La Logique de Port-Royal/Second Discours

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Texte établi par Alfred FouilléeBelin (p. 17-26).


SECOND DISCOURS

CONTENANT LA RÉPONSE AUX PRINCIPALES OBJECTIONS QU’ON A FAITES CONTRE CETTE LOGIQUE.


Tous ceux qui se portent à faire part au public de quelques ouvrages doivent en même temps se résoudre à avoir autant de juges que de lecteurs, et cette condition ne doit leur paraître ni injuste ni onéreuse ; car, s’ils sont vraiment désintéressés, ils doivent en avoir abandonné la propriété en les rendant publics, et les regarder ensuite avec la même indifférence qu’ils feraient des ouvrages étrangers[1].

Le seul droit qu’ils peuvent s’y réserver légitimement est celui de corriger ce qu’il y aurait de défectueux, à quoi ces divers jugements qu’on fait des livres sont extrêmement avantageux ; car ils sont toujours utiles lorsqu’ils sont justes, et ils ne nuisent de rien lorsqu’ils sont injustes, parce qu’il est permis de ne pas les suivre.

La prudence veut néanmoins qu’en plusieurs rencontres on s’accommode à ces jugements qui ne nous semblent pas justes ; parce que, s’ils ne nous font pas voir que ce qu’on reprend soit mauvais, ils nous font voir au moins qu’il n’est pas proportionné à l’esprit de ceux qui le reprennent. Or, il est sans doute meilleur, lorsqu’on peut le faire sans tomber en quelque plus grand inconvénient, de choisir un tempérament si juste, qu’en contentant les personnes judicieuses, on ne mécontente pas ceux qui ont le jugement moins exact ; puisque l’on ne doit pas supposer qu’on n’aura que des lecteurs habiles et intelligents.

Ainsi il serait à désirer qu’on ne considérât les premières éditions des livres que comme des essais informes que ceux qui en sont auteurs proposent aux personnes de lettres pour en apprendre leurs sentiments, et qu’ensuite, sur les différentes vues que leur donneraient ces différentes pensées, ils y travaillassent tout de nouveau pour mettre leurs ouvrages dans la perfection où ils sont capables de les porter[2].

C’est la conduite qu’on aurait bien désiré de suivre dans la seconde édition de cette Logique, si l’on avait appris plus de choses de ce qu’on a dit dans le monde de la première. On a fait néanmoins ce qu’on a pu, et l’on a ajouté, retranché et corrigé plusieurs choses, suivant les pensées de ceux qui ont eu la bonté de faire savoir ce qu’ils y trouvaient à redire.

Et premièrement, pour le langage, on a suivi presque en tout les avis de deux personnes, qui se sont donné la peine de remarquer quelques fautes qui s’y étaient glissées par mégarde, et certaines expressions qu’ils ne croyaient pas être du bon usage ; et l’on ne s’est dispensé de s’attacher à leurs sentiments que lorsqu’en ayant consulté d’autres, on a trouvé les opinions partagées, auquel cas on a cru qu’il était permis de prendre le parti de la liberté.

On trouvera plus d’additions que de changements ou de retranchements pour les choses, parce qu’on a été moins averti de ce qu’on y reprenait. Il est vrai néanmoins que l’on a su quelques objections générales qu’on faisait contre ce livre, auxquelles on n’a pas cru devoir s’arrêter, parce qu’on s’est persuadé que ceux mêmes qui les faisaient seraient aisément satisfaits, lorsqu’on leur aurait représenté les raisons qu’on a eues en vue dans les choses qu’ils blâmaient ; et c’est pourquoi il est inutile de répondre ici aux principales de ces objections.

Il s’est trouvé des personnes qui ont été choquées du titre d’art de penser, au lieu duquel elles voulaient qu’on mît l’art de bien raisonner : mais on les prie de considérer que, la logique ayant pour but de donner des règles pour toutes les actions de l’esprit, et aussi bien pour les idées simples que pour les jugements et pour les raisonnements, il n’y avait guère d’autre mot qui enfermât toutes ces différentes actions ; et certainement celui de pensée les comprend toutes : car les simples idées sont des pensées, les jugements sont des pensées, et les raisonnements sont des pensées. Il est vrai que l’on eût pu dire, l’art de bien penser ; mais cette addition n’était pas nécessaire, étant assez marquée par le mot d’art, qui signifie de soi-même une méthode de bien faire quelque chose, comme Aristote même le remarque ; et c’est pourquoi on se contente de dire « l’art de peindre, l’art de conter, » parce qu’on suppose qu’il ne faut point d’art pour mal peindre ni pour mal conter.

