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La Lueur sur la cime/3/3

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 247-263).

III


Jacqueline trouva dans la rue sa voiture qui l’attendait et elle la renvoya. À peine les chevaux avaient-ils tourné l’angle du boulevard qu’elle s’étonna de ce qu’elle venait de faire. Un moment, elle resta sur le trottoir, brûlée par la chaleur, étourdie de la sensation opaque et rapprochée de l’air et du bruit de l’été. Une distraction lui brouillait la vue, ses idées glissaient l’une sur l’autre comme des découpures de papier noir sur un transparent tendu. Elle réentendait la voix de Marken : « Allez-vous-en, vous ferez bien ». Comment avait-il pu advenir qu’un homme lui parlât ainsi ? Sa notion d’elle-même et de tout le reste de l’humanité hésitait, incertaine, trouble, discordante. Il lui paraissait qu’il pouvait bien y avoir dans le vaste monde et même dans le monde étroit où elle vivait une foule de choses dont les livres et ses propres expériences de lui avaient rien appris. Déjà elle avait eu une sensation analogue en considérant après coup le rapide passage d’Erik Hansen dans sa vie ; mais Erik était demeuré en marge : elle l’avait vu dans la rue, chez lui, ou dans cet endroit intermédiaire entre le réel et l’improbable qu’était l’appartement de Léonora. Cet homme-ci, qui avait frôlé des crimes, vécu en subalterne appointé, couché en plein air comme un vagabond, elle le rencontrait dans le monde, et elle avait déjeuné en tête à tête avec lui ; il était mêlé aux mêmes choses qu’elle, il venait de lui dire d’un ton d’insulte : « Allez-vous-en », il lui avait meurtri le bras, et elle avait fini par lui demander pardon. Elle cherchait en quel point de tout cela elle pouvait retrouver l’image fière et haute qu’elle se faisait d’elle-même, et tout à coup elle découvrit que cette image n’était plus qu’un souvenir lointain. Elle était devenue une autre femme. Elle revit comme en une perspective droite les différentes étapes de sa personnalité depuis que la trahison d’André avait bouleversé son existence : la dépression humiliée et coléreuse où elle s’était épuisée, la rêvasserie trouble du souvenir d’Erik, puis la lente reconstitution d’elle, cette convalescence écœurée, pleine de faiblesses et de découragements que coupaient des espoirs imprécis. Ensuite, l’attente où elle s’épuisait sans que rien arrivât, et cet état d’indifférence ennuyée où elle était maintenant, avec l’orgueil triste d’accepter sans emphase que sa vie fût terminée, qu’il n’y eût plus rien à faire qu’attendre la vieillesse et la mort en accomplissant les devoirs de sa situation. Voilà ce qu’elle était, une heure plus tôt ; mais le contact du singulier personnage qu’elle venait de quitter avait modifié quelque chose en elle ; elle se sentait une impatience singulière, et de nouveau cette attente qui avait troublé son sommeil et raccourci ses journées pendant une période. Chose étrange, depuis que Marken lui avait ainsi remué les nerfs, elle ne pouvait détacher sa pensée d’Erik et il revenait de l’oubli, traînant avec soi un remords confus. Elle avait honte d’avoir été si lâche, car c’est là le terme qui convenait seul à la peur de lui qu’elle avait eue après ce jour où elle était allée le trouver. Même, elle s’en souvenait, l’émotion si vive que lui avait donnée l’annonce de son départ comportait un soulagement, l’impression d’une délivrance. C’est de cela qu’elle était humiliée, et elle souhaita le revoir, lui parler, lui dire combien elle restait son amie, et aussi qu’elle était mieux digne qu’il l’aimât. Mais l’aimait-il encore ? Elle s’apercevait, depuis quelque temps, que dans le monde on lui faisait moins la cour. Pourquoi ? Parce qu’elle laissait deviner son indifférence ou sa lassitude. Sans doute elle n’avait d’autre moyen de plaire que son désir de plaire, puisqu’il avait suffi qu’elle y renonçât pour n’être plus entourée de cette atmosphère d’amour qui lui était nécessaire jadis… Jadis, il y avait deux ans ! C’était mieux ainsi, probablement plus digne d’elle, plus conforme à cet idéal que Léonora lui avait donné le goût de rechercher.

