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La Lueur sur la cime/3/5

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 285-324).

V


Ce ne fut pas la paix que Jacqueline trouva à Blancheroche. Pendant toute la première semaine d’août, elle fut souffrante : elle avait des insomnies et, lorsqu’elle s’endormait enfin, des cauchemars effarants où Erik apparaissait parmi des décors terribles. Le jour, elle se traînait inactive, languide, la peau brûlante, la tête lourde. Le grand silence des paysages lui faisait peur. Chaque matin, elle déchirait la bande des journaux avec des doigts malhabiles et agités pensant y trouver la nouvelle de l’arrestation de l’anarchiste. Mais rien de pareil ne se produisit, de hautes doses de chloral lui rendirent le sommeil et il fit plus clair dans son esprit. Elle s’aperçut qu’elle s’ennuyait. Sa vie avait une pesanteur morne d’entr’acte. Après les sensations trop fortes accumulées dans le jour qui avait précédé son départ, la reprise des habitudes paisibles laissait un écœurement. Elle souffrit de ne savoir à quoi employer une énergie sentimentale qu’elle se trouva. Elle avait emporté une valise pleine de livres traitant du socialisme et de l’anarchie, elle voulait s’éclairer sur les doctrines qui fanatisent des esprits qu’elle s’efforçait encore de croire plus généreux que ceux de la moyenne humanité. Elle en lut plusieurs, consciencieusement, et fut déçue de n’y pas trouver de solutions immédiates. Ces livres lui parurent être des romans tristes et ennuyeux, comme la métaphysique lui avait paru, au temps où Barrois dirigeait ses lectures, un roman romanesque. Elle se découragea, ambitionna des actes d’énergie qui eussent tonifié sa volonté, tout en songeant que les tentatives pour déplacer les conditions normales, plates et lentes de l’existence avortent fatalement. Elle se dit que la vie a un sens, que pénétrer ce sens-là, c’est réussir, — et qu’Erik Hansen, et tous ceux qui veulent changer brusquement quoi que ce soit en manquent déplorablement. — Nul désir précis ne la tentait, elle était bien certaine que rien ne vaut un effort. Tout ce à quoi s’attachait son esprit apparaissait si vain, sous la moindre tentative d’analyse. Elle eut envie de faire des voyages dangereux ; puis, l’idée même de cela l’écœurant, elle cessa d’y penser.

André partant de grand matin en automobile et ne rentrant pas toujours pour dîner, elle était presque constamment seule. La musique lui donnait envie de pleurer ; elle en vint à compter les jours qui la séparaient du 15 août, date où la maison s’emplirait d’invités venus pour les chasses. C’est dans cet état de décousu mental, qu’elle reçut une lettre de Marken. Il s’excusait d’oser lui écrire : le dénouement de leur dernière rencontre devait faire souhaiter à madame des Moustiers de briser toute relation avec lui ; il supposait, du moins, que telle était l’interprétation rationnelle du billet qui, à l’heure où elle devait venir elle-même prendre des nouvelles de madame Marken, avait annoncé son départ pour Blancheroche. Il savait à l’avance qu’il n’y avait aucune chance pour qu’elle répondît à sa lettre, et ne se serait même pas risqué à l’écrire si la circonstance de l’apparition d’un livre anglais ne lui en avait inspiré le courage. C’était une manifestation curieuse de cette littérature de la peur dont les Anglo-Saxons détiennent le secret d’équivoque saveur. Il était certain qu’elle goûterait ce livre et se permettait de le lui envoyer. Puis, quittant le ton de l’apologie, il contait avec une drôlerie méchante la rencontre qu’il avait faite de M. d’Audichamp, « un Audichamp d’été », disait-il, le panama crâneur, seul à Paris, et suivant, l’œil rajeuni, des « petites mains », à la sortie des ateliers, rue de la Paix. Ensuite venaient des aperçus descriptifs sur madame Steinweg, précipitamment rentrée de la campagne pour ne pas manquer le passage d’un grand-duc. La lettre se terminait sur une demande de conseil au sujet d’un article qu’il voulait faire. Il semblait oublier qu’en commençant d’écrire il avait déclaré que sa lettre ne comportait pas de réponse.

Jacqueline lut le livre et répondit à la lettre. L’adresse que mettait Marken à rétablir entre eux le contact l’amusait. Il lui parut moins déplaisant que cet homme eût été tenté de voler de l’argent et des testaments, de mettre des billets faux en circulation ; elle conforma son esthétique à celle de l’Église qui sait plus de gré à ceux qui vainquent les tentations qu’à ceux qui ne sont point tentés, et du fond de son ennui jugea que Marken était en somme une manière de héros, non de la vertu peut-être, mais de l’intelligence. Sa réponse, qu’elle avait commencée sur un carton, continua sur une feuille de son plus grand papier, car, le carton rempli, elle se trouva avoir tant de choses à dire encore que les quatre pages furent couvertes. Même elle eut la tentation de prendre une autre feuille pour y noter une idée drôle qui lui vint à propos des tardives infidélités que M. d’Audichamp essayait de faire à sa femme ; mais elle ajourna cette bouffonnerie, se disant que Marken écrirait encore et qu’elle aurait d’autres occasions. En effet, il répondit par le courrier suivant. Elle avait, à propos du livre anglais, énoncé son opinion quant à la peur et au danger, dont elle jugeait la recherche inutile. Il réfutait vivement une telle opinion et démontrait sur le mode lyrique les bénéfices du risque qui alimente les forces psychiques comme l’exercice amplifie les muscles. Jacqueline aperçut tout ce qu’il y avait à dire de raisonnable sur la dépense vaine de soi-même que constitue le goût du danger ; elle eut envie de développer sans attendre le thème qui s’offrait, mais décida que trop de précipitation encouragerait Marken à croire que ses lettres plaisaient plus qu’il n’était exact qu’elles fissent. Pourtant, le lendemain même, reprise d’insomnie, elle mit son pupitre sur son lit et, d’une plume qui se hâtait, griffonna huit pages qui l’amusèrent lorsqu’elle les relut ; après quoi, elle s’endormit sans chloral, la conscience en repos.

Dans la semaine qui suivit, Marken écrivit deux fois ; la semaine d’après, il vint trois lettres de lui ; puis ce fut chaque matin qu’elle vit arriver l’enveloppe où s’écrasaient les grands caractères impérieux et contournés qui ressemblaient à l’écriture des manuscrits arabes. Ces lettres étaient gaies, moquaient tout d’un accent dur et vif. Une d’elles s’informait sans insistance de la mélancolie aperçue dans une phrase de la dernière réponse. Jacqueline avoua la tristesse que lui donnait la campagne, dit quelque chose aussi de la solitude mentale que crée dans l’être la certitude d’être différent d’autrui. Il s’associa à cette façon de sentir, indiquant la similitude de leurs états intérieurs. Jamais il ne risquait une flatterie, pas même l’éloge direct que méritaient les lettres de Jacqueline, spirituelles et pensives, d’un tour aisé, libre et alerte, et pleines de jugements si nets et ingénieux ! Elle aima qu’il ne crût pas devoir manifester d’étonnement de ce don du style qu’elle avait à un si haut point. Il la traitait en camarade de métier, la consultait sur son travail, lui rendait visibles les rouages secrets des incidents dont l’opinion devait s’émouvoir lorsque les surfaces en seraient connues. Pour lui raconter les nouvelles inédites de la politique, il inventa un chiffre ; et, voulant s’accoutumer à le lire sans effort, elle s’en servit dans toutes ses réponses. Elle avait cessé de se méfier de lui ; il mettait dans sa vie un intérêt nouveau. C’était un amusement que de savoir les raisons intimes des choses dont le public ne perçoit que les formes. Sa solitude était toute peuplée de secrets, et le secret est un lien d’une singulière force entre les êtres, elle s’en apercevait. La pensée de Marken lui était devenue un secours contre les multiples désagréments de son été. Car tout allait mal autour d’elle. Ses invités étaient insupportables, une brouille survint entre deux bonnes amies qui s’intéressaient d’une égale ardeur au même brillant joueur de tennis. Il fallut courir d’une chambre à l’autre, éponger des yeux désespérés, porter des paroles de paix. Cela se termina par le départ des deux dames, à demi réconciliées, mais fort refroidies pour leur hôtesse.