On a fait une objection beaucoup plus considérable contre cette multitude de choses tirées de différentes sciences que l’on trouve dans cette Logique ; et, parce qu’elle en attaque tout le dessein, et nous donne ainsi lieu de l’expliquer, il est nécessaire de l’examiner avec plus de soin. — À quoi bon, disent-ils, toute cette bigarrure de rhétorique, de morale, de physique, de métaphysique, de géométrie ? Lorsque nous pensons trouver des préceptes de logique, on nous transporte tout d’un coup dans les plus hautes sciences, sans s’être informé si nous les avions apprises. Ne devait-on pas supposer, au contraire, que si nous avions déjà toutes ces connaissances, nous n’aurions pas besoin de cette Logique ? Et n’eût-il pas mieux valu nous en donner une toute simple et toute nue, où les règles fussent expliquées par des exemples tirés des choses communes, que de les embarrasser de tant de matières qui les étouffent ?

Mais ceux qui raisonnent de cette sorte n’ont pas assez considéré qu’un livre ne saurait guère avoir de plus grand défaut que de n’être pas lu, puisqu’il ne sert qu’à ceux qui le lisent ; et qu’ainsi tout ce qui contribue à faire lire un livre contribue aussi à le rendre utile. Or, il est certain que, si on avait suivi leur pensée et que l’on eût fait une Logique toute sèche, avec les exemples ordinaires d’animal et de cheval, quelque exacte et quelque méthodique qu’elle eût pu être, elle n’eût fait qu’augmenter le nombre de tant d’autres, dont le monde est plein, et qui ne se lisent point. Au lieu que c’est justement cet amas de différentes choses qui a donné quelque cours à celle-ci, et qui la fait lire avec un peu moins de chagrin qu’on ne fait les autres.

Mais ce n’est pas là néanmoins la principale vue qu’on a eue dans ce mélange, que d’attirer le monde à la lire, en la rendant plus divertissante que ne le sont les Logiques ordinaires. On prétend, de plus, avoir suivi la voie la plus naturelle et la plus avantageuse de traiter cet art, en remédiant, autant qu’il se pouvait, à un inconvénient qui en rend l’étude presque inutile.

Car l’expérience fait voir que, sur mille jeunes gens qui apprennent la logique, il n’y en a pas dix qui en sachent quelque chose six mois après qu’ils ont achevé leurs cours. Or, il semble que la véritable cause de cet oubli ou de cette négligence si commune soit que, toutes les matières que l’on traite dans la logique étant d’elles-mêmes très-abstraites et très-éloignées de l’usage, on les joint encore à des exemples peu agréables, et dont on ne parle jamais ailleurs ; et ainsi l’esprit, qui ne s’y attache qu’avec peine, n’a rien qui l’y retienne attaché, et perd aisément toutes les idées qu’il en avait conçues, parce qu’elles ne sont jamais renouvelées par la pratique.

De plus, comme ces exemples communs ne font pas assez comprendre que cet art puisse être appliqué à quelque chose d’utile, ils s’accoutument à renfermer la logique dans la logique, sans l’étendre plus loin, au lieu qu’elle n’est faite que pour servir d’instrument aux autres sciences ; de sorte que, comme ils n’en ont jamais eu de vrai usage, ils ne la mettent aussi jamais en usage, et ils sont bien aises même de s’en décharger comme d’une connaissance basse et inutile.

On a donc cru que le meilleur remède de cet inconvénient était de ne pas tant séparer qu’on fait d’ordinaire la logique des autres sciences auxquelles elle est destinée, et de la joindre tellement, par le moyen des exemples, à des connaissances solides, que l’on vît en même temps les règles et la pratique ; afin que l’on apprît à juger de ces sciences par la logique, et que l’on retînt la logique par le moyen de ces sciences.

Ainsi, tant s’en faut que cette diversité puisse étouffer les préceptes, que rien ne peut plus contribuer à les faire bien entendre, et à les faire mieux retenir, que cette diversité, parce qu’ils sont d’eux-mêmes trop subtils pour faire impression sur l’esprit, si on ne les attache à quelque chose de plus agréable et de plus sensible.

Pour rendre ce mélange plus utile, on n’a pas emprunté au hasard des exemples des sciences ; mais on en a choisi les points les plus importants, et qui pouvaient le plus servir de règles et de principes, pour trouver la vérité dans les autres matières que l’on n’a pu traiter.

