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La Lueur sur la cime/3/4

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 264-284).

IV


Le soir même, Jacqueline racontait à Léonora, venue après le dîner passer une heure avec elle, l’aventure de sa visite à la mère Gambier.

— Comme tu restes bien dans ton type ! observa mademoiselle Barozzi ironiquement. Quel besoin avais-tu d’entrer chez Roustan ? Ne pouvais-tu toi-même faire l’arrangement avec n’importe lequel des gargotiers de la rue ?

— Tiens, c’est vrai ! Je n’y avais pas pensé, dit Jacqueline.

Puis elle reprit, en appuyant sa tête au dossier de la chaise longue où elle s’étendait.

— Tu le connais alors, ce peintraillon ?

— Oui, je l’ai vu quand il était encore presque un gamin chez l’abbé Werner, qui aimait beaucoup sa mère, une malheureuse créature à qui tout ce qui peut arriver de désastres est arrivé, et le reste avec ! Elle vit en province maintenant. C’est monsieur Werner qui a procuré au petit le moyen de commencer ses études d’art. Il a bien travaillé : il fait vivre sa mère. Je crois qu’il aura du talent. Je ne savais pas qu’il s’occupât à suivre les femmes… Mais c’est peut-être son début dans cette jolie profession. Il n’aura pas pu résister à ton invincible charme !

— Sais-tu, Léo, dit Jacqueline d’un air pensif, que, lorsque tu me parles, ce n’est plus, par moments, ta dureté habituelle que j’entends dans la voix, mais de la haine !

— Quelle folie ! Pauvre Jacques, à quoi penses-tu ? Voyons ! Tu sais bien, ça m’agace tant, que tu ne puisses pas renoncer à ce tic de conquérir les hommes, de les troubler !

— Conquérir ! Troubler ! Ah ! dieux ! comme tu te trompes ! Je ne suis pas loin de mépriser l’amour autant que tu le méprises.

— L’amour n’est pas méprisable en soi, mais bien l’usage qu’on en fait.

— Ma chère vieille, dit Jacqueline avec un petit rire, il n’y a pas plusieurs façons d’user de l’amour !

— Si… Quand on l’éprouve avec violence, en désespoir et non en joie, qu’on y résiste, qu’on n’accueille même pas l’idée de le réaliser, on le transforme en principe de force et en noblesse.

Jacqueline souleva sa tête pour regarder son amie. Léonora n’eut pas conscience de ce mouvement de curiosité : elle avait les yeux fixes ; on l’eût dite concentrée sur quelque travail intérieur où toute sa volonté s’employait ; sa figure souffrante et absorbée avait l’expression tragique qu’on voit aux grands malades qui semblent écouter la mort circuler au profond d’eux-mêmes suivant le trajet d’une douleur terrible.

— Est-ce que monsieur Hansen est à Paris en ce moment ? demanda Jacqueline après un silence.

Elle avait de nouveau renversé sa tête sur les coussins, et ses yeux erraient au plafond.

Léonora eut un petit sursaut.

— Je ne l’ai pas vu depuis dix jours.

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit qu’il était ici ?

— Pourquoi te l’aurais-je dit ? Il y a des mois que tu n’as prononcé son nom. Je supposais que tu ne pensais plus à lui.

— Oh ! si. J’y pense souvent… Comment se fait-il que vous restiez si longtemps sans vous voir ? Je croyais que vous vous rencontriez tous les jours, quand vous habitiez la même ville…

— C’était ainsi autrefois.

— C’est différent. Pourquoi ?

— Il n’y a pas de raison précise… J’ai beaucoup à faire, lui aussi… Il écrit un livre de doctrine sur l’anarchie… Et puis il est si changé…

— Mieux ?… Plus mal ?

— Très assombri. La vie ne lui a pas donné ce qu’il en attendait. Ça ne lui constitue pas un cas bien original, d’autant qu’il n’a jamais compris ses véritables tendances.

— C’était… quoi, ces tendances-là ?

— Tais-toi, un moment… Qu’est-ce qu’on crie dans la rue ?

— Les nouvelles du soir.

Elles écoutèrent.

