La Mère (Gorki)/1/30

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 183-187).
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XXX


Quelqu’un poussa la mère à la poitrine. Au travers du brouillard qui voilait ses yeux, elle vit devant elle le petit officier ; il avait les traits rouges et tendus, il cria :

— Va-t’en, la vieille !

Elle le toisa du regard, aperçut à ses pieds la hampe du drapeau brisée en deux : à l’un des tronçons pendait un petit morceau d’étoffe rouge. La mère se baissa pour le ramasser. L’officier lui arracha le bâton des mains, le lança à terre, et cria en frappant du pied :

— Va-t-en, te dis-je !

— Lève-toi, lève-toi, peuple opprimé !

Du milieu des soldats, un chant résonna soudain :

Tout tourbillonna, chancela et frémit. Dans l’air, un bruit sourd tremblait, pareil à celui des fils télégraphiques. L’officier revint au galop, et glapit :

— Faites-les taire ! Kraïnov…

Chancelante, la mère ramassa le débris de hampe que le lieutenant avait jeté, et l’éleva de nouveau.

— Fermez-leur la bouche !…

La chanson s’embrouilla, s’entrecoupa ; puis elle se déchira et se tut. Quelqu’un saisit la mère par l’épaule, lui fit faire demi-tour et la poussa dans le dos.

— Va-t-en ! va-t-en !

— Balayez la rue ! cria l’officier.

À dix pas devant elle, Pélaguée distingua de nouveau une foule compacte. Les gens hurlaient, grognaient, sifflaient, reculant lentement et se répandant dans les cours voisines.

— Va-t-en au diable ! cria dans l’oreille de la mère un jeune soldat moustachu, et il la poussa sur le trottoir. Elle marchait appuyée sur la hampe pour ne pas tomber, car ses genoux fléchissaient, elle s’accrochait de l’autre main aux murs et aux palissades. Devant elle, les manifestants reculaient toujours, derrière elle et à ses côtés les soldats avançaient et criaient de temps à autre :

— Va-t’en, va-t’en !

Ils la dépassèrent ; elle s’arrêta et regarda autour d’elle. Au bout de la rue, en un cordon espacé, la force armée empêchait les gens d’arriver à la place, vide maintenant. En avant, des silhouettes grises marchaient sans hâte sur la foule.

Pélaguée voulut revenir sur ses pas, mais, sans s’en rendre compte elle continua à avancer ; arrivée à une petite ruelle étroite et déserte, elle s’y engagea… Là, elle s’arrêta de nouveau. Elle soupira profondément et prêta l’oreille. Quelque part, là-bas, la foule grondait.

Toujours appuyée sur la hampe, elle se remit en marche, en remuant les sourcils. Soudain, elle s’anima, les lèvres frémissantes, elle agita la main. Pareilles à des étincelles, on ne sait quelles paroles éclatèrent dans son cœur et s’y pressèrent, la brûlant du désir de les crier.

La ruelle tournait brusquement à gauche ; au coin, la mère vit un groupe compact de gens ; quelqu’un disait avec force :

— Ce n’est pas par insolence qu’ils bravent les baïonnettes, frères !

— Avez-vous vu cela, hein ? Les soldats marchaient sur eux, et ils ne bougeaient pas ! Et ils restaient là, sans peur !…

— Oui…

— Quel gaillard, ce Pavel Vlassov ?

— Et le Petit-Russien !

— Les bras derrière le dos, et il souriait, ce diable !

— Mes amis ! bonnes gens ! cria la mère en pénétrant dans la foule.

On s’écartait devant elle avec déférence. Quelqu’un dit en riant :

— Voyez, elle a le drapeau ! elle a le drapeau à la main !

— Tais-toi ! répondit une voix avec sévérité.

La mère étendit les bras en un large geste.

— Écoutez, au nom de Jésus ! Vous êtes tous des nôtres… vous êtes tous des gens sincères… ouvrez les yeux… regardez sans crainte… que s’est-il passé ? Nos enfants se lèvent paisiblement… Nos enfants, notre sang, se lèvent au nom de la vérité… ils frayent loyalement la route pour arriver à une nouvelle voie, une voie large et directe destinée à tous… Pour vous tous, pour vos enfants, ils ont entrepris une croisade…

Son cœur se brisait, sa poitrine était embarrassée, sa gorge sèche et enflammée. Au plus profond d’elle-même naissaient des paroles d’un immense amour qui embrassait tout et tous, elles brûlaient sa langue et la faisaient mouvoir avec une force croissante.