On a considéré, par exemple, en ce qui regarde la rhétorique, que le secours qu’on pouvait en tirer pour trouver des pensées, des expressions et des embellissements, n’était pas si considérable. L’esprit fournit assez de pensées, l’usage donne les expressions ; et pour les figures et les ornements, on n’en a toujours que trop. Ainsi, tout consiste presque à s’éloigner de certaines mauvaises manières d’écrire et de parler, et surtout d’un style artificiel et rhétoricien, composé de pensées fausses et hyperboliques, et de figures forcées, qui est le plus grand de tous les vices. Or, l’on trouvera peut-être autant de choses utiles dans cette Logique pour connaître et pour éviter ces défauts, que dans les livres qui en traitent expressément. Le chapitre dernier de la première partie, en faisant voir la nature du style figuré, apprend en même temps l’usage que l’on doit en faire, et découvre la vraie règle par laquelle on doit discerner les bonnes et les mauvaises figures. Celui où l’on traite des lieux en général peut beaucoup servir à retrancher l’abondance superflue des pensées communes. L’article où l’on parle des mauvais raisonnements où l’éloquence engage insensiblement, en apprenant à ne prendre jamais pour beau ce qui est faux, propose, en passant, une des plus importantes règles de la véritable rhétorique, et qui peut plus que toute autre former l’esprit à une manière d’écrire simple, naturelle et judicieuse. Enfin, ce que l’on dit dans le même chapitre, du soin que l’on doit avoir de n’irriter point la malignité de ceux à qui l’on parle, donne lieu d’éviter un très-grand nombre de défauts, d’autant plus dangereux qu’ils sont plus difficiles à remarquer.

Pour la morale, le sujet principal que l’on traitait n’a pas permis qu’on en insérât beaucoup de choses. Je crois néanmoins qu’on jugera que ce que l’on en voit dans le chapitre des fausses idées des biens et des maux, dans la première partie, et dans celui des mauvais raisonnements que l’on commet dans la vie civile, est de très-grande étendue, et donne lieu de reconnaître une grande partie des égarements des hommes.

Il n’y a rien de plus considérable dans la métaphysique que l’origine de nos idées, la séparation des idées spirituelles et des images corporelles, la distinction de l’âme et du corps, et les preuves de son immortalité fondées sur cette distinction ; et c’est ce que l’on verra assez amplement traité dans la première et dans la quatrième partie.

On trouvera même en divers lieux la plus grande partie des principes généraux de la physique, qu’il est très-facile d’allier, et l’on pourra tirer assez de lumière de ce que l’on a dit de la pesanteur, des qualités sensibles, des actions des sens, des facultés attractives, des vertus occultes, des formes substantielles, pour se détromper d’une infinité de fausses idées que les préjugés de notre enfance ont laissées dans notre esprit.

Ce n’est pas qu’on puisse se dispenser d’étudier toutes ces choses avec plus de soin dans les livres qui en traitent expressément ; mais on a considéré qu’il y avait plusieurs personnes qui, ne se destinant pas à la théologie, pour laquelle il est nécessaire de savoir exactement la philosophie de l’école, qui en est comme la langue, se peuvent contenter d’une connaissance plus générale de ces sciences. Or, encore qu’ils ne puissent pas trouver dans ce livre-ci tout ce qu’ils doivent en apprendre, on peut dire néanmoins avec vérité qu’ils y trouveront presque tout ce qu’ils doivent en retenir.

Ce que l’on objecte, qu’il y a quelques-uns de ces exemples qui ne sont pas assez proportionnés à l’intelligence de ceux qui commencent, n’est véritable qu’à l’égard des exemples de géométrie ; car, pour les autres, ils peuvent être entendus de tous ceux qui ont quelque ouverture d’esprit, quoiqu’ils n’aient jamais rien appris de philosophie : et peut-être même qu’ils seront plus intelligibles à ceux qui n’ont encore aucuns préjugés, qu’à ceux qui auront l’esprit rempli des maximes de la philosophie commune.

Pour les exemples de géométrie, il est vrai qu’ils ne seront pas compris de tout le monde ; mais ce n’est pas un grand inconvénient, car on ne croit pas qu’on en trouve guère que dans des discours exprès et détachés que l’on peut facilement passer, ou dans des choses assez claires par elles-mêmes, ou assez éclaircies par d’autres exemples, pour n’avoir pas besoin de ceux de géométrie.

