La Mère (Gorki)/2/10

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 255-258).
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X


La mère passa la journée du lendemain à organiser l’enterrement de Iégor. Le soir, tandis qu’elle prenait le thé avec Nicolas et Sophie, Sachenka survint, étonnamment bruyante et animée… Elle avait les joues rouges, ses yeux étincelaient ; il sembla à la mère que la jeune fille était pleine d’une espérance joyeuse. Cet état d’esprit rayonnant fit une irruption bruyante et tumultueuse dans le mélancolique courant des souvenirs sans s’y mêler ; c’était comme une clarté vive éclatant soudain dans les ténèbres et qui troublait le petit cercle. Nicolas dit en frappant pensivement sur la table :

— Vous êtes toute transformée aujourd’hui, Sachenka !…

— Vraiment ? Peut-être bien ! répondit-elle avec un petit rire heureux.

La mère la regarda avec un muet reproche. Sophie observa en accentuant les mots :

— Nous parlions de Iégor…

— Quel brave homme, n’est-ce pas ? s’écria Sachenka. Je l’ai toujours vu le sourire et la plaisanterie aux lèvres… Il travaillait si bien ! C’était un artiste de la révolution ; il possédait la pensée révolutionnaire, comme un grand maître ! Avec quelle simplicité et quelle force il décrivait l’homme du mensonge, de l’injustice, de la violence !… Je lui dois beaucoup.

Elle parlait à mi-voix, les yeux pleins d’un sourire pensif, qui n’éteignait pas dans son regard le feu d’allégresse si visible et que personne ne comprenait. Il arrive quelquefois qu’on se délecte d’un chagrin, qu’on s’en fait un jouet torturant qui ronge le cœur. Nicolas, Sophie et la mère ne voulaient pas laisser leur tristesse se dissiper ni s’abandonner au sentiment d’allégresse qu’apportait Sachenka ; sans en avoir conscience, ils défendaient leur mélancolique droit de se nourrir de leur douleur, ils essayaient de faire entrer la jeune fille dans le cercle de leurs préoccupations…

— Et voilà qu’il est mort ! insista Sophie en regardant Sachenka avec attention.

La jeune fille promena un regard interrogateur sur les assistants et baissa la tête.

— Il est mort ? répéta-t-elle à haute voix. Il m’est difficile de me résigner à ce fait…

Elle marcha de long en large dans la pièce, puis, s’arrêtant soudain, elle reprit d’une voix bizarre :

— Que signifie cela : « Il est mort ? » Qui est-ce qui est mort ? Mon estime pour Iégor, mon amour pour ce camarade, le souvenir de l’œuvre de sa pensée, tout cela est-il mort ? L’idée que je m’en faisais, celle d’un homme courageux et loyal s’est-elle donc anéantie ? Tout cela est-il mort ? Pour moi, tout cela, le meilleur de lui-même ne mourra jamais… je le sais… Il me semble que nous nous hâtons trop de dire d’un homme qu’il est mort ! Ses lèvres sont mortes, mais ses paroles vivent dans le cœur des vivants.

Tout émue, elle s’assit de nouveau, s’accouda à la table et continua plus doucement :

— Je dis peut-être des bêtises, mais voyez-vous, camarades, je crois en l’immortalité des braves gens…

— Il vous est arrivé quelque chose d’heureux ? demanda Sophie en souriant.

— Oui ! répondit Sachenka en hochant la tête. Quelque chose de très heureux, je crois ! J’ai parlé toute la nuit avec Vessoftchikov… Je ne l’aimais pas auparavant, il me paraissait trop grossier, trop ignorant… C’était vrai, d’ailleurs… Il y avait en lui une rudesse, une irritation vague et continuelle envers tout le monde ; il se plaçait toujours au centre de tout avec une insistance fatigante et parlait sans cesse de lui-même. Il y avait là quelque chose d’énervant, de vil…

Elle sourit et promena autour d’elle un regard rayonnant :

— Maintenant, il parle de ses « camarades ». Et il faut l’entendre prononcer ce mot… avec un amour si tendre, si doux qu’on ne le peut rendre comme lui ! Il s’est trouvé lui-même, il voit sa force, il sait ce qui lui manque… et surtout le vrai sentiment de camaraderie est né en lui, un immense amour qui va en souriant au-devant de tout ce qui est pénible dans la vie.

