La Mère (Gorki)/2/11

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 258-265).
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XI


Le lendemain matin, quelques dizaines d’hommes et de femmes se tenaient à la grille de l’hôpital, attendant qu’on sortît le cercueil de leur camarade. Autour d’eux rôdaient avec précaution des espions qui saisissaient chaque exclamation, gravaient dans leur mémoire les visages, les gestes, les paroles ; sur l’autre trottoir, il y avait un groupe d’agents de police, le revolver au ceinturon. L’impudence des espions, les sourires ironiques des policiers, qui mettaient de l’ostentation à montrer leur force, irritaient la foule. Les uns cachaient leur colère et plaisantaient, d’autres regardaient à terre d’un air morne pour ne pas voir ce spectacle outrageant ; d’autres encore, incapables de contenir leur fureur, se moquaient de l’administration qui avait peur de gens armés de leurs seules paroles. Un ciel d’automne, bleu et pâle, éclairait la rue pavée de pierres rondes et grises, parsemée de feuilles mortes que le vent soulevait et jetait sous les pieds des passants.

La mère était parmi la foule ; tout en comptant les visages connus, elle se disait avec tristesse :

— Vous n’êtes pas nombreux… vous n’êtes pas nombreux…

La grille s’ouvrit. On porta dans la rue le couvercle du cercueil orné de couronnes à rubans rouges. Silencieux, les hommes enlevèrent leur chapeau tous ensemble : on aurait dit une volée d’oiseaux noirs se levant sur les têtes. Un officier de police, de haute taille, à l’épaisse moustache foncée barrant un visage écarlate, entouré d’agents et de soldats, s’élança dans la foule, bousculant les gens sans cérémonie, et s’écria d’une voix enrouée et autoritaire :

— Je vous prie d’enlever les rubans !

Les hommes et les femmes l’entourèrent en un cercle compact, parlant tous à la fois, gesticulant, s’écartant mutuellement. Devant les yeux troublés de la mère, s’agitèrent confusément des visages pâles et excités, dont les lèvres tremblaient ; de grosses larmes d’humiliation coulèrent sur les joues d’une femme…

— À bas la violence ! s’écria une voix juvénile, qui mourut solitaire dans le bruit de la discussion.

Dans son cœur, la mère sentait bouillonner l’amertume ; elle s’adressa à son voisin, jeune homme pauvrement vêtu, et lui dit :

— On ne permet pas même aux gens d’enterrer un camarade comme ils l’entendent !…

L’hostilité grandissait, le couvercle du cercueil vacillait au-dessus des têtes ; le vent jouait avec les rubans, enveloppait les têtes et les visages ; on entendait le claquement nerveux et sec de la soie.

La mère, envahie par la terreur froide d’une mêlée possible, adressait à mi-voix à ses voisins des phrases rapides :

— Qu’importe !… puisqu’il en est ainsi… il faut enlever les rubans… il faut céder… À quoi bon ?

Une voix âpre et sonore retentit, recouvrant le tumulte :

— Nous exigeons qu’on nous laisse accompagner à sa dernière demeure un camarade que vous avez torturé…

Quelqu’un, une jeune fille sans doute, entonna d’une voix aiguë et grêle :

Vous êtes tombés victimes, dans la lutte…

— Je vous prie d’enlever les rubans ! Jakovlef, coupe-les !

On entendit le cliquetis d’un sabre retiré du fourreau. La mère ferma les yeux, s’attendant à un cri. Mais le bruit s’apaisa ; les gens grommelaient, montraient les dents comme des loups traqués. Puis, la tête baissée, silencieux, écrasés par le sentiment de leur impuissance, ils se mirent en marche, remplissant la rue du bruit de leurs pas.

