La Mère (Gorki)/2/13

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 271-390).
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XIII


À midi, elle était au greffe de la prison ; les yeux troublés, elle examinait le visage barbu de Pavel, assis en face d’elle, guettant le moment où elle pourrait lui remettre le billet fortement serré entre ses doigts.

— Je suis bien portant ainsi que tous les autres ! dit Pavel à mi-voix. Et toi, comment vas-tu ?

— Très bien ! Iégor est mort ! répondit-elle machinalement.

— Vraiment ! s’écria Pavel en baissant la tête.

— La police est venue à l’enterrement, il y a eu une bagarre, on a arrêté quelqu’un, continua-t-elle avec simplicité.

Le sous-directeur de la prison fit claquer ses lèvres minces avec énervement et grommela en se levant :

— Ne parlez pas de cela… c’est interdit… vous le savez bien ! Il est défendu de parler de politique… oh ! mon Dieu !

La mère se leva aussi et déclara d’un ton innocent, comme pour s’excuser :

— Je ne parlais pas de politique, je parlais de la bagarre. Et c’est bien vrai qu’ils se sont battus… Il y en a même un qui a eu la tête fendue.

— C’est égal ! Je vous prie de vous taire ! c’est-à-dire d’être muette sur tout ce qui ne concerne pas personnellement vous, votre famille ou votre maison…

Sentant que ses explications n’étaient pas claires, il s’assit à la table, et ajouta d’un ton las et désolé, en classant ses documents :

— C’est moi qui suis responsable…

La mère lui jeta un coup d’œil, glissa vivement le billet dans la main de Pavel et soupira avec soulagement :

— Je ne sais vraiment pas de quoi parler…

Pavel sourit :

— Moi non plus…

— Alors il est inutile de faire des visites ! observa le fonctionnaire avec irritation. Vous ne savez pas de quoi parler, et vous venez, vous nous dérangez…

— Quand passeras-tu en jugement ? demanda la mère après un instant de silence.

— Le procureur est venu ces jours-ci, il a dit que ce serait bientôt…

Ils échangèrent des paroles banales ; la mère voyait que Pavel la regardait avec amour. Il n’avait pas changé, il était toujours calme et pondéré ; seule, sa barbe avait vigoureusement poussé et le vieillissait ; ses poignets étaient plus blancs. Elle voulut lui faire plaisir et lui parler de Vessoftchikov ; sans changer de voix, du même ton dont elle disait des riens, elle continua :

— J’ai vu ton filleul…

Pavel la fixa d’un air interrogateur. Pour évoquer le visage grêlé du jeune homme, la mère se picota les joues avec le doigt…

— Il va bien, c’est un garçon robuste et déluré, il va bientôt entrer en place… Tu te souviens ? il réclamait toujours un travail pénible.

Pavel avait compris, il hocha la tête, et répondit, les yeux illuminés d’un gai sourire :

— Comment donc !… si je m’en souviens !…

— Eh bien, voilà ! dit-elle avec satisfaction.

Elle était contente d’elle-même et touchée par la joie de son fils. Lorsqu’elle partit, il lui serra la main vigoureusement :

— Merci, maman !

Comme une vapeur d’ivresse, un sentiment d’extase monta à la tête de la mère ! Elle sentait le cœur de son fils tout proche du sien ; elle n’eut pas la force de lui répondre par des mots et se contenta de lui serrer la main, sans parler.

Lorsqu’elle rentra, elle trouva Sachenka. La jeune fille avait l’habitude de venir le jour où la mère allait à la prison. Jamais elle ne la questionnait au sujet de Pavel ; si Pélaguée ne parlait pas elle-même de son fils, Sachenka la regardait fixement, et c’était tout. Mais, ce jour-là, elle l’accueillit par une question inquiète :

— Eh bien, que fait-il ?

— Il est bien !

— Vous lui avez donné le billet ?

— Bien entendu !

— Il l’a lu ?

— Mais non ! Comment aurait-il pu le faire !

— C’est vrai… j’oubliais ! dit lentement la jeune fille. Attendons encore une semaine… Qu’en pensez-vous ? sera-t-il d’accord ?

Elle regarda fixement la mère.

— Oui… je ne sais pas… je crois que oui ! répondit la mère. Pourquoi ne s’évaderait-il pas ? Il n’y a pas de danger…

Sachenka hocha la tête et demanda d’un ton sec :

— Vous ne savez pas ce qu’on peut donner à manger au malade ? Il dit qu’il a faim…

— On peut lui donner de tout… de tout ! J’y vais de suite !

Elle alla à la cuisine ; Sachenka la suivit lentement.

La mère se pencha sur le fourneau pour prendre une casserole.

— Attendez, dit la jeune fille à voix basse.

Son visage pâlit, ses yeux se dilatèrent avec angoisse, et ses lèvres tremblantes chuchotèrent vivement :

— Je voulais vous demander… je le sais, il ne voudra pas ! persuadez-le… Dites-lui qu’il nous est nécessaire… qu’on ne peut se passer de lui… que j’ai peur qu’il en tombe malade… que j’ai bien peur… Vous le voyez, le jour du jugement n’est pas encore fixé !…

Elle parlait avec difficulté. L’effort la raidissait toute ; elle ne regardait pas la mère ; sa voix était inégale comme une corde qu’on tend et qui se brise soudain. Les paupières baissées avec lassitude, la jeune fille se mordit les lèvres, et les jointures de ses doigts contractés craquèrent.

La mère fut toute saisie à la vue de cet accès d’émotion, mais elle comprit ; troublée, pleine de tristesse, elle étreignit Sachenka et répondit à voix basse :

— Mon enfant… il n’écoute personne que lui-même… personne !

Les deux femmes gardèrent un instant le silence, étroitement enlacées. Puis Sachenka se dégagea avec douceur et dit en frémissant :

— Oui… vous avez raison ! Ce sont des bêtises… mes nerfs…

Et redevenant grave tout d’un coup, elle conclut simplement :

— Pourtant, il faut donner à manger au blessé !…

Puis, assise au chevet d’Ivan, elle lui demanda d’un ton de sollicitude amicale :

— Vous avez bien mal à la tête ?

— Non, pas trop… seulement, tout est vague… je suis faible ! répondit Ivan avec confusion en tirant sa couverture jusqu’au menton ; ses yeux clignotaient comme si la lumière eût été trop forte. Remarquant que le jeune homme ne se décidait pas à manger en sa présence, Sachenka se leva et sortit de la pièce.

Ivan se redressa, la suivit du regard et dit en clignant de l’œil :

— Elle est si jolie…

Il avait les yeux clairs et joyeux, des dents petites et serrées ; sa voix muait encore.

— Quel âge avez-vous ? demanda pensivement la mère.

— Dix-sept ans !…

— Où sont vos parents ?

— À la campagne… Il y a sept ans que je suis ici… j’ai quitté le village en sortant de l’école… Et vous, camarade, quel est votre nom ?

La mère était toujours amusée et touchée quand on l’appelait ainsi. Elle demanda en souriant :

— Quel besoin avez-vous de le savoir ?

Après un instant de silence, le jeune homme, embarrassé, expliqua :

— Voyez-vous, un étudiant de notre cercle… c’est-à-dire celui qui nous faisait des lectures… nous a parlé de la mère de Pavel Vlassov, vous savez, l’organisateur de la démonstration du Premier Mai… le révolutionnaire Vlassov.

Elle hocha la tête et prêta l’oreille.

— C’est lui qui, le premier, a déployé l’étendard de notre parti ! déclara fièrement le jeune homme ; et sa fierté eut un écho dans le cœur de la mère. Je n’y étais pas… Nous avions l’intention de faire une démonstration ici aussi ; nous avons échoué, nous étions trop peu ! Mais cette année-ci, ce sera différent. Vous verrez !…

Il haletait d’émotion, se délectant à l’idée des événements futurs ; puis il continua en agitant sa cuiller :

— Donc, je parlais de la mère de Vlassov… elle s’est aussi mise du parti après l’arrestation de son fils… On dit que cette vieille-là est étonnante !…

Pélaguée eut un large sourire ; elle était à la fois flattée et un peu gênée. Elle allait lui dire que la mère de Pavel, c’était elle ; mais elle se retint et pensa avec tristesse et un peu d’ironie :

« Ah ! vieille sotte que je suis !… »

— Mangez donc !… Vous serez plus vite guéri pour reprendre la bonne besogne ! dit-elle tout d’un coup avec émotion en se penchant vers lui. La cause du peuple a besoin de bras jeunes et robustes, de cœurs purs, d’esprits loyaux… ce sont ces forces qui le font vivre, c’est par elles que seront vaincus tout le mal et toute l’infamie…

La porte s’ouvrit, laissant entrer le froid humide de l’automne. Sophie parut, joyeuse, les joues toutes rouges.

— Les espions me poursuivent comme les décavés une riche héritière, ma parole d’honneur ! Il faut que je parte d’ici… Eh bien, Ivan, comment allez-vous ? Bien ?… Pélaguée, que dit Pavel ?… Sachenka est ici ?

Tout en allumant une cigarette, elle questionnait sans attendre les réponses. Elle caressait la mère et le jeune homme du regard de ses yeux gris. La mère la considérait et pensait avec un sourire intérieur :

« Et voilà que moi aussi, je deviens une créature humaine… et une bonne même ! »

Se penchant de nouveau vers Ivan, elle dit :

— Guérissez-vous, mon garçon !

Et elle alla dans la salle à manger, où Sophie disait à Sachenka :

— Elle en a déjà préparé trois cents exemplaires. Elle se tue à l’ouvrage… Quel héroïsme ! Savez-vous, Sachenka, c’est un grand bonheur que de vivre parmi des gens pareils, d’être leur camarade, de travailler avec eux…

— Oui ! répondit la jeune fille à voix basse.

Le soir, Sophie dit :

— Mère, il faudra que vous fassiez de nouveau un voyage à la campagne !…

— Avec plaisir ! Quand faut-il partir ?

— Dans trois jours… cela vous va-t-il ?…

— Oui !

— Mais vous n’irez pas à pied ! conseilla Nicolas à mi-voix. Vous louerez des cheveux de poste et vous prendrez une autre route, par le district de Nikolski…

Il se tut ; il avait un air sombre qui n’allait pas à son visage ; ses traits calmes eurent une grimace bizarre et laide.