Au commencement de septembre, quelques lignes de Léonora lui apportèrent de quoi la rassurer définitivement sur Erik Hansen ; il était retourné en Norvège, dans sa famille ; Léonora indiquait son espoir qu’il se reprît aux suggestions du milieu et y demeurât. À l’instant même, Jacqueline eut la vision du libertaire dans une petite maison pareille à celles qu’elle avait vues à l’Exposition, avec des bois bien lisses aux parois, et fleuries de couleurs brusques. Elle l’imagina, mangeant de la crème dans une jatte de faïence aux tons d’herbe et de corail, et s’interrompant pour poser son regard sur un horizon marin, ou dire dans une langue qu’elle ne savait pas des paroles de tendresse à une jeune fille aux prunelles couleur d’eau, qui l’écoutait ravie et discrète. C’est ainsi que les choses devaient aboutir, du moment qu’il rentrait au foyer. Sans doute Léonora, avec sa boursouflure habituelle, avait amplifié le désespoir de ce garçon, dans cette soirée où elles s’étaient si rudement querellées. Jacqueline, totalement libérée de l’ascendant qu’avait eu sur elle mademoiselle Barozzi, jugeait fausse toute la mise au point de ses récits et de ses analyses. La pauvre fille était un peu folle ! Elle avait cru à la double vue de l’abbé Werner, lui avait vu une auréole autour du front dans les moments où la musique lui donnait des crises d’hypnose. C’était elle qui avait imaginé la culpabilité d’Erik, ce soir de l’attentat, et ce qu’elle avait raconté ensuite c’étaient autant de constructions de son esprit déréglé. Jacqueline conclut que peut-être Erik avait eu, en effet, le désir de la revoir, mais que c’était la dernière manifestation d’un amour déraisonnable et sans racines profondes. Son départ prouvait qu’il avait compris que cette rêvasserie devait finir là. Rendu à la raison et au calme, il revenait dans son pays pour n’en plus bouger. Elle songea avec un peu d’ironie à ces paroles qu’il avait dites : « Eussiez-vous perdu votre jeunesse, votre beauté fût-elle effacée… » Quelle absurdité ! Est-ce qu’on aime de la sorte, même lorsqu’on est Norvégien ? Et, du reste, qu’espérait-il lorsqu’il admettait la possibilité qu’elle revînt vers lui, amoureuse ? Qu’avec de grosses semelles et les cheveux coupés court elle irait en sa compagnie évangéliser des moujiks ou des mineurs… Pour arriver à quoi ? On n’est utile qu’aux êtres d’une culture analogue à la sienne. Comme sa mère avait raison — elle le comprenait enfin — de dire qu’il faut s’employer à la place où le sort vous a placé. Mais encore faut-il s’employer. Elle sortit de la longue songerie où l’avait mise la lettre de Léonora pleine d’un grand désir d’activité, et se mit à l’exercer, sans plus attendre, sur les habitants du village dont les toits de tuiles roses bordaient son parc. Elle organisa des réunions de petites filles qu’elle convoqua au château pour apprendre, sous la direction de sa femme de chambre, des ouvrages d’aiguille qui devaient leur permettre de gagner leur vie moins rudement qu’au travail des champs. Il y eut des séances régulières de couture et de broderie, et des jeux dans le terrain du tennis. Puis elle s’occupa de la guérison d’un alcoolique dont les mauvaises façons perturbaient le voisinage ; enfin elle fonda un hospice pour dix vieilles femmes impotentes, y plaça des Sœurs, prit beaucoup de peine. Les créations destinées au plus bel avenir commencent souvent assez mal ; il en alla ainsi, dans la circonstance. Les petites filles témoignèrent d’un médiocre génie de la couture fine, mais saccagèrent les fleurs du jardin et commirent des vols de fruits et de légumes. L’alcoolique, trop brusquement sevré, eut des crises épileptiformes qui nécessitèrent son transport dans l’hôpital de la ville voisine. Quant aux vieilles femmes, leur impotence masquait une perversité singulière qui éclata en furieux conflits dès qu’elles furent réunies. Jacqueline eut tant de tracas pour rétablir l’ordre qu’elle eût sans doute rendu ces antiques furies à leurs familles respectives et mis la clef sur la porte de son hospice, si les moqueries dont ses tentatives étaient l’objet de la part de ses invités ne l’eussent fortifiée du goût de la contradiction.

Vers la fin de septembre, elle se prépara avec une joie sincère à quitter les plaisirs ruraux pour passer quelques jours à Paris. La sœur cadette de madame Steinweg épousait le marquis de Mascrée, et la belle morphinomane, dans la propriété de qui le mariage devait se faire, avait sollicité Jacqueline par des lettres pressantes de vouloir bien y assister. Madame des Moutiers était excédée de Blancheroche ; elle en voulait aux grandes allées de peupliers de représenter si parfaitement le prévu et le continuel de la vie ; l’étang merveilleusement moiré la rendait triste et inquiète, car, sous certains jeux de lumière, il se mettait à ressembler au bassin qu’encombrent des verdures laquées à Bayreuth. Il rappelait trop le matin d’été où, deux ans plutôt, elle avait commencé l’évolution qui la menait par des chemins de tristesse vers un but qu’elle s’irritait de ne pas apercevoir. Car elle se sentait en état d’incessante transformation, et elle avait peur de la créature plus forte et plus hardie qui, par instants, se dégageait d’elle. Qu’allait vouloir cet être nouveau qu’elle devinait par petites secousses successives ? quelles douleurs et quels désenchantements l’attendaient ? La question se posait trop souvent dans le loisir et la tranquillité de cette vie qu’elle menait.

Une autre raison encore que le besoin d’écarter son problème intime la poussait vers Paris : elle souhaitait revoir Marken. Maintenant elle ne doutait plus qu’il l’aimât, mais elle voulait savoir si, même en sa présence, il garderait l’attitude de camaraderie paisible qu’il avait adoptée. La lettre qu’elle reçut au moment de monter en voiture pour aller à la gare lui fournit quelques lumières sur le sujet. Marken répondant à l’annonce qu’elle avait faite de son séjour à Paris, terminait ainsi :

« Il y a, dans la vie, des vacances tristes où l’on se sent en marge de soi-même ; c’est comme si l’avenir embusqué vous oubliait un moment. Rien d’heureux ni de cruel ne saurait en de telles phases atteindre la pensée ni la chair ; un boulet reçu en pleine poitrine serait impuissant à tuer, aucun espoir n’aurait la force de se faire réalité. Mais ensuite le destin se réveille de son mépris distrait, et, sans avertir, s’élance furieux et rapide sur notre inertie, nous saisit et nous précipite. Alors le moindre de nos gestes devient apte à nous engager ou à nous détruire, nos actes retentissent au loin. Nous sommes dangereux à nous et à autrui ; notre regard a la puissance de modifier ceux sur qui il se pose, la balle tirée au hasard nous frappe derrière le mur où nous nous croyions en sûreté. Nous sommes chargés d’une énergie prodigieuse et nous attirons les événements violents et multipliés… Je viens de vivre deux mois dans le premier de ces états. Votre retour a réveillé le destin. À notre prochaine rencontre je saurai si mon heure est venue enfin. Je dépends de vous. Je n’ose vous dire que je suis votre avenir comme vous êtes le mien… vous prendriez une de ces attitudes royales qui font éclater votre beauté à la manière des cuivres exaltant soudain une symphonie. Non, je ne vous dis point cela. Cependant, regardez la vérité en face. Pour que je sois habité par vous à tel point, il faut que vous y ayez consenti. On ne prend un être à cette profondeur qu’en donnant un peu de soi. Vous êtes ma vie, mais j’ai pénétré dans la vôtre ; il se peut encore que j’en sorte, et définitivement cette fois, car je suis assez fort pour arracher votre image. Mais nous sommes à la limite après quoi nous n’aurons plus de route pour revenir en arrière l’un sans l’autre. Si en m’abordant vous avez dans les yeux la volonté de me repousser, ce sera suffisant. Vous ferez selon que vous aurez choisi, je ne vous demande que de n’être pas distraite lorsque pour la première fois nos regards se rencontreront, car à ce moment-là il se fera en moi et pour moi de l’irréparable. »

