La Mère (Gorki)/1/25

La bibliothèque libre.
La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 152-158).
◄  XXIV
XXVI  ►

XXV


Sous l’auvent, quelqu’un venait d’arriver et remuait avec bruit. La mère et le fils se regardèrent en tressaillant.

La porte s’ouvrit lentement et livra passage à Rybine, qui entra en se courbant.

— Voilà ! dit-il en relevant la tête et en souriant. Ah ! je me suis bien ennuyé de vous et je suis heureux de vous revoir !

Il était vêtu d’une courte pelisse, toute tachée de goudron, et chaussé de souliers de tille ; des moufles noires pendaient à sa ceinture ; il était coiffé d’une casquette de fourrure.

— Comment va la santé ? On t’a relâché, Pavel ? Comment vas-tu, mère ?

Rybine souriait en montrant ses dents blanches ; sa voix était plus douce qu’autrefois ; son visage, encore plus mangé par sa barbe. Contente de le revoir, la mère alla au-devant de lui, serra sa grande main noire, et dit en aspirant l’odeur de goudron violente et saine qu’il apportait avec lui :

— Ah ! c’est toi… Eh bien, je suis heureuse !…

— Tu fais un beau paysan, dit Pavel en souriant.

Rybine répondit en se débarrassant de son manteau, sans se presser :

— Oui, je suis redevenu campagnard. Vous autres, vous vous transformez peu à peu en messieurs, mais moi, je retourne en arrière, voilà !

Et tout en arrangeant sa blouse de coutil, il passa dans la chambre, qu’il examina d’un coup d’œil circulaire.

— Vous n’avez pas plus de meubles qu’avant, à ce que je vois, fit-il, ce sont les livres seulement qui ont augmenté… voilà ! C’est la plus précieuse propriété qu’on puisse avoir maintenant… c’est vrai ! Eh bien, comment vont les affaires ? Racontez !

Il s’assit en écartant largement les jambes, appuya la paume de ses mains sur ses genoux, fixa un regard inquisiteur et attentif sur son hôte. Content et comme rafraîchi, il attendait la réponse de Pavel avec un bon sourire.

— Les affaires vont bien, déclara Pavel.

— C’est réjouissant, très réjouissant… dit Rybine.

— Veux-tu du thé ? demanda la mère.

— Volontiers, et aussi un petit verre d’eau-de-vie… et, si vous m’offrez à manger, je ne refuserai pas non plus. Je suis content de vous revoir… voilà !

— Comment allez-vous, Mikhaïl Ivanovitch ? reprit Pavel en s’asseyant en face de lui.

— Assez bien. Je me suis arrêté à Eguildiévo ; vous connaissez Eguildiévo ? C’est un bon village. Il y a deux foires par année et plus de deux mille habitants. Ce sont des gens méchants. Il n’y a pas de terre pour cultiver, on loue les terrains d’apanage, mais ils sont mauvais. Je suis engagé comme manœuvre chez un exploiteur du peuple ; il n’en manque pas chez nous de ces sangsues, c’est comme des mouches sur un cadavre. Nous fabriquons du charbon, nous extrayons du goudron de bouleau. Je travaille deux fois plus qu’ici et reçois quatre fois moins, voilà ! Nous sommes sept ouvriers… chez cette sangsue… ce sont tous des jeunes gens du pays, excepté moi… ils savent tous lire et écrire… Il y en a un, Jéfim, qui est très débrouillard…

— Et vous parlez souvent avec eux ? demanda Pavel avec animation.

— Bien entendu. J’ai emporté avec moi toutes vos brochures ; j’en ai trente-quatre. Mais j’aime mieux me servir de ma Bible, on y trouve tout ce qu’on veut, et c’est un gros livre autorisé, c’est le Saint-Synode qui le publie, on peut y croire.

Il cligna de l’œil avec malice et continua :

— Seulement, ce n’est pas suffisant. Je suis venu ici pour chercher de la lecture… Comme nous allions livrer du goudron, ce Jéfim et moi, nous avons fait un crochet pour venir chez toi… Donne-moi des livres avant que Jéfim vienne… il est inutile qu’il sache tout…

La mère regardait Rybine, il lui semblait qu’en enlevant son veston, il s’était dépouillé d’autre chose encore. Il était moins grave qu’autrefois et son regard avait plus de ruse.

— Maman ! dit Pavel, allez chercher les livres… Dites que c’est pour la campagne… on saura ce qu’il faut vous donner…

— Bien ! répondit la mère. J’irai dès que le samovar sera prêt.

