La Mère (Gorki)/1/26

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 158-164).
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XXVI


La porte d’entrée s’ouvrit. Quelqu’un pénétra dans la maison.

— C’est Jéfim ! dit Rybine en jetant un coup d’œil dans la cuisine. Viens ici !… Cet homme-là s’appelle Pavel… c’est de lui que je t’ai parlé…

Un grand gaillard au visage large, aux cheveux roux et aux yeux gris, vigoureux et bien découplé, vêtu d’une courte pelisse, se tenait devant Pavel, la casquette à la main, et le regardait en dessous.

— Bonjour ! dit-il d’une voix un peu enrouée ; puis ayant serré la main de Pavel, il se mit à lisser ses cheveux raides. Il parcourut la chambre d’un coup d’œil et se dirigea aussitôt, mais avec lenteur, vers le rayon couvert de livres.

— Il les a vus ! s’exclama Rybine.

Jéfim se retourna, lui lança un coup d’œil et se mit à examiner les livres en disant :

— Combien vous en avez ? Et vous êtes probablement trop occupé pour les lire ? À la campagne, on a plus de temps pour cela…

— Et moins d’envie ? demanda Pavel.

— Pourquoi cela ? Au contraire ! répliqua le jeune homme en se caressant le menton. Maintenant, on est obligé de réfléchir, sinon il ne reste plus qu’à se coucher et à mourir. Comme le peuple ne désire pas mourir, il s’est mis à travailler du cerveau… Géologie ! qu’est-ce que c’est ?

Pavel lui expliqua.

— Nous n’avons pas besoin de cela ! répondit Jéfim en remettant le livre à sa place. Rybine soupira bruyamment et fit observer :

— Le paysan n’est pas curieux de savoir d’où la terre est venue, mais comment elle a été distribuée, comment les propriétaires ont arraché la terre de dessous les pieds du peuple. Qu’elle tourne on qu’elle soit immobile, qu’importe ! pourvu qu’elle donne à manger !…

Histoire de l’esclavage ! lut Jéfim ; il demanda à Pavel :

— C’est de nous qu’on parle ?

— En voici un sur le servage ! répondit Pavel en lui donnant un autre livre. Jéfim le prit, le tourna entre ses doigts, puis le posa et déclara tranquillement :

— C’est déjà trop vieux !

— Vous avez de la terre ?

— Nous ? oui. Nous sommes trois frères et nous avons quatre hectares… c’est tout du sable fin ; ça va très bien pour nettoyer les cuivres ; quant à y cultiver du blé, impossible.

Il continua après un silence :

— Je me suis libéré de la terre. Elle ne nourrit pas l’homme, elle ne fait que lui lier les mains. Voilà quatre ans que je me loue comme manœuvre. En automne, j’irai au régiment. L’oncle Mikhaïl me dit de ne pas y aller, parce qu’on oblige maintenant les soldats à battre le peuple. Mais je veux y aller quand même. C’est le moment d’y mettre fin. Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il sans quitter Pavel de l’œil.

— Oui, c’est le moment ! répondit celui-ci en souriant. Seulement ce sera difficile. Il faut savoir parler aux soldats…

— Nous apprendrons et nous saurons ! répliqua Jéfim.

— Mais si on vous attrape, vous pouvez être fusillés ! conclut Pavel en regardant Jéfim avec curiosité.

— On ne nous fera pas grâce ! acquiesça tranquillement le paysan. Il se remit à examiner les livres.

— Prends ton thé, camarade, il faut partir ! dit Rybine.

— Tout de suite ! répondit Jéfim. Il demanda encore :

Révolution, cela veut dire soulèvement ?

André arriva tout rouge, échauffé et maussade. Il serra la main de Jéfim sans parler, s’assit à côté de Rybine et, l’ayant considéré, il se mit à rire.

— Pourquoi as-tu l’air triste ? demanda Rybine en lui frappant sur le genou.

— Comme ça ! répondit le Petit-Russien.

— C’est aussi un ouvrier ? interrogea Jéfim en désignant André d’un mouvement de tête.

— Oui, fit André. Pourquoi veux-tu le savoir ?

— C’est la première fois qu’il voit des ouvriers de fabrique, expliqua Rybine. Il trouve que c’est un peuple particulier…

— En quoi ? demanda Pavel.