« De sorte que, se disait madame des Moustiers en s’habillant le lendemain matin pour aller au mariage Mascrée, si je l’aborde avec un air de satisfaction à le voir, ça m’engagera… à quoi, décidément ? »

Elle trouvait l’ultimatum un peu brusque pour succéder à une correspondance de littérature et de potins, car elle tenait pour négligeables les explications plus profondes qu’elle y avait çà et là données d’elle-même. Pourtant l’impression qui se dégageait de tout cela n’était pas déplaisante, en somme. Elle jouissait de se sentir ensemble amollie et résolue ; l’attente l’énervait agréablement. Elle connaissait bien le sens réel des mots par lesquels les hommes offrent l’agrément de leur amour, et que lorsqu’ils disent : « Vous êtes mon destin », cela signifie proprement : « Si l’affaire manque, comme j’ai le cœur passionné et sincère, j’en aurai de l’humeur pendant trois semaines. » Mais Marken l’avait accoutumée à ne pas user de son habituelle critique pour juger des actes qu’il faisait et des paroles qu’il disait. Depuis qu’elle le connaissait, elle l’avait toujours vu se conduire autrement qu’elle s’y attendait. L’année précédente, elle disait de lui : « c’est un irrégulier », il se montrait tel en chaque rencontre, et, bien qu’il usât toujours de mots véhéments et excessifs, elle croyait deviner qu’il n’exprimait encore que partiellement ce qu’il éprouvait. Peut-être alors ce qu’il lui avait écrit signifiait-il un peu moins que ce qu’il comptait faire. Mais qu’attendait-il d’elle ?…

Jacqueline allait seule aux Louveteries, le château que madame Steinweg a rendu célèbre par les complications de son faste. André s’était excusé. Il tenait à passer les deux premières semaines d’octobre dans un manoir breton, chez madame d’Audibert, fort jolie veuve qui était venue à Blancheroche au commencement de la saison, et à qui Jacqueline, dont l’indifférence ne laissait pas d’avoir la vue claire, s’était aperçue qu’il faisait une cour discrète mais sûre quant aux résultats. Elle s’était plu à constater que sa vanité même ne souffrait pas des distractions que prenait son mari, et ce flirt avait par comparaison avivé la saveur de sa correspondance avec Étienne Marken. Le caractère des deux occupations différait si essentiellement. Cette belle camaraderie intellectuelle touchant aux mouvements les plus importants de la vie contemporaine, mêlée de soucis d’art, remuant des idées, l’équivoque même du sentiment sur lequel jouaient ces choses profondes et puissantes, l’utilité qu’elle sentait avoir dans la vie morale de cet homme, c’était bien autre chose qu’une petite organisation de plaisir sans lendemain, à la manière de celles dont André s’occupait ! Pauvre André ! Pour s’encourager à l’adorer, elle l’avait imaginé mystérieux, compliqué, plein de gouffres, et ce n’était au résumé qu’un curieux, un sensuel, lassé aussitôt que satisfait. Elle ne s’étonnait plus de n’avoir pu tout d’abord le comprendre ; ils se ressemblaient si peu !

Elle ne doutait pas que madame Steinweg eût invité les Marken au mariage ; elle craignait de les trouver dans la hâte bruyante de la gare et d’avoir à faire le trajet avec l’insupportable femme de son nouvel ami. Elle ne rencontra que les Audichamp, les Lurcelles, Barrois, madame d’Arlindes — que depuis vingt ans on appelle « la jolie petite baronne » – et la comtesse Janowska, si superbement brune et blanche, avec des yeux d’amour et une bouche de haine. On s’empila dans le même compartiment. Le voyage fut très gai. Jacqueline expérimenta l’agrément subtil qu’ont les choses ennuyeuses lorsqu’elles précèdent un plaisir certain. En écoutant M. d’Audichamp dire tout le fond de sa pensée sur le ministre de la guerre, — après quoi, on ne voyait pas ce que pouvait faire ce soldat infortuné, sinon s’aller pendre, — elle songeait que le bon M. d’Audichamp était stupide, mais que, au moment même où sa parole faisait ce vain bruit, Marken était là-bas à l’attendre, son cœur malade sautant dans sa poitrine.

Madame d’Arlindes tentait de persuader à Jacqueline que sa coiffure de l’année précédente lui seyait mieux que celle qu’elle avait adoptée depuis quelques semaines, l’inflexion des deux mèches qui, mordant de chaque côté sur le front, taillait un petit carré blanc sous la pointe aiguë des cheveux, ne la durcissait-elle pas beaucoup ? Jacqueline répondait, très affectueuse :

— Oui, vous avez peut-être raison, ce petit morceau de front…

Elle n’achevait pas tout haut sa pensée. Ce petit morceau de son front, il y verrait, lui, l’homme qui l’attendait, toute la lumière de sa pensée et la force de son vouloir. Il ne dirait pas que ce nouvel arrangement durcissait son visage, il dirait… Il ne dirait rien, il aurait ce regard pesant où toute la vitalité éperdue remonte et s’offre, ce regard unique, auquel si souvent elle pensait et qui lui contractait le cœur. Elle se répéta : « Il m’aime, oui, comme il m’aime ! » et soudain plus jolie, fondue toute dans son sourire, elle se tourna vers madame d’Audichamp en une cordialité ardente.

– Est-ce charmant, de retrouver ses amis à ce moment de l’année !… Chère madame, ne pensez-vous pas que, l’an prochain, nous devrions passer le mois de septembre à Paris et nous voir sans cesse ?

On arriva ; des breaks attelés en poste, des automobiles attendaient. On reconnut les autres invités des Steinweg qui descendaient du train ; on s’installa. Un quart d’heure plus tard, les voitures s’arrêtaient au perron des Louveteries. Le château reproduisait, un peu réduite, mais guère, la façade de Versailles ; le jardin à la française, les miroirs d’eau qui s’étageaient devant la somptueuse bâtisse achevaient la ressemblance, à quoi ne manquait, pour qu’elle fût émouvante, que le sentiment d’un peu d’histoire qui eut passé par là avec ses images diverses, au lieu de l’anecdote d’une énorme fortune hâtivement faite dans la finance. Cet effort avorté de rivaliser avec le type grandiose établissait, de façon qu’il ne fallût pas se fatiguer la tête pour en découvrir les causes, l’écart qui disjoint l’idée générale représentée par Louis XIV de l’autre idée générale que concrète en soi un grand banquier juif.

Chacun s’en fut à sa chambre pour ôter les cache-poussière, redresser les chapeaux, mettre de la poudre. Marken n’était pas visible. Jacqueline s’étonnait qu’il ne se fût pas trouvé au perron lorsqu’elle descendait de voiture. Mais qui sait ? Il pouvait n’être pas venu. On n’avait invité à cette fête que les relations dont on était glorieux ; les Marken ne rentraient pas dans cette catégorie. Jacqueline craignit une déception, regretta d’avoir pris tant de peine pour le bon plaisir de madame Steinweg, s’affirma qu’après tout ça lui était bien égal de ne pas voir Marken, et fut soudain de mauvaise humeur et fatiguée de toutes choses.

Elle retrouva ses compagnons de route dans les couloirs ; on descendit le grand escalier en causant. M. Steinweg surgit. Il était maigre, d’apparence minable, avec ses yeux pâles et très froids, un sourire qu’il ne décrochait jamais en public. Il se permit de supplier ses hôtes de vouloir bien entrer dans la galerie — une reproduction de la galerie des Glaces — décorée en ce moment de chrysanthèmes dont les guirlandes alourdies tombaient du plafond, s’enroulaient au cadre d’or des miroirs, retroussaient le velours de Gênes des rideaux, contournaient les portes, et saturaient l’air de leur puissante et mélancolique odeur de camphre, d’humidité et de japonnerie.