Pélaguée écoutait Sachenka, ravie de voir la joie de la jeune fille, si morose d’habitude. Mais, en même temps, une pensée de jalousie se faisait jour au tréfonds de son âme : « Et Pavel, que devient-il là-dedans ? »

— Il ne pense qu’à ses camarades, continua Sachenka, et savez-vous ce qu’il me persuade de faire ? D’organiser l’évasion de ses compagnons… oui ! Il dit que c’est très facile.

Sophie leva la tête, et dit d’un ton animé :

— Qu’en pensez-vous, Sachenka ? C’est une bonne idée !

La tasse de thé que tenait la mère se mit à trembler, elle la plaça sur la table. Sachenka fronça le sourcil et, réprimant son excitation, se tut un instant, puis d’une voix sérieuse, mais avec un sourire radieux, elle reprit en hésitant :

— C’est sûr que si les choses sont vraiment comme il le dit… nous devons essayer… c’est notre devoir.

Elle rougit, se laissa tomber sur une chaise et se tut.

« Ma chérie ! ma chérie » pensa la mère en souriant. Sophie sourit aussi ; Nicolas eut un petit rire et considéra la jeune fille avec bonté. Alors Sachenka releva la tête, jeta un regard sévère autour d’elle ; pâle, les yeux étincelants, elle dit d’un ton sec :

— Vous riez… je comprends pourquoi. Vous pensez que je suis personnellement intéressée à la réussite de l’évasion, n’est-ce pas ?

— Pourquoi donc, Sachenka ? demanda hypocritement Sophie.

Elle se leva et s’approcha de la jeune fille. La mère trouva la question oiseuse, humiliante pour Sachenka ; elle soupira et regarda Sophie d’un air de reproche.

— Mais je ne veux pas m’en occuper ! s’écria Sachenka. Je ne veux pas prendre part à la discussion, si vous considérez ce projet…

— Taisez-vous, Sachenka ! dit tranquillement Nicolas.

La mère alla vers la jeune fille et lui caressa doucement les cheveux. Sachenka s’empara de la main de Pélaguée, et, levant son visage où le sang affluait, la regarda avec confusion. Sophie prit une chaise, s’assit à côté de Sachenka, lui entoura les épaules avec son bras, et lui dit en la fixant avec un sourire curieux :

— Que vous êtes bizarre !…

— Oui, je crois que je viens de parler bêtement… mais je n’aime pas les ombres…

Nicolas l’interrompit, en disant d’un ton grave et affairé :

— Si l’évasion est possible, il faut l’organiser, il n’y a pas d’hésitation possible !… Mais avant tout, il faut savoir si les camarades emprisonnés sont d’accord…

Sachenka baissa la tête.

— Comme s’ils pouvaient ne pas consentir ! dit la mère en soupirant. Seulement, je ne crois pas que ce soit possible…

Ses compagnons gardèrent le silence.

— Il faut que je voie Vessoftchikov, dit Sophie.

— Bien ! Je vous dirai demain où et quand vous pourrez le rencontrer, répondit Sachenka à mi-voix.

Nicolas s’approcha de la mère, qui lavait les tasses et lui dit :

— Vous allez à la prison après-demain… il faudra faire passer un billet à Pavel. Vous comprenez, il faut savoir…

— Je comprends, je comprends ! répliqua vivement la mère. Je le lui remettrai…

— Je m’en vais ! déclara Sachenka ; et, après avoir serré vigoureusement la main de ses camarades, elle partit sans mot dire…

Sophie posa la main sur l’épaule de la mère et lui demanda avec un sourire :

— Vous aimeriez avoir une fille pareille, Pélaguée ?

— Ô Dieu ! Si je pouvais les voir ensemble, ne fût-ce qu’un seul jour ! s’écria la mère, prête à pleurer.

— Oui… il est bon pour chacun d’avoir un peu de bonheur… Quand notre bonheur est trop grand, il est aussi de qualité inférieure…

Sophie s’assit au piano, et se mit à jouer un air mélancolique.