Jéfim examina attentivement André et dit :

— Vous avez des os pointus. Le paysan les a plus ronds…

— Le paysan est plus solide sur ses jambes, compléta Rybine. Il sent la terre sous ses pieds ; quand même elle ne lui appartient pas, il la sent ! Mais l’ouvrier de fabrique, c’est comme un oiseau ; il n’a ni patrie, ni foyer ; un jour il est là, le lendemain, il est ailleurs… Même les femmes ne réussissent pas à l’attacher à un endroit ; dès qu’il y a une querelle, il les lâche et s’en va chercher le bonheur ailleurs, tandis que le paysan veut faire mieux chez lui, sans bouger de place… Ah ! voilà la mère qui revient…

Et Rybine passa dans la cuisine. Jéfim s’approcha de Pavel et lui demanda avec embarras :

— Peut-être me donnerez-vous un livre ?

— Volontiers ! dit Pavel.

Les yeux du paysan eurent une lueur d’avidité :

— Je vous le rendrai ! dit-il vivement. Nos camarades charrient du goudron non loin de chez vous, ils vous le rapporteront. Merci ! Maintenant les livres sont aussi indispensables qu’une chandelle pour la nuit…

Rybine rentra ; il avait remis son manteau ; sa ceinture était tendue…

— Allons-nous-en ! c’est l’heure !

— Vois-tu, j’ai de quoi lire ! s’exclama Jéfim en lui montrant les livres avec un large sourire.

Lorsqu’ils furent partis, Pavel s’écria en s’adressant à André :

— As-tu vu ces diables ?

— Oui ! dit le Petit-Russien, on dirait des nuages au crépuscule… ils sont épais, sombres, ils avancent lentement…

— Vous parlez de Rybine ? interrompit la mère. On ne croirait pas qu’il a vécu à la fabrique… Il est redevenu tout à fait paysan… Il est terrible !

— C’est dommage que tu n’aies pas été là ! dit Pavel à André, qui, assis près de la fenêtre, contemplait son verre de thé d’un air sombre. Tu aurais pu voir le jeu d’un cœur, toi qui parles constamment de cœur ! Rybine a prononcé de ces paroles… J’en ai été renversé… suffoqué. Je n’ai su que lui répondre… Comme il est défiant envers les hommes et quel peu de valeur il leur attribue !… La mère a raison, cet homme porte une force terrible en lui !

— Je connais cela ! répliqua le Petit-Russien, du même air sombre. On a empoisonné les gens ! Quand ils se soulèveront, ils renverseront tout sans faire de distinction. Ils veulent la terre toute nue… et ils arracheront tout ce qui la recouvre…

Il parlait lentement, on sentait qu’il pensait à autre chose. La mère lui dit avec ménagement :

— Tu devrais te secouer, André !

— Attendez, petite mère chérie ! répliqua doucement André, attendez… Quoique je n’aie pas désiré cela, néanmoins c’est abominable !…

Et, s’animant soudain, il reprit en frappant du poing sur la table :

— Oui, tu as raison, Pavel ; notre paysan mettra la terre à nu, le jour où il se révoltera. Il brûlera tout, comme après une épidémie de peste, pour que toutes les traces de ses humiliations s’envolent en cendres…

— Et après, il nous fera obstacle ! continua Pavel à voix basse.

— Notre devoir sera de ne pas le lui permettre ! Notre devoir sera de le contenir, Pavel ! C’est nous qui sommes le plus près de lui… Il nous croira… il nous suivra !

— Sais-tu, Rybine nous demande de faire un journal pour la campagne !

— C’est très bien ! Il faut s’y mettre au plus vite !

— Je suis honteux, dit Pavel en riant, de n’avoir pas su discuter avec lui.

Le Petit-Russien répliqua avec calme en se frottant la tête :

— Tu en auras bien encore l’occasion ! Joue de ton chalumeau, et ceux qui ont les jambes agiles ou dont les pieds ne sont pas collés au sol danseront au son de ta musique ! Rybine a raison quand il dit que, nous autres, nous ne sentons pas la terre sous nos pieds ; et nous ne le devons pas, car c’est nous qui sommes destinés à la mettre en mouvement… Quand nous l’aurons secouée une fois, les gens s’en détacheront… la seconde fois…

La mère se mit à rire.

— Tout te paraît simple, André, dit-elle.

— Eh oui, c’est très simple ! répondit-il ; et il ajouta d’une voix chagrine :

— Comme la vie !

Quelques instants après, il reprit :

— Je vais aller me promener dans les champs…

— Après le bain ? Le vent est violent ! Il te soufflera sur la peau ! fit observer la mère.

— C’est justement ce qu’il faut ! répondit-il.