Pendant un moment le silence fut déchiré par la voix hâtive et rude du marchand de journaux qui passait en courant et dont la clameur s’affaiblissait graduellement dans la paix de l’avenue déserte.

— As-tu entendu ? demanda mademoiselle Barozzi.

— Mal… Il a dit : « assassinat », puis autre chose, je ne sais pas quoi.

— Moi non plus. Si tu envoyais acheter le journal ?

— Sonne, là, près de la glace. Ça t’intéresse, toi, les crimes ?

— Oh ! pas autrement.

— Faites acheter le journal qu’on crie en bas, dit Jacqueline au valet de pied qui entra.

La porte fermée, elle reprit :

— Tu ne m’as pas expliqué ces tendances de monsieur Hansen, qu’il ne comprend pas lui-même…

— C’est un sentimental, dit Léonora distraitement et comme si le sujet l’eût ennuyée, un passionné, un cérébral. Il s’est imaginé, parce que ses rêves affectaient plus la forme de l’idée que celle de la sensation, qu’il était apte à vivre d’idées pures… Il se trompe. Il lui fallait une femme douce et tendre, assez docile pour ne pas déformer la chimère qu’il aurait bâtie à son sujet : il aurait été prodigieusement mélancolique et parfaitement heureux.

— Il n’est pas heureux ?

— Ah ! non !

— J’aimerais le voir avant mon départ pour Blancheroche.

— Quand pars-tu ?

— Dans huit ou dix jours.

— Eh bien, je lui écrirai. Vous pourrez vous rencontrer chez moi… Mais ça t’ennuie peut-être de venir chez moi ?

— Non. Et je ne suis pas fâchée d’avoir l’occasion de te le dire : si je n’y vais plus guère, c’est pour m’être aperçue que, lorsque j’arrivais à l’improviste, je t’étais extrêmement désagréable.

— Mais non ! Quelle idée ! Qu’as-tu ce soir à me tourmenter ? Tu sais bien les sentiments que j’ai pour toi… Si j’ai des façons dures, ce n’est pas ma faute, Pardonne-moi ! C’est si lourd, la vie, si long ! J’en ai tellement assez !

D’un mouvement brusque et souple, Jacqueline se leva, vint prendre mademoiselle Barozzi par la taille et l’embrassa en disant, avec une tendresse câline et grave :

— Pauvre Léo… chère Léo… ma Léo.

La détresse inouïe qui avait éclaté dans les dernières paroles de l’énergique fille retentissait comme un écho effrayant dans l’inquiétude que cette journée disparate et agitée laissait en elle.

Les deux femmes restèrent ainsi un moment, sans plus parler, puis Jacqueline dénoua ses bras des épaules de Léonora. Le valet de pied entrait, portant sur un plateau le journal du soir ; madame des Moustiers le prit sans le regarder et le jeta sur le petit bureau en bois de violette placé en face de sa chaise longue.

— Chère, dit-elle lentement, n’y a-t-il ni joie, ni paix même, pour personne ? Est-ce donc aussi vain de se renoncer, comme tu fais, que de se rechercher avidement à travers les autres, comme j’ai fait ?… Et alors, si, soit dans la chair qui souffre la faim, le froid, la maladie, soit dans l’esprit qui souffre le doute l’angoisse, l’amour qui trompe, l’œuvre qui avorte, il faut toujours aboutir à la douleur, à quoi servent ces misérables tentatives, pour réaliser un peu de bien.

— Ah ! je n’en sais rien, dit Léonora avec découragement. Nous sommes de pauvres êtres…

D’un geste impatient, elle se dégagea du bras qu’en parlant Jacqueline avait remis autour d’elle. Puis, consciente de ce qu’il y avait d’antipathique dans ce mouvement, elle y chercha un prétexte, alla au petit bureau et prit le journal d’un air d’intérêt soudain.

Jacqueline était fatiguée ; elle revint à la chaise longue et s’étendit de nouveau, les deux mains croisées derrière la tête, regardant distraitement la mule en drap d’or qu’elle faisait danser au bout de son pied, et qu’une lueur animait par instants.