— Et toi aussi, tu t’occupes de ces choses, mère ? demanda Rybine en riant. Il y a beaucoup d’amateurs de livres dans mon village. L’instituteur lui-même y prend goût. On dit que c’est un bon garçon, quoiqu’il ait été élevé au séminaire. Il y a aussi une maîtresse d’école, à sept verstes de là… Mais ils ne veulent pas se servir de livres interdits, ils ont peur, c’est le gouvernement qui les paie… et voilà ! Il me faut des livres défendus, bien piquants… je les distribuerai en cachette. Et si le prêtre ou quelqu’un de la police s’en aperçoit, ils croiront que ce sont les maîtres d’école qui font de la propagande. Moi, personne ne me soupçonnera !

Heureux de sa trouvaille, il se mit à rire.

— Vois-tu ça ! pensa la mère. Tu as l’air d’un ours et tu es un renard…

Pavel se leva et, tout en arpentant la chambre, il dit, d’un ton de reproche :

— Nous vous donnerons des livres, Mikhaïl Ivanovitch ; seulement, ce que vous vous proposez de faire n’est pas bien !

— Pourquoi cela ? demanda Rybine, les yeux écarquillés.

— Parce qu’il faut toujours répondre de ce qu’on fait… C’est mal d’arranger les affaires de manière à en rendre responsables d’autre que soi !

La voix de Pavel était sévère.

Rybine regarda à terre, hocha la tête et répliqua :

— Je ne comprends pas ce que tu dis !

— Qu’en pensez-vous ? demanda Pavel en s’arrêtant devant lui. Les instituteurs seront-ils mis en prison si on les soupçonne de répandre des livres interdits ?

— Oui… et qu’est-ce que cela fait ?

— Mais, puisque c’est vous qui aurez distribué les livres et non eux, c’est vous qui devez aller en prison !

— Que tu es drôle ! s’exclama Rybine en riant et en se frappant le genou. Qui me soupçonnerait, moi simple paysan, de m’occuper de choses pareilles ? est-ce que cela arrive ? Les livres, c’est l’affaire des messieurs, c’est eux qui doivent en répondre…

La mère voyait que Pavel ne comprenait pas Rybine. Il avait à demi fermé les paupières, ce qui indiquait qu’il était fâché. Elle s’interposa avec douceur :

— Mikhaïl Ivanovitch veut bien faire l’affaire, mais à condition que d’autres soient châtiés pour lui…

— Voilà ! acquiesça Rybine en se caressant la barbe.

— Maman, répliqua Pavel avec sécheresse, si l’un d’entre nous, André, par exemple, commettait quelque infraction aux lois et qu’on me remît en prison, que dirais-tu ?

La mère tressaillit, regarda son fils, toute déconcertée, et répondit en hochant la tête :

— Comment pourrait-on agir ainsi envers un camarade ?

— Ah ! ah ! fit Rybine. Je te comprends maintenant, Pavel !

Et, avec un sourire sardonique, il dit à la mère :

— C’est une affaire délicate, cela, mère !

Puis, s’adressant de nouveau à Pavel, il reprit d’un ton doctoral :

— Tu es encore bien naïf, frère ! Il ne faut pas s’occuper d’honneur quand on travaille à une cause secrète. Réfléchis donc : premièrement, c’est la personne chez laquelle on trouvera les livres qui sera mise en prison tout d’abord, et non l’instituteur. Secondement, le contenu des livres autorisés que les maîtres d’école distribuent est le même que celui des livres interdits, les mots seuls sont changés, et il y a moins de choses vraies que dans les nôtres… Donc les instituteurs ont le même but que moi, mais eux font des détours, tandis que je prends la route la plus directe… Pourtant aux yeux des autorités, nous sommes également coupables, n’est-ce pas ? Troisièmement, frère, je n’ai rien à faire avec eux. Les piétons sont de mauvais compagnons pour les cavaliers. Je n’agirais peut-être pas ainsi envers un paysan. Le maître d’école est un fils de prêtre ; l’institutrice, la fille d’un propriétaire foncier ; je ne sais pas pourquoi ils se mettent à soulever le peuple. Moi, paysan, je ne puis connaître leurs pensées de gens instruits. Je sais ce que je fais, mais j’ignore ce qu’ils veulent. Pendant des milliers d’années, les grands étaient de vrais seigneurs et écorchaient les paysans ; brusquement ils se réveillent et se mettent à ouvrir les yeux à leurs victimes… Je ne suis pas un amateur de contes de fées, frère, et cela en est un. Pour moi, les gens riches et instruits, quels qu’ils soient, me sont lointains. En hiver, quand on traverse les champs, on aperçoit parfois quelque chose de vivant qui s’agite au loin. Est-ce un renard, un loup, un chien ? on ne peut le distinguer, on en est trop éloigné…

La mère jeta un coup d’œil sur son fils. Il avait l’air triste.

