La Mère (Gorki)/1/29

La bibliothèque libre.
La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 179-183).
◄  XXVIII
XXX  ►

XXIX


La mère aperçut au bout de la rue une petite muraille grise et basse, composée de gens sans visage et qui barraient l’entrée de la place. À l’épaule de chacun d’eux brillaient de minces bandes d’acier aigu. Et, cette muraille silencieuse et immobile répandait comme un froid sur la foule ; Pélaguée en fut glacée jusqu’au cœur.

Elle se dirigea du côté où ceux qu’elle connaissait et qui étaient en avant se fondaient avec les inconnus, comme pour s’appuyer sur eux. Elle poussa du flanc un homme de haute taille, rasé et borgne ; il tourna vivement la tête pour la voir.

— Que veux-tu ? Qui es-tu ? demanda-t-il.

— La mère de Pavel Vlassov ! répondit-elle ; elle sentait que ses jambes fléchissaient et que sa lèvre inférieure s’abaissait.

— Ah ! dit le borgne.

— Camarades ! continuait Pavel. La vie tout entière est en avant de nous. Nous n’avons pas d’autre chemin. Chantons !

Un silence angoissant plana. Le drapeau s’éleva, se balança et, flottant au-dessus des têtes, se dirigea vers le mur gris des soldats. La mère frémit, ferma les yeux et poussa un gémissement : quatre personnes seulement s’étaient détachées de la foule, et c’étaient Pavel, André, Samoïlov et Mazine. Soudain, la voix claire de Fédia Mazine s’éleva dans l’air, tremblante et lente :

— Vous êtes tombés victimes ! entonna-t-il.

— Dans la lutte fatale ! continuèrent deux voix épaisses et assourdies, comme deux soupirs pénibles. Les gens firent quelques pas en avant, marchant au rythme de la mélodie. Et un nouveau chant vibra, déterminé et créateur de résolutions.

— Vous avez sacrifié votre vie ! chanta Fédia dont la voix s’allongeait comme un ruban bigarré.

— Pour la liberté ! reprenaient les camarades en chœur.

— Ah ! vous commencez à chanter le Requiem, fils de chiens ! cria quelqu’un d’une voix malveillante.

— Battez-les ! répliqua une autre voix rageuse.

La mère passa ses deux mains sur sa poitrine ; elle se retourna et vit que la foule, qui remplissait auparavant la rue d’une masse compacte, stationnait maintenant indécise, et regardait se détacher d’elle ceux qui entouraient l’étendard. Ils furent suivis par une dizaine de personnes ; à chaque pas en avant, quelqu’un bondissait de côté comme si le milieu de la rue eût été incandescent et qu’il brûlât les semelles.

— L’arbitraire tombera… prophétisait le chant, sur les lèvres de Fédia.

— Et le peuple se lèvera ! lui répondit un chœur de voix puissantes, énergiques et menaçantes.

Mais des paroles chuchotées se faisaient jour au travers du courant harmonieux.

Des mots brefs retentirent :

— Croisez baïonnette !

Les baïonnettes se tordirent en l’air, puis s’abaissèrent et s’allongèrent dans la direction du drapeau, comme avec un sourire rusé.

— Marche !

— Les voilà partis ! dit le borgne en enfonçant les mains dans ses poches, et en s’éloignant à grandes enjambées…

La muraille grise s’ébranla et, occupant toute la largeur de la rue, avança froidement, à pas égaux, poussant devant elle le râteau des pointes d’acier étincelantes comme de l’argent. Pélaguée se rapprocha alors de Pavel ; elle vit André se placer devant son fils et le protéger de son long corps.

— À côté de moi, camarade ! cria Pavel d’un ton tranchant.

André chantait, les mains croisées derrière le dos, la tête haute, Pavel le poussa de l’épaule en clamant de nouveau :

— À côté de moi ! Tu n’as pas le droit de te tenir là ! C’est le drapeau qui doit être le premier.

— Dis… per… sez-vous ! cria un petit officier d’une voix aigrelette, en agitant un sabre rutilant. À chaque pas, il frappait le sol du talon avec rage, sans plier les genoux. Les yeux de la mère furent attirés par ses bottes reluisantes.