Le petit salon était peu éclairé ; Léonora, assise devant le bureau, avait allumé une lampe électrique. Jacqueline, levant les yeux, examina la jolie silhouette de son amie, qui, pesant sur ses deux coudes, lui tournait le dos, sa taille étroite, ceinturée avec précision, la fine attache ronde des bras, sensible sous l’alpaga noir de son boléro, puis, au-dessus de la ligne dure du col blanc, l’énorme chignon d’un luisant de plumes : quelle forme exquise d’énergie délicate, quelle beauté dans chaque détail de cet être singulier ! Que se passait-il dans sa tête ? de quelle douleur inavouée avaient jailli les paroles de tout à l’heure ? L’attention de Jacqueline se faisait plus profonde et tout à coup elle fut frappée par l’immobilité absolue de Léonora. Mademoiselle Barozzi ne lisait évidemment pas le journal qu’elle avait posé, ouvert en deux, devant elle ; elle l’aurait déplié pour suivre la colonne depuis tout ce temps. Que faisait-elle là ? quelle pensée l’absorbait en cette extraordinaire rigidité de tous les muscles ? Un malaise vague gagnait madame des Moustiers.

— Eh bien, vieille Léo, c’est intéressant, il paraît, ce meurtre, car c’en est un, n’est-ce pas ? Qui ? Une vieille marchande à la toilette encore ?

La voix de Jacqueline parut agir comme un contact électrique sur les nerfs de Léonora. Elle se dressa d’une détente rude des jarrets, et, retournée, montra une figure si totalement décolorée que les lèvres grises y marquaient à peine.

Jacqueline cria :

— Mon Dieu, qu’as tu ? Qu’y a-t-il ? Mais réponds-moi donc !

Léonora fit un geste vague, comme pour desserrer son col, sa main retomba, et elle dit d’une voix sans timbre : . — Il y a… un attentat.

Elle prit le journal, le jeta sur les genoux de Jacqueline, qui lut en grosses lettres sur la manchette l’annonce de l’assassinat d’un souverain.

— Eh bien, quoi ? dit-elle stupéfaite, ne comprenant pas.

Léonora ne répondit rien. Rapidement, madame des Moustiers lut l’article qui racontait le crime, puis, relevant les yeux :

— Mais enfin, dit-elle, explique-moi…

Elle s’arrêta : le regard de Léonora venait de la traverser avec tant de force qu’elles s’étaient entendues. Elle aussi devint pâle, et, la voix basse, dans une peur folle de la réponse qu’elle allait entendre :

— Tu crois que ?…

Elle n’osa pas dire les mots qui sonnaient dans sa tête. Mais le silence de Léonora lui devint en quelques secondes si insupportable que, presque avec colère, elle reprit :

— Mais non ? Tu ne le crois pas ? Voyons, je suis folle ! Ce n’est pas possible… Réponds ! Réponds donc !

Léonora passa les doigts sur son front.

— Voyons, dit Jacqueline avec un effort terrible pour maintenir les pensées qui l’envahissaient. Ce n’est pas lui. Ce ne peut pas être lui, on a arrêté… l’assassin.

Ses dents eurent un petit claquement et, comme venait de faire Léonora, elle passa la main sur sa figure, qui était froide et raidie.

— Tu me rends folle, à rester ainsi sans rien dire !… Écoute, raisonnons. Ça n’est pas lui, puisqu’on a pris le meurtrier… Me comprends-tu ?… Ne me regarde pas comme ça… Tu entends ce que je te dis : l’assassin est arrêté, il y a son nom là, dans le journal.

— Il y a un nom ; qui te prouve que ce soit le vrai ?

— Dieu !… Mais tu viens de me dire qu’il était à Paris.

— Il y a dix jours que je ne l’ai vu. Il devait venir chez moi ; il n’est pas venu. Je suis allée chez lui, ce matin : je ne l’ai pas trouvé.

— Tu n’as pas demandé à la concierge s’il était parti ?

— Il n’avertit jamais de ce qu’il compte faire.