— Prends garde, tu vas te refroidir ! dit Pavel avec amitié. Tu ferais mieux de te coucher, essaie de dormir.

— Non, je veux sortir !

Il s’habilla et sortit sans ajouter un mot.

— Il souffre ! soupira la mère.

— Sais-tu, répondit Pavel, tu as bien fait de le tutoyer, d’être douce avec lui…

Elle lui jeta un regard étonné et dit, après un instant de réflexion :

— Mais je n’ai pas même remarqué que je l’avais tutoyé… c’est tout à fait par hasard… Il m’est devenu tellement proche… je ne puis dire combien !

— Tu as un bon cœur, maman !

— Tant mieux, si c’est vrai ! Si seulement je pouvais vous aider… toi… et tous les autres ! Si je savais…

— N’aie pas peur, tu sauras !…

Elle se mit à rire doucement.

— Voilà ce que je ne sais pas, ne pas avoir peur ! Merci pour ton compliment, mon garçon !

— C’est bon, maman ! N’en parlons pas ! Sache-le bien, je t’aime et te remercie profondément…

Elle s’en alla dans la cuisine pour ne pas le troubler par ses larmes.

Le Petit-Russien rentra tard ; il était fatigué ; il se coucha aussitôt en disant :

— Je crois bien que j’ai fait dix kilomètres…

— Ça va mieux ? demanda Pavel.

— Je ne sais pas… Ne fais pas de bruit, je veux dormir.

Quelque temps après, Vessoftchikov arriva sale, déguenillé et mécontent, comme toujours.

— Tu ne sais pas qui a tué Isaïe ? demanda-t-il à Pavel, en allant et venant gauchement dans la chambre.

— Non ! fit Pavel.

— Il s’est trouvé un homme qui n’a pas trouvé cette besogne trop dégoûtante. Et moi qui me disposais à l’étrangler ! C’était l’affaire qui me convenait le mieux !

— Ne dis pas des choses pareilles, camarade ! reprit Pavel avec amitié.

— C’est vrai cela ! continua la mère d’un ton affectueux. Tu es bon et tu as toujours des mots cruels… Pourquoi donc ?

En ce moment, il lui était agréable de voir le jeune homme ; son visage grêlé lui paraissait même beau ; elle éprouvait pour lui plus de pitié que jamais.

— Je ne suis bon à rien, excepté à des machines de ce genre, répliqua le grêlé d’une voix sourde en haussant les épaules. Je me demande constamment où est ma place. Je ne la trouve pas. Il faut parler avec les gens ; moi, je ne sais pas… Je vois tout… je sens toutes les humiliations des hommes… et je ne peux pas les exprimer… J’ai une âme muette…

Il s’approcha de Pavel ; la tête baissée, il grattait la table du doigt. La voix plaintive, triste, comme enfantine et qui ne lui ressemblait pas du tout, il demanda :

— Frères, donnez-moi une besogne pénible, n’importe laquelle. Je ne puis pas vivre ainsi sans rien faire… Vous travaillez tous pour la cause, et je vois qu’elle se développe… Mais moi, je reste à l’écart… Je charrie des poutres, des planches… Peut-on vivre ainsi ? Donnez-moi quelque chose de difficile à accomplir.

Pavel le prit par la main et l’attira à lui :

— Nous penserons à toi !

La voix du Petit-Russien résonna derrière la cloison :

— Je t’apprendrai à distinguer les caractères d’imprimerie et tu seras un de nos compositeurs, veux-tu ?

Vessoftchikov s’approcha de lui en disant :

— Si tu me l’apprends, je te donnerai un couteau…

— Va-t-en au diable avec ton couteau ! cria le Petit-Russien.

— Un bon couteau ! insista le grêlé.

André et Pavel se mirent à rire. Vessoftchikov s’arrêta au milieu de la pièce et demanda :

— C’est de moi que vous vous moquez ?

— Mais oui ! s’écria le Petit-Russien en sautant à bas de son lit… Si nous allions nous promener dans les champs ?… la nuit est belle… la lune brille… Venez-vous ?

— Oui, dit Pavel.

— Et moi aussi ! déclara le jeune homme. J’aime t’entendre rire, Petit-Russien !

— Et moi j’aime quand tu me promets des cadeaux, ajouta André en souriant.

Pendant qu’il s’habillait, la mère marmotta :

— Habille-toi plus chaudement.

Lorsque les trois camarades furent sortis, elle les suivit du regard, jeta un coup d’œil sur les images saintes et dit à voix basse :

— Seigneur ! viens-leur en aide !…