— C’est un grand détour ! observa la mère. Et les chevaux coûtent cher…

— Voyez-vous… reprit Nicolas, en général, je suis opposé à ces voyages. Il y a de l’agitation dans ces endroits… il y a eu des arrestations, on a enfermé un maître d’école… il faut être prudent… mieux vaudrait attendre un peu…

— Bah ! déclara la mère en souriant. Et puis vous dites qu’on ne torture pas en prison ?

Tout en pianotant sur la table, Sophie observa :

— Il est très important pour nous que la distribution des brochures et des proclamations se fasse sans interruption… Vous n’avez pas peur d’y aller, Pélaguée ? fit-elle brusquement.

La mère se sentit offensée.

— Ai-je jamais eu peur ? Même la première fois je n’étais pas effrayée… et vous…

Sans achever la phrase, elle baissa la tête. Chaque fois qu’on lui demandait si elle avait peur, si elle pouvait faire une chose ou l’autre, si c’était commode pour elle, elle sentait qu’on désirait quelque chose d’elle et que les camarades l’écartaient d’eux, la traitaient autrement qu’ils se traitaient les uns les autres.

Lorsque arrivèrent les jours des plus gros événements, elle s’effraya d’abord un peu de la rapidité des incidents, de l’abondance des émotions, mais, bientôt entraînée par l’exemple et sous l’impulsion des idées qui la dominaient, son cœur se remplit d’une ardente soif de travail. Telle était son humeur ce jour-là ; la question de Sophie lui fut donc d’autant plus désagréable.

— Il est inutile de demander si j’ai peur… ou des choses de ce genre, reprit-elle en soupirant. Pourquoi aurais-je peur ?… Ce sont ceux qui possèdent quelque chose qui ont peur… Et moi, qu’ai-je ? Mon fils seulement… J’avais peur pour lui… j’avais peur qu’on le torture, et qu’on m’en fît autant… Mais du moment qu’on ne torture pas, qu’importe le reste !

— Vous n’êtes pas fâchée contre moi ? s’écria Sophie.

— Non… Seulement, vous ne demandez jamais aux autres s’ils ont peur…

Nicolas enleva vivement ses lunettes, les remit et regarda fixement sa sœur. Le silence embarrassé qui se fit agita Pélaguée ; se levant avec un air gêné, elle allait parler, mais Sophie lui prit doucement la main et dit à voix basse :

— Excusez-moi !… Je ne le ferai jamais plus !

Cette promesse fit rire la mère ; quelques instants plus tard, ils parlaient tous trois affectueusement, mais avec des airs soucieux, du voyage à la campagne.


XIV


Dès l’aurore, la mère était déjà dans la voiture qui cahotait sur la route détrempée par les pluies d’automne. Un vent humide soufflait ; la boue volait en mille éclaboussures ; le postillon, assis sur le bord de la carriole, tourné vers Pélaguée, se plaignait d’une voix nasillarde et pensive :

— Je lui ai dit, à mon frère, partageons ! Et nous avons commencé à partager…

Soudain, il cingla le cheval de gauche d’un coup de fouet en criant avec rage :

— Veux-tu marcher, sale bête !

Les grasses corneilles d’automne sautillaient gravement dans les champs nus ; le vent venait à leur rencontre en sifflant ; elles présentaient les flancs à ses coups qui ébouriffaient leurs plumes et les faisaient chanceler ; alors elles cédaient à la force et s’envolaient avec des battements d’ailes nonchalants.

— Enfin, il m’a lésé… j’ai vu qu’il n’y avait rien à faire, continua le postillon.

Ces paroles résonnaient comme en rêve aux oreilles de la mère ; dans son cœur naissait une pensée muette, sa mémoire faisait défiler devant elle la longue série des événements survenus durant les dernières années. Autrefois, la vie lui semblait créée on ne sait où, dans le lointain, on ne savait par qui, ni pourquoi, et maintenant, une foule de choses se faisaient sous ses yeux, avec son aide. Et un vague sentiment montait en elle ; c’était de la perplexité et une douce tristesse, du contentement et de la méfiance d’elle-même…

Autour d’elle tout s’ébranlait en un lent mouvement ; au ciel des nuages gris voguaient lourdement, se dépassant les uns les autres ; des deux côtés de la route fuyaient les arbres mouillés dont les faîtes dénudés se balançaient ; les champs s’étendaient en cercles ; des monticules s’avançaient, puis restaient en arrière ; on eût dit que cette journée trouble courait au devant de quelque chose de lointain, d’indispensable.

La voix nasillarde du postillon, le tintement des grelots, le sifflement humide et le frôlement du vent se fondaient en un ruisseau sinueux et palpitant, qui coulait au-dessus des champs avec une force uniforme et réveillait les pensées…

— Le riche se trouve à l’étroit au ciel même !… C’est toujours comme ça… Mon frère a commencé à lésiner… les autorités sont ses amis… continuait le cocher, toujours assis sur le rebord de la carriole.

Arrivé au terme du voyage, il détela les chevaux et dit à la mère d’un ton désespéré :

— Tu pourrais bien me donner cinq kopeks… pour que je puisse boire…

Comme elle acquiesçait à sa demande, il déclara sur le même ton, en faisant résonner les deux piécettes dans le creux de sa main :

— J’achèterai pour trois kopeks d’eau-de-vie et pour deux de pain…

Dans l’après-midi, la mère fatiguée et transie, arriva au grand village de Nikolski ; elle se rendit à l’auberge, demanda du thé et, après avoir caché sous un banc sa pesante valise, elle s’assit près de la fenêtre et considéra la petite place recouverte d’un jaune tapis d’herbe piétinée, le bâtiment de l’administration communale, une grande maison grise et sombre, au toit fléchissant… Assis sur les marches du perron, un paysan chauve, à la longue barbe, fumait sa pipe.

Les nuages couraient en masses sombres, s’entassaient les uns sur les autres… Le silence régnait, un ennui maussade se dégageait de toutes choses, on aurait dit que la vie, cachée on ne sait où, se taisait.

Soudain, un sous-officier de Cosaques arriva au galop sur la place ; il arrêta son alezan devant le perron de l’administration et cria quelque chose au paysan en agitant son fouet. Ses appels traversaient les vitres, mais la mère ne pouvait comprendre les paroles… Le paysan se leva, étendit la main vers l’horizon, le sous-officier sauta à terre, chancela, lança les brides à l’homme, puis, s’appuyant pesamment à la balustrade, monta les marches et disparut dans le bâtiment.

Le silence se fit de nouveau. À deux reprises, l’alezan frappa du sabot le sol mou… Une petite fille, au regard caressant, au visage rond, et dont la courte natte ronde tombait sur l’épaule, pénétra dans la chambre où était Pélaguée. Les lèvres pincées, elle portait à bras tendus un grand plateau aux bords usés, chargé de vaisselle ; elle salua en hochant la tête.

— Bonjour, ma jolie ! lui dit amicalement la mère.

— Bonjour !

Tout en disposant sur la table les assiettes et les tasses, la fillette annonça soudain, d’un air animé :

— On vient d’attraper un brigand… on l’amène ici !

— Qu’est-ce que ce brigand ?

— Je ne sais pas…

— Qu’a-t-il fait ?

— Je ne sais pas, j’ai seulement entendu dire qu’on en avait attrapé un… C’est le garde qui est sorti en courant de l’administration pour aller chercher le commissaire, et il a crié : — Il est pris, on l’amène !

La mère regarda vers la fenêtre et aperçut des paysans qui s’approchaient. Les uns marchaient lentement, posément ; les autres se hâtaient et boutonnaient leur pelisse tout en avançant. Ils s’arrêtèrent tous au perron du bâtiment et portèrent leurs regards vers la gauche… Mais ils étaient étrangement silencieux…

La fillette jeta aussi un coup d’œil dans la rue et sortit de la chambre en faisant claquer la porte avec bruit. La mère tressaillit, elle dissimula de son mieux sa valise sous le banc ; puis, ayant jeté un fichu sur sa tête, elle sortit vivement de la maison, réprimant l’incompréhensible envie de s’enfuir qui l’envahissait tout à coup…

Lorsqu’elle arriva sur le perron de l’auberge, un froid aigu la frappa aux yeux et à la poitrine ; elle fut suffoquée, ses jambes s’engourdirent : au milieu de la place elle voyait s’avancer Rybine, les bras attachés derrière le dos, flanqué de deux gardes ; autour du perron de la mairie, une foule de paysans attendaient en silence.

Étourdie, sans se rendre compte de ce qu’elle voyait, la mère ne quittait pas Rybine du regard. Il parlait et elle entendait le son de sa voix, mais les mots s’envolaient sans réveiller l’écho dans le vide tremblant et obscur de son cœur…

Elle revint à elle et reprit haleine ; un paysan à la barbe blonde la regardait fixement de ses yeux bleus. Elle toussa, se frotta la gorge avec des mains affaiblies par la terreur et demanda avec effort :

— Qu’y a-t-il ?

— Regardez vous-même, répliqua le paysan en se détournant. Un autre campagnard s’approcha et se plaça à côté de lui.

Les gardes s’arrêtèrent devant la foule qui grossissait sans cesse, mais restait silencieuse ; soudain, la voix de Rybine résonna, énergique.

— Vous avez entendu parler des papiers dans lesquels on disait la vérité sur notre existence de paysans… Eh bien, c’est à cause de ces papiers qu’on m’arrête… c’est moi qui les ai distribués dans le peuple…

Les gens se pressèrent autour de Rybine… Sa voix était calme, mesurée, la mère en fut soulagée.

— Tu entends ? demanda le camarade du paysan aux yeux bleus en le poussant du coude.

Sans répondre, celui-ci leva la tête et regarda de nouveau la mère. Le second paysan fit de même ; plus jeune que le premier, il avait un visage maigre couvert de taches de rousseur et une petite barbe noire… Les deux hommes s’écartèrent un peu…

— Ils ont peur ! se dit la mère.

Son attention augmenta. Du haut du perron, elle voyait distinctement le visage noirci et tuméfié de Rybine ; elle apercevait l’éclat de ses yeux : elle aurait voulu qu’il la vît aussi ; elle se dressa sur la pointe des pieds en tendant le cou.

Les gens la considéraient d’un air morne, avec défiance, sans mot dire. Dans les derniers rangs de la foule seulement, on entendait un bruit continu de conversations.