— Et quel air avait-il… la dernière fois ?…

— L’air d’un homme désespéré, que rien ne raccroche plus à la vie… Le lendemain de notre dernière rencontre, il m’a écrit une lettre délirante, incompréhensible… Il me semble que je comprends mieux maintenant.

— Léo ! Où vas-tu ?… Ne me laisse pas, je t’en supplie.

— Je vais chez lui… voir…

— Oui, c’est vrai, tu as raison… Va, dépêche-toi… Tu reviendras me dire ? Je t’attendrai toute la nuit, s’il le faut.

— Je reviendrai.

Seule, serrant sa figure dans ses mains, Jacqueline essayait de se défendre contre la circulation de terreur et de souffrance partout sensible, que faisait en elle le mouvement même de la vie. Des images effroyables et désordonnées se bousculaient devant ses yeux clos. Elle n’osait pas respirer profondément, dans la peur d’être obligée de rejeter son souffle en cris. Des souvenirs lui éclataient dans la tête comme des détonations blessantes. Un soir déjà, elle s’était occupée à bâtir un roman où Erik criminel mourait sur un échafaud, avec la pensée d’elle visible dans son regard. La honte d’avoir laissé sa fantaisie jouer sur ces atrocités la secouait d’un frisson nerveux, et, dans une épouvante puérile, elle se disait que, si une telle chose advenait, ce serait parce qu’elle avait eu cet abominable et pervers amusement à l’imaginer. Cela arrivait donc, des horreurs semblables ! Cet homme dont elle avait senti les lèvres sur les siennes avait tué peut-être, était prisonnier, allait mourir d’une mort hideuse et infamante. Elle eut dans la bouche un affreux goût de sang ; il lui parut que ses visions se matérialisaient, qu’il y avait du sang sur elle, autour d’elle, et tout son corps fut traversé du zig zag d’une telle torture qu’elle crut qu’elle mourait. Un moment, elle demeura inconsciente, la pensée arrêtée, puis elle sursauta, rendue à l’angoisse qui s’accroissait. Les mots que Roustan avait dits : « C’est un être admirable », tressaillaient en elle. N’était-ce pas comme un éloge funèbre ? Au moment où elle les avait entendus, le destin était clos déjà pour lui ; car, elle se souvenait tout à coup de l’heure de l’attentat, qu’elle avait lue sans y prendre garde : c’était au moment même où elle était avec Marken qu’Erik commettait cette chose… Et, si sa pensée avait été tirée si fort vers lui, c’est que lui avait mêlé la pensée d’elle à cet acte atroce. Elle ne doutait plus. La certitude la serrait comme une tenaille. Elle étouffa ses sanglots dans un coussin dont elle mordit les broderies. Le goût de cire et d’encens de la vieille étoffe, qui avait été un voile de calice, se mêlait à ce goût de sang qu’elle avait dans la bouche, et au sel de ses larmes, et sa détresse la rejeta vers des visions enfantines de chapelles blanches pleines de silence et de paix. Un moment, elle se débarrassa du scepticisme courageux acquis dans les livres et les conversations ; elle eut un cœur d’enfant qui, dans l’épouvante, cherche l’ange gardien disparu.

Elle n’était pas remise encore, quand M. des Moustiers ouvrit la porte. C’était sa coutume, lorsque en rentrant il voyait de la lumière dans le petit salon, de venir causer quelques moments avec Jacqueline. Leurs rapports étaient devenus parfaitement cordiaux. André avait pour sa femme une déférence complimenteuse, et elle le traitait en camarade affectueux ; la souplesse de M. des Moustiers lui permettait de se mouvoir à l’aise dans cette situation. Il était toujours prêt aux projets de Jacqueline et mettait de la coquetterie à faire des frais pour elle, à l’amuser. Ils atteignaient cette agréable période du mariage où l’on vit chacun de son côté en pleine liberté et où, étant assuré de ne pouvoir compter l’un sur l’autre, on renonce à se rien reprocher.

