La Mère (Gorki)/1/15

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 84-95).
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XV


Les ouvriers remarquèrent aussitôt la vieille femme. Les uns s’approchèrent d’elle en lui disant amicalement :

— Tu as trouvé de l’ouvrage, mère Pélaguée ?

Et ils la consolaient, lui assurant que Pavel serait bientôt libéré, qu’il était dans son droit. D’autres troublaient son cœur douloureux par de prudentes paroles de compassion ; d’autres encore invectivaient ouvertement le directeur et les gendarmes, et réveillaient en elle un écho sincère. Il y avait aussi des gens qui la regardaient avec un plaisir malveillant ; Isaïe Gorbov, ouvrier pointeur, dit en serrant les dents :

— Si j’étais gouverneur, je ferais pendre ton fils, pour lui apprendre à dérouter le peuple.

Ces mots la glacèrent d’un froid mortel. Elle ne répondit rien à Isaïe, elle jeta seulement un regard sur son petit visage couvert de taches de rousseur, puis baissa les yeux avec un soupir.

Elle voyait qu’il y avait de l’agitation dans l’air ; les ouvriers se rassemblaient par petits groupes, discutaient à mi-voix, mais passionnément ; les contremaîtres soucieux rôdaient partout ; par moments des invectives, des rires irrités résonnaient.

À ce moment, elle vit deux agents de police entraîner Samoïlov.

Une centaine d’ouvriers environ le suivaient et accablaient les agents de moqueries et d’injures.

— Tu vas te promener, ami ? cria quelqu’un.

— Honneur à notre camarade ! dit un autre. On lui donne une escorte…

Et une volée de jurons retentit.

— Il est moins profitable d’attraper les voleurs, à ce qu’il paraît ! s’écria avec irritation le grand borgne. On s’en prend aux honnêtes gens !…

— Si encore ça se passait de nuit ! continua quelqu’un dans la foule. Mais non, ces canailles, ils n’ont pas honte d’agir en plein jour…

Les agents de police marchaient vite et avaient l’air sombre ; ils s’efforçaient de ne rien voir, de ne pas entendre les injures qu’on leur lançait de toutes parts. Trois ouvriers s’avancèrent contre eux, portant une longue barre de fer, dont ils les menacèrent en criant :

— Attention, pécheurs !

Lorsqu’il passa devant la mère, Samoïlov secoua la tête en riant et dit :

— On entraîne un humble serviteur de Dieu…

Elle garda le silence et s’inclina profondément touchée par le spectacle de ces jeunes gens honnêtes, intelligents et sombres qui s’en allaient vers les prisons, le sourire aux lèvres. Sans qu’elle s’en doutât, elle commençait à leur porter un compatissant amour de mère. Et il lui était agréable d’entendre les paroles de blâme à l’adresse des directeurs, elle y sentait l’influence de son fils.

Lorsqu’elle eut quitté l’usine, elle passa la journée chez Maria, l’aidant à sa besogne, prêtant l’oreille à son bavardage. Elle ne rentra que très tard dans sa maison vide, froide, hostile. Longtemps, elle erra de coin en coin, sans savoir que faire ni où s’asseoir. Elle était inquiète en voyant que Iégor n’était pas encore venu, comme il l’avait dit.

Au dehors, les lourds flocons grisâtres d’une neige d’automne tombaient. Ils se collaient aux vitres, glissaient sans bruit et fondaient en laissant des traces mouillées. La mère pensait à Pavel…

On frappa avec précaution à la porte ; elle courut vivement tirer le verrou, et Sachenka entra. La mère ne l’avait pas vue depuis longtemps ; l’embonpoint anormal de la jeune fille la frappa.

— Bonsoir, dit-elle, heureuse d’avoir une compagnie, de n’être pas seule une partie de la nuit. Il y a longtemps que je ne vous ai vue. Vous étiez loin d’ici ?

— Non ! En prison ! répondit Sachenka en souriant, en même temps que Nicolas Ivanovitch. Vous vous souvenez de lui ?