Elle s’enfonça dans une incroyable détresse en se répétant, une fois de plus, que sa vie était finie, que bientôt elle aurait des cheveux blancs, et que tout lui était égal, oh ! si égal ! Puis elle se détourna du spectacle désolant de sa destinée close, pour songer à Marken… « Caliban n’a pas de bonnes façons… » Non, certes, mais de détestables ! Des façons émouvantes cependant ; ce type d’homme résolu, dressé contre la société, ivre de lui-même, ne manquait pas d’intérêt. L’aimait-il, au moins, celui-là ? qui pouvait le dire ? Il n’avait peut-être voulu que l’étonner… Au reste, s’il s’avisait de l’aimer, il perdrait tout son style, deviendrait pareil aux autres, implorant, maladroit, stupide. Non, pas pareil aux autres. À quels autres, d’ailleurs ? À Érik ? Mais Érik n’avait pas la même façon qu’André de dire son amour, et André n’aimait pas à la manière de Barrois. En eux tous, elle avait trouvé un accent spécial, une manifestation individuelle de la vitalité sous la poussée du désir. Le désir, que Léonora méprisait et l’avait conduite à mépriser, n’était-ce pas pourtant l’occasion suprême où se révèle le génie que met la nature à différencier les sensibilités ? C’est par les surfaces que les gens d’un même groupe social se ressemblent ; chaque homme en état de passion est différent de tous les autres. Quelles absurdités et quelles magnificences elle avait aperçues, par secondes, dans des yeux affolés, entendues dans des voix que trop d’émotion détimbrait ! Les âmes les plus stériles et les plus plates contiennent un peu de beauté en puissance ; c’est l’amour seul qui la dégage. On ne sait les secrets exquis que de ceux qu’on a troublés un moment ; c’est le moyen unique de tirer d’eux la parole merveilleuse, le regard où soudain réveillée, toute la violence d’une race lointaine s’accumule. C’est dans l’amour, héroïque ardeur de l’espèce qui veut durer, qu’est toute la saveur de la vie. Celles-là en savent seules la splendeur multipliée qui ont été souhaitées dans l’angoisse par un grand nombre d’hommes. Jacqueline respira d’un souffle profond l’air aride et chaud ; émue par ces songes, elle fut pleine de la vaste nostalgie de tant de cœurs inconnus qui ne devaient jamais à cause d’elle précipiter leurs battements ; et il lui parut qu’elle avait froid, dans la brûlure de ce jour d’été.

Elle marchait lentement, distraite de ce qui l’entourait ; pourtant, tout à coup, son attention fut arrêtée par quelqu’un qu’elle revoyait pour la dixième fois peut-être, car, depuis sa sortie de chez les Marken, il la suivait, la dépassait, revenait en arrière, la dépassait encore. C’était un grand garçon dégingandé, à la figure creusée et vive avec des yeux de charbon trop rapprochés de son long nez maigre. Il avait une allure d’activité, d’entrain et de fièvre, et était vêtu d’un de ces costumes comme en adoptent volontiers les étudiants et les jeunes peintres, sculpteurs, graveurs, ouvriers d’art, dans le but d’indiquer qu’ils constituent l’élite audacieuse de la nation. Il frôla Jacqueline en passant une fois de plus et dit :

— Vous êtes bien jolie.

Elle cambra sa taille avec un mouvement de dédain fier qui la grandit, et détendit sa figure en une inattention totale, dans le but de suggérer au personnage quelques doutes quant à la réalité de sa propre existence. Elle marcha plus vite, et pensa à regarder sa montre. Il était trois heures : elle se souvint qu’elle avait promis à Léonora de voir une de ses pauvresses avant de rentrer ; elle avait oublié ce projet dans l’agitation où l’avait mise sa scène avec Marken. Elle fit signe à un fiacre.