— Paysans, mes frères, dit Rybine d’une voix pleine et ferme, ayez confiance en ces papiers… Je marche peut-être à là mort à cause d’eux, on m’a battu, torturé, on voulait me forcer à dire où je les avais pris, on me frappera encore… je supporterai tout !… parce que dans ces papiers se trouve la vérité… et la vérité doit nous être plus chère que le pain !… que la vie !…

— Pourquoi dit-il cela ? demanda l’un des deux paysans.

L’homme aux yeux bleus répondit avec lenteur :

— Qu’est-ce que cela peut lui faire… on ne meurt pas deux fois… maintenant il est déjà condamné…

Les agriculteurs restaient muets, lançant des regards furtifs et maussades ; tous semblaient accablés par quelque chose d’invisible et de pesant.

Le sous-officier apparut soudain sur le perron de l’administration ; titubant, il hurla d’une voix avinée :

— Qu’est-ce que tout ce monde ? Qui parle ?

Il se précipita sur la place, saisit Rybine par les cheveux, le secoua en avant et en arrière, et cria :

— C’est toi qui parles, fils de chienne… c’est toi ?

La foule devint houleuse et se mit à gronder. En proie à une angoisse violente, la mère baissa la tête. L’un des deux paysans poussa un soupir. Et la voix de Rybine résonna de nouveau :

— Eh bien regardez, bonnes gens !…

— Tais-toi !

Et le sous-officier lui donna un coup de poing sur l’oreille. Rybine chancela, puis haussa les épaules.

— On vous lie les mains et on vous torture comme on veut !…

— Gardes ! emmenez-le ! Dispersez-vous !

Et sautant devant Rybine comme un chien attaché devant un morceau de viande, le sous-officier lui lança des coups de poing au visage, au ventre et à la poitrine…

— Ne le bats pas ! cria une voix dans la foule.

— Pourquoi le frappes-tu ? demanda un autre.

— Allons ! dit le paysan aux yeux bleus à son compagnon en hochant la tête. Sans se hâter, ils traversèrent la place, tandis que la mère les suivait d’un regard sympathique. Elle soupira avec soulagement. Le sous-officier accourut de nouveau lourdement sur le perron et se mit à hurler avec fureur, en brandissant le poing :

— Amenez-le ici, je vous dis !…

— Non ! répliqua une voix sonore. (La mère comprit que c’était celle du paysan aux yeux bleus.) Il ne faut pas le permettre… Si on le fait entrer là-dedans, il sera roué de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive… Et après, on dira que c’est nous qui sommes coupables, que c’est nous qui l’avons tué… Il ne faut pas le permettre…

— Paysans ! s’écria Rybine. Vous ne voyez donc pas comment vous vivez, vous ne voyez pas qu’on vous dépouille, qu’on vous trompe, qu’on boit votre sang ?… Tout repose sur vous, vous êtes la principale force de la terre… vous êtes toute sa force… Et quels sont vos droits ? Votre seul droit, c’est de crever de faim !

Soudain, les paysans se mirent à crier, s’interrompant mutuellement :

— Il a raison, cet homme !

— Appelez le commissaire de police rurale ! Où est-il ?

— Le sous-officier a été le chercher !

— Allons donc ! Il est ivre !

— Ce n’est pas à nous de rassembler les autorités !

La foule s’agitait de plus en plus.

— Parle ! Nous ne te laisserons pas battre !

— Qu’est-ce que tu as fait, hein ?

— Déliez-lui les mains !

— Non, non, frères !

— Pourquoi pas… Cela n’a pas d’importance !…

— Réfléchissez avant de faire des bêtises !

— Les mains me font mal ! dit Rybine en dominant le tumulte de sa voix sonore et mesurée. Mes frères ! je ne me sauverai pas !… Je ne puis pas m’enfuir de la vérité, car elle vit en moi !…

Quelques personnes se détachèrent de la foule et s’éloignèrent en hochant la tête ; les uns riaient… Mais sans cesse des gens excités, mal vêtus, qui s’étaient habillés à la hâte arrivaient de tous côtés… ils bouillonnaient autour de Rybine, comme une écume noire ; debout au milieu d’eux, telle une chapelle dans la forêt, le prisonnier leva les bras au-dessus de sa tête et cria :

— Merci, merci, bonnes gens ! Nous devons nous délier les mains mutuellement ! Qui nous aiderait si nous ne nous aidions pas nous-mêmes ?

Il leva de nouveau une main tout ensanglantée :

— Voyez mon sang : il coule pour la vérité…

La mère descendit le perron, mais de la place elle ne pouvait plus voir Rybine ; elle remonta les quelques marches. Sa poitrine était brûlante, et quelque chose de vaguement joyeux y palpitait…

— Paysans ! Cherchez les petits papiers, lisez-les, ne croyez pas les autorités et les prêtres, qui vous disent que ce sont des impies et des rebelles, ceux qui vous apportent la vérité… La vérité s’en va en silence par la terre, elle se cherche un asile dans le sein du peuple… La vérité est votre meilleure amie ; pour les autorités, c’est une ennemie jurée, c’est pourquoi elle se cache…

De nouveau, quelques exclamations résonnèrent dans la foule.

— Écoutez, frères !

— Ah ! mon pauvre homme, tu es perdu !

— Qui t’a trahi ?

— Le prêtre ! répondit l’un des gardes.

Deux paysans lancèrent une bordée d’injures.

— Attention, camarades ! avertit une voix.


XV


Le commissaire de la police rurale arrivait ; c’était un grand homme robuste, à la figure ronde. Il avait sa casquette sur l’oreille ; une pointe de sa moustache se redressait, l’autre descendait, ce qui tordait son visage, déjà défiguré par un sourire mort et stupide. De la main gauche il tenait un petit sabre, et il agitait le bras droit. On entendait le bruit de ses pas fermes et pesants. La foule s’écartait devant lui. Une expression d’accablement morne apparut sur les physionomies. Le tumulte s’apaisa, disparut comme s’il se fût enfoncé dans la terre. La mère sentit que la peau de son front tremblait ; une chaude buée monta à ses yeux. Elle eut de nouveau envie d’aller se mêler à la foule, elle se pencha et se figea dans une attente angoissée.

— Qu’y a-t-il ? demanda le commissaire en s’arrêtant devant Rybine et en le toisant. Pourquoi ses mains ne sont-elles pas liées ? Pourquoi cela, garrottez-le !

Sa voix était aiguë et sonore, mais incolore. — Elles étaient liées… le peuple les a déliées ! répondit l’un des gardes.

— Quoi ! Le peuple ! Quel peuple ?

Le commissaire regarda les gens qui l’entouraient en un demi-cercle, et il continua de la même voix blanche et uniforme :

— Qui est-ce le peuple ?

Il toucha de la poignée de son sabre la poitrine du paysan aux yeux bleus :

— Est-ce toi qui es le peuple, Tchoumakov ? Et qui encore ? Toi, Michine ?

Et il tira un autre paysan par la barbe.

— Dispersez-vous, canailles !… sinon, je vous… je vous montrerai… !

Il n’y avait ni irritation ni menace dans sa voix, pas plus que sur sa physionomie ; il parlait avec un calme parfait et frappait les campagnards avec des gestes assurés et égaux. Les groupes reculaient à son approche, les têtes se baissaient, les visages se détournaient.

— Eh bien ! qu’attendez-vous ? demanda-t-il aux gardes, garrottez-le !

Après une volée d’injures cyniques, il regarda de nouveau Rybine et lui cria :

— Hé, toi ! Les mains au dos !

— Je ne veux pas qu’on me les attache ! répliqua Rybine. Je ne m’enfuirai pas… je ne me défends pas… à quoi bon me lier ?

— Quoi ? demanda le commissaire en marchant sur lui.

— Vous avez déjà assez torturé le peuple, fauves ! continua Rybine en haussant la voix. Les jours sanglants viendront bientôt pour vous aussi !

Le commissaire s’arrêta devant lui et le considéra en agitant la moustache. Puis il recula d’un pas et siffla d’une voix étonnée.

— Ah ! ah ! ah ! fils de chien !… Qu’est-ce que ces paroles ?

Et brusquement, de toute sa force, il frappa Rybine au visage.

— On ne tue pas la vérité à coups de poing ! cria Rybine en s’avançant vers lui, et tu n’as pas le droit de me battre !

— Moi, je n’ai pas le droit ? hurla le commissaire en traînant sur les mots.

Et de nouveau, il tendit le bras pour frapper Rybine au visage ; celui-ci se baissa, si bien que le commissaire, emporté par l’élan, faillit tomber. Dans la foule, quelqu’un renifla bruyamment. La voix furieuse de Rybine répéta :

— Je te dis que tu n’as pas le droit de me battre, diable !

Le commissaire regarda autour de lui. Silencieux et sombres, les hommes l’entouraient d’un cercle compact…

— Nikita ! cria-t-il. Hé, Nikita !

Un petit paysan trapu, vêtu d’une courte pelisse, se détacha de la foule. Il avait les yeux fixés à terre. Sa grosse tête ébouriffée était baissée.

— Nikita ! dit le commissaire sans se hâter et en effilant sa moustache, donne-lui un bon soufflet !

Le paysan fit un pas en avant, s’arrêta en face de Rybine et leva la tête. À bout portant, Rybine le bombarda de ces paroles vraies et dures :

— Voyez, bonnes gens, comme cette brute vous étouffe de votre propre main !… Regardez… et réfléchissez !

Lentement, le paysan leva le bras et frappa Rybine légèrement à la tête.

— Est-ce ainsi que je l’ai dit de faire, canaille ! piailla le commissaire.

— Hé, Nikita ! dit quelqu’un dans la foule, n’oublie pas Dieu !

— Bats-le, te dis-je ! cria le commissaire en poussant le paysan.

Celui-ci s’écarta d’un pas et répondit d’un air morne, en baissant la tête.

— Non, je ne le ferai plus !

— Comment ?

Le visage du commissaire se contracta ; il tapa du pied et se précipita sur Rybine en jurant. Le coup résonna sourdement. Rybine chancela, agita le bras ; d’un second assaut, le commissaire le jeta à terre et bondissant autour de lui, se mit à lui donner des coups de pied à la tête, à la poitrine, aux hanches.