Comment pourrait-on l’oublier ! s’écria la mère. Iégor m’a dit hier qu’on l’avait relâché… mais on ne m’a pas parlé de vous… Personne ne m’a dit que vous étiez en prison…

— À quoi bon en parler ! Il faut que je me déshabille avant que Iégor vienne ! dit la jeune fille en regardant autour d’elle.

— Vous êtes toute mouillée !

— J’ai apporté les brochures…

— Donnez ! donnez ! fit vivement la mère.

— Tout de suite.

La jeune fille entr’ouvrit rapidement son manteau, se secoua et aussitôt des paquets de brochures s’envolèrent sur le sol, avec un bruissement de feuilles tombées. La mère les ramassait en riant :

— Et moi qui pensais en vous voyant si grosse que vous étiez mariée et attendiez un enfant ! dit-elle. Ah ! quelle quantité vous en avez apporté… Et vous êtes venue à pied ?…

— Oui, dit Sachenka.

La jeune fille était de nouveau mince et élancée comme autrefois. La mère vit que ses joues s’étaient creusées et que ses yeux agrandis se cernaient de grandes ombres noires.

— On vient de vous remettre en liberté… vous devriez vous reposer, et, au lieu de cela, vous portez un pareil fardeau pendant sept kilomètres ! s’écria la mère Pélaguée en soupirant et en hochant la tête.

— Il le fallait ! répondit Sachenka en frémissant. Dites-moi comment est Pavel Mikhaïlovitch ?… il n’a pas été trop ému ?

Elle parlait sans regarder la mère et, inclinant la tête, elle arrangeait sa coiffure avec des doigts mal assurés.

— Non ! répondit la mère. Oh ! il ne se trahira pas…

— Il a une santé robuste, n’est-ce pas ? continua la jeune fille d’une voix basse et légèrement tremblante.

— Il n’a jamais été malade ! dit la mère. Comme vous tremblez ! Attendez, je vais vous faire du thé, je vous donnerai des confitures aux framboises.

— Ce serait bon ! s’écria Sachenka avec un faible sourire. Seulement, pourquoi prendre cette peine ? Il est tard, laissez-moi faire le thé moi-même.

— Mais vous êtes si fatiguée ! répliqua la mère d’un ton de reproche ; et elle se mit à allumer le samovar. Sachenka la suivit dans la cuisine, s’assit sur le banc et, joignant les mains au-dessus de la tête, reprit :

— Oui, je suis fatiguée ! Malgré tout, la prison épuise ! Quelle maudite inaction ! Il n’y a rien de plus pénible… On reste là une semaine, un mois, on sait toute la besogne qu’il y a à faire… les gens comptent sur vous pour les instruire… on sait qu’on peut leur donner ce qu’il leur faut… et on est en cage, comme une bête féroce… C’est cela qui dessèche le cœur.

— Qui vous récompensera ? demanda la mère.

Et elle répondit elle-même en soupirant :

— Personne, excepté Dieu ! Vous non plus, vous ne croyez pas en lui, probablement ?

— Non ! répondit la jeune fille.

— Et moi, je ne vous crois pas ! déclara la mère en s’animant soudain.

Tout en essuyant à son tablier ses mains salies par le charbon, elle continua avec une conviction profonde :

— Vous ne comprenez pas votre croyance. Comment peut-on se vouer à une vie pareille sans croire en Dieu ?

Sous l’auvent, des pas bruyants résonnèrent, une voix grommela. La mère frémit ; la jeune fille sauta brusquement sur ses pieds et chuchota :

— N’ouvrez pas ! Si ce sont les gendarmes, vous ne me connaissez pas… je me suis trompée de maison… je suis entrée chez vous par hasard, je me suis évanouie, vous m’avez déshabillée… et vous avez trouvé les brochures… vous comprenez ?

— Pourquoi cela, ma chère ? demanda la mère avec attendrissement.

— Attendez ! dit Sachenka en prêtant l’oreille. Je crois que c’est Iégor…

C’était lui, trempé de pluie, harassé.