Le jeune homme, arrêté à son coude, offrait sa compagnie, désireux seulement, du moins il l’affirmait, de contempler quelques moments encore le plus admirable visage de femme qu’il eût jamais aperçu.

Jacqueline ne répondit pas et, le fiacre s’étant rangé au bord du trottoir, elle y monta en disant :

— 12, rue Monsieur-le-Prince.

Sa stupeur fut vive de voir son admirateur sauter sur le siège avec une agilité d’acrobate et s’asseoir à côté du cocher, qui fouetta son cheval sans témoigner d’être sensible à l’étrangeté de l’occurrence.

C’était, décidément, une journée où les incidents se refusaient à toute correction. Jacqueline avait une trop grande crainte du ridicule pour entamer une discussion avec ce burlesque personnage. Elle se félicita qu’il n’eût pas choisi de monter à côté d’elle et attendit les événements, un peu amusée, et agacée aussi. Heureusement, Paris est vide à la fin de juillet, et il n’y avait guère de chances qu’elle rencontrât quelqu’une de ses relations, à qui, dans la suite, il aurait peut-être fallu expliquer pourquoi elle se promenait avec ce peintre. Car elle décida que c’était un peintre. Pour avoir une cravate aussi anormale, ce gilet d’escrime boutonné jusqu’à la gorge et ce pantalon de charpentier, il ne pouvait être qu’un élève des Beaux-Arts. Elle fut satisfaite de constater qu’elle devenait indifférente à l’opinion publique ; un an plus tôt, cette sotte aventure l’eût effarée ; maintenant, de plus en plus elle en percevait le comique sans conséquence ; elle se sentit plus libre et cela la mit de bonne humeur. La voiture n’avait pas fait cent mètres que déjà elle prolongeait l’anecdote en événements imaginaires. Quand elle arriva rue Monsieur-le-Prince, elle en était à rédiger la notice du dictionnaire des célébrités où les faits intimes du peintre, devenu illustre et mort, étaient racontés par le détail, et celui, entre autres, de la rencontre faite un jour d’été, tout au début de sa carrière, d’une femme qu’il n’avait jamais revue et qui lui avait inspiré un de ces amours qui rayonnent parfois sur la vie des grands hommes.

Renonçant à développer davantage son essai monographique, madame des Moustiers descendit. Le jeune homme était déjà sur le trottoir ; ôtant son trop vaste feutre, il rendit la liberté à une quantité de mèches noires et plates qui se mirent à l’aise autour de son visage, l’une d’elles menaçant d’entrer dans son œil gauche sans qu’il parût d’ailleurs éprouver la moindre gêne de cet état de choses. Sa fine et laide figure était toute réchauffée par ses yeux actifs ; il dit très respectueusement :

— Vous m’avez ramené chez moi, madame, je vous remercie bien. Puis-je espérer que vous me fassiez l’honneur de visiter mon atelier ?

Sans le regarder, Jacqueline entra dans la loge :

— Madame Gambier ? demanda-t-elle.

— C’est au sixième, au bout du corridor, à gauche, répondit la concierge. Madame est peut-être la personne que la mère Gambier nous annonce depuis si longtemps et qui doit payer ses deux termes ?… J’ai les ordres du propriétaire pour la mettre dehors… Du reste, quand madame l’aura vue… Ah ! vous voilà, monsieur Roustan, ajouta-t-elle en apercevant le jeune homme debout derrière Jacqueline. Attendez voir, j’ai une lettre pour vous, de vot’ maman, j’crois bien. Tenez, la v’là. Et puis il est venu deux messieurs qui m’ont chargée de vous dire qu’ils vous attendaient pour dîner à sept-heures au Chalet du Cycle.

Il prit la lettre et courut après Jacqueline qui montait l’escalier.