Les yeux de Rybine étincelaient d’un éclat sombre ; content de lui-même, il continua fébrilement en passant ses doigts dans sa barbe :

— Je n’ai pas le temps de faire l’aimable… Le moment est trop sérieux… chacun doit travailler selon sa conscience… chaque oiseau a son cri spécial…

— Mais il y a des riches qui se sacrifient pour le peuple, qui passent toute leur vie en prison, intervint la mère en pensant à des visages familiers.

— Ceux-là, c’est une autre affaire ! dit Rybine. Quand le paysan s’enrichit, il se frotte aux seigneurs. Quand le seigneur s’appauvrit, il devient l’ami du paysan. Lorsque la bourse est vide, l’âme est bien forcée d’être pure… Te souviens-tu, Pavel, tu m’as expliqué une fois que les opinions dépendent de la manière dont on vit, que si l’ouvrier dit « oui », le patron est obligé de dire « non », et que si l’ouvrier dit « non », le patron criera inévitablement « oui », parce qu’il est le patron. Eh bien, il en est de même pour les paysans et les propriétaires. Quand le paysan est satisfait, le propriétaire n’en dort pas. Je le sais bien, il y a partout des canailles ; et je ne veux pas prendre la défense de tous les paysans sans exception…

Rybine s’était levé. Son visage s’assombrit ; sa barbe frémissait comme s’il eût claqué des dents ; il continua en baissant la voix :

— J’ai erré de fabrique en fabrique pendant cinq ans, et j’étais désaccoutumé de la campagne ! Quand j’y suis retourné, quand j’ai vu ce qui s’y passait, je me suis dit que je ne pouvais pas vivre comme vivent les paysans ! Tu comprends ? Cela me semblait impossible. Vous autres, vous ne connaissez pas la faim… on ne vous humilie pas trop… Mais, au village, la faim suit l’homme comme une ombre pendant toute son existence ; il n’a aucun espoir d’obtenir assez de pain. La faim a dévoré les âmes, elle a effacé les traits humains ; les gens ne vivent pas, ils pourrissent dans une misère sans remède… Et les autorités font bonne garde ; comme des corbeaux, elles guettent pour voir si le paysan n’a pas un morceau de pain de trop… Quand elles en aperçoivent un, elles l’arrachent à son possesseur et le frappent au visage par-dessus le marché !…

Rybine promena son regard autour de lui ; puis il se pencha vers Pavel en appuyant sa main sur la table.

— J’ai été dégoûté, j’ai même souffert, quand j’ai revu cette vie de près… J’ai cru que je ne pourrais pas la supporter. Néanmoins, je me suis dominé ; je me suis dit : « Il ne faut pas laisser mon âme me jouer des tours ! Je resterai ici… et si je ne donne pas du pain aux paysans, je ferai du gâchis… un beau gâchis ! Je suis humilié par les gens et pour les gens… L’humiliation est plantée dans mon cœur comme un couteau »…

Le front de Rybine était couvert de sueur ; il s’approcha lentement de Pavel et lui posa la main sur l’épaule. Cette main tremblait.

— Aide-moi ! Donne-moi des livres qui ne laissent plus de repos à ceux qui les auront lus. Il faut mettre des hérissons sous le crâne des gens. Dis à ceux qui écrivent des brochures pour vous, qu’ils en composent aussi pour la campagne ! Qu’ils écrivent de manière à arroser la campagne comme avec de l’eau bouillante, pour que les cultivateurs, après les avoir lus, marchent à la mort sans murmurer !

Il tendit le bras et ajouta d’une voix sourde, en scandant les mots :

— Il faut réparer la mort par la mort… voilà ! Donc, il faut mourir pour que les gens ressuscitent. Il faut que des milliers meurent pour que des millions ressuscitent sur toute la terre ! Il est facile de mourir. Si seulement les gens ressuscitaient, si seulement ils se levaient !

La mère apporta le samovar et jeta un coup d’œil oblique à Rybine. Ses paroles vigoureuses l’accablaient. Il y avait dans cet homme quelque chose qui lui rappelait son mari : tous deux, ils découvraient les dents et retroussaient leurs manches de la même façon, avec la même irritation impatiente, mais muette. Toutefois, Rybine parlait, ce qui le rendait moins terrible.

— Oui, c’est indispensable ! dit Pavel en secouant la tête, il faut faire un journal aussi pour la campagne. Donnez-nous des faits et nous vous imprimerons un journal…

La mère regarda son fils en souriant ; puis elle s’habilla et sortit sans mot dire.

— Bien ! nous te procurerons tout ce qu’il faudra. Écrivez avec simplicité, afin que les veaux eux-mêmes comprennent ! s’écria Rybine.