La Mère (Gorki)/1/16

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 95-101).
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XVI


Toute la journée, elle éprouva un sentiment nouveau pour elle et qui lui caressait agréablement le cœur. Le soir, sa besogne achevée, et comme elle prenait son thé, le piétinement d’un cheval résonna sous la fenêtre et une voix connue retentit. La mère se dressa brusquement, s’élança à la cuisine, vers la porte ; quelqu’un venait à grands pas ; sa vue se troubla, elle s’appuya au montant et poussa la porte du pied. — Bonsoir, petite mère ! fit une voix connue, et des mains sèches et longues se posèrent sur ses épaules.

Elle fut envahie par la douleur du désenchantement autant que par la joie de revoir André. Et ces deux sentiments se mêlèrent en une immense onde brûlante qui la souleva et la jeta contre la poitrine du Petit-Russien. Celui-ci l’étreignit avec force ; ses mains tremblaient. La mère pleurait doucement sans mot dire ; André lui caressa les cheveux, et lui dit, toujours de la même voix chantante :

— Ne pleurez pas, petite mère, ne fatiguez pas votre cœur ! Je vous en donne ma parole d’honneur, on le mettra bientôt en liberté ! Ils n’ont aucune preuve contre lui, les camarades ne parlent pas plus que des poissons frits…

Et, entourant de son long bras les épaules de Pélaguée, il l’entraîna dans la chambre ; elle se serra contre lui avec le mouvement rapide d’un écureuil ; puis elle aspira avec avidité, de toute sa poitrine, la voix d’André !

— Pavel vous envoie ses salutations, il est bien portant et aussi joyeux qu’il peut l’être. On est à l’étroit, en prison ! On a arrêté plus de cent personnes, ici comme en ville ; on en met trois ou quatre dans la même cellule. Il n’y a rien à dire de la direction de la prison ; ils ne sont pas méchants, mais éreintés : ces diables de gendarmes leur procurent tant d’ouvrage ! Par conséquent on n’est pas trop sévère ; on nous disait constamment : Soyez un peu plus tranquilles, messieurs, ne nous occasionnez pas de désagréments… Et comme cela, tout allait bien… Nous pouvons nous parler, échanger des livres, partager la nourriture. Quelle charmante prison ! Elle est vieille et sale, mais douce et légère. Les criminels de droit commun étaient aussi de braves gens, ils nous rendaient beaucoup de services. On nous a libérés, Boukine, moi et encore quatre autres, la place faisant défaut… Et bientôt on relâchera Pavel, c’est plus que certain. C’est Vessoftchikov qui restera en prison le plus longtemps, car on est très irrité contre lui. Il insulte tout le monde, sans cesse. Les gendarmes l’ont en horreur. Il finira par passer en jugement, à moins qu’on le rosse. Pavel essaie de le calmer et lui dit : Tais-toi, Nicolas, à quoi bon les injurier ? Ils n’en deviendront pas meilleurs ! Et lui, il hurle : Je les arracherai de la terre, ces ulcères ! Pavel se conduit très bien, il est ferme et calme avec tout le monde. Je vous dis qu’on le libérera bientôt…

— Bientôt ! dit la mère apaisée, en souriant. Je le sais, ce sera bientôt !

— Et ce sera très bien ! Versez-moi donc du thé. Qu’avez-vous fait ces derniers temps ?

André la regardait en souriant, il était tout proche du cœur de la mère ; dans la profondeur bleue de ses yeux ronds, s’allumait une étincelle aimante et un peu attristée.

— Je vous aime beaucoup, André ! dit la mère après avoir poussé un profond soupir ; elle considéra son visage maigre, couvert de bizarres petites touffes de poils.

— Un peu suffirait pour moi… Je sais que vous m’aimez, vous pouvez aimer tout te monde, vous avez un grand cœur ! répondit le Petit-Russien en se balançant sur sa chaise.

— Non, je vous aime tout particulièrement ! fit-elle avec insistance. Si vous aviez une mère, les gens l’envieraient d’avoir un fils pareil…

Le Petit-Russien hocha la tête et se la frotta vigoureusement des deux mains.

— Moi aussi, j’ai une mère quelque part, dit-il à voix basse.