André était trop bien élevé pour demander à une femme qui visiblement venait de pleurer : « Qu’avez-vous ? » Il ne parut même pas s’apercevoir de l’émotion de Jacqueline, mais, lui ayant baisé la main, il dit, avec la hâte gaie de quelqu’un qui apporte des nouvelles :

— Vous n’avez eu personne, ce soir ? Vous ne savez pas, sans doute ? Il y a encore eu un attentat. Tenez, voilà les journaux. Quels imbéciles que ces gens-là ! Ils vont rendre tout le monde royaliste, s’ils continuent.

— Je sais. J’avais entendu crier la nouvelle dans la rue, dit Jacqueline, les yeux obstinément fixés au tapis.

Elle trouvait un soulagement à la présence d’André ; depuis qu’il était dans la pièce, elle se sentait plus en sûreté. Tandis qu’il parlait, donnant des détails, faisant des commentaires, elle se disait qu’encore qu’ils fussent séparés, le lien qui les unissait avait assez de force pour qu’il demeurât responsable d’elle et qu’il eût le devoir de la protéger. Elle savait bien que, dans l’occasion, il n’y manquerait pas, et son estime de lui s’augmentait de l’apaisante certitude qui lui en était venue, rien qu’à regarder les yeux gais et fiers, l’allègre tournure d’André.

— Pas de visites, ce soir ? dit-il, lorsqu’il considéra le sujet de l’attentat comme épuisé.

— Léo, un instant… Elle est allée voir quelqu’un et devait revenir… Même, je suis étonnée qu’elle ne soit pas là encore… Nous voulions faire de la musique.

— Que raconte-t-elle de neuf, cette belle personne ?

— Mais… rien.

— Dites-moi, est-ce que vous vous aimez toujours autant ?

— Sans doute ! Quelle raison y aurait-il ?…

— Aucune. Il me semblait seulement que vous la voyiez moins. Alors, je pensais que vous pouviez vous être un peu lassée de son agrément. Je m’étonne toujours de votre endurance à supporter ses… conseils.

— Elle m’en donne moins, depuis quelque temps. Mais, vous aussi, vous supportez qu’elle vous apprenne ce que vous devez faire !

— Oh ! moi, ça m’amuse à l’extrême ! Elle a une vue si étrange des gens, et tant d’illusions baroques sur elle-même ! Vous êtes bien de mon avis, n’est-ce pas ? c’est le plus beau type de passionnelle !… Alors ces façons qu’elle a…

Jacqueline regarda la pendule.

— Mais c’est seulement la passion amour, qu’elle méprise, dit-elle ; quant aux autres, manie de domination, charité, colère, elle les pratique avec une assez belle énergie.

— Voyons, Jacquelinette, vous ne pensez pas sincèrement que cette fille-là ait passé toute sa vie sans amour.

La pendule sonna minuit. Jacqueline se leva nerveusement.

— Voulez-vous une tasse de thé ou un lemon squash ?

— Du thé, et demandez de la glace ; on a une soit par cette chaleur !… Avez-vous décidé le jour du départ ?

— Tout est prêt : nous pouvons partir demain, si vous voulez.

— À votre guise. Quant à moi je ne suis pas pressé. J’aime assez Paris en cette saison : presque tous les raseurs sont partis. On se sent mieux chez soi.

Jacqueline donna des ordres au valet de pied qu’elle avait sonné ; puis elle s’approcha de la fenêtre. Les vernis du Japon plantés au bord du trottoir étalaient le parfum chaud et mou de leurs fleurs, l’air immobile pesait, plein de silence.

— Vous disiez que Léo a dû être amoureuse ? fit-elle distraitement. Comme elle serait indignée, si elle vous entendait !

Elle se pencha au balcon pour regarder dans l’avenue.

— Ne me trahissez pas, surtout ! Elle se méfierait et je ne pourrais plus continuer les investigations qui me divertissent tant.

— Vous avez découvert quelque chose ?

— Des masses de choses !… Il y a des moments — vous avez bien dû le remarquer — où elle est si fort absorbée par ses réflexions qu’elle n’entend pas ce qu’on lui dit. Regardez-la bien dans ces minutes-là ; vous verrez se jouer dans ses yeux des drames à plusieurs personnages. Et puis aussi cette hâte de s’en aller qui l’empoigne tout à coup sans raison discernable… Je jurerais bien que, quand elle file ainsi au milieu d’une phrase, c’est pour aller dans un bureau de poste écrire une lettre, ou rejoindre quelqu’un d’aussi pressé qu’elle…

— Que concluez-vous de cela ? dit Jacqueline, qui arpentait le salon, l’air agité.