— Ah ! le samovar est prêt, s’écria-t-il, c’est ce qu’il y a de meilleur au monde, grand-mère !… Vous êtes déjà là, Sachenka !

Et, remplissant la petite cuisine des sons rauques de sa voix, il enleva prestement son lourd pardessus et continua, sans reprendre haleine :

— Voilà une demoiselle bien désagréable pour les autorités, grand-mère ! Comme un des geôliers l’avait insultée, elle lui a déclaré qu’elle se laisserait mourir de faim s’il ne lui présentait pas des excuses ; et pendant huit jours elle n’a rien mangé, c’est pourquoi elle est presque partie pour un monde meilleur. Ce n’est pas mal, n’est-ce pas ? Que dites-vous de mon petit ventre ?

Il secoua sa panse ballonnée de grosses brochures qu’il soutenait de ses bras courts et passa dans la chambre, refermant la porte derrière lui.

— Vous êtes vraiment restée huit jours sans manger ? demanda la mère, avec étonnement.

— Il fallait qu’il me fasse des excuses, répondit la jeune fille en remuant frileusement les épaules.

Ce calme et cette opiniâtreté austères firent naître chez la mère quelque chose qui ressemblait à un blâme.

« Ah ! c’est comme cela ! » pensa-t-elle.

Et elle demanda encore :

— Et si vous étiez morte ?

— Que faire, je serais morte ! répliqua la jeune fille à voix basse. Il a fini par s’excuser. On ne doit pas pardonner les outrages…

— Oui… dit lentement la mère. Et pourtant, nous autres femmes, on nous outrage toute notre vie.

— Je me suis allégé ! déclara Iégor, en ouvrant la porte. Le samovar est prêt ? Permettez, je vais le prendre…

Il s’empara du samovar et ajouta en le portant dans la chambre.

— Mon papa buvait au moins vingt verres de thé par jour, c’est pourquoi il a passé soixante-treize ans sur cette terre paisiblement et sans être malade. Il pesait plus de cent kilos et était sacristain du village de Vosskressenski…

— Vous êtes le fils du père Ivan ? s’écria la mère.

— Justement. Comment le savez-vous ?

— Je suis aussi de Vosskressenski !

— Alors, nous sommes pays ? Quel était votre nom de jeune fille ?

— Séréguine… Nous étions voisins…

— Vous êtes la fille de Nile le boiteux ? C’est un personnage que je connais bien, il m’a tiré les oreilles plus d’une fois.

Ils étaient restés debout et riaient en s’interrogeant. Sachenka les regardait et souriait, tout en préparant le thé. Le bruit de la vaisselle entrechoquée rappela la mère à ses devoirs.

— Oh ! Excusez ! je me mets à bavarder et vous oublie… C’est si agréable de voir un pays…

— C’est moi qui dois vous demander pardon de m’être servie ! dit Sachenka. Mais il est déjà onze heures et j’ai encore une longue route à faire…

— Pour aller où ? à la ville ? questionna la mère avec étonnement.

— Oui !

— Il fait nuit, il pleut, vous êtes fatiguée ! Restez ici ! Iégor couchera à la cuisine et nous deux ici…

— Non, il faut que je parte ! déclara simplement la jeune fille.

— Oui, payse, il faut que cette demoiselle disparaisse. On la connaît ici. Et si elle se montrait demain dans la rue, ce ne serait pas bien ! confirma Iégor.

— Comment ? elle va s’en aller toute seule !

— Oui, dit Iégor avec un petit rire.

La jeune fille se versa encore du thé, prit un morceau de pain de seigle, le sala et se mit à manger en regardant pensivement la mère.

— Comment en êtes-vous capable ? Et Natacha aussi ? Moi je ne le ferais pas, j’aurais peur ! dit la mère.

— Mais elle aussi, elle a peur ! déclara Iégor. N’est-ce pas, Sachenka ?

— Oui ! répondit la jeune fille.