— Savez-vous ce que j’ai fait aujourd’hui ? s’écria Pélaguée.

Et, bégayant de plaisir, elle raconta vivement, en amplifiant un peu, comment elle avait introduit des brochures à la fabrique.

D’abord, il écarquilla les yeux, tout surpris, puis il se frappa la tête du doigt et s’écria, plein de joie :

— Oh ! mais ce n’est pas une plaisanterie ! C’est une affaire sérieuse ! C’est Pavel qui va être content ! C’est très bien cela, petite mère ! Aussi bien pour Pavel que pour tous ceux qui ont été arrêtés en même temps que lui !…

Il faisait claquer ses doigts de ravissement, sifflait, se balançait. Sa joie rayonnante éveillait un écho puissant dans l’âme de Pélaguée.

— Mon cher André, dit-elle, comme si son cœur s’était ouvert et qu’il en coulât un clair ruisseau de paroles radieuses, quand je pense à ma vie, ah ! Seigneur Jésus !… Pourquoi donc ai-je vécu ? Pour travailler et être battue… Je ne voyais personne sauf mon mari, je ne connaissais rien que la peur… Je n’ai pas vu comment Pavel a grandi… Je ne sais même pas si je l’aimais tant que mon mari était de ce monde ! Toutes mes pensées, tous mes soucis se rapportaient à une seule chose : nourrir cette bête fauve, afin qu’il fût satisfait et repu, qu’il ne se mît pas en colère, et m’épargnât les coups, ne fût-ce qu’une fois… Mais je ne me souviens pas qu’il l’ait fait. Il me frappait avec tant de violence qu’on eût dit qu’il châtiait non pas sa femme, mais tous ceux contre lesquels il était irrité… J’ai vécu ainsi pendant vingt ans… Ce qui était avant mon mariage, je ne m’en souviens pas ! Quand j’essaie de me rappeler, je ne vois rien, c’est comme si j’étais aveugle. Avec Iégor Ivanovitch — nous sommes du même village — nous parlions dernièrement de ceux-ci, de ceux-là… je me souvenais des maisons, je revoyais les gens, mais j’avais oublié comment ils vivaient, ce qu’ils disaient, ce qui leur était arrivé. Je me souviens des incendies, de deux incendies… Mon mari m’a tellement battue qu’il n’est plus rien resté en moi ; mon âme était hermétiquement fermée, elle était devenue aveugle et sourde…

La mère reprit haleine et aspira l’air avec avidité, comme un poisson sorti de l’eau ; elle se pencha en avant et continua en baissant la voix :

— Quand mon mari est mort, je me suis raccrochée à mon fils… et il a commencé à s’occuper de ces choses. C’est alors qu’il m’a fait pitié. « Comment vivrai-je toute seule s’il périt ? » me disais-je. Que de craintes et d’angoisses j’ai éprouvé ; mon cœur se déchirait quand je pensais à son sort…

Elle se tut, hocha doucement la tête, puis reprit d’un ton expressif :

— Il est impur, notre amour, à nous autres femmes ! nous aimons ce dont nous avons besoin… et quand je vous vois penser à votre mère… Pourquoi en avez-vous besoin ?… Et tous les autres qui souffrent pour le peuple qu’on envoie en prison et en Sibérie, qui meurent là-bas ou qu’on pend… ces jeunes filles qui s’en vont seules dans la nuit, par la neige, la boue et la pluie, qui font sept kilomètres pour venir nous voir… qui donc les pousse à cela ? C’est qu’ils aiment… Ils aiment purement… Ils ont la foi… Ils ont la foi, André ! Mais moi, je ne sais pas aimer comme cela, j’aime ce qui est à moi, ce qui m’est proche…

— Vous avez raison ! dit le Petit-Russien en détournant le visage ; puis il se frotta la tête, les joues et les yeux vigoureusement, comme toujours. Tous aiment ce qui leur est proche, mais pour un grand cœur, même ce qui est éloigné est proche ! Vous pouvez beaucoup aimer, vous avez un grand amour maternel.