— Rien… et tout. Savez-vous ce qu’est devenu cet espèce de Norvégien ridicule que nous avions pris pour un anarchiste ? Est-ce qu’elle vous en parle quelqueſois ?

— … Oui… quelquefois… Je l’ai même rencontré chez elle. Mais pourquoi demandez-vous cela ?

— Je continue mon enquête. Je crois qu’elle est amoureuse de cet individu.

– C’est possible… Je l’ignore.

– Vous avez l’air de très bien le savoir, au contraire ! Vous n’imaginez pas la figure que vous faites… Ça vous taquine, ma supposition ?

— Je préfère qu’on soit ce qu’on dit qu’on est… Ah ! la voilà ! J’ai entendu la porte se refermer.

– C’est à cause de ce que je vous ai dit que son retour vous énerve tant ?

— Oui, sans doute ! C’est toujours une petite infamie de parler des gens qu’on aime autrement qu’on ne ferait en leur présence.

Elle marcha vers la porte.

— Te voilà ! Comme tu as été longtemps !

Léonora était entrée brusquement ; en voyant M. des Moustiers, elle s’arrêta net et rougit. Il vint à elle, très cordial.

— Nous trompions notre impatience en disant du mal de vous, fit-il.

Et il lui baisa la main.

— C’est toujours imprudent de se faire attendre, répondit Léonora. J’étais allée voir des amis qui avaient annoncé leur arrivée à Paris, je les ai trouvés et ils m’ont retenue.

Jacqueline s’assit. La cessation de l’angoisse rompait sa volonté.

— Ils étaient nombreux, ces amis ? interrogea André avec un sérieux soudain.

— … Les vrais amis ne sont jamais en nombre.

— Ma question vous déplaît ? Excusez-moi. Vous savez que je suis passionnément curieux de tout ce qui vous touche.

— Jacqueline, donne-moi à boire, veux-tu ? je meurs de soif, dit Léonora d’un ton d’entrain un peu forcé.

Madame des Moustiers se leva et vint près de la table à thé.

— Tu veux du citron ? dit-elle ; je te demande pardon d’être si inhospitalière ; je suis fatiguée, ce soir, nerveuse : la chaleur me détraque.

— Oui, tu n’as pas bonne mine. Je vais te laisser. Moi aussi, je suis éreintée. Ça va être bon de dormir, solidement, comme font les gens qui ont l’esprit tranquille.

Elle avait pesé sur ces dernières paroles.

— En effet, dit André, un peu narquois, je vois que vous êtes rassurées toutes les deux.

— À quel propos ? demanda Jacqueline.

— Ah ! voilà ce que j’ignorerai, sans doute, toujours. Je suis un mari trop bien stylé et un ami trop discret pour poser des questions. Je me borne à constater que quelque chose vous troublait… mademoiselle Barozzi est allée aux renseignements et son attitude indique que tout va bien. Elle vous donnera des détails aussitôt que je ne serai plus là.

— C’est vrai, dit Léonora d’un ton net. Je n’ai pas besoin, je pense, de vous dire que, s’il ne s’agissait du secret d’autrui, vous sauriez déjà ce qui m’a émue et Jacqueline avec moi.

— N’expliquez rien, surtout ! Je m’en vais… J’avais le projet d’aller vous présenter mes hommages demain à cinq heures ; ai-je quelque chance de vous rencontrer ?

— Demain ?… Non… Je suis prise toute cette semaine… Mais après…

– Merci… J’attendrai donc… sans résignation ! Allons, bonsoir.

– Eh bien ? dit Jacqueline, dès que la porte fut refermée.

— Je l’ai trouvé chez lui : il a été absent, mais il est revenu depuis deux jours.

— Quel soulagement ! Il me semble que je respire avec des poumons tout neufs ! Tu es contente, toi aussi ?