— Madame ! cria-t-il, madame ! Il ne faudrait pourtant pas croire que je suis un simple mufle… Je vous assure que mes intentions ne sont pas… Ne montez pas si vite, pour l’amour du ciel ! C’est haut, vous savez… Et il faudra bien que je vous suive jusque-là… c’est mon étage. Voyons, madame, écoutez-moi, je vous jure que je ne dirai plus de bêtises… Je sais bien que c’est stupide, ce que j’ai fait. Mais c’était si cocasse que vous veniez justement dans ma maison ! Là ! qu’est-ce que je vous disais ! Vous allez tomber, si vous courez comme ça dans cet escalier noir. Attendez une minute. Je vais vous révéler des choses de la plus haute importance sur la mère Gambier. Nous sommes intimement liés, elle et moi… C’est moi qui la nourris… Oh ! très mal… pour ça !… Elle a eu une fluxion de poitrine. C’est une femme charmante, un peu alcoolisée, mais pleine de caractère… Vous ne voulez pas que nous causions de nos pauvres, dites ? C’est innocent, ça, que diable !

Jacqueline, complètement hors d’haleine, s’arrêta, et, s’épaulant au mur :

— Franchement, monsieur, ne trouvez-vous pas que cette plaisanterie ait assez duré ? demanda-t-elle.

— Mais, madame, je ne plaisante pas du tout ! Mon sérieux rejoint le tragique. Ai-je l’air de quelqu’un qui rêve à de pâles blagues ? Si on pouvait se voir dans ce sale escalier, vous n’auriez qu’à me regarder pour être certaine que je suis un type de complexion mélancolique, et, dans la circonstance, tout prêt à agiter les plus sombres idées… Quel inconvénient y a-t-il à ce que je vous parle ? Supposons qu’on m’ait présenté à vous dans un salon, vous trouveriez ça tout simple… Je vous vois venir : vous allez me dire que je ne vais pas dans les salons… Mais j’irai, madame, je viens de décider ça irrévocablement… Quant à la présentation, ma sympathique concierge — avez-vous remarqué la forme de son nez ? — a bien voulu s’en charger. Vous savez mon nom, mon adresse, que j’ai une mère, que je me conduis bien puisqu’elle m’écrit, et que je dîne ce soir au Chalet du Cycle. J’ajouterai, pour ne pas faire de vains mystères, que j’exerce le métier de peintre, élève de Bonnat ; un chic monsieur, soit dit en passant ! Nous avons, vous et moi, les mêmes pauvres… C’est-à-dire que dix ans de fréquentation mondaine ne vous en auraient pas appris davantage sur mon compte !

— C’est bien possible ; mais, comme je n’ai pas la curiosité des détails de votre vie, ni aucun désir de continuer cette conversation, je vous serai particulièrement obligée de vouloir me laisser tranquille, dit Jacqueline.

Et elle reprit l’ascension de l’escalier.

— Alors ça va finir comme ça ? fit Roustan d’un ton adéquat à la complexion mélancolique qu’il s’était attribuée. Je ne saurai jamais qui vous êtes, et je ne vous reverrai jamais ? Madame, ça, c’est des choses impossibles, il faut que vous vous en rendiez compte. D’abord, je vais vous dire… en vous apercevant, j’ai eu un pressentiment… Vous me croirez si vous voulez, mais je n’ai pas l’habitude de suivre les femmes dans la rue. Non, vrai, je trouve ça bête… Si je vous ai suivie, vous, ce n’est pas seulement parce que vous êtes admirable… La mère Gambier, c’est la porte au fond ; la clef est en dehors, vous n’aurez qu’à la tourner… Ici, voyez-vous, c’est chez moi… Je laisse ouvert… En vous en allant… vous entrerez peut-être… Ah ! ça n’est pas chic, mais si vous vouliez me dire votre avis sur mes études…

Jacqueline, sans plus se soucier de lui, avait frappé à la porte indiquée ; une voix grasse cria :

— Entrez !

Elle tourna la clef, laissant le peintre au milieu de sa phrase.