La foule, poussant des cris hostiles s’ébranla et s’avança sur le commissaire ; mais celui-ci fit un saut de côté et dégaina.

— Ah ! c’est comme ça ! Vous vous révoltez ? Ah ! voilà ce que c’est ?…

Sa voix frémit, se fit aiguë, puis grinça comme si elle se fût brisée… En même temps que sa voix, il sembla perdre toute sa force ; la tête rentrée entre les épaules, le dos voûté et promenant autour de lui des yeux vides, il recula, tâtant avec précaution le sol derrière lui. Il criait d’une voix rauque et inquiète, tout en cédant :

— Très bien… prenez-le… je m’en vais !… — Mais après ? Sachez-le bien, c’est un criminel politique, il combat contre notre tsar, il fomente des troubles… Comprenez-vous ? Il est contre Sa Majesté l’empereur… et vous le défendez ! Savez-vous que vous êtes des rebelles ? Hein ?…

Immobile, le regard fixe, sans pensée ni force, comme en un cauchemar, la mère succombait sous le poids de la terreur et de la pitié. Pareils à des bourdons, les cris irrités de la foule bruissaient à son oreille ; la voix tremblante du commissaire, des chuchotements tourbillonnaient dans sa tête.

— S’il est coupable, il faut le juger !

— Et non pas le battre !

— Faites-lui grâce, Votre Noblesse !

— C’est vrai ! Vous n’avez pas le droit de le battre…

— Est-il permis d’agir ainsi ? Comme cela tout le monde se mettra à battre les gens… Que sera-ce alors ?

— Quelles brutes ! quels persécuteurs !

Les gens se partageaient en deux groupes : les uns entouraient le commissaire, criaient et l’exhortaient ; les autres, moins nombreux, restaient auprès du blessé et discouraient d’une voix basse et morne. Quelques hommes le relevèrent ; les gardes se disposaient à lui rattacher les mains.

— Attendez donc, diables ! leur cria-t-on.

Rybine essuya la boue et le sang qui couvraient son visage et regarda autour de lui en silence. Ses yeux glissèrent sur le visage de la mère ; elle tressaillit, tendit tout le corps vers lui, fit un geste instinctif. Il se détourna. Mais quelques instants plus tard, les yeux du prisonnier se fixèrent de nouveau sur elle. Il sembla à Pélaguée qu’il se redressait, qu’il levait la tête, que ses joues ensanglantées tremblaient…

— Il m’a reconnue !… est-il possible qu’il m’ait reconnue ?

Et, vibrant d’une joie angoissée et poignante, elle lui fit un signe de tête. Mais elle remarqua aussitôt que le paysan aux yeux bleus, qui se trouvait près de Rybine, la considérait. Ce regard éveilla en elle la conscience du danger…

— Qu’est-ce que je fais ?… on m’arrêtera aussi…

Le paysan chuchota quelques mots à Rybine, qui hocha la tête, et dit d’une voix saccadée, mais distincte et vaillante :

— Qu’importe ! Je ne suis pas seul sur la terre… On n’emprisonnera jamais toute la vérité ! On se souviendra de moi partout où j’ai passé… Voilà ! Le nid a été détruit, qu’importe, il n’y avait plus là d’amis, ni de camarades !

— C’est pour moi qu’il parle ! pensa la mère.

— Le peuple saura bien faire d’autres nids pour la vérité, et le jour viendra où les aigles s’envoleront librement… où le peuple s’affranchira !

Une femme apporta un seau d’eau et, tout en se lamentant, se mit à laver le visage du prisonnier. Sa voix plaintive et grêle se mêlait aux paroles de Rybine et empêchait la mère de comprendre ce qu’il disait. Un groupe de paysans, précédé du commissaire de la police rurale, s’avança ; quelqu’un ordonna :

— Un char pour mener le prisonnier à la ville !… Hé ! À qui est-ce de le fournir ?

Puis le commissaire cria d’une voix toute changée et comme vexée :

— Je peux te frapper, mais toi tu ne le peux pas, tu n’en as pas le droit, imbécile !

— Ah ! Et qui es-tu donc ? Dieu ? répliqua Rybine.

Des exclamations étouffées couvrirent la réponse.

— Ne discute pas, oncle ! C’est un chef !

— Ne vous fâchez pas, Votre Noblesse !

— Tais-toi, original !

— On va te conduire à la ville à l’instant !…

— La loi y est plus respectée !…

Les cris de la foule se faisaient conciliants, suppliants ; ils se mêlaient en un fracas indistinct, plaintif, où nulle note d’espoir ne résonnait. Les gardes prirent Rybine par le bras, le conduisirent sur le perron de l’administration et pénétrèrent avec lui dans le bâtiment. Lentement, les paysans se dispersèrent ; la mère vit que l’homme aux yeux bleus se dirigeait vers elle et la regardait à la dérobée. Ses jambes tremblèrent ; un sentiment d’impuissance désolée et d’isolement lui serrait le cœur et lui donnait des nausées…

— Je ne dois pas m’en aller ! pensa-t-elle. Il ne le faut pas !

Elle se retint vigoureusement à la balustrade et attendit.

Debout sur le perron de l’administration, le commissaire parlait en gesticulant, sur un ton de réprimande, d’une voix de nouveau blanche et indifférente :

— Imbéciles, fils de chiens ! Vous ne comprenez rien et vous vous mêlez d’une affaire pareille !… d’une affaire d’État ! Idiots ! Vous devriez me remercier de ma bonté, vous devriez vous incliner devant moi jusqu’à terre ! Si je voulais, vous iriez tous au bagne !

Une vingtaine de paysans l’écoutaient, tête nue…

La nuit tombait, les nuages descendaient… L’homme aux yeux bleus s’approcha de la mère et dit en soupirant :

— En voilà des histoires !…

— Oui ! répliqua-t-elle à voix basse.

Il la regarda d’un air franc et demanda :

— Quel est votre métier ?

— J’achète les dentelles aux femmes qui les fabriquent… la toile aussi.

Le paysan se caressa lentement sa barbe, puis il dit d’une voix ennuyée en regardant dans la direction du village :

— On ne trouve rien de cela chez nous…

La mère le considéra du haut en bas et attendit l’instant propice pour rentrer dans l’auberge. Le visage de l’homme était pensif et beau ; ses yeux avaient une expression mélancolique. Grand et large d’épaules, il était vêtu d’un sarrau tout rapiécé, d’une chemise d’indienne propre, d’un pantalon roussâtre, en drap grossier ; ses pieds nus étaient chaussés de tille.

Sans savoir pourquoi, la mère poussa un soupir de soulagement. Soudain, obéissant à un instinct qui devança sa pensée, elle lui demanda en un élan qui la surprît elle-même :

— Puis-je passer la nuit chez toi ?

Aussitôt ses muscles, son corps tout entier se tendirent. Des pensées aiguës passaient rapidement dans son cerveau :

— Je vais perdre Nicolas… Je ne verrai plus Pavel… pendant longtemps… on me battra !

L’homme répondit sans se presser, le regard à terre, tout en croisant son sarrau sur sa poitrine :

— Passer la nuit ? Oui… pourquoi pas ? Seulement, ma chaumière n’est pas bien fameuse…

— Je ne suis pas gâtée ! répondit la mère.

— C’est bon ! acquiesça le paysan en la toisant d’un regard scrutateur.

Dans le crépuscule, ses yeux avaient un éclat froid et son visage paraissait très pâle. La mère dit à mi-voix :

— Eh bien, je viens avec toi tout de suite… tu prendras ma valise…

— C’est entendu…

Il haussa les épaules, croisa de nouveau son sarrau et chuchota :

— Voyez, voilà le cortège !…

Rybine apparut sur le perron de l’administration ; ses mains étaient de nouveau liées, sa tête et son visage enveloppés de quelque chose de grisâtre. Sa voix résonna dans le crépuscule glacial.

— Au revoir, braves gens ! Cherchez la vérité, gardez-la, croyez en ceux qui vous apporteront la bonne parole… N’épargnez pas vos forces pour défendre la vérité…

— Tais-toi, chien ! cria le commissaire. Garde, fais marcher les chevaux !

— … Qu’avez-vous à regretter ? Quelle est votre existence ?

Le char s’ébranla. Assis entre deux gardes, Rybine cria encore d’une voix sourde :

— … Pourquoi, mourez-vous de faim ? Travaillez pour obtenir la liberté… elle vous donnera et le pain et la vérité… Adieu, bonnes gens !

Le bruit précipité des roues, le piétinement des chevaux, les invectives du commissaire de police se mêlaient à sa voix, la coupaient et l’étouffaient.

La mère rentra dans la maison, s’assit à table près du samovar, prit un morceau de pain, l’examina et le posa lentement dans l’assiette. Elle n’avait pas faim ; elle éprouvait de nouveau au creux de l’estomac une sensation désagréable, qui l’épuisait, vidait le sang de son cœur et lui faisait tourner la tête.

— Il m’a remarquée ! se disait-elle tristement, trop faible pour réagir. Il m’a remarquée… il a deviné…

Sa pensée n’allait pas plus loin, elle se fondait en un abattement pénible, en une sensation visqueuse de nausée…

Le silence timide, tapi derrière la fenêtre et qui avait remplacé le fracas, prouvait que dans le village les habitants étaient devenus craintifs et comme écrasés ; il aiguisait encore plus le sentiment d’isolement qu’éprouvait la mère et remplissait son âme d’une obscurité grise et fine comme la cendre…

La petite fille ouvrit la porte et s’arrêta sur le seuil en demandant :

— Faut-il vous apporter une omelette ?

— Non… je n’en ai plus envie… ces cris m’ont effrayée…

La petite s’approcha de la table et raconta, avec animation, mais à mi-voix :

— Comme il a frappé fort ! le commissaire… J’étais tout près de lui, j’ai tout vu… Il a cassé toutes les dents de l’homme… quand celui-ci a craché, le sang était épais, épais et noir… On ne voyait plus ses yeux… Le sous-officier est ici… il est tout à fait ivre et demande sans cesse du vin… il dit qu’ils étaient toute une bande… que ce barbu-là était leur chef… on en a attrapé trois, il y en a un qui s’est enfui… on a aussi arrêté un maître d’école qui était avec eux… Ils ne croient pas en Dieu… et ils exhortent les gens à piller toutes les églises… voilà ce qu’ils font… Il y a des paysans qui en avaient pitié, de ce barbu ; d’autres ont dit qu’il fallait l’achever !… Oh ! c’est qu’il y en a qui sont bien méchants, parmi nos paysans !