Si l’on examine, de plus, les endroits où l’on s’en est servi, on reconnaîtra qu’il était difficile d’en trouver d’autres qui y fussent aussi propres, n’y ayant guère que cette science qui puisse fournir des idées bien nettes et des propositions incontestables.

On a dit, par exemple, en parlant des propriétés réciproques, que c’en était une des triangles rectangles, que le carré de l’hypoténuse est égal au carré des côtés : cela est clair et certain à tous ceux qui l’entendent ; et ceux qui ne l’entendent pas peuvent le supposer, et ne laissent pas de comprendre la chose à laquelle on applique cet exemple.

Mais, si l’on eût voulu se servir de celui qu’on apporte d’ordinaire, qui est la risibilité, que l’on dit être une propriété de l’homme, on eût avancé une chose assez obscure et très-contestable ; car, si l’on entend par le mot risibilité le pouvoir de faire une certaine grimace qu’on fait en riant, on ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas dresser des bêtes à faire cette grimace, et peut-être même qu’il y en a qui la font. Que si on enferme dans ce mot, non-seulement le changement que le ris fait dans le visage, mais aussi la pensée qui l’accompagne et qui le produit, et qu’ainsi l’on entende par risibilité le pouvoir de rire en pensant, toutes les actions des hommes deviendront des propriétés réciproques en cette manière, n’y en ayant point qui ne soient propres à l’homme seul, si on les joint avec la pensée. Ainsi, l’on dira que c’est une propriété de l’homme de marcher, de boire, de manger, parce qu’il n’y a que l’homme qui marche, qui boive et qui mange en pensant : pourvu qu’on l’entende de cette sorte, nous ne manquerons pas d’exemples de propriétés ; mais encore ne seront-ils pas certains dans l’esprit de ceux qui attribuent des pensées aux bêtes, et qui pourront aussi bien leur attribuer le ris avec la pensée ; au lieu que celui dont on s’est servi est certain dans l’esprit de tout le monde.

On a voulu montrer de même, en un endroit, qu’il y avait des choses corporelles que l’on concevait d’une manière spirituelle et sans se les imaginer ; et sur cela on a rapporté l’exemple d’une figure de mille angles que l’on conçoit nettement par l’esprit, quoiqu’on ne puisse s’en former d’image distincte qui en représente les propriétés ; et l’on a dit, en passant, qu’une des propriétés de cette figure était que tous ses angles étaient égaux à 1996 angles droits. Il est visible que cet exemple prouve fort bien ce qu’on voulait faire voir en cet endroit.

Il ne reste plus qu’à satisfaire à une plainte plus odieuse que quelques personnes font, de ce qu’on a tiré d’Aristote des exemples de définitions défectueuses et de mauvais raisonnements ; ce qui leur paraît naître d’un désir secret de rabaisser ce philosophe.

Mais ils n’auraient jamais formé un jugement si peu équitable, s’ils avaient assez considéré les vraies règles que l’on doit garder en citant des exemples de fautes, qui sont celles qu’on a eues en vue en citant Aristote.

Premièrement, l’expérience fait voir que la plupart de ceux qu’on propose d’ordinaire sont peu utiles, et demeurent peu dans l’esprit, parce qu’ils sont formés à plaisir, et qu’ils sont si visibles et si grossiers, que l’on juge comme impossible d’y tomber. Il est donc plus avantageux, pour faire retenir ce qu’on dit de ces défauts, et pour les faire éviter, de choisir des exemples réels tirés de quelque auteur considérable dont la réputation excite davantage à se garder de ces sortes de surprises, dont on voit que les plus grands hommes sont capables.

De plus, comme on doit avoir pour but de rendre tout ce qu’on écrit aussi utile qu’il peut l’être, il faut tâcher de choisir des exemples de fautes qu’il soit bon de ne pas ignorer ; car ce serait fort inutilement qu’on se chargerait la mémoire de toutes les rêveries de Flud[3], de Van Helmont[4] et de Paracelse[5]. Il est donc meilleur de chercher de ces exemples dans des auteurs si célèbres, qu’on soit même en quelque sorte obligé d’en connaître jusqu’aux défauts.

Or, tout cela se rencontre parfaitement dans Aristote ; car rien ne peut porter plus puissamment à éviter une faute que de faire voir qu’un si grand esprit y est tombé : et sa philosophie est devenue si célèbre par le grand nombre de personnes de mérite qui l’ont embrassée, que c’est une nécessité de savoir même ce qu’il pourrait y avoir de défectueux. Ainsi, comme l’on jugeait très-utile que ceux qui liraient ce livre apprissent, en passant, divers points de cette philosophie, et que néanmoins il n’est jamais utile de se tromper, on les a rapportés pour les faire connaître, et l’on a marqué en passant le défaut qu’on y trouvait, pour empêcher qu’on ne s’y trompât.