La pièce mansardée où elle pénétra révélait la misère qui s’aggrave d’incurie. Elle était accoutumée à de tels aspects ; pourtant, ce jour-là, le disparate de son état d’esprit et de ces sombres et plates images agit sur elle comme si rien ne l’eût avertie qu’elle dût trouver là ce désordre miséreux, cette malpropreté, l’inexprimable relent de crasse humaine, de nourritures horribles, de bas alcool, qui emplissait comme une substance solide l’étroit taudis. La mère Gambier, assise sur une chaise couverte de loques dont la saleté unifiait les colorations, balançait stupidement sa pauvre vieille tête, si maigre que la peau jouait sur l’ossature comme si on l’y eût maladroitement épinglée.

À la vue de madame des Moustiers, ses yeux se mirent à vivre. Elle toussa d’une grosse toux encombrée, cracha, puis :

— Ah ! ma bonne dame, c’est-y vous qui deviez venir pour aider la pauv’mère Gambier ? dit-elle. Ah ! on en a, d’la misère ! Peut-être bien que vous voudriez vous asseoir. C’est haut d’monter ici, pour des dames surtout.

Elle s’était levée péniblement et débarrassait la seconde chaise où voisinaient un poêlon graisseux, un bout de fromage, un bas troué et le Petit Journal. Jacqueline déclina la courtoisie de la proposition, et, s’efforçant d’être cordiale, s’enquit de la situation de la vieille femme.

Madame Gambier s’épancha sans retenue en explications infinies, où sa biographie contradictoire et anachronique tenait une place importante, mêlée à des vues acerbes sur la dureté des riches, l’injustice de la vie, les mauvais procédés de la concierge, l’infamie du propriétaire, le favoritisme du bureau de bienfaisance et, d’une façon générale, la rosserie universelle.

Jacqueline démêla que sa protégée avait dû faire jadis une carrière brillante de fille de brasserie ; puis, que, l’âge venant, elle avait roulé un peu en dessous des derniers étages de la prostitution ; qu’ensuite elle avait exercé la profession de femme de ménage, et qu’à l’heure actuelle sa maîtresse occupation consistait à mourir de faim.

— Vous n’avez pas de famille ? demanda-t-elle.

— D’la famille ! Là là ! Pour sûr que non ! Qui donc que ça serait ? J’en ai jamais eu, c’est bon pour les riches.

Jacqueline, le cœur gêné par la lumière que jetait une telle parole sur la triste et sale existence de cette créature, repensa les mots dits par Erik Hansen : « Il faut cultiver l’orgueil des pauvres ». L’orgueil de madame Gambier lui parut d’une culture assez hasardeuse quant aux résultats qu’on en pouvait espérer.

La journée d’été surchauffait l’infâme atmosphère de la chambre ; Jacqueline était proche de la nausée ; le découragement, qu’elle trouvait si souvent dans ses visites de charité, lui inspira l’envie de mettre de l’argent sur la table et de s’en aller très vite. Mais, dans un de ses mouvements désordonnés, la vieille fit basculer un tas d’innomables chiffons ; quelque chose tomba sur le carreau, avec un bruit de verre cassé, et l’odeur d’alcool régna despotiquement sur toutes les autres puanteurs.

Les taches hectiques de ses joues avivées par la confusion, se lamentant, enchaînant des mensonges malhabiles, la pauvresse ramassa ses débris de litre et, en tenant le fond devant la lumière de la tabatière, regarda, la figure désolée, s’il n’y restait pas un peu d’eau-de-vie. Jacqueline examinait la loque lamentable qu’était cette vieille femme et se demandait au nom de quoi on pouvait interdire à un tel être d’abréger un peu sa souffrance et d’éclairer son abjection dans l’illusion heureuse de l’ivresse. Qui donc se sent le droit de décréter qu’il est bon pour le miséreux de garder constant et lucide le sentiment de la misère, lorsqu’il a le moyen d’y échapper pour un instant ?

— Écoutez, dit-elle doucement, je payerai vos deux derniers termes et celui qui vient aussi. Et puis je vais m’occuper de vous faire admettre dans un asile où vous serez bien soignée.