La mère écoutait attentivement ce récit entrecoupé et rapide ; elle espérait distraire son inquiétude, dissiper l’accablante angoisse de l’attente. La fillette, enchantée d’avoir une bonne auditrice, bavardait avec une vivacité croissante, en mangeant ses mots :

— Père dit que tout cela vient de la disette, tout ! Voilà deux ans que la terre ne produit rien… tout le monde est sens dessus dessous. C’est pourquoi on voit maintenant de pareils paysans. C’est une calamité ! Aux assemblées, ils crient, ils se battent !… Dernièrement, quand on a vendu les biens de Vassioukov parce qu’il n’avait pas payé ses arrérages, il a donné un soufflet au staroste. Voilà mes arrérages ! lui a-t-il dit…

Des pas pesants résonnèrent derrière la porte. La mère se leva, appuyant les mains sur la table. Le paysan aux yeux bleus entra et demanda sans enlever sa casquette :

— Où est votre bagage ?

Il souleva la valise sans efforts, la balança et dit :

— Elle est vide !… Marie, accompagne la voyageuse chez moi…

Et il sortit sans regarder personne…

— Vous passez la nuit au village ? questionna la fillette.

— Oui ! Je cherche des dentelles… j’en achète…

— Vous n’en trouverez pas ici… c’est à Tinekov, à Darino qu’on en fait, mais pas chez nous ! expliqua Marie.

— J’irai demain…

Puis elle paya son thé et donna trois kopeks à la fillette, qui fut enchantée. Dans la rue, celle-ci proposa, tout en faisant claquer ses pieds nus sur la terre humide :

— Si vous voulez, j’irai vite à Darino, je dirai aux femmes qu’elles vous apportent les dentelles ici… Elles viendront et vous n’aurez pas besoin de faire le voyage… C’est toujours douze kilomètres…

— Non, ma jolie, c’est inutile ! répondit la mère en marchant à côté d’elle.

L’air froid la rafraîchit. Lentement, une vague décision se formait en elle, confuse mais qui la satisfaisait ; cette résolution se développait avec force et, pour en hâter encore l’éclosion, la mère se demandait sans cesse :

— Que faire ?… Agir ouvertement, franchement…

La nuit s’était faite complètement, humide et glacée. Les fenêtres des chaumières brillaient d’un éclat terne, rougeâtre, immobile. Le bétail beuglait nonchalamment dans le silence. On entendait çà et là de brèves exclamations… Une mélancolie écrasante enveloppait le village…

— C’est ici ! dit la fillette. Vous avez choisi un mauvais logis… Il est bien pauvre, ce paysan !…

À tâtons, elle chercha la porte, l’ouvrit, et cria d’une voix alerte :

— Tatiana, voilà ta pensionnaire !

Puis elle s’enfuit. Sa voix résonna encore dans l’obscurité :

— Adieu !


XVI


La mère s’arrêta sur le seuil et regarda en s’abritant les yeux de la main. La chaumière était petite et étroite, mais d’une propreté qu’on remarquait immédiatement. Une jeune femme sortit de derrière le poêle, salua en silence et disparut. Dans un angle, une lampe allumée était placée sur une table. Le maître de la maison était assis là et tambourinait sur le bord de la table ; il regardait fixement la mère.

— Entrez ! lui dit-il au bout d’un instant… Tatiana, va donc appeler Pierre, vite !

La femme sortit rapidement, sans même jeter un coup d’œil sur la mère. S’étant assise sur un banc en face du paysan, celle-ci promena son regard autour d’elle. Sa valise n’était pas visible. Un silence lourd remplissait la chaumière ; seule, la lampe faisait entendre un léger crépitement. Le visage soucieux et renfrogné de l’homme vacillait en traits mal définis.

— Eh bien, parle donc… Dépêche-toi…

— Et où est ma valise ? demanda soudain Pélaguée, d’une voix forte et sévère, sans se rendre compte de ce qu’elle faisait.

Le paysan haussa les épaules ; il répondit pensivement :

— Elle n’est pas perdue !

Et il ajouta d’un air morne en baissant la voix :

— C’est à dessein que j’ai dit qu’elle était vide devant la petite… Ce n’est pas vrai ! Elle contient des choses très lourdes…

— Eh bien ? demanda la mère.

Il se leva, s’approcha d’elle, se pencha et demanda à voix basse : — Vous le connaissez, cet homme ?

La mère tressaillit, mais elle répondit avec fermeté :

— Oui !

Il lui sembla que cette réponse brève l’éclairait au-dedans et illuminait tout à l’extérieur.

Le paysan sourit :

— J’ai vu que vous lui avez fait signe… Il vous a répondu… je lui ai demandé à l’oreille s’il connaissait cette femme debout sur le perron de l’auberge…

— Qu’a-t-il dit ? questionna vivement la mère.

— Lui ? Il a dit : Nous sommes nombreux… oui… Il a dit : Nous sommes nombreux…

Il jeta un regard interrogateur sur son hôtesse et continua en souriant de nouveau :

— C’est une grande force, cet homme-là !… Il est courageux… Il dit ce qu’il veut… On le frappe… on l’injurie… et il ne cède pas !

Sa voix mal assurée, ses traits comme inachevés, ses yeux francs et clairs tranquillisaient de plus en plus la mère. Son accablement et son inquiétude se dissipaient pour faire place à une pitié aiguë et profonde envers Rybine. Avec une colère soudaine et amère qu’elle ne put comprimer, elle s’écria d’un ton navré :

— Ces monstres… ces brigands !…

Et elle se mit à sangloter…

Le paysan s’écarta d’elle en hochant la tête d’un air chagrin.

— Oui… le gouvernement s’est fait des ennemis redoutables !

Et soudain, revenant près de la mère, il dit à voix basse :

— Voilà… Je suppose que dans votre valise, il y a des journaux… Ai-je raison ?

— Oui ! répondit simplement Pélaguée en essuyant ses larmes. C’est à lui que je les apportais…

Il fronça les sourcils, rassembla sa barbe dans sa main et garda le silence, le regard fixé dans un coin…

— Nous en avons reçu un aussi… et des brochures, des livres… Moi, je ne suis pas très instruit, mais j’ai un ami qui l’est… ma femme aussi me fait la lecture…

Le paysan se tut, réfléchit, puis reprit :

— Et maintenant, qu’allez-vous faire de tout cela… de votre valise ?

La mère le regarda et lui dit d’un ton provocant :

— Je vous la laisserai !…

Il ne parut pas surpris, ne protesta pas et répéta seulement :

— À nous ?

Soudain il chuchota en prêtant l’oreille, le cou tendu vers la porte :

— On vient !

— Qui ?

— Les nôtres… probablement…

La femme entra, suivie du paysan aux taches de rousseur. Ce dernier jeta sa casquette dans un coin, s’approcha du maître de la demeure et demanda :

— Eh bien ?

L’autre hocha affirmativement la tête.

— Stépane ! dit la femme, peut-être la voyageuse a-t-elle faim ?

— Non, merci, ma chère ! répondit la mère.

Le second paysan se tourna vers elle et se mit à parler d’une voix rapide et brisée :

— Permettez-moi de me présenter… Je m’appelle Pierre Rabinine, mon surnom est L’Alène. Je comprends un peu vos affaires… Je sais lire et écrire, je ne suis pas un imbécile, pour ainsi dire…

Il prit la main que la mère lui tendait et la secoua, tout en disant à Stépane :

— Eh bien, regarde, Stépane ! La femme du seigneur est une bonne dame, c’est vrai ! Elle dit pourtant que tout ça, c’est des bêtises, des extravagances… que ce sont des étudiants, des galopins qui s’amusent à agiter le peuple. Et pourtant, tous les deux, nous avons vu aujourd’hui qu’on a arrêté un homme sérieux ; et maintenant, tu vois, cette femme qui n’est plus jeune et qui n’a pas l’air d’être une dame, elle en est aussi… Ne vous fâchez pas ! Comment vous appelez-vous ?

Il parlait vite, mais distinctement, sans reprendre haleine, son menton tremblait fébrilement et ses yeux plissés scrutaient le visage et le corps de Pélaguée. Déguenillé, les cheveux ébouriffés, on eût dit qu’il venait de se battre, qu’il avait vaincu son adversaire et était tout plein de la joyeuse excitation de la victoire. Il plut à la mère par sa vivacité et surtout parce qu’il avait parlé simplement et franchement dès le début. Elle lui répondit en lui jetant un regard amical. Il lui secoua encore une fois la main et se mit à rire d’un petit rire sec, doux et saccadé.

— C’est une affaire honnête, tu vois, Stépane. C’est une très belle affaire !… Je te l’ai dit, le peuple commence à travailler de lui-même… La dame, elle ne dira pas la vérité, car ça lui serait nuisible… Mais le peuple, lui, il veut marcher carrément, sans s’inquiéter de perdre ou de nuire, comprends-tu ? La vie lui est mauvaise, il a des pertes de tous côtés, il ne sait où se tourner, car partout, on lui crie : Arrête !

— Je vois ? dit Stépane en hochant la tête et il ajouta : elle est inquiète à propos de sa valise…

— Ne vous inquiétez pas ! Tout est en ordre, mère ! Votre valise est chez moi… Tout à l’heure, quand Stépane m’a parlé de vous, en me disant que vous étiez aussi dans cette affaire, que vous connaissiez cet homme, je lui ai dit : Fais attention, Stépane !… Il ne faut pas aller bavarder, c’est trop grave ! Et vous, mère, vous avez deviné aussi que nous étions avec vous, tout à l’heure. On remarque tout de suite la figure des gens honnêtes, parce qu’on n’en voit pas beaucoup dans les rues, oh non !… Votre valise est chez moi !

Il s’assit à côté d’elle, et continua avec une prière dans le regard :

— Et si vous désirez la vider, nous vous aiderons avec plaisir… Nous avons besoin de livres…

— Elle veut nous donner tout ! déclara Stépane.