Une centaine de personnes, hôtes du château ou voisins, était réunie là. Madame Steinweg était fière de deux duchesses, l’une américaine et l’autre de noblesse impériale, — et d’une assez respectable sélection de grands noms français. La mariée, éclatante d’une indiscrète beauté orientale, était toute couverte d’un vieux point d’Angleterre, lequel avait appartenu à cette marquise de Mascrée qui fut en amitié tendre avec la princesse de Lamballe et dont la rivalité orageuse avec la comtesse Jules de Polignac défraya les causeries de Versailles. Cette admirable dentelle, quelques nécessaires et éventails historiques représentaient, avec son nom et la parfaite élégance de sa personne, l’apport du fiancé dans la communauté des biens. Personne n’ignorait cela et on en parlait un peu dans les coins, en attendant l’heure du départ.

— C’est gentil à cette petite Sonia d’avoir mis sur elle la dot de Mascrée, dit madame d’Audichamp à Barrois avec qui elle s’était installée sur un canapé de vieux Beauvais après avoir distribué généreusement sa bienveillance. Voyez, cher ami, comme vous avez tort de ne pas être avec nous autres traditionnalistes ! C’est toujours de notre côté qu’est le chic. Est-ce joli, cette robe de dentelle ? Et, je vous prie, imaginez-vous quel aspect aurait Mascrée si, pour rendre la politesse, il s’était fait faire une redingote avec les titres des cinq millions de mines de l’Oural qu’il a reçus de cette chère enfant !

Jacqueline avait traversé la galerie, échangé des saluts et des phrases rapides ; en arrivant auprès de la dernière fenêtre, elle vit, debout sur la terrasse, les bras croisés, le front haut, Marken qui la regardait.

Elle marcha vers lui et tendit la main sans parler, mais en souriant du regard et des lèvres.

Il décroisa lentement les bras, de façon à la laisser un moment la main tendue. Puis il lui serra les doigts avec une inclination silencieuse.

Elle perçut ce qu’il y avait de théâtral dans son attitude, mais cela lui plut. Elle détestait qu’on fût visiblement impulsif ; le geste préparé lui agréait plus que celui qui est émotif et hasardeux, il lui paraissait y découvrir un meilleur fonctionnement de la volonté : depuis quelques semaines elle considérait les manifestations de la volonté consciente comme la seule indication d’une belle vie intérieure.

Cette rencontre sans paroles les isolait de toute la banalité qui s’agitait parmi ce luxe sans passé. Elle se sentit identique de pensée à cet homme et seule avec lui dans la foule.

Une cloche joliment fêlée tinta au fond du paysage ; c’était l’heure de la cérémonie. Cérémonie catholique, cela s’entend de reste ; il y a beau jour que les femmes de la famille Steinweg ont abrité leurs cœurs élégants sous la protection de Rome. Quant au banquier, dès son entrée dans les grandes affaires, il s’est converti au protestantisme, car cet homme connaît son temps et sait comment faire pour parvenir, durer, mener.

Le cortège s’organisa. Cette fête tout intime devait avoir le caractère de la plus touchante simplicité. On allait à pied jusqu’à la petite église du village, par le chemin large aux bords duquel se dressaient de hauts vases de marbre. Des fillettes poudrées, dont les toilettes de satin et de passementeries d’argent avaient été copiées sur des tableaux de Lancret, jetaient des roses devant la mariée. Deux petits garçons en velours blanc portaient la traîne. Devant le cortège, des musiciens costumes marchaient, tournant des vielles, soufflant dans des musettes.

— Donnez-moi votre bras, avait dit Jacqueline à Marken en voyant venir de loin M. d’Audichamp, à qui madame Steinweg l’avait désignée.

Le vieil homme se rabattit sur une proie de moindre importance ; Jacqueline et Étienne passèrent ensemble et les derniers.

D’abord ils marchèrent sans rien dire. Ce matin de septembre avait un éclat affiné d’humidité. Tout était frais, brillant, exalté, près de mourir, et le paysage précisé se limitait délicatement comme ceux qu’on voit dans l’eau des miroirs.

— Madame Marken n’est pas ici ?… Est-elle malade ? commença Jacqueline.

— Non : en voyage.

– Pour longtemps ?

— Oui… pour très longtemps… Ne parlons pas d’elle. N’en parlons plus jamais.

Le ton était tel que Jacqueline se tut.

L’église apparaissait toute proche de la grille surdorée du parc ; dans le carré d’ombre de la porte ouverte, on voyait brasiller l’autel ; des notes d’harmonium rejoignaient le nasillement joyeux des vielles. La mariée toute blanche se dressa un moment sur le seuil, en haut des trois marches, puis, comme bue par l’obscurité, s’effaça ; le dos mauve de la marquise de Mascrée au bras de son fils parut ensuite, puis l’étroite silhouette rose et or de madame Steinweg, et la duchesse bonapartiste toute en crêpe bleu. L’harmonium tenu par un des grands virtuoses de l’orgue, ami de la maison, s’entendait mieux. Tout le cortège s’était engouffré au milieu de l’attention stupéfaite des paysans rangés de chaque côté du porche, et dont les dix gardes en grande tenue contenaient la sympathie trop vive. Jacqueline et Marken gravirent à leur tour les marches ; il s’arrêta, un moment, se retourna vers elle et dit :

— Vous savez que je vous aime ?

— Oui, répondit-elle, le regard dans le sien.

Ils entrèrent. L’architecture tout entière disparaissait sous les fleurs ; on eût pu se croire dans une de ces paradoxales constructions où les dômes reposent sur des pivoines et qu’on voit surgir dans les musics-halls au-dessus du ballet des sylphes. Une odeur végétale fade et forte régnait.

Jacqueline s’agenouilla, posant son front dans ses mains. Elle subissait déjà l’émotion que les mariages donnent aux femmes : regret des années effacées, sentiment amer des déceptions subies. Le cœur un peu trouble, elle se rappelait son propre mariage, recherchant les traces de cette grande impression sur quoi tant d’heures avaient passé. Elle se revit agenouillée — comme elle l’était en ce moment — sur un prie-Dieu de velours rouge, à Saint-Augustin, grisée, non de la chère peur de l’avenir, mais d’elle-même, de la palpitation vivace de ses dix-huit ans, des mots d’amour qu’André, insoucieux de la cérémonie, disait, tourné vers elle avec ses yeux rieurs et désirants, sa bouche éloquente : « Tu es si belle, si belle ; je t’adore, chère, chérie !… » Elle, non plus, ne songeait guère à la solennité de l’instant, ni qu’ils s’engageaient pour la vie, mais bien à ceci : qu’elle était belle et qu’il l’adorait. La légèreté qu’elle avait mise à se donner, sans pensée grave, sans vouloir réfléchi, lui causait, à être regardée d’où elle la regardait, une irritation. Elle méprisait la femme qui avait fait cela et dont rien ne restait en elle. Léonora avait raison, ce n’est pas le mariage, cette association d’intérêts, de plaisir et d’insouciance ; quel simulacre dérisoire de la véritable union de l’homme et de la femme enseignés par la vie, conscients l’un de l’autre, se choisissant et s’unissant par un pacte de fierté, de compréhension mutuelle et d’amour !… Elle leva la tête et rencontra les yeux de Marken ; ce qu’elle y vit lui déplut. Elle écarta un peu sa chaise en se rasseyant. Le souvenir lui revint, des vers où Michel-Ange exprime son regret de n’avoir pas même osé baiser au front Vittoria morte. Voilà l’amour qu’elle souhaitait : l’amour d’un être fort et violent, maître de soi au point de ne rien demander jamais, et de vivre près d’elle et par elle une vie élargie et plus ardente, douloureuse, mais si belle ! Était-il capable de cela, celui-là qui avait dit un jour : « Rien de ce que j’ai voulu ne m’a résisté » ?