— Que Dieu le veuille ! répondit-elle à voix basse. Je le sens, il est bien de vivre ainsi. Vous, par exemple, je vous aime, mieux que Pavel peut-être… Il est si renfermé ! Ainsi, tenez, il veut épouser Sachenka, et il ne m’en a pas parlé, à moi, la mère…

— Ce n’est pas vrai ! répliqua le Petit-Russien. Je le sais, ce n’est pas vrai. Il l’aime et elle l’aime, en effet. Quand à se marier, non. Elle voudrait bien, mais Pavel…

— Ah ?, s’exclama la mère pensivement — et ses yeux regardèrent André avec tristesse. — Oui, c’est comme ça ! Les gens renoncent à eux-mêmes…

— Pavel est un homme extraordinaire ! dit le Petit-Russien à mi-voix. C’est une nature de fer…

— Et maintenant, il est en prison ! continua la mère. C’est inquiétant, c’est effrayant, mais pas autant qu’autrefois… La vie n’est plus la même, ni l’inquiétude… Et mon âme a aussi changé, elle a ouvert les yeux, elle regarde, elle est joyeuse et triste en même temps. Il y a bien des choses que je ne comprends pas ; il m’est si cruel de savoir que vous ne croyez pas en Dieu… Enfin, il n’y a rien à faire ! Mais je le vois et je le sais, vous êtes de braves gens ! Vous vous êtes condamnés à une vie pénible pour servir le peuple, pour propager la vérité… J’ai aussi compris votre vérité : tant qu’il y aura des riches, des puissants, le peuple n’obtiendra ni justice, ni joie, ni rien… C’est comme ça, André… Je vis au milieu de vous… Parfois, la nuit, je me remémore le passé, ma force foulée aux pieds, mon jeune cœur brisé… et j’ai amèrement pitié de moi-même ! Mais pourtant, ma vie s’est améliorée.

Le Petit-Russien se leva et se mit à aller et venir, en s’efforçant de ne pas traîner les pieds ; il était pensif.

— C’est vrai, ce que vous dites ! s’exclama-t-il. C’est vrai ! Il y avait à Kertch un jeune Juif qui écrivait des vers, et voici ce qu’il a composé un jour :

Et les innocents mis à mort
Seront ressuscités par la force de la vérité…

Il fut lui-même assassiné par la police, là-bas, à Kertch, mais cela n’a pas d’importance. Il connaissait la vérité et l’a semée dans le cœur des hommes… Vous aussi, vous êtes une créature innocente mise à mort… Il s’est bien exprimé…

— Je parle, je parle, et je m’écoute moi-même, et je n’en crois pas mes oreilles, continua-t-elle. Je me suis tue toute ma vie, je ne pensais qu’à une chose : à éviter pour ainsi dire la journée, à la vivre sans qu’on m’aperçoive, pour qu’on m’ignore… Et maintenant je pense à tous… je ne comprends peut-être pas très bien vos affaires… mais tout le monde m’est proche, j’ai pitié de tous et souhaite le bonheur de tous… le vôtre surtout, mon cher André !

Il s’approcha d’elle et dit :

— Merci, ne parlons plus de moi.

Et prenant la main de la mère entre les siennes, il la serra avec vigueur, la secoua et se détourna vivement. Fatiguée par l’émotion, Pélaguée lavait la vaisselle sans se hâter, gardant le silence ; un sentiment de vaillance lui réchauffait le cœur.

Tout en marchant à grands pas, le Petit-Russien lui dit :

— Petite mère, vous devriez bien, tâcher d’adoucir Vessoftchikov ! Son père est dans la même prison que lui, c’est un repoussant petit vieux. Quand le fils le voit par la fenêtre, il l’injurie. Ce n’est pas bien ! Le jeune homme est bon, il aime les chiens, les souris, et toutes les créatures, excepté les gens ! Et voilà jusqu’à quel point on peut corrompre un homme !

— Sa mère a disparu sans laisser de traces ; son père est un voleur et un ivrogne, dit Pélaguée d’un ton pensif.

Lorsque André alla se coucher, elle traça un signe de croix sur sa poitrine sans qu’il s’en aperçût ; une demi-heure après, elle demanda à mi-voix :

— Vous ne dormez pas, André ?

— Non… pourquoi ?

— Rien… Bonne nuit !

— Merci, merci, répondit-il avec reconnaissance.