— C’est très bien, mère ! Nous saurons bien qu’en faire…

Il se leva brusquement et se mit à rire, puis, allant et venant à grands pas dans la chaumière, il reprit avec satisfaction :

— On peut dire que c’est un cas étonnant… quoique très simple ! C’est cassé à un endroit et ça se raccommode à un autre… Ce n’est pas mal… Il est très bon, ce journal, mère, et il fait de l’effet ; il ouvre les yeux des gens… Il ne plaît pas aux seigneurs… Je travaille chez une propriétaire, à sept kilomètres d’ici, je suis menuisier… C’est une brave femme, il faut le reconnaître… elle nous donne des livres… assez stupides quelquefois… nous les lisons et nous nous instruisons… En général, nous lui sommes reconnaissants… Mais quand je lui ai montré l’autre journal, elle s’est fâchée. — Laissez cela, Pierre, dit-elle… Ce sont des gamins idiots qui le font, et cela ne vous causera que des misères… la prison… et la Sibérie… Voilà ce qui peut vous arriver si vous continuez à lire ces journaux.

Il se tut de nouveau, réfléchit et reprit :

— Dites-moi, mère… l’autre… l’homme, c’est un de vos parents ?

— Non, répondit Pélaguée.

Pierre se mit à rire sans bruit, très satisfait, on ne sait de quoi. Il sembla à la mère qu’il était injuste de traiter Rybine comme un étranger.

— Il n’est pas de ma famille, dit-elle, mais il y a longtemps que je le connais… je le respecte comme mon propre frère…

Elle ne trouvait pas l’expression qu’elle cherchait ; cela lui était douloureux ; elle ne put retenir ses sanglots. Un silence morne remplissait la chaumière, Pierre pencha la tête sur son épaule, on eût dit qu’il écoutait quelque chose. Stépane, accoudé, tambourinait sur la table. Sa femme, adossée au poêle, était dans l’ombre. La mère sentait son regard fixé sur elle ; parfois, elle jetait un coup d’œil sur le visage de Tatiana, rond, basané, au nez droit, au menton coupé à angle aigu et dont les yeux verdâtres avaient une expression vigilante et attentive.

— C’est un ami par conséquent… reprit Pierre. Il est très fort, oui ! Il s’apprécie à une haute valeur… comme il faut le faire… Voilà un homme, n’est-ce pas, Tatiana ?… Tu dis ?…

— Il est marié ? interrompit Tatiana ; et les minces lèvres de sa petite bouche se pincèrent avec force.

— Il est veuf ! répliqua tristement la mère.

— C’est pour cela qu’il a tant de courage ! déclara Tatiana, d’une voix profonde et basse. Un homme marié n’agirait pas ainsi… il aurait peur !…

— Et moi ? je suis marié et pourtant !… s’écria Pierre.

— Assez ! dit la femme sans le regarder et en tordant la bouche. Que fais-tu donc ? Tu parles beaucoup et tu lis de temps en temps un livre… Ce n’est pas parce que tu chuchotes avec Stépane dans les coins que les gens en sont plus heureux.

— Il y a beaucoup de gens qui m’écoutent… répliqua à voix basse le paysan, offensé. Tu as tort de parler ainsi… Je suis comme une espèce de levure…

Stépane regarda sa femme sans mot dire et baissa de nouveau la tête.

— Pourquoi les paysans se marient-ils ? demanda Tatiana. Ils ont besoin d’une ouvrière, disent-ils… pour travailler à quoi ?

— Tu n’as donc pas assez à faire ? fit sourdement Stépane.

— À quoi sert-il ce travail ? On vit quand même dans la misère, de jour en jour… Les enfants naissent… on n’a pas le temps de les soigner… à cause du travail qui ne vous donne pas même de pain…

Elle s’approcha de la mère, s’assit à côté d’elle, et continua obstinément, sans tristesse ni plainte dans la voix.

— J’en ai eu deux… L’un a été brûlé par le samovar… il avait deux ans… l’autre était mort-né… à cause du travail maudit… Est-ce un bonheur pour moi ? Je dis que les paysans ont tort de se marier… ils se lient les mains, et voilà tout… S’ils étaient libres, ils combattraient ouvertement pour la vérité, comme cet homme que tu connais… N’ai-je pas raison, mère ?

— Oui ! dit Pélaguée. Oui, ma chère, autrement, on ne peut pas vaincre la vie…

— Vous avez un mari ?

— Il est mort… J’ai un fils…

— Où est-il ? il vit avec vous ?

— Il est en prison ! répondit la mère.

Et elle sentit que dans son cœur, une fierté paisible se mêlait à la tristesse dont ces paroles la remplissaient toujours.

— C’est déjà la seconde fois qu’on l’enferme, parce qu’il a compris la vérité divine et qu’il l’a ouvertement semée, sans se ménager !… Il est jeune, il est beau… il est intelligent ! C’est lui qui a eu l’idée de faire un journal ; c’est grâce à lui que Rybine s’est occupé de la distribution, quand même Rybine est deux fois plus âgé que lui !… On va bientôt juger mon fils pour tout cela… et après, quand il sera en Sibérie, il s’enfuira et reviendra se mettre à l’ouvrage… Il y en a déjà beaucoup de ces gens, leur nombre augmente sans cesse, et, tous ils lutteront jusqu’à la mort pour la liberté, pour la vérité…

Oubliant toute prudence, mais sans pourtant citer des noms, elle raconta ce qu’elle savait du travail souterrain qui s’accomplissait pour libérer le peuple. En exposant ce sujet cher à son cœur, elle mettait dans ses paroles toute la force, tout l’excès de l’amour jailli si tard en elle sous les nombreux chocs de la vie.

Sa voix était égale ; elle trouvait maintenant les mots facilement, et, comme des perles multicolores et brillantes, elle les enfilait avec rapidité sur le fil solide du désir de purifier son cœur, de la boue et du sang de la journée. Les paysans avaient pris racine à l’endroit où ses paroles les avaient trouvés, sans faire un mouvement, ils la regardaient gravement ; elle entendait la respiration haletante de la femme assise à côté d’elle ; et l’attention de ses auditeurs fortifiait sa croyance dans les choses qu’elle disait et promettait…

— Tous ceux que l’injustice et la misère accablent, le peuple tout entier, doivent aller au devant de ceux qui périssent pour eux en prison ou sur l’échafaud. Ils n’ont aucun intérêt personnel en jeu, ils expliquent où est la voie qui mène au bonheur pour tous, ils disent ouvertement que ce chemin est difficile ! Ils n’entraînent personne de force ; mais quand on se place dans leurs rangs, on ne les quitte plus, car on voit qu’ils ont raison, que ce chemin-là est le bon, qu’il n’y en a point d’autre…

Il était doux à la mère de réaliser enfin son désir : maintenant, elle parlait elle-même de la vérité aux gens !

— Le peuple peut marcher sans crainte avec des amis pareils ; ils ne se croiseront pas les bras avant que le peuple ait formé une seule âme, avant qu’il ait dit d’une seule voix : — Je suis le maître, je ferai moi-même des lois, les mêmes pour tous !

Fatiguée enfin, Pélaguée se tut. Elle avait la paisible certitude que ses paroles ne s’évanouiraient pas sans laisser des traces… Les paysans la regardaient comme s’ils l’écoutaient encore. Pierre avait croisé les bras sur sa poitrine et plissé les paupières ; un sourire tremblait sur ses joues couvertes de taches de rousseur… Un coude sur la table, Stépane était penché en avant de tout son corps, le cou tendu… Une ombre posée sur son visage lui donnait l’air plus mûr… Assise à côté de la mère, Tatiana, les coudes sur les genoux, regardait le bout de ses souliers…

— Ah ! voilà ! chuchota Pierre.

Il s’assit sur le banc avec précaution en secouant la tête.

Stépane se redressa lentement, jeta un coup d’œil sur sa femme et tendit les bras, comme s’il eût voulu étreindre quelque chose…

— Si on veut se mettre à cet ouvrage, commença-t-il d’un ton pensif, il faut en effet le faire de toute son âme…

Pierre intervint timidement.

— Oui… sans regarder en arrière…

— L’affaire est bien emmanchée ! continua Stépane.

— Sur toute la terre… ajouta encore Pierre.


XVII


Adossée au mur, la tête rejetée en arrière, Pélaguée écoutait les réflexions des deux hommes.

Tatiana se leva, regarda autour d’elle et s’assit de nouveau. Ses yeux verts brillaient d’un éclat sec, quand elle jeta des coups d’œil de mépris sur les deux hommes.

— On voit que vous avez eu bien des malheurs ! dit-elle soudain en s’adressant à la mère.

— Oui !

— Vous parlez bien… Vos paroles vont droit au cœur… On se dit en vous écoutant : — Mon Dieu, si on pouvait voir ne serait-ce qu’une fois des gens pareils, une vie si belle ! Comment vivons-nous, nous autres ? Comme des moutons… Je sais lire et écrire… je lis des livres… je réfléchis beaucoup… quelquefois les pensées ne me laissent pas dormir la nuit… Et quel est le résultat de tout cela ? Si je ne réfléchis pas, je souffre en vain, si je réfléchis, c’est la même chose… D’ailleurs, tout est en pure perte !… Ainsi les paysans, ils travaillent, ils s’éreintent pour un morceau de pain… et ils n’ont jamais rien… cela les irrite, ils boivent, ils se battent… et ils se remettent à travailler… Et qu’en résulte-t-il ? Rien… La femme parlait avec de l’ironie dans les yeux et dans sa voix basse et ample, s’arrêtant parfois, comme pour couper ses phrases, telle une aiguillée de fil. Les hommes gardèrent le silence. Le vent frôlait les vitres, bruissait dans le chaume du toit ; par moment, il soufflait doucement dans la cheminée. Un chien hurlait. Comme à regret, de rares gouttes de pluie frappaient contre la fenêtre. La lumière de la lampe tremblait, ternissant et se remettant soudain à briller, vive et égale.

— Voilà donc pourquoi les hommes vivent ! Et c’est curieux, il me semble que je le savais déjà. Pourtant je n’avais encore jamais entendu quelque chose de pareil, je n’ai jamais eu d’idées de ce genre… non !

— Il faut souper, Tatiana, et éteindre le feu ! interrompit Stépane d’une voix morne et lente. Les gens penseront : « Les Tchoumakov ont eu du feu bien tard ! » Pour nous, cela n’a pas d’importance… mais c’est pour notre visiteuse, qui est peut-être imprudente…

La femme se leva et s’affaira autour du poêle.