Ce n’est donc pas pour rabaisser Aristote, mais, au contraire, pour l’honorer autant que l’on peut en des choses où l’on n’est pas de son sentiment, que l’on a tiré ces exemples de ses livres ; et il est visible, d’ailleurs, que les points où on l’a repris sont de très-peu d’importance, et ne touchent point le fond de sa philosophie, que l’on n’a eu nulle intention d’attaquer.

Que si l’on n’a pas rapporté de même plusieurs choses excellentes que l’on trouve partout dans les livres d’Aristote, c’est qu’elles ne se sont pas présentées dans la suite du discours ; mais si on en eût trouvé l’occasion, on l’eût fait avec joie, et l’on n’aurait pas manqué de lui donner les justes louanges qu’il mérite : car il est certain qu’Aristote est en effet un esprit très-vaste et très-étendu, qui découvre dans les sujets qu’il traite un grand nombre de suites et de conséquences ; et c’est pourquoi il a très-bien réussi en ce qu’il a dit des passions dans le second livre de sa Rhétorique.

Il y a aussi plusieurs belles choses dans ses livres de politique et de morale, dans les Problèmes et dans l’Histoire des animaux ; et quelque confusion que l’on trouve dans ses Analytiques, il faut avouer néanmoins que presque tout ce qu’on sait des règles de la logique est pris de là. De sorte qu’il n’y a point en effet d’auteur dont on ait emprunté plus de choses dans cette Logique, que d’Aristote, puisque le corps des préceptes lui appartient.

Il est vrai qu’il semble que le moins parfait de ses ouvrages soit sa Physique, comme c’est aussi celui qui a été le plus longtemps condamné et défendu dans l’Église, ainsi qu’un savant homme[6] l’a fait voir dans un livre exprès ; mais encore le principal défaut qu’on peut y trouver n’est pas qu’elle soit fausse, mais c’est, au contraire, qu’elle est trop vraie, et qu’elle ne nous apprend que des choses qu’il est impossible d’ignorer. Car qui peut douter que toutes choses ne soient composées de matière et d’une certaine forme de cette matière ? qui peut douter qu’afin que la matière acquière une nouvelle manière et une nouvelle forme, il faut qu’elle ne l’eût pas auparavant, c’est-à-dire qu’elle en eût la privation ? qui peut douter enfin de ces autres principes métaphysiques, que tout dépend de la forme ; que la matière seule ne fait rien ; qu’il y a un lieu, des mouvements, des qualités, des facultés ? Mais après qu’on a appris toutes ces choses, il ne semble pas qu’on ait appris rien de nouveau, ni qu’on soit plus en état de rendre raison d’aucun des effets de la nature.

Que s’il se trouvait des personnes qui prétendissent qu’il n’est permis en aucune sorte de témoigner qu’on n’est pas du sentiment d’Aristote, il serait aisé de leur faire voir que cette délicatesse n’est pas raisonnable.

Car si l’on doit de la déférence à quelques philosophes, ce ne peut être que par deux raisons : ou dans la vue de la vérité qu’ils auraient suivie, ou dans la vue de l’opinion des hommes qui les approuvent.

Dans la vue de la vérité, on leur doit du respect lorsqu’ils ont raison ; mais la vérité ne peut obliger de respecter la fausseté en qui que ce soit.

Pour ce qui regarde le consentement des hommes dans l’approbation d’un philosophe, il est certain qu’il mérite aussi quelque respect, et qu’il y aurait de l’imprudence de le choquer, sans user de grandes précautions ; et la raison en est, qu’en attaquant ce qui est reçu de tout le monde, on se rend suspect de présomption, en croyant avoir plus de lumière que les autres.

Mais lorsque le monde est partagé touchant les opinions d’un auteur, et qu’il y a des personnes considérables de côté et d’autre, on n’est plus obligé à cette réserve, et l’on peut librement déclarer ce qu’on approuve ou ce qu’on n’approuve pas dans ces livres sur lesquels les personnes de lettres sont divisées, parce que ce n’est pas tant alors préférer son sentiment à celui de cet auteur et de ceux qui l’approuvent, que se ranger au parti de ceux qui sont contraires en ce point.

