières analytiques, I, 1.
  13. Il faut probablement lire : à la réalité.
  14. À vrai dire les propositions subalternes ne sont pas opposées.
  15. Il importe de retenir cette distinction, trop souvent oubliée, entre les contradictoires et les contraires. Les critiques de Hegel, par exemple, n’y ont pas fait assez attention.
  16. Horace, Épodes, 2.
  17. Virgile, Énéide, I, v. 382.
  18. Énéide, I, v. 1 et sqq.
  19. Ce chapitre forme, avec le précédent, un véritable traité d’analyse logique.
  20. Donatistes, partisans de Donat, évêque schismatique de Carthage (316).
  21. Horace, Odes, II, 10.
  22. Id., Ibid.
  23. Horace, Épîtres, I, 2, v. 48.
  24. Publius Syrus, Sentences, 25.
  25. Ovide, Métamorph., II, 846.
  26. Publius Syrus, Sentences, 32.
  27. Publius Syrus, Sentences, 67.
  28. « L’État est dans la nature. La nature a créé l’homme pour vivre en société politique ; celui qui par sa nature n’appartient à aucun État, sans qu’il puisse en accuser la fortune, est, ou plus qu’un homme, ou un être dégradé : on peut lui appliquer le vers d’Homère : Sans famille, sans lois, sans foyer… — Un tel être est indocile au joug comme un oiseau de proie. Il est en guerre avec la nature. » (Politique, liv. Ier, chap. II.)
  29. Virgile, Énéide, ii, v. 79.
  30. Claudianus, in Rufum, i, 22.
  31. Virgile, Énéide, v, v. 231.
  32. Propositions où il y a redoublement ou répétition du sujet.
  33. Sénèque Épîtres à Lucilius.
  34. Sénèque, Médée, acte II, v. 176.
  35. Horace, Épîtres, i, 17.
  36. Horace, id.
  37. Sénèque, Épîtres à Lucilius.
  38. Ovide, Élégies, v. 43.
  39. Juvénal, Satires, viii, v. 19.
  40. Voir Cicéron, Académiques, i, 4.
  41. Lucain, Pharsale, i, v. 451.
  42. Énéide, ii, v. 354.
  43. Publius Syrus, Sentences, 75.
  44. Sénèque, Troas.
  45. Adelphes, acte Ier, 5, ch. ii.
  46. Homine imperito nunquam quidquam injustius, qui, nisi quod ipse fecit, nil rectum putat.
  47. Publius Syrus, Sentences, 37.
  48. Horace, Satires, I, 10.
  49. Proverbes, xxvii, 6.
  50. Virgile, Georg., iii, v. 513, 514.
  51. Ad Timotheum, vi, 6.
  52. Virgile, Georg., ii, v. 490 à 599.
  53. Voir la troisième partie, ch. ii.
  54. Sénèque, Épîtres à Lucilius, 58.
  55. Le traité de la Perpétuité de la Foi d’Arnauld.
  56. Epist. ad Titum, i, 15.
  57. Ibid.
  58. Horace, Épîtres, i, 3.
  59. « Decimatis mentham, et ratam, et omne olus. » Saint Luc, xi, 42.
  60. I. Corinth., x, 133.
  61. I. Corinth., xv, 22.
  62. Voir la Grammaire générale de Port-Royal, IIe partie ; chap. vii.
  63. Horace, Satires, ii, 1.
  64. Ecclesiast., xix, 23.
  65. Saint Matthieu, vii, 21.
  66. Psalm. cxlii, 2.
  67. Saint Matthieu, xxvi, 29.
  68. Genèse, xli.
  69. Daniel, xi.
  70. Ézéchiel, xxxvii.
  71. Genèse, xvii, 10.
  72. Saint Luc, xxii, 20.
  73. « La division est une proposition ou un discours qui, prenant un sujet commun, fait voir combien il y a de sortes de choses à qui la raison en convient, comme quand, prenant pour sujet le terme être, on dit que tout ce qui est a l’être, ou de soi-même ou d’un autre ; de soi-même, comme Dieu seul ; d’un autre, comme tout le reste ; et encore, que ce qui a l’être, l’a en soi-même comme les substances, ou en un autre, comme les modes et les accidents. » Bossuet, Logique, liv. II, ch. xiv.
  74. Rapprocher cette règle de la quatrième règle contenue dans le Discours de la Méthode : « Faire des dénombrements si complets et des revues si exactes, que je fusse assuré de ne rien omettre. »
  75. De subjicere, subjectus, placé dessous. Ne pas confondre avec le sens du mot subjectif chez les modernes.
  76. C’est la seule vraie division, qui analyse l’extension d’une idée générale, tandis que la définition en analyse la compréhension.
  77. Histoires, i, 49.
  78. Dans ce milieu entre les extrêmes Aristote, comme on sait, plaçait la vertu : έν μεσῷ ἀρετή.
  79. Sur le genre et la différence, voir plus haut le chapitre où l’on traite des cinq universaux.
  80. On reconnaît les deux définitions de Descartes : res cogitans, res extensa.
  81. C’est-à-dire la limite.
  82. Ramus : Arithmeticæ Libri tres, I.
  83. Jean Grassot, natif de Langres, mort en 1616, a laissé des Éléments de physique et de logique.
  84. « Idem enim vitii habet nimia quod nulla divisio ; simile confuso est quidquid usque in pulverem sectum est. » Sénèque, Lettre 90.
  85. La description énumère les caractères d’un objet, et surtout les caractères extérieurs ; la définition s’efforce d’en exprimer l’essence.
  86. Exemple : la circonférence (espèce) est une ligne courbe (genre) dont tous les points sont également distants d’un point intérieur nommé centre (différence).
  87. Exemple : il ne faut pas dire : la circonférence est une ligne (genre éloigné), mais une ligne courbe (genre prochain).
  88. L’universalité et la propriété nécessaires aux définitions se déduisent d’un seul et même principe : l’attribut de la définition, étant identique en sujet, doit lui être exactement égal en extension.
  89. Aristote, Métaphysique, VI. La définition d’Aristote, qui ne doit pas être considérée indépendamment de toute sa doctrine, est des plus profondes. Elle s’applique non au mouvement proprement dit, mais au changement, au devenir : elle veut dire que le changement est un passage de la puissance à l’acte. — Voir, dans notre Histoire de la philosophie, le chapitre consacré à Aristote.
  90. Leibnitz, Nouveaux Essais, III, iv. « La définition d’Aristote, n’est pas si absurde qu’on pense, faute d’entendre que le mot grec κίνησις chez lui ne signifiait pas ce que nous appelons mouvement, mais ce que nous exprimerions par le mot changement, d’où vient qu’il lui donne une définition si abstraite et si métaphysique ; au lieu que ce que nous appelons mouvement est appelé chez lui φορά, latio, et se trouve entre les espèces du changement (τῆς κινήσεως). »
  91. De Generatione, i, 2.
  92. Églogues, vi.
  93. Thomas Campanella. De Sensu rerum, iii.
  94. Aristote, De Generatione, i, 2.
  95. De Gener., i, 2.
  96. Aristote, Physique, ii, 1.
  97. L’expression de l’identité, de la réciprocité parfaite est : A = A.
  98. Exemple de conversion : Quelque homme est juste, quelque juste est homme ; nul homme n’est parfait, nul parfait n’est homme ; tout homme est animal, quelque animal est homme.