— Oui ! dit Pierre avec un sourire. Maintenant, il s’agit de faire attention ! Quand on aura distribué de nouveau le journal…

— Ce n’est pas pour moi que je parle… déclara Stépane. Même si on m’arrête, ce ne sera pas un grand malheur ! La vie d’un paysan n’a aucune valeur…

La mère eut soudain pitié de lui. Il lui était plus sympathique qu’auparavant. Maintenant qu’elle avait parlé, elle se sentait débarrassée du fardeau ignoble de la journée, elle était contente d’elle-même et remplie d’un sentiment de bienveillance.

— Vous avez tort de parler ainsi ! dit-elle. Il ne faut pas que l’homme se taxe à la valeur que lui prêtent ceux qui ne le jugent que sur l’apparence et ne veulent de lui que son sang. Vous devez vous apprécier vous-même, de l’intérieur, non pas pour vos ennemis, mais pour vos amis !

— Où sont-ils nos amis ? s’écria le paysan. Je ne les ai jamais vus !

— Je te dis que le peuple a des amis !

— Il en a, mais pas ici… voilà le malheur ! dit pensivement Stépane.

— Eh bien, il faut que vous vous en fassiez…

Stépane réfléchit et répondit à voix basse :

— Oui… c’est ce qu’il faudrait…

— Mettez-vous à table ! Tatiana.

Au souper, Pierre, que les discours de la mère semblaient avoir accablé, se remit à parler avec vivacité :

— Savez-vous, mère, il faut que vous partiez d’ici de bonne heure, pour ne pas être remarquée… Allez au village voisin… pas à la ville… prenez une voiture…

— Pourquoi ? Je la mènerai moi-même ! dit Stépane.

— Non ! S’il arrivait quelque chose, on se demanderait si elle a passé la nuit chez toi ? Oui ! — Où a-t-elle été ? — Je l’ai conduite au village voisin ! — Ah ! Toi ? Eh bien, va en prison !… Tu as compris ?… Et pourquoi se dépêcher d’aller en prison ! Chaque chose vient en son temps… Mais si tu dis qu’elle a couché chez toi, qu’elle a loué des chevaux et qu’elle est repartie, on ne peut rien te faire… on n’est pas responsable des voyageurs. Il en passe tant dans le village !

— As-tu appris à avoir peur, Pierre ? demanda Tatiana avec ironie.

— Il faut tout savoir ! répondit-il en se frappant le genou. Il faut savoir être courageux, il faut aussi savoir craindre ! Tu te souviens comme le greffier du village a houspillé Baguanov, à cause de ce journal ? Eh bien, maintenant, Baguanov ne toucherait plus à un livre pour beaucoup d’argent… oui ! croyez-moi, mère, je ne suis pas embarrassé pour jouer de bons tours, tout le monde le sait au village… Je distribuerai les livres et les feuillets on ne peut mieux… tant que vous voudrez ! Les gens chez nous sont peu instruits et craintifs, c’est vrai ; pourtant la vie est tellement dure que l’homme est bien obligé d’ouvrir les yeux et de se demander ce qui arrive ! Et le livre lui répond avec simplicité : — Voilà ce qui arrive ! réfléchis, regarde ! Souvent l’ignorant comprend plus que l’homme instruit… surtout si celui-ci est un repu. Je connais bien le pays, je vois bien des choses ! On peut vivre, mais il faut de l’esprit et beaucoup d’agilité, si on ne veut pas se faire pendre du premier coup… Les autorités aussi sentent qu’il y a quelque chose de changé ; on dirait que le paysan dégage du froid ; il ne sourit pas souvent et n’est plus du tout aimable… en général, il veut se passer de toutes les autorités… Dernièrement, à Smoliakovo, petit hameau du voisinage, on est venu percevoir des impôts, alors les paysans ont couru chercher des pieux… Le commissaire a crié : — Ah ! brutes ! Vous vous révoltez contre le tsar ! Il y avait là un paysan, un nommé Spivakine, qui a répondu : — Allez-vous-en au diable avec votre tsar ! Qu’est-ce que ce tsar qui vous enlève du dos votre dernière chemise ? Voilà où on en est, mère. Bien entendu, Spivakine a été arrêté et jeté en prison… Mais ses paroles sont restées et les petits enfants eux-mêmes les répètent… elles crient, elles vivent !

Il ne mangeait pas et parlait, parlait en un chuchotement rapide ; ses yeux noirs et rusés brillaient avec vivacité ; il gratifiait généreusement la mère d’innombrables petites observations de la vie villageoise, comme s’il eût vidé un sac de pièces de cuivre.

À deux reprises, Stépane lui dit :

— Mange donc !

Pierre prenait un morceau de pain, une cuiller, puis se répandait de nouveau en paroles, comme un jeune chardonneret en chansons. Enfin, après le souper il se leva brusquement en déclarant :

— C’est le moment de rentrer !…

Il s’approcha de la mère et lui secoua la main :

— Adieu, petite mère ! Peut-être ne nous reverrons-nous jamais… Je dois vous dire que cela m’a été agréable de faire votre connaissance et de vous écouter… oui, très agréable ! Y a-t-il autre chose que des livres dans la valise ? Un châle de laine ? Très bien… un châle de laine, tu entends, Stépane ! Il va vous rapporter votre valise tout de suite… Allons, Stépane ! Adieu ! Portez-vous bien !

Lorsqu’ils furent sortis, Tatiana prépara une couche pour la mère ; elle alla chercher des vêtements sur le poêle et dans la soupente et les arrangea sur le banc.

— C’est un garçon déluré ! dit la mère.

La jeune femme répondit en lui jetant un coup d’œil furtif :

— Il est léger… ça sonne, ça sonne, mais ça ne s’entend pas de loin…

— Et votre mari ? demanda la mère.

— C’est un brave homme… il ne boit pas, nous nous accordons bien… Seulement, il est faible de caractère…

Elle se redressa et reprit, après un silence :

— Que faut-il faire, maintenant ? Il faut soulever le peuple ! C’est évident ! Tout le monde y pense… mais chacun à part soi… et il faut qu’on en parle à haute voix… il faut qu’il y en ait un qui se décide à le faire…

Elle s’assit et demanda tout d’un coup :

— Vous dites que même de jeunes et riches demoiselles s’occupent de ça, qu’elles vont faire des lectures aux ouvriers… Elles n’ont pas peur, ça ne les dégoûte pas ?

Et, après avoir attentivement écouté la réponse de la mère, elle poussa un profond soupir, puis reprit en baissant les paupières, en dodelinant de la tête :

— J’ai lu une fois dans un livre que la vie n’a pas de sens… Cela, je l’ai compris du coup ! Je sais ce que c’est que cette vie-là : on a des pensées, mais elles sont détachées, elles rôdent, elles rôdent comme des moutons stupides sans berger… elles rôdent… il n’y a rien ni personne qui les rassemble… on ne sait pas ce qu’il faut faire ! Voilà ce que c’est qu’une vie qui n’a pas de sens. Je voudrais m’enfuir loin d’elle, sans même regarder en arrière… on est si malheureux quand on comprend tant soit peu…

La mère voyait cette douleur dans l’éclat des yeux verts de la jeune femme, sur son visage maigre ; elle l’entendait tinter dans sa voix. Elle voulut la consoler, l’apaiser…

— Mais vous, ma chérie, vous comprenez ce qu’il faut faire…

Tatiana l’interrompit doucement :

— Il faut savoir comment faire… Votre lit est prêt… couchez-vous !

Et elle alla vers le poêle, grave et concentrée… Sans se dévêtir, la mère se coucha ; ses os brisés de fatigue la faisaient souffrir ; elle poussa un faible gémissement. Tatiana éteignit la lampe. Lorsque la chaumière se fut remplie de ténèbres, sa voix basse et égale résonna de nouveau :

— Vous ne priez pas… Moi aussi, je crois qu’il n’y a pas de Dieu, ni de miracles. Tout cela a été inventé pour effrayer, parce que nous sommes bêtes…

La mère s’agita avec inquiétude sur sa couche ; par la fenêtre, les ténèbres infinies la regardaient, et dans le silence, des frôlements, des bruits furtifs à peine perceptibles glissaient autour d’elle. Elle murmura d’une voix craintive :

— Pour ce qui est de Dieu, je ne sais trop que dire… mais je crois en Jésus-Christ, je crois en ses paroles : — « Aime ton prochain comme toi-même… » oui, je crois en cela…

Et soudain, elle fit avec perplexité :

— Mais si Dieu existe, pourquoi nous a-t-il abandonnés ? Pourquoi sa puissance miséricordieuse ne nous protège-t-elle pas ? Pourquoi permet-il que le monde se partage en deux classes ? Pourquoi permet-il les souffrances humaines, les tortures, les humiliations, le mal et les férocités de toutes sortes ?

Tatiana garda le silence. Dans l’ombre, la mère apercevait les contours vagues de sa silhouette droite, dessinée en gris sur le fond noir du poêle. La jeune femme était immobile. Pélaguée ferma les yeux, tout angoissée.

Soudain, une voix froide et gémissante résonna :

— Jamais je ne pardonnerai la mort de mes enfants ni à Dieu ni aux hommes… jamais !

La mère se mit sur son séant ; la profondeur de cette douleur la saisit :

— Vous êtes jeune, vous aurez encore des enfants ! dit-elle doucement.

Après un silence, la femme chuchota :

— Non ! Le médecin a dit que je n’en aurais plus jamais…

Une souris courut sur le sol. Un craquement sec et bruyant déchira l’immobilité du silence, et de nouveau on entendit distinctement les frôlements et le bruissement de la pluie sur le chaume, caressé comme par des doigts menus et tremblants. Les gouttes de pluie tombaient tristement sur la terre et rythmaient le cours de cette lente nuit d’automne…

Dans une lourde somnolence, la mère entendit des pas sourds résonner au dehors, puis dans le corridor. La porte s’ouvrit doucement, une exclamation étouffée se fit entendre :

— Tatiana… tu es couchée ?

— Non.

— « Elle » dort ?

— Oui, je crois…

Une clarté se fit, tremblota et se noya dans les ténèbres. Le paysan s’approcha de la couche de la mère et arrangea la pelisse qu’elle avait mise sur ses jambes. Cette attention toucha profondément Pélaguée ; fermant de nouveau les yeux, elle sourit. Stépane se déshabilla sans bruit et grimpa dans la soupente.