— Sans doute.

— Pourquoi fais-tu cette figure-là, alors ? Il n’y a rien ? Il ne savait pas ?… Comment ? Si ?… Est-ce qu’il est mêlé à cette affreuse chose ?… Il connaît l’assassin, peut-être ? Il va être inquiété, arrêté ? Il l’a été déjà, n’est-ce pas, au moment de l’attentat contre l’impératrice… Oui ? j’étais sûre que c’était lui ; André avait bien deviné. Réponds-moi, Léo, je t’en supplie.

— Ne t’agite pas, il ne court aucun danger… Il me l’a affirmé, du moins… Mais il n’a rien voulu me dire sur tout cela. À mes premiers mots, il m’a défendu de l’interroger, de telle sorte que je n’ai pas insisté. Il avait la Patrie sur sa table. Peut-être a-t-il appris comme nous, par hasard ; peut-être savait-il. Je n’ai rien pu démêler. Il était dans un état extraordinaire, très calme, horriblement calme. Avec des yeux qui ne regardaient pas… J’en ai vu de pareils dans les hospices, pas ailleurs.

— Mais enfin, il y a vingt-cinq minutes de trajet d’ici chez lui : tu es restée deux heures. Il t’a parlé ? De quoi ?

— De toi.

— Et que disait-il ?

— À quoi bon répéter tout cela ? Il souhaite te voir une fois encore, et, je ne sais pourquoi, j’ai eu le sentiment qu’il considérait que ce serait la dernière… Tu ne te soucies probablement pas de le rencontrer ?

— Mais… si… certainement… Je serai contente.

— Ah ! ma pauvre fille ! Si tu savais comme tu viens de dire cela !… Il n’y a pas une fibre en toi qui ne se révolte à l’idée de te trouver un instant avec lui… Tu as peur d’être mêlée à quelque vilaine histoire, hein ?

– Mais, Léo, de quel droit me parles-tu sur un ton pareil ?

— Je te prie d’accepter mes humbles excuses. J’ai été remuée profondément, moi, et il ne me suffit pas, comme cela te suffit, de savoir que ce n’est pas lui l’assassin pour reprendre mon entrain. Et puis le contraste entre ce que je viens de voir et ton sang-froid est trop fort.

— Qu’as-tu donc vu ?

— Un homme sur qui, sans doute possible, quelque chose d’horrible est tombé. Est-il mêlé à tout cela ?… Enfin, quoi qu’il en soit, il est vaincu, détruit. Il serait mort demain que je n’en aurais aucune surprise. Au milieu de sa détresse, ce fou ne pense qu’à toi ; il n’a qu’une idée : te voir une dernière fois, et tu réponds à ce désir du ton qu’on prend pour ajourner poliment une relation importune et compromettante… Tu as eu une attaque de nerfs, sans doute, après mon départ… C’était indiqué. Une femme du monde qui frôle de telles aventures se doit cela à elle-même. Maintenant tu t’es reprise, il te reste seulement l’impression désagréable que le tragique cause aux personnes de goût, et l’écœurement, oh ! si naturel, d’avoir encore quelque chose à faire avec « ces gens-là ». Tu as bien raison ; frayer avec un anarchiste, c’est quelque chose de pire que de passer l’après-midi dans l’atelier d’un peintre qui t’a suivie dans la rue… Moi qui ai vu souffrir ce malheureux, je te trouve un peu médiocre en tout cela ; excuse-moi une fois encore ; les délicatesses des gens chic m’échappent si complètement !…

— Dis donc la vérité, tu l’aimes !

— Oui, certes, comme mon frère… Que penses-tu d’autre ?

— Ah ! je n’en sais plus rien. Ta colère me fait perdre la tête. Tu feins d’être irritée parce que tu crois que je ne veux pas voir monsieur Hansen ; en réalité, c’est son affection pour moi qui te met ainsi hors de toi : et pourtant on dirait que tu veux me contraindre à le voir… Je ne comprends pas.

— Je ne veux te contraindre en rien. Que m’importe, à moi, que tu le rencontres ou non ?