En avant, le couvercle du cercueil dépouillé planait en l’air, avec les couronnes fripées ; les agents de police venaient ensuite, se balançant de côté et d’autre sur leurs chevaux. La mère marchait sur le trottoir ; elle ne pouvait apercevoir le cercueil, à cause de la foule qui l’entourait ; le nombre des manifestants augmentait sans cesse, ils occupaient toute la largeur de la chaussée. Derrière la foule, se dressaient les silhouettes égales et grises des cavaliers ; de chaque côté, les agents de police, la main à la poignée du sabre ; et partout la mère voyait des visages d’espions, dont les yeux perçants scrutaient les physionomies.

— Adieu, camarade, adieu ! chantèrent doucement deux belles voix.

— Silence ! cria quelqu’un. Taisons-nous, amis ! Taisons-nous pour le moment !

Il y avait dans cette exclamation tant de rudesse, suggestive d’avertissements menaçants, que la foule obéit. Le chant funèbre s’interrompit, le bruit des voix s’apaisa ; seuls les pas assourdis résonnaient, faisaient une rumeur qui s’élevait par-dessus les têtes, s’envolait dans le ciel transparent, ébranlait l’air comme l’écho du premier grondement de tonnerre d’un orage encore lointain. Le vent toujours plus froid jetait avec animosité aux visages la poussière et la boue, gonflait les robes, s’embarrassait dans les jambes, frappait les poitrines…

Ces funérailles silencieuses, sans prêtres, ni chants funèbres, ces visages pensifs aux sourcils froncés, ce bruit de pas décidés, tout cela faisait naître en la mère un sentiment d’angoisse poignante ; sa pensée tournoyait lentement, revêtait ses impressions de paroles mélancoliques :

— Vous n’êtes pas nombreux… lutteurs pour la liberté, vous n’êtes pas nombreux ! Et pourtant on a peur de vous !

Il lui semblait que ce n’était pas le Iégor qu’elle connaissait qu’on enterrait, mais une chose coutumière, qui lui était proche et indispensable. Un sentiment âpre et inquiétant envahissait son cœur : elle n’était pas d’accord avec ceux qui accompagnaient Iégor.

— Je le sais bien, pensa-t-elle, Iégor ne croyait pas en Dieu, et tous ceux-là non plus…

Mais elle ne parvenait pas à achever sa pensée, et elle soupirait, comme pour débarrasser son âme d’un fardeau :

— Ô Seigneur ! ô Seigneur !… Jésus-Christ… Est-il possible que, moi aussi, on m’enterre ainsi ?…

On arriva au cimetière. Longtemps on fit des détours entre les tombes jusqu’à ce qu’on fût parvenu à un emplacement vide, parsemé de petites croix blanches. La foule se groupa autour d’une fosse et le silence se fit. Et cet austère silence des vivants au milieu des tombeaux présageait quelque chose de terrible, qui fit tressaillir le cœur de la mère. Elle se figea dans l’attente. Entre les croix le vent sifflait et hurlait ; sur le cercueil des fleurs flétries palpitaient tristement…

Les hommes de la police, aux aguets, s’étaient alignés et suivaient leur chef de l’œil. Un grand jeune homme, tête nue, pâle, aux sourcils noirs, aux longs cheveux noirs aussi, se plaça près de la fosse. Au même instant résonna la voix enrouée de l’officier de police.

— Messieurs !

— Camarades ! commença le grand jeune homme d’une voix forte et sonore.

— Permettez ! cria l’officier… Je vous déclare que je n’autorise aucun discours…

— Je ne dirai que quelques mots ! répondit paisiblement le jeune homme : Camarades ! Jurons sur la tombe de notre maître et ami, de ne jamais oublier ses enseignements, jurons que chacun de nous travaillera toute sa vie sans se lasser à anéantir la source de tous les maux de notre patrie, la force malfaisante qui l’oppresse, l’autocratie !

— Arrêtez-le ! cria l’officier. Mais sa voix fut couverte par une explosion d’exclamations :

— À bas l’autocratie !…

Écartant la foule à grands coups de coude, les agents de police se précipitèrent sur l’orateur étroitement entouré de toutes parts et qui criait :

— Vive la liberté ! Vivons et mourons pour elle !