Tout à coup il lui parut que oui, et sa sensibilité inactive lui monta au cerveau en bouffée d’orgueil. Comme le jour où, vêtue de blanc, elle s’était agenouillée à côté d’André, elle fut ivre d’elle-même, mais autrement ; ce n’étaient plus sa beauté et sa jeunesse qui la grisaient, mais la conscience de son aptitude à dominer. Elle éprouva une plénitude magnifique, une joie de vivre si chaude qu’elle se tourna vers Marken et se communiqua à lui par un de ces regards qui sont à l’ordinaire la promesse de la joie qu’une femme se sent apte à donner, mais qui de sa part signifiait qu’elle venait d’aller au bout d’elle-même. C’est l’un de ces regards où elle s’extériorisait toute qui avait fait dire à Erik Hansen : « Comme elle doit savoir aimer ! »

La messe était finie ; on sortait de l’église. Quand ils furent dans le parc :

— Vous avez accepté que je vous aime, dit Marken, c’est au moins ce que j’ai compris ; mais il faut que j’en tienne de vous la confirmation.

— Avant d’accepter, je veux savoir à quoi je m’engage, dit-elle d’une voix nette. Qu’espérez-vous de moi ?

— Autant que je donne… Tout ! Vous avez mis votre main sur ma vie : elle est vôtre.

— Mais comprenez-vous que je ne puis et ne veux être pour vous qu’une amie ?

— Vous serez ce qu’il vous plaira d’être. Je ne souhaite que vivre contre vous, vous voir, sentir par secondes que vous regrettez un peu que le sort ne nous ait pas rejoints complètement… Rien de plus… Et d’ailleurs, je vous aime bien trop pour vous désirer.

Jacqueline, le cœur suspendu, songea à Léonora. Qu’eût-elle dit de cet amour exalté au delà du désir ? Quel noble hommage lui faisait ce sensuel, ce corrompu ! Elle ne répondit rien pour ne pas interrompre, au bruit des mots, sa joie secrète. Seulement, elle pesa davantage sur le bras d’Étienne, le pas mieux accordé au sien, émue, presque jusqu’aux larmes de se sentir adorée avec le cœur neuf et tremblant d’un enfant par cet homme sur qui la vie avait déposé tous ses oxydes.

Les incidents du déjeuner sous les arbres, du bal champêtre, des conversations coupées par les musiques qui éclataient dans toutes les directions, passèrent devant la songerie de Jacqueline sans laisser de trace.

Vers quatre heures, l’envie de s’en aller s’abattit comme une épidémie sur les invités de madame Steinweg. Des automobiles soufflèrent, des chevaux piaffèrent, des roues écrasèrent le gravier parmi des exclamations de courtoisie et d’adieux. Madame d’Audichamp s’approcha de Jacqueline, qui causait avec la nouvelle marquise de Mascrée.

— Ma chère, ne croyez-vous pas qu’il faille partir ? demanda-t-elle.

— Oui, je disais adieu à Sonia.

Elle suivit la comtesse.

— Écoutez, ma petite, vous n’avez pas amené votre cuisinier à Paris, je suppose ; moi non plus ; monsieur Marken vient de nous inviter à dîner à la Cascade avec les Lurcelles, Barrois et madame d’Arlindes, il m’a chargée de vous inviter aussi… Ça va ? Ce sera amusant ; on pourra causer un peu de cette noce, sur quoi il y a vraiment des choses à dire.

— Je veux bien, répondit Jacqueline. Allons prendre le train ; il y en a un à cinq heures quatre.

— Je reviens dans l’automobile de Marken ; monsieur d’Audichamp vous accompagnera ; il a horreur de ces machines-là… Moi aussi, du reste, mais ce sont mes enfants qui m’ont forcée d’accepter.

— Ils ont bien fait. Je serai enchantée de rentrer avec monsieur d’Audichamp, nous parlerons politique. Où est-il ?

— Là-bas, tenez… Avez-vous dit au revoir à tout Israël et aux duchesses ?

— J’y vais.

Elle était satisfaite de la marque de goût que donnait Étienne en la faisant inviter par madame d’Audichamp, et en ne lui demandant pas de revenir avec lui. Elle sentit qu’il apporterait dans sa vie une prudence et un souci de ne pas la compromettre plus forts même que son désir de se rapprocher d’elle.

Pendant tout le trajet, elle eut une agréable impatience de le revoir, et, rentrée chez elle, changea de toilette si vite, qu’à sept heures moins dix elle était prête. Elle fit chercher un fiacre, mais, arrivée près du lac, elle songea qu’elle serait la première au rendez-vous et que cela aurait mauvais aspect ; elle fit arrêter la voiture, descendit, donna au cocher l’ordre d’aller l’attendre à la Croix-Catelan et prit à pied un sentier. Le jour baissait rapidement ; elle entendit des bruits furtifs dans les taillis où elle s’enfonçait ; la nuit, en ressaisissant la forêt mondaine, lui restituait son âme sauvage et délivrait les phantasmes et les bêtes que le jour retient. Jacqueline se sentit entourée d’occultes présences, en contact familier et voluptueux avec l’obscurité, et s’amusa de n’avoir pas peur. Le courage physique lui paraissait une élégance ; elle prenait plaisir à vérifier le sien. On marcha derrière elle dans le taillis ; au lieu de se hâter, elle ralentit le pas, attendant l’aventure dangereuse peut-être, car ce coin du bois était parfaitement solitaire, et la nuit presque close. Le pas se rapprocha et un homme sortit du fourré tout contre elle. C’était un garde. Dans le peu de clarté qui tombait du ciel il l’examina et, devinant quelque chose de sa situation sociale aux dimensions de son chapeau et au manteau de dentelles pailletées, il dit :

— Vous avez tort de vous promener toute seule comme ça, madame ; ce n’est pas sûr ; il y a de mauvaises gens souvent par ici.

Elle répondit gaiement qu’il n’y a de danger que pour ceux qui ont peur. Le garde s’éloigna ; elle regagna sans hâte le chemin des voitures. Son cœur n’avait pas battu plus vite, elle était satisfaite d’elle-même, regrettant un peu qu’au lieu du garde ce n’eût pas été quelqu’un de ces « mauvaises gens » dont il l’avait menacée qui fût sorti du fourré. Elle eût aimé qu’un risque précis s’offrît en ce moment où elle se sentait en goût d’aventures violentes. À la Croix-Catelan, elle reprit son fiacre et, lorsqu’elle arriva à la Cascade, elle trouva tout le monde réuni. Il était huit heures dix, on s’informa des raisons de son retard.

— Je me suis promenée dans les taillis, dit-elle tranquillement, en ôtant sa voilette.

— Mais, chère madame, c’était de quoi vous faire assassiner ! s’écria M. de Lurcelles.

— Non, répondit-elle, creusant un peu la taille, pendant que Marken lui ôtait son manteau, il n’arrive jamais rien qu’aux poltrons.

— Ah ! par exemple !…

– Eh bien, ma bonne petite, si vous prenez l’habitude des fourrés du Bois, vous verrez !…

— Voyons, madame, vous ne lisez donc pas les faits divers ?

— C’est tellement inutile de risquer des dangers bêtes !

— Moi, j’ai toujours un revolver sur moi quand je viens dîner par ici ; il n’y a pas à compter sur la police ; alors…

Tous avaient ensemble manifesté le mécontentement qu’éprouvent aux dilettantismes du courage les gens rassemblés dans la sécurité. Marken tenait encore le manteau de Jacqueline et l’appuyait contre lui d’un geste qui semblait distrait, il dit :

— Madame des Moustiers a parfaitement raison. Le danger n’atteint jamais qu’un certain degré d’intensité ; il suffit pour le vaincre d’avoir en soi, sous forme de bravoure ou d’ingéniosité, une intensité vitale supérieure. Je suis certain que madame des Moustiers ne risque rien nulle part. Elle est à l’abri dans le cercle de sa volonté héroïque et savante, que nul, ni rien, ne doit pouvoir briser.