C’est proprement l’état où se trouve maintenant la philosophie d’Aristote. Comme elle a eu diverses fortunes, ayant été en un temps généralement rejetée, et en un autre généralement approuvée, elle est réduite maintenant à un état qui tient le milieu entre ces extrémités : elle est soutenue par plusieurs personnes savantes, et elle est combattue par d’autres qui ne sont pas en moindre réputation. L’on écrit tous les jours librement en France, en Flandre, en Angleterre, en Allemagne, en Hollande, pour et contre la philosophie d’Aristote : les conférences de Paris sont partagées aussi bien que les livres et personne ne s’offense qu’on s’y déclare contre lui. Les plus célèbres professeurs ne s’obligent plus à cette servitude de recevoir aveuglément tout ce qu’ils trouvent dans ses livres, et il y a même de ses opinions qui sont généralement bannies ; car qui est le médecin qui voulût soutenir maintenant que les nerfs viennent du cœur, comme Aristote l’a cru, puisque l’anatomie fait voir clairement qu’ils tirent leur origine du cerveau ; ce qui a fait dire à saint Augustin : Qui ex puncto cerebri et quasi centro sensus omnes quinaria distributione diffudit ? Et qui est le philosophe qui s’opiniâtre à dire que la vitesse des choses pesantes croît dans la même proportion que leur pesanteur, puisqu’il n’y a personne qui ne puisse se désabuser de cette opinion d’Aristote, en laissant tomber d’un lieu élevé deux choses très-inégalement pesantes, dans lesquelles on ne remarquera néanmoins que très-peu d’inégalité de vitesse[7].

Tous les états violents ne sont pas d’ordinaire de longue durée, et toutes les extrémités sont violentes. Il est trop dur de condamner généralement Aristote comme on a fait autrefois, et c’est une gêne bien grande que de se croire obligé de l’approuver en tout, et de le prendre pour la règle de la vérité des opinions philosophiques, comme il semble qu’on ait voulu le faire ensuite. Le monde ne peut demeurer longtemps dans cette contrainte, et se remet insensiblement en possession de la liberté naturelle et raisonnable, qui consiste à approuver ce qu’on juge vrai et à rejeter ce qu’on juge faux.

Car la raison ne trouve pas étrange qu’on la soumette à l’autorité dans des sciences qui, traitant des choses qui sont au-dessus de la raison, doivent suivre une autre lumière, qui ne peut être que celle de l’autorité divine ; mais il semble qu’elle soit bien fondée à ne pas souffrir que dans les sciences humaines qui font profession de ne s’appuyer que sur la raison, on l’asservisse à l’autorité contre la raison[8].

C’est la règle que l’on a suivie en parlant des opinions des philosophes, tant anciens que nouveaux. On n’a considéré dans les uns et dans les autres que la vérité, sans épouser généralement les sentiments d’aucun en particulier, et sans se déclarer aussi généralement contre aucun.

De sorte que tout ce qu’on doit conclure, quand on a rejeté quelque opinion ou d’Aristote ou d’un autre, est que l’on n’est pas du sentiment de cet auteur en cette occasion ; mais on n’en peut nullement conclure que l’on n’en soit pas en d’autres points, et beaucoup moins qu’on ait quelque aversion de lui, et quelque désir de le rabaisser. On croit que cette disposition sera approuvée par toutes les personnes équitables, et qu’on ne reconnaîtra dans tout cet ouvrage qu’un désir sincère de contribuer à l’utilité publique, autant qu’on pouvait le faire par un livre de cette nature, sans aucune passion contre personne.

  1. Réflexion d’une haute moralité que les écrivains devraient toujours avoir présente à l’esprit ; c’est pour ainsi dire la règle du désintéressement littéraire.
  2. Voilà une méthode à la fois morale et littéraire dont les préceptes, trop peu suivis, sont tracés avec une rare sagacité.
  3. Robert Flud, né dans le comté de Kent en 1574, mort à Londres. Il est l’auteur du De supernaturali, naturali, præternaturali et contranaturali microcosmi historia.
  4. Jean-Baptiste Van Helmont, né à Bruxelles.
  5. Philippe-Aurèle-Théophraste Paracelse, né en 1493 en Suisse, mort à Salzbourg en 1541.
  6. Jean de Launoy, né à Valogne en 1603, mort à Paris en 1678.
  7. Allusion aux célèbres expériences de Pascal.
  8. Comparer les Fragments de Pascal sur l’autorité en matière de philosophie.