Pélaguée lui jeta un coup d’œil et s’exclama faiblement :

— Comme vous êtes courageuse !…

Après avoir pris le thé, Sachenka serra sans mot dire la main d’Iégor et s’en alla dans la cuisine, suivie par Pélaguée.

— Si vous voyez Pavel Mikhaïlovitch, saluez-le de ma part, dit la jeune fille.

Et elle avait déjà la main sur le loquet de la porte, mais, se retournant brusquement, elle demanda à mi-voix :

— Puis-je vous embrasser ?

Sans répondre, la mère la prit dans ses bras avec chaleur.

— Merci ! dit la jeune fille à voix basse.

Et elle sortit en secouant la tête.

Rentrée dans la chambre, la mère regarda avec anxiété du côté de la fenêtre. Dans les ténèbres épaisses et humides, tombaient lentement les flocons de neige à demi fondus.

Tout rouge et suant, Iégor était assis, les jambes écartées et soufflait bruyamment sur son thé ; il avait l’air satisfait.

La mère s’assit aussi et, jetant un regard attristé sur son hôte, dit lentement :

— La pauvre Sachenka ! Comment arrivera-t-elle ?

— Elle sera fatiguée ! dit Iégor. La prison l’a bien éprouvée ; elle était plus robuste auparavant… De plus… elle n’a pas été élevée à la dure… je crois qu’elle a déjà les poumons attaqués…

— Qui est-elle ? s’informa la mère à voix basse.

— La fille d’un propriétaire foncier. Son père est un homme riche et une grande canaille. Vous savez probablement qu’ils s’aiment beaucoup et qu’ils veulent se marier, grand-mère ?

— Qui ?

— Pavel et elle… oui ! Mais voilà, ils n’y parviennent pas… quand il est en liberté, c’est elle qui est en prison, et vice versa.

— Je ne le savais pas, répondit la mère après un silence. Pavel ne parle jamais de lui-même.

Et elle eut encore plus de pitié pour la jeune fille.

— Vous auriez dû l’accompagner, reprit-elle en regardant son hôte avec une hostilité involontaire.

— C’est impossible ! répondit tranquillement Iégor. J’ai une foule de choses à faire ici, et toute la journée il faudra que je marche sans m’arrêter. C’est une occupation désagréable quand on est asthmatique comme moi…

— Quelle brave fille ! reprit la mère, pensant vaguement à ce que Iégor venait de lui annoncer.

Elle était vexée d’apprendre la nouvelle d’une autre bouche que celle de son fils ; elle pinça les lèvres avec force et ses sourcils s’abaissèrent.

— Oui ! dit Iégor en secouant la tête. Je vois qu’elle vous fait pitié… Vous avez tort ! vous n’aurez pas assez de cœur si vous vous mettez à avoir pitié de nous tous, les révoltés… Personne n’a la vie bien douce, à parler franchement… Il y a quelque temps, un de mes camarades est revenu d’exil… quand il arriva à Nijni, sa femme et son enfant l’attendaient à Smolensk, et quand il arriva à Smolensk, ils étaient déjà en prison à Moscou. Maintenant, c’est au tour de la femme d’aller en Sibérie… Moi aussi, j’avais une femme, une excellente créature, mais cinq années de cette vie l’ont conduite au tombeau…

Il vida d’un trait son verre de thé et continua à discourir. Il compta ses années et ses mois de détention, d’exil, raconta diverses catastrophes, parla de la famine en Sibérie, des massacres dans les prisons… La mère le regardait et l’écoutait, s’étonnant de la simplicité calme avec laquelle il dépeignait cette vie pleine de persécutions et de tortures…

— Eh bien, arrivons à notre affaire…

Sa voix se transforma, son visage se fit grave. Il lui demanda comment elle pensait pouvoir introduire les brochures dans la fabrique, et la mère fut surprise de constater qu’il connaissait à fond toutes sortes de détails.