La mère fut jetée de côté ; dans sa terreur, elle se cramponna à une croix et ferma les yeux dans l’attente du coup. Un tourbillon impétueux de sons discordants l’assourdit ; la terre vacilla sous ses pieds ; le vent et la terreur l’empêchaient de respirer. L’air était déchiré par les coups de sifflet des agents de police ; une rauque voix de commandement retentissait ; des femmes poussaient des cris hystériques ; le bois des clôtures craquait ; le lourd piétinement des gens sur le sol sec résonnait sourdement… Cela dura longtemps. Pélaguée ne pouvait plus tenir ses yeux fermés ; son épouvante était trop grande… Elle regarda autour d’elle et, avec une exclamation, elle se mit à courir, les bras tendus. Non loin de là, dans un étroit sentier, entre les tombes, les agents de police, cernant le grand jeune homme, se défendaient contre la foule qui les attaquait. Les lames nues étincelaient en l’air avec un éclat blanc et froid ; elles s’élevaient au-dessus des têtes et s’abaissaient rapidement. Des cannes, des débris de palissade se montraient et disparaissaient ; en un tourbillon sauvage les cris de la foule ameutée s’entrecroisaient ; on apercevait de temps en temps le visage pâle du grand jeune homme ; sa voix forte grondait au-dessus de la tempête des colères :

— Camarades ! Pourquoi vous sacrifiez-vous en vain ?

On lui obéit. Lançant au loin leurs gourdins, les gens s’écartèrent les uns après les autres ; la mère marchait toujours en avant, entraînée par une force invincible. Elle vit Nicolas, le chapeau sur la nuque, repousser les manifestants ivres de colère ; elle l’entendit leur faire des reproches.

— Vous êtes devenus fous !… Mais calmez-vous donc !

Il lui sembla qu’il avait une main toute rouge.

— Allez-vous-en, Nicolas ! cria-t-elle en s’élançant vers lui.

— Où courez-vous ? Vous allez recevoir des coups.

À côté d’elle, la prenant par l’épaule, elle aperçut Sophie, nu-tête, les cheveux épars, soutenant un jeune homme, un enfant presque, qui essuyait de la main son visage tuméfié et chuchotait de ses lèvres tremblantes :

— Laissez-moi… ce n’est rien !

— Occupez-vous de lui… conduisez-le à la maison, chez nous… Voilà un mouchoir… Bandez-lui la figure ! dit vivement Sophie.

Et mettant la main du jeune homme dans celle de la mère, elle s’enfuit avec un dernier conseil :

— Partez vite !… sinon vous serez arrêtés.

Les manifestants sortaient du cimetière par toutes les issues ; derrière eux, les agents de police marchaient pesamment entre les tombes ; s’embarrassant dans les pans de leur capote, ils juraient et brandissaient leurs sabres. Le jeune homme les suivait des yeux.

— Allons vite ! dit doucement la mère, et elle lui essuya le visage…

Il cracha du sang en marmottant :

— Ne vous inquiétez pas… je ne souffre pas… Il m’a frappé avec la poignée de son sabre… sur la figure et sur la tête… Et moi, je lui ai donné avec mon bâton… une fameuse volée… il a hurlé !

— Vite ! disait la mère, se dirigeant rapidement vers un petit guichet pratiqué dans la clôture du cimetière. Il semblait à Pélaguée que deux agents les attendaient derrière le mur, dissimulés dans les champs, et que dès qu’on les apercevrait, son compagnon et elle, ils se précipiteraient sur eux pour les frapper. Mais lorsque, après avoir ouvert la petite porte avec précaution, elle regarda la campagne toute revêtue du gris tissu du crépuscule automnal, le silence et la solitude qui y régnaient la calmèrent du coup.

— Attendez ! je vais vous bander le visage, proposa-t-elle.

— Mais non, je n’ai pas honte de mes blessures !