— Pas même les messieurs des boulevards extérieurs en villégiature dans le Bois ? dit le comte d’Audichamp.

— Pas même !

Il se décida à donner le manteau de Jacqueline au maître d’hôtel, puis indiqua les places ; on s’assit. Le restaurant était presque vide ; deux tables seulement étaient occupées : l’une par trois Américains auxquels on eût donné seize ans environ, mais dans les yeux tranquilles et avertis desquels on devinait que déjà s’étaient reflétés d’innombrables et disparates paysages. Ils avaient entre eux une demoiselle à cheveux couleur de beurre, à profil marqué dans le style sémitique, très jeune, fraîche, avec une allure de garçon et qui usait, pour leur parler très haut, des termes les mieux accentués de la langue la plus verte. À une autre table, un homme à prunelles troubles buvait une orangeade, sous l’inspection d’un individu dont l’allure et la tenue révélaient la condition subalterne, et dont les façons témoignaient qu’il avait un droit de direction sur l’homme à l’orangeade qui, par moments, se levait à demi, interpellait un garçon avec une soudaine colère, puis sur un bref : « Asseyez-vous. Restez tranquille, ou je vous emmène », dit par son compagnon, reprenait sa place d’un air vaincu et furieux et se mettait à tourner lentement la tête de droite à gauche, examinant les choses avec un regard qui semblait remonter d’une équivoque profondeur.

Les tziganes arrivaient l’un après l’autre, baillant, l’air ensommeillé et déjà las d’avoir à jouer devant un public si mince.

Jacqueline prit une des roses à longues tiges jetées sur la nappe et la respira. Elle écoutait à demi la conversation, qui s’était fixée, comme le croc d’un navire à l’abordage, sur le mariage Mascrée.

Madame d’Audichamp avait noté toutes les discordances, les détails de pompe ridicule, les affectations de simplicité ; elle raillait d’un air bonasse de la plus sûre cruauté. M. d’Audichamp s’étonnait que son vieil ami le général de Troisbras eût consenti à servir de témoin.

— Je sais bien que c’est un camarade de promotion du père de Mascrée, disait-il, condescendant quoique fâché ; ça ne fait rien, ce n’était pas sa place… Les Troisbras étaient à la première croisade, après tout !… Certainement, on reçoit volontiers madame Steinweg, elle fait bien dans un salon, comme les fleurs… Les jolies femmes, n’est-ce pas ? ça n’a ni patrie, ni religion, ni rien… Mais Steinweg, que diable ! Sa fortune, hein ! on sait d’où elle vient !

— Avez-vous vu les grâces que faisait madame Steinweg aux deux duchesses ? c’était comique, observa madame d’Arlindes.

Jacqueline, assise à côté de Marken, ne lui parlait pas. De temps à autre, ils se regardaient. Une irritation vint à madame des Moustiers contre ces gens ; elle aurait voulu causer librement avec lui et qu’ils fussent seuls.

Un âpre coup d’archet venait de déclencher l’orchestre. Une grosse phrase lente et sombre se tordait lourdement aux cordes basses des instruments ; elle prophétisait un drame d’inquiétudes et de déchirements, hésitait, défaillante, puis, modifiée dans le sifflement ascendant d’une arabesque, elle s’épanouissait en un rythme de valse, voluptueux, suspendu et qui battait un rythme de cœur oppressé. La phrase montait, claire et mince comme un jet d’eau, retombait mortellement blessée et sanglotait tout bas un secret aux notes profondes du violoncelle.

Jacqueline, accoutumée à ces musiques équivoques que l’on entend dans tous les restaurants du Bois, s’étonna d’y avoir, ce soir-là, les nerfs si complaisants. À travers la fenêtre ouverte, elle regardait dans la nuit. Un grand arbre dressé sur la pelouse et qui laissait pendre de paresseuses vignes vert-de-grisées par la lumière, paraissait marquer la limite entre les féeries nocturnes, le monde de l’impossible aventure, et les gens qui dînaient dans le réel et la gaieté. Au point où s’attaquaient la lumière et l’ombre, des géraniums brillaient d’une ardeur étrange de regards avides. Au fond, c’étaient des obscurités de velours, d’huile et de goudron, parmi lesquelles pâlissait le ruban de la grande allée, animée parfois d’un point de feu cursif par le lampion d’une bicyclette. Le silence extérieur qu’on entendait dans les courts instants où la conversation était moins haute, s’écartait pour laisser passer le ronron vibrant d’une automobile, aussitôt disparue. Dehors, la nuit, l’inconnu, le mystère des poSsibilités et, dans la cage de verre aigre de lueurs, cette musique qui incitait, promettait, et révélait d’avance les futurs regrets…

— Écoutez, disait la petite madame de Lurcelles, je trouve qu’il commencerait à être temps de prendre une bonne décision : ou renonçons à débiner les gens que nous recevons, ou renonçons à les recevoir ; car enfin, c’est curieux tout de même de si bien accueillir ceux que nous nous étonnons de voir admettre ailleurs !

— Ma chère, fit madame d’Audichamp, tu as une âme de janseniste, on te connaît…

— Mais c’est surtout une loi de prudence que voudrait établir madame de Lurcelles, dit Marken en versant du champagne dans la coupe de madame d’Audichamp. C’est horriblement dangereux de fréquenter affectueusement les gens qu’on méprise. Supposez qu’il s’en trouve quelqu’un que le snobisme n’engage pas à supporter tout de vous, et qu’ayant eu pour seul espoir de conquérir votre sympathie il découvre qu’il n’a gagné que votre dédain… Si un de ces individus que vous admettez pour les railler ensuite avec un si terrible esprit, s’apercevait de n’avoir été toléré qu’à titre d’instrument, savez-vous qu’il pourrait avoir la tentation de se venger ?

— Vous avez l’air de raconter l’histoire d’une de vos connaissances, fit M. de Lurcelles.

— On raconte toujours l’histoire de quelqu’un, quoi qu’on dise, répondit légèrement Marken, car tout est déjà arrivé et tant de fois !

— Comme c’est ennuyeux à penser ! dit Jacqueline ; on aimerait tant à savoir que ce qu’on sent n’a jamais été senti !

— Il faut se contenter de l’espoir que cela ne l’ait été que rarement ; et on peut croire cela quand on a la certitude d’être par quelques points un peu exceptionnel.

– L’exception, l’excentricité, c’est le désordre, proféra M. d’Audichamp. J’espère bien que vous n’êtes pas partisan du désordre ?

— Oh ! si, cher monsieur, tout à fait. Je suis partisan du martyre, du sacrifice, des grandes passions, du génie, de tout ce qui rompt la norme.

— C’est absurde, s’écria madame d’Audichamp, abandonnant une aile de faisan dans un accès d’indignation gaie ; ces grandes affaires-là détraquent tout et d’abord elles mettent tout le monde de mauvaise humeur. J’admire les martyrs parce qu’on m’a appris que c’est une chose à faire et puis parce que je ne les ai pas connus personnellement. Mais je sens que, si j’avais été leur contemporaine, ils m’auraient agacée à la fureur. C’est si intolérable de voir des gens se donner des airs parce qu’ils font des choses dont on se sait incapable !

— Mais le sacrifice, maman, dit madame de Lurcelles, on est toujours un peu capable de ça.

— Laisse-moi donc tranquille ! C’est de la pose pour étonner la galerie. N’est-ce pas la sœur de Pascal, il me semble, qui raconte cette bonne histoire d’un homme qui, après avoir étonné les populations par les mauvais traitements qu’il s’infligeait à lui-même dans une sainte intention, s’était, pour finir, retiré dans un désert. Un de ses amis va le voir, le trouve mangeant à l’heure de nones, alors que, lorsqu’il vivait dans le monde, il ne mangeait qu’à l’heure de vêpres. Stupéfaction scandalisée de l’ami, qui aimait à voir les autres se macérer dur ; explication du saint homme : il avoue qu’il n’avait pas besoin de manger, lorsque les louanges qu’on donnait à ses austérités soutenaient son courage, mais qu’au désert, personne n’étant là pour s’écrier d’admiration, il n’est plus aidé par rien et doit satisfaire son estomac… Que dites-vous de l’histoire, monsieur Marken ? Elle est probante, je pense !