Puis, lorsqu’ils eurent tout arrangé, ils parlèrent encore de leur village. Tandis qu’Iégor plaisantait, Pélaguée remontait le cours des années de son passé, qui lui paraissait étrangement pareil à un marais, parsemé de monticules monotones et planté de trembles qui s’agitaient peureusement, de petits sapins, de blancs bouleaux égarés parmi les tertres. Les clairs bouleaux poussaient lentement et, après avoir vécu cinq ou six ans sur ce sol pourri et mouvant, tombaient et se décomposaient à leur tour… La mère considérait ce tableau avec un regret indicible et mystérieux. Devant elle se dressa une silhouette de jeune fille aux traits nets et obstinés. Elle s’en allait, sous les flocons de neige humide, fatiguée et solitaire… Et son fils était enfermé dans une petite pièce à la fenêtre grillée… Peut-être ne dormait-il pas encore à cet instant, il réfléchissait sans doute… Mais il ne pensait pas à la mère, car il y avait quelqu’un qui lui était plus cher encore !… Comme un nuage bigarré et informe, des pensées pénibles glissaient vers elle et envahissaient son âme avec violence.

— Vous êtes fatiguée, grand-mère ! Allons-nous coucher ! dit Iégor en souriant.

Elle lui souhaita une bonne nuit et passa dans la cuisine, marchant de biais, avec précaution, le cœur plein d’une amertume cuisante.

Le lendemain matin, en prenant le thé, Iégor lui dit :

— Et si on vous attrape et qu’on vous demande où vous avez pris toutes ces brochures hérétiques, que répondrez-vous ?

— « Cela ne vous regarde pas !… » voilà ce que je répondrai.

— Oui, mais ils ne voudront jamais en convenir ! répliqua Iégor. Ils sont profondément convaincus que c’est justement leur affaire… Et ils vous interrogeront longuement.

— Mais je ne dirai rien !

— On vous mettra en prison !

— Qu’importe ! Grâce à Dieu, je serai au moins bonne à quelque chose ! dit-elle en soupirant. Qui a besoin de moi ? Personne. Et on torture plus, à ce qu’on dit…

— Hum ! on ne vous torturera pas… Mais une brave femme comme vous doit se ménager.

— Ce n’est pas avec vous qu’on apprend à le faire !

Iégor garda le silence et se mit à arpenter la chambre, puis il revint près de la mère et dit :

— C’est pénible, payse ! Je sens que cela vous est très pénible !

— Tout le monde en est réduit là ! répondit-elle avec un geste de la main. Peut-être est-ce plus facile pour ceux qui comprennent… Mais, moi aussi, je comprends un peu… ce que veulent les braves gens…

— Et, du moment que vous comprenez, grand-mère, vous leur êtes utile, à tous, à tous ! déclara Iégor d’un ton grave.

Elle lui jeta un coup d’œil et sourit.

Vers midi, l’air calme et affairé, elle glissa des brochures dans son corsage. En voyant avec quelle adresse elle les dissimulait, Iégor fit claquer sa langue de satisfaction et s’écria :

— Sehr gut ! comme disent les Allemands quand ils vident un tonneau de bière. La littérature ne vous a pas transformée, grand-mère, vous êtes restée une brave femme. Que les dieux bénissent votre entreprise !

Une demi-heure après, avec le même sang-froid et courbée sous le poids de son fardeau, la mère se tenait à la porte de la fabrique. Deux gardiens, irrités par les moqueries des ouvrières, avec qui ils échangeaient des injures, tâtaient sans ménagement tous ceux qui entraient dans la cour. Un agent de police se promenait non loin de là, ainsi qu’un individu aux yeux fuyants, aux jambes courtes, au visage rouge. La mère l’examinait du coin de l’œil tout en changeant sa palanche d’épaule ; elle devinait que c’était un espion.

Un grand gaillard aux cheveux bouclés, la casquette sur la nuque, criait aux gardiens qui le fouillaient :

— Cherchez donc dans la tête et non pas dans les poches, diables !