La mère pansa rapidement les plaies ; la vue du sang frais et vermeil la remplissait de pitié ; quand ses doigts en sentirent la chaude moiteur, un frisson de terreur la secoua. Puis elle conduisit le blessé à travers champs, sans mot dire, en le tenant par le bras. Il dégagea sa bouche du bandeau et dit avec un sourire dans la voix :

— Pourquoi me traînez-vous, camarade ? Je puis bien marcher seul…

Mais la mère sentait qu’il chancelait, que ses pieds vacillaient. D’une voix faiblissante, il lui parlait, la questionnait sans attendre ses réponses :

— Je m’appelle Ivan, je suis ferblantier… et vous… qui êtes-vous ? Nous étions trois dans le cercle de Iégor… trois ferblantiers ; en tout, nous étions onze ! Nous l’aimions beaucoup…

Dans une rue, la mère prit un fiacre, y fit monter Ivan et chuchota :

— Taisez-vous, maintenant.

Pour plus de sûreté, elle lui replaça le bandeau sur la bouche. Il porta la main à son visage, mais ne parvint pas à libérer ses lèvres ; sa main retomba sans force sur ses genoux. Néanmoins, il continuait à murmurer au travers du mouchoir :

— Je n’oublierai pas ces coups, mes bons amis de la police !… Avant Iégor, c’est un étudiant qui s’occupait de nous… il nous apprenait l’économie politique… Il était très sévère… et ennuyeux… on l’a arrêté…

La mère entoura Ivan de son bras et appuya sur sa poitrine la tête du jeune homme. Soudain, il s’alourdit et se tut. Glacée par la peur, la mère lançait des regards craintifs de tous côtés ; il lui semblait qu’à chaque coin de rue, un agent de police allait apparaître, saisir Ivan et le tuer.

— Il a bu ? demanda le cocher avec un sourire en se tournant sur son siège.

— Oui, plus que de raison ! répondit la mère en soupirant.

— C’est ton fils ?

— Oui, il est cordonnier… Moi, je suis cuisinière…

— C’est un métier pénible… oui !

Après avoir allongé un coup de fouet à son cheval, le cocher se tourna de nouveau et continua en baissant la voix :

— Tu sais, il y a eu une échauffourée au cimetière, tout à l’heure… On enterrait un de ces politiques, de ces hommes qui sont contre les autorités… qui ont des contestations avec les autorités… Et c’est ses amis qui l’accompagnaient… Alors ils se sont mis à crier : À bas les autorités, elles ruinent le peuple !… La police les a battus… On dit qu’il y en a qui sont morts… Mais la police aussi a reçu des coups…

Le cocher se tut et hocha la tête d’un air découragé, puis il reprit d’une voix bizarre :

— On dérange les morts… on réveille les cadavres…

La voiture bondissait sur les pavés en grinçant ; la tête d’Ivan roulait doucement sur la poitrine de la mère. Le cocher, tourné de leur côté, continua, pensif :

— Il y a de l’agitation dans le peuple… les désordres sortent de terre… oui ! Cette nuit, les gendarmes sont venus chez des voisins, ils ont fait on ne sait quoi jusqu’au matin et puis, quand ils sont partis, ils ont pris avec eux un forgeron… On dit qu’on le conduira une de ces nuits au bord de la rivière et qu’on le noiera en secret. Et pourtant, c’était un homme intelligent, ce forgeron…

— Comment s’appelle-t-il ? demanda la mère.

— Le forgeron ? Savyl, son surnom est Evtchenko. Il est tout jeune, mais il comprenait déjà beaucoup de choses, et il est défendu de comprendre, à ce qu’il paraît… Il venait parfois à notre station de voitures et disait : Quelle vie vous avez, vous autres, cochers !

— C’est vrai, disions-nous, notre vie est pire que celle des chiens, oui !

— Arrête ! dit la mère.

Le soubresaut fit revenir Ivan à lui ; il se mit à gémir faiblement.

— Il est bien malade, ce garçon ! observa le cocher…

Tout chancelant, Ivan traversa la cour, mettant avec difficulté un pied devant l’autre, il disait :

— Ce n’est rien… je puis marcher…