À côté de lui et un peu en arrière, marchait lourdement un homme rasé, de grande taille, à l’épaisse moustache blanche ; il était vêtu d’un long manteau gris doublé de rouge ; des bandes jaunes ornaient ses larges pantalons. Comme le Petit-Russien, il croisait les mains derrière le dos ; ses épais sourcils blancs étaient relevés, il regardait Pavel.

La mère voyait toutes ces choses ; en elle, un cri se figeait, prêt à s’arracher à chaque soupir ; ce cri l’étouffait, mais elle le retenait, sans savoir pourquoi, en comprimant sa poitrine des deux mains. Bousculée de tous côtés, elle chancelait et continuait à avancer, sans pensée, presque sans conscience. Elle sentait que derrière elle, le nombre des gens diminuait sans cesse, une vague glacée venait au devant d’eux et les dispersait.

Les jeunes gens du drapeau rouge et la chaîne compacte des hommes gris se rapprochaient toujours ; on distinguait nettement le visage des soldats : large de toute la largeur de la rue, il était monstrueusement aplati en une bande étroite d’un jaune sale. Des yeux de couleurs diverses y étaient découpés de manière inégale ; et les baïonnettes minces et pointues brillaient d’un éclat cruel. Dirigées contre les poitrines, elles détachaient les gens de la foule, les uns après les autres, et les éparpillaient sans même les toucher.

Pélaguée entendait le piétinement de ceux qui s’enfuyaient. Des voix criaient, inquiètes, étouffées :

— Sauve qui peut, camarades !

— Viens, Vlassov !

— En arrière, Pavel !

— Jette-moi le drapeau, Pavel ! dit Vessoftchikov d’un air sombre. Donne-le, je le cacherai…

Il saisit la hampe, le drapeau vacilla.

— Laisse-le ! cria Pavel.

Le grêlé retira sa main comme si on l’avait brûlé. Le chant s’était éteint. Les jeunes gens s’arrêtèrent, entourant Pavel d’un cercle compact qu’il parvint à franchir. Le silence se fit tout d’un coup, brusquement, et enveloppa le groupe.

Sous l’étendard, il y avait une vingtaine d’hommes, pas plus ; mais ils tenaient bon. La mère tremblait pour eux ; elle souhaitait vaguement de pouvoir leur dire on ne savait quoi.

— Lieutenant… prenez-lui donc cela ! fit la voix mesurée du grand vieillard.

Et, tendant la main, il désigna le drapeau.

Le petit officier accourut ; il saisit la hampe en criant d’une voix perçante :

— Donne !

— Non ! À bas les opprimeurs du peuple !…

L’étendard rouge tremblait en l’air ; il se penchait tantôt à droite, tantôt à gauche, puis il se redressait. Vessoftchikov passa devant la mère avec une rapidité qu’elle ne lui connaissait pas, le bras tendu, le poing serré.

— Saisissez-les ! grogna le vieillard en frappant du pied.

Quelques soldats s’élancèrent. L’un d’eux brandit sa crosse ; l’étendard frissonna, se pencha et disparut dans le groupe grisâtre des soldats.

— Hé ! soupira tristement une voix.

La mère poussa un cri, un hurlement qui n’avait plus rien d’humain. La voix nette de Pavel lui répondit, du milieu des soldats :

— Au revoir, maman ! au revoir, ma chérie !

— Il est vivant ! Il s’est souvenu de moi !

Ces deux pensées lui frappèrent le cœur.

— Au revoir, ma petite mère !

Pélaguée se dressa sur la pointe des pieds en agitant les bras. Elle voulait voir son fils et son camarade : elle aperçut au-dessus des têtes des soldats, le visage rond d’André ; il lui souriait, il la saluait.

— Mes chéris… mes enfants… André ! Pavel ! cria-t-elle.

— Au revoir, camarades !

On leur répondit à plusieurs reprises, mais sans unanimité ; les voix venaient des fenêtres, des toits, d’on ne sait où.