— Un asile ! Eh ben ! Pourquoi pas en prison, pendant que vous y êtes ? grogna la voix grasse et furieuse de la mère Gambier. Un asile ! Si c’est ça que vous voulez faire pour moi, vous pouvez bien vous en retourner d’où que vous venez !… En v’là, de la charité !

« C’est vrai, pensa encore Jacqueline, je n’ai pas plus de droits sur sa liberté qu’elle sur ma compassion… Mais si, puisqu’elle souffre ! »

Au reste, elle n’avait aucune compassion, elle s’en rendait compte, mais la certitude lassante de l’inutilité de ce qu’elle faisait là, et un croissant désir de s’en aller.

— Eh bien, ne parlons plus d’asile, recommença-t-elle, et sa bonne volonté s’exprimait d’un ton plus impératif qu’elle n’eût souhaité. Je m’arrangerai. Vous aurez de la nourriture, des vêtements et du feu pour l’hiver. Vous vivrez comme vous l’entendrez… Allons, au revoir. Bon courage, je ne vous abandonnerai pas, je vous le promets.

Elle ouvrit la porte.

— Vous vous en allez comme ça, sans me donner seulement un sou ! cria la vieille avec une colère piteuse.

Jacqueline lui tendit une pièce de dix francs.

— Tenez, et ce soir vous aurez un bon dîner, fit-elle.

— Ah ! merci, tout de même, vous êtes une bien. brave dame. Et qui donc qui me donnera à dîner ?

— Je vais m’en occuper. Ne vous inquiétez pas.

— Mais pourquoi que vous ne me donnez pas l’argent ? Je saurais bien acheté mon manger moi-même.

— C’est ça que vous achèteriez, dit Jacqueline en désignant les débris du litre, et il ne faut pas : ça vous rend malade… Au revoir, maintenant. Je reviendrai voir comment vous allez.

Elle sortit, et fit quelques pas indécis dans le couloir. Le peintre avait laissé sa porte ouverte, ainsi qu’il l’avait annoncé. Jacqueline appela :

— Monsieur Roustan ?

Il parut aussitôt.

– J’ai un service à vous demander, dit-elle en souriant d’un air de moquerie.

– Ne voulez-vous pas entrer ?

— Pourquoi pas, après tout ?

Elle entra dans l’atelier, dont Roustan ferma la porte.

Tout en lui expliquant qu’elle attendait de lui, qu’il voulût bien faire marché avec un gargotier du voisinage afin que la mère Gambier eût à manger deux fois par jour, Jacqueline allait et venait, examinant les études.

La pièce était nue, triste et propre. On n’y voyait que l’inévitable divan, la table à modèle, trois chaises, quelques chevalets encroûtés de taches de couleur et une grande quantité d’esquisses. Jacqueline s’était trop promenée dans les musées, pour ne pas découvrir l’accent vif d’une grande nature de peintre dans les ébauches qu’elle regardait. Les dessins de Roustan d’un caractère schématique, brusque, appuyé cruellement aux points significatifs de la forme dégageaient un style violent. On sentait là un rude don caricatural. Des têtes de filles à maquillages brutaux, à l’expression vide et fixe, des nus d’une rigoureuse vérité et d’une misère poignante avaient de la puissance ; et l’excès même du réalisme y devenait presque lyrique. Elle admira que la probité du dessin s’enchantât des colorations fines, subtilement accordées, fraîches et mates. Non encore dégagé de l’imitation de Degas, et visiblement hanté par les géniales formules de Forain, Roustan marquait déjà pourtant une personnalité en formation et de qualité supérieure.

— Vous êtes un visionnaire du réel, dit Jacqueline, interrompant ses explications relatives à la mère Gambier.

Et elle ajouta, sur l’une des toiles de Roustan, quelques mots précis qui étaient des éloges.

Le jeune homme rougit absurdement, avala sa salive, eut l’air d’un poulet qui s’étrangle, et ne sut rien répondre.

Jacqueline, continuant sa promenade dans l’atelier, venait de s’arrêter devant un ressaut du mur auquel était attaché un grand cadre de bois blanc, qui contenait des photographies d’après des maîtres. Elle se tut, un moment, puis :

— Vous êtes allé en Italie ? demanda-t-elle.