L’un des gardiens répondit :

— Tu n’as rien du tout dans la tête, sauf les poux…

— Hé bien, cherchez-les, c’est une besogne digne de vous ! répliqua l’ouvrier.

L’espion lui jeta un méchant coup d’œil et cracha à terre.

— Laissez-moi passer ! demanda la mère. Vous voyez, ma charge est pesante… j’ai le dos cassé !

— Va, va ! cria le gardien avec irritation. Ne parle pas tant…

Arrivée à sa place, Pélaguée posa ses pots de soupe à terre et regarda autour d’elle en essuyant la sueur de son visage.

Deux serruriers, les frères Goussev, s’approchèrent aussitôt ; l’aîné, nommé Vassili, lui demanda d’une voix retentissante, en fronçant les sourcils :

— Y a-t-il des pâtés ?

— J’en apporterai demain ! répondit-elle.

C’était une phrase convenue. Le visage des deux hommes s’éclaira. Incapable de se maîtriser, Ivan s’écria :

— Ah ! tu es une bonne mère !

Vassili s’accroupit, regarda le pot de soupe, et en même temps un paquet de brochures glissa dans son sein.

— Ivan ! dit-il à haute voix, à quoi bon aller à la maison ! dînons ici ! Et il enfonça les feuillets compromettants dans la tige de ses bottes. Il faut soutenir la nouvelle marchande.

— C’est vrai ! approuva Ivan, et il se mit à rire.

Et la mère criait de temps à autre, tout en regardant avec prudence autour d’elle :

— De la soupe ! du vermicelle chaud ! du rôti !

Peu à peu, elle tirait les brochures de son corsage et les distribuait aux frères sans être vue. Chaque fois qu’un paquet glissait de ses mains, le visage de l’officier de gendarmerie apparaissait brusquement devant elle comme une tache jaune, pareille à la clarté d’une allumette, dans une chambre obscure, et elle lui disait en pensée, avec un sentiment de malveillance satisfaite :

— Tiens, mon petit père !…

Et en donnant le paquet suivant, elle ajoutait, heureuse :

— Tiens, en voilà encore !

Quand les ouvriers s’approchaient, leur assiette à la main, Ivan Goussev riait bruyamment ; la mère cessait sa distribution, versait de la soupe aux choux et des vermicelles ; les deux Goussev lui disaient en plaisantant :

— Elle est adroite, la mère Pélaguée !

— La misère nous apprend à attraper même les souris, fit d’un ton morose un chauffeur. On lui a enlevé celui qui gagnait son pain… Oui. Les canailles !… Eh bien, pour trois kopeks de vermicelle… Prends courage, mère !… Tout ça s’arrangera !…

— Merci de cette bonne parole ! dit la mère en souriant.

Il grommela en s’éloignant :

— Elle ne me coûte pas cher, cette bonne parole !

— Mais on n’a personne à qui l’adresser, répliqua un forgeron en riant.

Et il ajouta d’un air étonné, en haussant les épaules :

— Voilà la vie, mes enfants… on n’a personne à qui dire une bonne parole… personne n’en est digne… n’est-ce pas ?

Vassili Goussev se leva, et s’exclama en boutonnant soigneusement son pardessus :

— J’ai mangé chaud, et pourtant le froid me prend.

Puis il s’en alla ; son frère Ivan se leva aussi et s’éloigna en sifflotant.

La mère criait de temps en temps avec un sourire engageant :

— De la soupe chaude ! du vermicelle ! de la soupe aux choux !…

Elle se disait qu’elle raconterait sa première expérience à son fils. La face jaune de l’officier, irrité et stupéfait, se dessinait sans cesse devant elle ; les moustaches noires s’agitaient confusément, et, sous la lèvre supérieure, contractée par une moue de colère, brillait l’ivoire des dents serrées. Pareille à un oiseau, une joie aiguë frémissait et chantait dans le cœur de la mère ; ses sourcils remuaient et, tout en accomplissant son œuvre avec adresse, elle se disait :

— Tiens, en voilà encore… encore !