— Elle est charmante, madame, et on n’y saurait répondre. Il est parfaitement exact qu’on ne fait rien de grand ni de difficile que pour conquérir l’admiration. La façon la plus certaine de classer les esprits avec justice consisterait à les diviser en deux catégories : ceux qui veulent étonner la foule, et ceux qui ne souhaitent l’admiration que d’un seul être.

— Et, dit madame d’Arlindes, il est aisé de voir d’après votre accent que c’est à la seconde catégorie que vous appartenez.

— Sans doute, madame ; on n’est jamais désintéressé. Les hommes qui me racontent qu’ils ont usé leur vie à faire triompher une idée pour le pur amour d’elle me touchent, car j’aime les illusions, mais ils ne me persuadent pas, et je cherche volontiers l’intérêt particulier qu’ils ont à ce que cette idée-là fasse son chemin. Il faut un moteur à toute ambition et il n’en est pas de plus puissant que la conquête de l’esprit d’une créature élue.

— Vous admirez le politicien qui, pour amuser une jolie femme renverse le ministère ?

— Je reproche aux politiciens d’avoir trop rarement d’aussi bonnes raisons pour renverser les ministères.

– J’aime énormément votre façon d’envisager ces choses, dit madame d’Arlindes avec le célèbre regard de biais qui a troublé deux générations de pauvres hommes.

Des phrases se croisèrent, chacun dit son avis sans écouter celui du voisin. Les tziganes attaquaient un nouveau morceau.

Le cymbalon nasillait en notes pressées et fourmillantes. Ce fut d’abord un martellement précipité, pareil au piaffement des chevaux dont on contient l’impatience. Puis un vaste arpège s’élança. Les chevaux étant libres, la horde s’éparpillait en un galop sauvage dans la plaine ouverte. Le vent qui coupait la course folle sifflait aux cordes des violons. Marken ne parlait plus ; il écoutait cette musique, les paupières serrées, les yeux aigus et lointains, un sourire nerveux bougeant au coin de sa lèvre.

On causait vivement.

— Vous connaissez cet air-là ? dit Jacqueline à demi-voix.

— Je l’ai souvent écouté, là-bas, dans la plaine hongroise, où l’on voit des mirages, répondit-il si bas que nul autre qu’elle ne put l’entendre.

Détournée de la table, bras noués au dossier de sa chaise, Jacqueline de nouveau regardait dans la nuit et laissait entrer en elle les rafales chaudes de la musique.

Les sons s’enchevêtraient, furieux et cruels, comme des membres, des chevelures et des crinières durant le combat ; des notes hautes du violon, des cris jaillissaient ; le violoncelle haletait l’agonie des corps tombés qu’on foule ; puis, à l’appel irritant du cymbalon, tous les instruments réunis en une colère renouvelée s’attaquaient encore, se pénétraient à la manière de couteaux tranchant la chair. Cela disait la brutalité triomphale, le rire frénétique du meurtre, une volupté trop forte, la mort suspendue au-dessus d’un plaisir surhumain ; puis soudain la plaine était vide, la horde avait passé, on entendait la rumeur confuse de sa fuite déjà lointaine et rien ne restait plus que la plainte lente et nostalgique d’un cœur trop lourd de désir. La phrase calmée insistait, traînante et molle, se rompait au contact de l’impossible, courbait les replis de son gémissement inapaisable, se redressait soudain acharnée et brûlante, retombait en interrogation fiévreuse. Était-ce la peine de vivre ? existait-elle, cette joie sans pareille dont l’universel désir fait sangloter la terre dans les nuits d’été ?…

Jacqueline, pâlie d’angoisse, se tourna vers Étienne. La rencontre de leurs pensées fut si violente qu’elle baissa les paupières et qu’il détourna la tête… Au galop, fauchant, écrasant la route, la horde revenait par la plaine aux mirages, plus vite, plus vite encore, plus haut, et tous les instruments réunis criaient de la suprême énergie de leurs voix la conquête définitive d’une joie vaste comme la mort. Et Jacqueline sentit que cette minute de rage et de volupté emportait son vouloir, l’éparpillait dans un tourbillon de rire, de pleurs, d’espoirs, de cris et de plaisir.

Cela s’interrompit d’une saccade ; il fit froid, morne et sombre dans la tiède pièce claire. D’un signe, Marken appela le chef d’orchestre et, du bout de sa main sèche dont le geste avait le mépris ou la passion des choses qu’elle touchait, il tendit un billet de banque au musicien, qui s’effondra de reconnaissance stupéfaite. Puis, remplissant d’eau le verre qui était devant lui, il le vida d’un trait. Il avait le visage plein d’ombres et de lumières ; l’excès des sensations le martelait d’une expression nouvelle et lui donnait un style si âpre et si magnifique qu’autour de lui toutes les figures se vulgarisaient.

— Vous aimez cette musique-là ? dit madame de Lurcelles.

— Oui, beaucoup.

Il se mit à parler avec une gaieté brusque. Le dîner était presque fini. Il proposait d’aller au Point-du-Jour pour donner aux femmes l’amusement de voir les rôdeurs qui se réunissent là dans un cabaret. Mais personne ne témoigna d’enthousiasme pour ce projet. L’entrain baissait. Les Américains et leur cocotte indivise étaient partis, la mélancolie de la nuit d’automne entrait plus largement par les fenêtres. Chacun sentait la fatigue de la journée ; on songeait à rentrer.

— Nous avons pris un landau au Grand Hôtel, dit madame d’Audichamp, on fait des choses comiques en cette saison, nous pourrons bien y tenir cinq. Avez-vous des voitures, chères amies ?

Ceci s’adressait à Jacqueline et à madame d’Arlindes. Toutes deux répondirent que non.

— Eh bien, laquelle vient avec nous ?

— Emmenez madame d’Arlindes, dit Jacqueline, je rentrerai à pied avec monsieur Barrois, s’il y consent. Ça me fera du bien de marcher.

— Mais, madame, la route est bien longue, observa Marken d’un ton de courtoise indifférence. Si vous voulez bien m’y autoriser, je reconduirai vous et monsieur Barrois… J’ai mon auto.

— Acceptons-nous, cher ami ? demanda Jacqueline à Barrois.

— Certainement, si c’est de moi que cela dépend.

— Eh bien, voilà qui est arrangé pour le mieux, dit madame d’Audichamp. Maintenant que nous sommes tranquilles sur le sort de Jacqueline, allons nous coucher. Je tombe de fatigue. Cher monsieur Marken, cette petite fête était délicieuse, beaucoup mieux ordonnée que celle des Steinweg ; la poularde à la crème… incomparable ! Je vous remercie bien de nous avoir fourni l’occasion de terminer si agréablement cette sotte journée. Maintenant on ne va plus se revoir qu’en décembre ; je pars demain ; et vous, Jacqueline ?

— … Moi aussi. J’attends du monde mercredi à Blancheroche.

— Je vous plains ! Allons, adieu. Mes souvenirs passionnés au bel André. Vous savez mes sentiments pour lui ; toute feinte serait inutile.

— Oui, merci, chère madame. Bonsoir.

Tout le monde répétait hâtivement : « Bonsoir ». On remettait les manteaux avec cette précipitation joyeuse qu’apportent les gens du monde en chaque occasion de se quitter ou de se rejoindre.

Le landau reçut les Audichamp, les Lurcelles et madame d’Arlindes, s’ébranla et disparut dans la nuit. L’automobile était devant la porte. Marken fit monter Jacqueline, lui enveloppa soigneusement les genoux dans une fourrure, puis, tournant autour de la machine, s’assit à côté d’elle en passant avec une brusque dextérité sous le volant de direction.