— Non, hélas ! Pas encore.

— Qui vous a procuré cette photographie ? Je croyais qu’on ne la vendait pas à Paris. Je l’ai inutilement cherchée, il y a un an.

Elle désignait le Mercure de Milan.

— Ah ! celle-là ! C’est un de mes amis qui me l’a rapportée.

— C’est un peintre, votre ami ?… Un de ceux avec lesquels vous devez dîner au Chalet du Cycle ?…

– Ah ! diable ! non… Et ce n’est pas un peintre non plus… c’est quelqu’un que certainement vous ne connaissez pas… Un être admirable. Il s’appelle Erik Hansen.

— Ah ! dit Jacqueline.

Et elle se remit à marcher par la pièce.

Elle avait si bien su que c’était ce nom-là qu’il allait prononcer ! Pourtant son cœur demeurait suspendu, d’en avoir entendu les syllabes. La chaîne occulte qui noue les événements lui apparaissait soudain ; elle eut l’angoisse peureuse du destin, devenu visible pour un moment. La coïncidence n’avait en soi rien d’extraordinaire ; c’était Léonora qui l’envoyait chez la mère Gambier. Léonora connaissait, sans doute, la misère de la vieille femme par Erik à qui Roustan l’avait signalée. Tout cela était simple ; cependant quelle combinaison singulière dans les faits ! Si l’attention de Roustan s’était fixée sur elle, n’était-ce pas parce que, à ce moment précis où il l’avait croisée, la pensée d’Érik l’emplissait tout entière ? Ainsi elle entendait pour la première fois depuis plus d’un an parler d’Erik parce que Marken en la troublant avec sa colère, — et son amour peut-être, — l’avait rejetée vers ces images à demi oubliées. Il lui parut qu’elle était comme un terrain de lutte où ces deux hommes allaient s’attaquer et où l’un devait vaincre l’autre. Mais lequel ? Et quelle force étrange la contraignait ?

Elle sentit l’examen de Roustan peser sur son silence ; parlant vite, elle reprit l’entretien, acheva ses indications charitables, donna son nom, dit où elle demeurait afin que le restaurateur pût lui faire chaque mois parvenir ses notes. Tandis que Roustan écrivait au fusain l’adresse sur une feuille de papier Ingres qui traînait sur la table à modèle, Jacqueline revint à la photographie du Mercure. Elle était bien exactement pareille à celle qui était épinglée au mur, dans la chambre blanche où elle avait senti les bras d’Erik autour d’elle. Et elle songeait que peut-être, en cet instant, il montait l’escalier, qu’il allait ouvrir la porte, entrer. Comment expliquer sa présence dans l’atelier de Roustan ? Que penserait-il ? Quelle colère et quelle douleur elle verrait dans ses yeux ? Mais non, il n’avait pas de colères, il était maître de lui-même en toute occasion, elle le savait bien, et il la respectait ; la rage et les violences, c’étaient les moyens de l’autre, le dangereux outlaw, l’énergique et redoutable personnage qui lui avait serré le poignet si durement qu’elle portait encore la marque de ses doigts méchants et rudes.

Roustan lui parlait, mais elle n’entendait pas les mots qu’il disait. Elle se retourna vers lui, avec un air de hâte.

– Adieu, monsieur, fit-elle. Je vous remercie de votre obligeance. Vous aviez raison, nous nous reverrons certainement quelque jour, et dans des circonstances moins absurdes, je l’espère.

— Oui, madame, nous nous reverrons, répondit le peintre avec un grand sérieux. Permettez-moi de vous accompagner jusqu’en bas.

– Non, merci, vous m’avez bien assez accompagnée aujourd’hui. Restez là… Je le désire.

Elle lui tendit la main. Roustan eut l’air hésitant, éperdu ; puis, courbé très bas, il baisa son gant. Elle sourit avec une mélancolie railleuse et sortit de l’atelier.