Elle voyait qu’on l’écoutait ; tous se taisaient ; la mère comprenait qu’ils réfléchissaient ; un désir dont elle avait nettement conscience maintenant s’éveillait en elle : celui d’entraîner ceux qui l’entouraient, là-bas, vers André, vers Pavel, vers les camarades qu’on avait laissé prendre par les soldats, qu’on avait laissés seuls et dont on s’était éloigné.

Elle reprit avec une force atténuée, en promenant son regard sur les visages attentifs et sombres :

— Nos enfants s’en vont par le monde vers la joie ; au nom de tous et au nom de la vérité du Christ, ils marchent contre toutes les choses au moyen desquelles les méchants, les trompeurs, les rapaces nous enchaînent, nous étranglent et nous retiennent prisonniers. Mes amis ! c’est pour le peuple, pour le monde entier, pour tous les opprimés, que notre jeunesse, notre sang, se sont soulevés… Ne les abandonnez donc pas, ne les reniez pas, ne laissez pas vos enfants suivre leur voie solitairement !… Ayez pitié de vous-mêmes… aimez-les… comprenez ces cœurs d’enfants… ayez confiance en eux !

Sa voix se brisa, elle chancela, épuisée ; quelqu’un la soutint par le bras…

— C’est Dieu qui l’inspire ! cria une voix sourde et agitée, c’est Dieu qui l’inspire, bonnes gens. Écoutez-la !

Un autre la plaignit.

— Hé ! elle se tue…

— Ce n’est pas elle qu’elle tue, c’est nous autres imbéciles, qu’elle frappe, comprends-le !

Une voix aiguë et anxieuse s’éleva au-dessus de la foule :

— Chrétiens ! Mon Mitia… cette âme pure… qu’a-t-il fait ? Il a suivi ses camarades… ses camarades bien-aimés… Elle a raison… pourquoi abandonnons-nous nos enfants ? Quel mal ont-ils fait ?

Ces paroles firent trembler la mère ; elle leur répondit par de douces larmes.

— Rentre chez toi, Pélaguée. Va, mère ! tu es harassée ! dit Sizov d’une voix forte.

Il était sale, la barbe tout ébouriffée. Soudain, il fronça le sourcil, promena un regard sévère sur la foule, se redressa de toute sa hauteur, et dit d’une voix nette :

— Mon fils Matwéï a été écrasé à la fabrique, vous le savez. Mais s’il était vivant, je l’aurais moi-même envoyé se mettre dans les rangs de ceux-là… je lui aurais dit : Vas-y aussi, Matwéï, va, car c’est une cause juste, une cause sainte !

Il s’interrompit, les gens gardèrent le silence ; ils étaient envahis par la sensation d’on ne sait quoi de grand et de nouveau qui ne les effrayait déjà plus. Sizov leva le bras, l’agita et reprit :

— C’est un vieillard qui parle… Vous me connaissez tous ! Il y a trente-neuf ans que je travaille ici… Il y a cinquante-sept ans que je vis sur la terre. Mon neveu, un brave garçon, intelligent et honnête, a de nouveau été arrêté aujourd’hui… Il était aussi en avant, avec Vlassov, à côté du drapeau.

Son visage se crispa ; il continua en prenant la main de la mère :

— Cette femme a dit vrai… Les enfants veulent vivre dans l’honneur, selon la raison, et nous, nous les avons abandonnés… oui, nous les avons abandonnés. Rentre chez toi, Pélaguée !

— Mes amis, c’est pour nos enfants qu’est la vie, la terre est pour eux ! dit la mère en regardant la foule avec ses yeux rougis de larmes.

— Va chez toi, Pélaguée ! Tiens, prends ton bâton ! fit Sizov en lui tendant le débris de hampe.

On considérait la mère avec une tristesse respectueuse, une rumeur de compassion la suivait. Sans mot dire, Sizov lui frayait un passage, les gens s’écartaient sans récriminer et, obéissant à une force inexplicable, ils la suivaient lentement, échangeant à voix basse des paroles brèves.

Près de la porte de la maison, la mère se tourna vers eux, et, s’appuyant au tronçon de hampe, elle s’écria d’une voix pleine de reconnaissance :

— Merci à vous tous !

Et, de nouveau, se souvenant de sa pensée, de cette pensée nouveau-née dans son cœur, elle ajouta :

— Notre Seigneur Jésus-Christ ne serait pas venu dans le monde si les gens ne périssaient pas pour sa gloire.

La foule la regarda silencieusement. Elle fit un geste de la main et rentra chez elle avec Sizov. Les gens restés à la porte échangèrent encore quelques réflexions, puis ils s’en allèrent sans se hâter.