— Vous avez des couvertures là dedans, n’est-ce pas ? dit-il à Barrois, qui s’installait dans le tonneau, à côté du mécanicien.

— Oui, oui, ne vous occupez pas de moi, songez seulement à la précieuse vie que vous tenez entre vos mains, dit le vieux chimiste.

— Que je tiens entre mes mains ? répéta Étienne.

Puis il eut un rire âpre.

— … Soyez tranquille, j’y songe.

Le moteur secouait la voiture de sa tremblante véhémence. On eût dit d’une bête prise, pleine de colère et d’un vouloir d’échapper. Jacqueline sentait sous ses semelles cette vibration faite d’un désir d’élan, et elle aussi avait ce désir ; une ivresse captive et impatiente battait dans son sang.

— Voulez-vous que nous fassions un tour avant de rentrer ? demanda Marken, qui avait fini de vérifier sa machine et dont les mains posaient sur le volant.

— Oui, allons.

Le tapage tumultueux fondit en un long gémissement, plainte tendre de la force enfin satisfaite, la voiture partit d’un mouvement souple.

Rejetée en arrière par le démarrage, Jacqueline restait appuyée, son épaule frôlant celle d’Étienne.

— Vous n’avez pas peur, n’est-ce pas ?

— Non, allez vite.

Il répondit d’un signe de tête.

L’automobile filait avec une rapidité folle, les arbres au passage semblaient se disloquer, tomber dans des abîmes, les nuages du ciel fuyaient. La lueur des phares trouait la nuit d’une courbe jaune autour de laquelle les ténèbres s’épaississaient. Les paysages couraient, pareils aux rayures d’une étoffe ; sur le sol, un caillou, une paille s’éclairaient un instant comme des fragments précieux, et le chemin semblait tiré en arrière par une force énorme et vertigineuse. Le poids de l’air plaquait au visage comme un masque gelé, vibrant, que rien ne semblait devoir détacher jamais. Jacqueline éprouvait que cette vitesse qui l’emportait, ce n’était pas un phénomène extérieur à elle, mais une manière d’être surhumaine de sa volonté devenue mouvement, et que, s’ils allaient ainsi, c’était menés par son front appuyé au vent, par ses mains contractées, par son cœur qui se précipitait et par le tourbillon de son sang.

— Plus vite ! dit-elle à travers ses dents serrées.

Elle eut alors l’impression que toutes les silhouettes étaient des lames qui taillaient l’espace. La Seine apparut un moment sous la lune, limpide comme une source vive, puis disparut. Le ciel se purifiait de ses nuages, l’atmosphère était pareille à un cristal mince, les étoiles très blanches, pas une buée, tout était net, coupant, éperdu. Les formes éloignées se rejoignaient en fraternelles arabesques. Il devenait sensible, dans la communion oscillante de tout, que la volonté secrète de la nature relie par une analogie mystérieuse le dessin de l’arbre à celui de la colline. Et Jacqueline, l’esprit surexcité, songeait, avec un plaisir d’éthéromane prêt à saisir le sens caché des grands problèmes, à cette identité qui rapproche les choses diverses ; à ce jet unique du génie créateur qui emploie une intention et un mode pareil à façonner toutes les apparences. Elle devinait que la structure d’un cristal et l’ardeur d’une pensée amoureuse sont des manifestations pareilles et obéissent à une même, inévitable et merveilleuse loi.

Dans la frénésie de cette course, elle se sentait libre, puissante et superbe, les veines trop pleines ; et le bruissement de sa propre vie l’emplissait d’un tumulte ambitieux.

Elle n’eut aucune surprise à sentir la main d’Étienne se poser despotiquement sur la sienne. Elle n’avait pas remis ses gants ; leurs peaux froides devinrent brûlantes au contact qui se prolongeait, et elle planta ses ongles dans les doigts qui la maintenaient, joyeuse de penser au danger où il la mettait en menant d’une seule main à une telle allure. Ils arrivaient sur une voiture dont le conducteur, endormi sans doute, ne se dérangeait pas ; Étienne fit le mouvement instinctif de se dégager, elle le retint. Il eut un sourire d’orgueil qu’elle vit.

– Et si nous entrons là dedans ? dit-il.

– Tant pis, tant mieux ! répondit-elle.

Et leurs doigts mêlés se tordirent.

La voiture dépassée, on entendit la voix de Barrois qui criait :

— Est-ce que nous allons quitter la France ?

— C’est vrai ! Où sommes-nous, où allons-nous ? demanda Jacqueline.

— Ah ! je ne sais pas ! Qu’importe ?

— Il faut rentrer… Le pauvre Barrois n’est pas tranquille… et il a raison.

— Rentrer ! Vous quitter !… Dites, voulez-vous que je jette la machine sur ce talus ? Ce serait fini, il n’y aurait rien après.

— Si vous voulez, répondit-elle d’une voix paresseuse.

Elle savait qu’il ne plaisantait pas et que le goût de la mort, aboutissement du désir, était en lui comme il avait été en elle, l’instant précédent.

Barrois vociférait son indignation.

— Oui, oui, nous allons tourner dans un instant, lui cria Marken.

Puis très bas, parlant vite :

— Vous avez dit que vous partiez demain ; c’est impossible ; je ne supporte pas l’idée de ne plus vous voir sans avoir pu vous parler librement. Donnez-moi cette journée… Il n’y a personne à Paris… et puis, qu’importe, il le faut… Dites ?

— Oui, je veux bien, répondit-elle.

– Je vous attendrai à onze heures au coin de l’avenue Marigny et des Champs-Élysées ; nous déjeunerons ensemble quelque part, et nous causerons : j’ai tant besoin de causer avec vous !

— C’est entendu.

Il ralentit l’automobile, vira et reprit le chemin de Paris à toute vitesse.

Ils ne dirent pas une autre parole jusqu’au moment où la voiture s’arrêta devant la porte de Jacqueline.

— Mon cher monsieur, dit Barrois qui était descendu lestement, vous venez de me fournir sur moi-même un renseignement duquel je vous reste fort obligé. Je me croyais en état de détachement philosophique, il n’en est rien. Je suis certainement l’homme le plus attaché à la vie entre tous les hommes qui ont eu l’avantage d’analyser les affres de l’agonie et de ne pas mourir pourtant.

— Adressez vos reproches à madame des Moustiers, mon cher maître ; elle m’a ordonné d’aller vite, et ce n’est pas à vous que j’apprendrai qu’on ne discute pas ses ordres.

— Évidemment, dit le chimiste qui éternuait comme un maniaque ; c’était d’ailleurs charmant, mais vous m’excuserez si je prends un honnête fiacre pour rentrer chez moi.

— Ne restez pas là, sauvez-vous, fit Jacqueline d’un ton câlin. Je suis pleine de remords ! Ne manquez pas de m’écrire demain pour me dire si vous êtes enrhumé.

– Je pourrais peut-être vous le dire moi-même si vous ne partez que le soir ?

— Non ; je prends le train de dix heures du matin… J’ai tant de choses à faire avant l’arrivée de mes invités ! Adieu, cher ami, écrivez surtout !

Barrois arrêta un fiacre qui passait et y monta. Jacqueline sonnait à sa porte. Ses cheveux libérés par le grand vent ondulaient en larges plis autour de sa figure pâle qui, avec cette coiffure défaite et l’anxiété mal apaisée de son regard, avait une ardeur inhabituelle, comme si ce plaisir qu’elle venait de goûter laissait en elle un écho et l’appétence d’émotions plus fortes encore.

La porte s’ouvrit, Marken dit de son accent volontaire :

— Demain… Vous ne changerez pas d’avis ?

— Non… non… Pourquoi changerais-je d’avis ?

— Oui, c’est vrai… Pourquoi ?

Elle le regarda encore une fois et vit dans ses yeux le désir d’elle si fort qu’elle hésita, puis, secouant sa magnifique chevelure défaite, elle dit, l’air résolu :

— Je tiens ce que je promets.

Et elle entra dans la maison.