— En effet, son amour pour moi ne serait peut-être pas une raison pour que tu me pousses vers lui… Cela s’adapterait mal à l’attitude d’amie de mon mari, que tu as jugé bon de prendre.

— C’est par scrupule conjugal que tu redoutes cette entrevue ? Voilà qui est plaisant !

— Je ne redoute rien et je le verrai.

— Tu comprends qu’après ce que tu viens de dire, ce ne sera pas chez moi.

— Bien j’irai chez lui.

— Allons donc ! Ce n’est pas possible !

— Ce ne sera pas la première fois.

— Tu as été chez lui ? Toi ? Quand ?

— Allons donc, avoue que tu l’aimes ! Ta passion sort de toi comme du feu. André me le disait, il y a une demi-heure. Il avait bien vu. C’est de la jalousie, ton abominable dureté envers moi.

– Monsieur des Moustiers t’a dit que j’aimais Erik ?

— Il en a la certitude. Ah ! ça t’irrite, qu’il s’en soit aperçu ! Il n’y a pas de quoi ; ce n’est pas un crime. Seulement, tu feras bien de ne plus poser à l’intangible ; tu es comme les autres ! Rassure-toi, je n’irai pas chez monsieur Hansen. Ce n’est pas ma faute, s’il m’aime ; et je n’ai aucune envie de le prendre, tu peux m’en croire. Mais renonce à m’injurier, je ne le supporterai plus. Au reste, je partirai demain pour Blancheroche. Ça nous fera du bien de ne pas nous voir de quelque temps.

— Quelque temps ! Non ! Nous ne nous reverrons plus jamais.

Elle marcha vers la porte.

— Léo ! Attends ! Ne t’en va pas ainsi… Ce n’est pas possible. Oublie ce que je viens de te dire ; moi aussi, j’oublierai… Vraiment, j’ai les nerfs trop tendus. Crois-tu que je n’aie rien éprouvé pendant ces heures ?… Écoute, ce n’est pas moi qui ai eu l’idée que tu aimais monsieur Hansen, c’est André ; j’ai eu tort de te le dire, mais rappelle-toi ce que tu m’as dit aussi… À quoi songes-tu ?

— Je songe qu’il y a quelque chose de cassé entre nous, et que nous nous souviendrons toujours du mal que nous venons de nous faire. Mais tu as raison, il ne faut pas nous brouiller là-dessus… Tu pars demain ? Je n’irai pas à Blancheroche comme c’était convenu ; nous nous retrouverons à l’automne, calmées… du moins, je l’espère. Au revoir. Ne pleure pas. Tu vois, je t’embrasse sans rancune… Tu feras ce que tu voudras, naturellement ; mais il me semble qu’il vaudrait mieux que ton mari ne sût pas que nous nous sommes disputées.

— Je ne lui en parlerai pas, il faudrait lui expliquer… Dis à monsieur Hansen ma pensée la plus affectueuse ; il te sera facile de lui faire comprendre que mon départ était fixé à demain matin, que je n’ai pas pu le remettre parce qu’il aurait fallu donner des raisons à mon mari…

— Oui, oui, parfaitement.

Une fois encore, elles s’embrassèrent. Lorsque mademoiselle Barrozzi fut partie, Jacqueline vint s’accouder à la fenêtre. L’air était immobile, rien ne bougeait, elle avait le front lourd et les membres faibles. Les péripéties accumulées de cette journée lui laissaient un étourdissement. Sa pensée flottante mêlait les êtres qui avaient introduit dans sa vie toute cette agitation. Elle rêvait d’une façon imprécise, lorsque le souvenir revint de la promesse qu’elle avait faite à Marken d’aller chez lui le lendemain. Tout son épuisement nerveux protesta en elle. Non, certes, elle n’irait pas, elle ne reverrait ni lui ni personne. Elle en avait assez. Et elle se jeta dans l’idée du départ, comme après des heures surmenées on tombe sur son lit. Elle serait seule là-bas, libre, tranquille ; elle s’en irait dans l’apaisement de la nature douce et patiente et qui calme la fièvre à son rythme de paix.