Tout en prêtant une oreille attentive aux oscillations paresseuses du silence somnolent, la mère restait immobile ; devant elle, dans les ténèbres, le visage ensanglanté de Rybine se dessinait…

Un léger chuchotement lui arriva de la soupente…

— Tu vois, regarde quelles gens se mettent à cet ouvrage, des gens déjà âgés, qui ont eu mille chagrins, qui ont travaillé ; le moment serait venu de se reposer, mais eux, voilà ce qu’ils font… Et toi, Stépane… tu es jeune, tu es intelligent… ah !…

La voix épaisse et humide de l’homme répondit :

— On ne peut pas s’engager dans une affaire pareille sans réfléchir… attends un peu… je connais ce refrain…

Les sons moururent, puis résonnèrent de nouveau. Stépane dit :

— Voilà ce qu’il faut faire : il faut, d’abord parler avec chaque paysan en particulier. Ainsi, par exemple, avec Alécha Makov… il est instruit, audacieux et irrité contre les autorités… avec Serge Chorine aussi, c’est un paysan sensé… avec Kniazev, il est honnête et courageux ! C’est assez pour commencer !… Après, quand nous serons une petite bande, nous verrons ! Il faut savoir comment retrouver cette femme… il faut se rapprocher des gens dont elle parlait… Je vais prendre ma hache et j’irai à la ville… tu diras que j’ai été gagner quelque argent en fendant du bois… Il faut prendre des précautions… Elle a raison quand elle dit que c’est l’homme lui-même qui doit fixer sa propre valeur… Et quand il s’agit d’une affaire pareille, il faut s’apprécier à un très haut prix, si on veut s’en mettre… Regarde ce paysan, ce Rybine… Il ne céderait pas à Dieu lui-même, et encore moins à un commissaire… Il reste ferme, comme s’il était enfoncé dans le sol jusqu’aux genoux… Et Nikita, hein ? Il a eu honte… c’est un vrai miracle… Ah ! si le peuple se met à l’œuvre en chœur, il entraînera le monde après lui…

— En chœur ! On frappe un homme sous vos yeux et vous, vous restez là, les bras croisés !

— Attends ! Dis plutôt : — Dieu merci, vous ne l’avez pas battu vous-mêmes, cet homme ! Car, parfois, on oblige les paysans à battre les prisonniers ! Et ils obéissent ! Peut-être pleurent-ils de pitié dans leur cœur, mais ils frappent quand même… Ils n’osent pas refuser d’accomplir des férocités, de peur d’être châtiés eux-mêmes ! On vous ordonne d’être ce qu’on veut, un porc, un loup… mais pas un homme… c’est interdit… Et ceux qui désobéissent, on s’en débarrasse… Non, il faut s’arranger de manière à être nombreux et à se révolter ensemble !

Longtemps, il continua ; tantôt il chuchotait si bas que la mère ne le comprenait presque plus ; tantôt il parlait d’une voix sonore et épaisse. Alors, sa femme lui disait :

— Doucement ! tu vas la réveiller !

La mère s’endormit profondément ; comme un nuage accablant, le sommeil se jeta sur elle, l’enveloppa et l’entraîna…

Tatiana la réveilla alors qu’une aurore grise regardait de ses yeux vides les fenêtres de la chaumière ; au-dessus du village, dans un silence froid, la voix cuivrée de la cloche planait et mourait :

— Je vous ai fait du thé, buvez-en, sinon, vous aurez froid en charrette…

Tout en lissant sa barbe ébouriffée, Stépane s’informait d’un air affairé où il pourrait retrouver la mère en ville ; il sembla à Pélaguée que le visage du paysan était plus achevé, plus sympathique que la veille… En prenant le thé, il s’exclama gaîment :

— Comme tout cela est bizarre !

— Quoi ? demanda Tatiana.

— Cette rencontre… C’est tellement simple…

— Dans la cause du peuple, tout est d’une simplicité extraordinaire… dit Pélaguée d’un ton pensif et convaincu.

Le mari et la femme prirent congé d’elle sans dépenser beaucoup de paroles, mais en manifestant par mille petits soins, une sollicitude sincère…

Quand la mère fut de nouveau en voiture, elle songea que ce paysan travaillait avec prudence, comme une taupe, sans bruit, et sans cesse. Et toujours la voix mécontente de sa femme résonnait à son oreille ; toujours ses yeux verts brillaient avec un éclat sec et brûlant ; tant qu’elle vivrait, sa douleur vindicative et féroce de mère qui pleure ses enfants, vivrait aussi…

Pélaguée pensa à Rybine, à son visage, à son sang, à ses yeux ardents, à ses paroles et, de nouveau, son cœur se serra, elle avait l’amer sentiment de son impuissance contre les fauves. Et tout le temps jusqu’à son arrivée à la ville, elle vit se dessiner sur le fond terne du jour gris la silhouette robuste de Rybine, avec sa barbe noire, sa chemise déchirée, ses mains attachées derrière le dos, ses cheveux ébouriffés, son visage illuminé par la colère et la foi en sa mission… Elle pensait aussi aux innombrables villages, aux populations qui attendaient en secret la venue de la vérité, aux milliers de gens qui travaillaient silencieusement, sans savoir pourquoi, pendant toute leur vie, sans rien attendre.

En réfléchissant au succès de son voyage, elle éprouvait au fond d’elle-même une joie douce et palpitante, et elle tâchait de ne plus penser à Stépane, ni à sa femme.

Elle aperçut de loin les clochers et les maisons de la ville, un sentiment agréable ranima son cœur inquiet et l’apaisa : dans sa mémoire défilèrent les visages soucieux de ceux qui, de jour en jour, alimentaient le feu de la pensée et en éparpillaient les étincelles sur le monde. Et l’âme de la mère se remplit du calme désir de donner à ces créatures toutes ses forces et tout son amour de mère.


XVIII


Échevelé, un livre à la main, Nicolas lui ouvrit la porte.

— Déjà ! s’écria-t-il, tout joyeux. C’est très bien !… Je suis content !

Ses yeux papillotaient amicalement sous ses lunettes ; il aida Pélaguée à enlever son manteau, et lui dit en la regardant avec affection :

— On est venu perquisitionner ici, cette nuit ; je me suis demandé pourquoi ? J’ai eu peur qu’il vous fût arrivé quelque chose… Mais on ne m’a pas emmené… Je me suis tranquillisé : si on vous avait arrêtée, on ne m’aurait pas laissé en liberté…

Il la conduisit dans la salle à manger, continuant avec animation :

— Toutefois, on m’a chassé de mon bureau… Cela ne me chagrine pas… J’étais las de dénombrer les paysans qui n’ont plus de chevaux… j’ai autre chose à faire…

À voir l’aspect de la pièce, on aurait dit qu’une main vigoureuse dans un stupide accès de violence avait secoué du dehors les murs de la maison jusqu’à ce que tout fût sens dessus dessous. Les portraits gisaient à terre, les tentures étaient arrachées et pendaient en lambeaux ; à un endroit, on avait soulevé une lame du parquet ; la tablette de la fenêtre était éventrée ; devant le fourneau, les cendres répandues.

Sur la table, à côté du samovar éteint, se trouvaient de la vaisselle sale, du jambon et du fromage sur un morceau de papier, des chanteaux de pain, des livres et du charbon. La mère sourit. Nicolas prit un air confus.

— C’est moi qui ai complété le désordre… mais cela ne fait rien, mère, cela ne fait rien. Je crois qu’ils reviendront, c’est pourquoi je n’ai rien rangé. Eh bien, avez-vous fait bon voyage ?

Cette question la frappa lourdement à la poitrine ; de nouveau l’image de Rybine se dressa devant elle ; elle se sentit coupable de n’avoir pas parlé de lui tout de suite. Elle s’approcha de Nicolas et se mit à raconter en essayant de rester calme et de ne rien oublier.

— On l’a arrêté !…

Nicolas tressaillit.

— Oui ? Comment ?

La mère le fit taire d’un geste, et reprit comme si elle eût été devant le visage de la justice elle-même et qu’elle se fût plainte du supplice de cet homme. Nicolas, adossé à sa chaise, pâlissait et écoutait en se mordant les lèvres. Lentement, il enleva ses lunettes, les posa sur la table, passa sa main sur sa figure, comme pour en enlever une toile d’araignée invisible. Ses traits devinrent aigus ; ses pommettes se firent étrangement saillantes, ses narines frémirent. C’était la première fois que Pélaguée le voyait dans cet état ; cela l’effraya un peu.

Lorsqu’elle eut achevé son récit, il se leva en silence, marcha à grands pas, les poings dans ses poches, puis murmura, les dents serrées :

— Ce doit être un homme remarquable… Quel héroïsme ! Il souffrira en prison, ceux qui lui ressemblent y sont très malheureux…

Puis, s’arrêtant en face de la mère, il ajouta d’une voix vibrante :

— Évidemment, tous ces commissaires, ces officiers, ne sont que des instruments, des gourdins dont se sert un coquin intelligent, un dresseur de bêtes ! Mais il faut tuer la bête pour la châtier de s’être laissé transformer en fauve ! Moi j’aurais tué ce chien enragé !

Il enfonçait toujours plus profondément ses poings dans ses poches, essayant, mais en vain, de réprimer une émotion qui se communiquait à la mère. Ses yeux s’étaient rétrécis, comme des lames de couteau. Il reprit, d’une voix froide et furieuse, en se mettant de nouveau à marcher :

— Voyez donc, l’horrible chose ! Une poignée d’hommes stupides frappent, étouffent et oppressent tout le monde pour défendre leur funeste puissance sur le peuple… La férocité augmente, la cruauté devient la loi de la vie… Réfléchissez ! Les uns frappent et agissent en brutes, parce qu’ils sont sûrs de l’impunité, parce qu’ils sont atteints du besoin voluptueux de torturer, de cette répugnante maladie des esclaves auxquels on permet de manifester leurs instincts serviles et leurs habitudes bestiales dans toute leur force. Les autres sont empoisonnés par la vengeance, les troisièmes, abêtis sous les coups, deviennent aveugles et muets… On pervertit le peuple, le peuple tout entier !

Il s’arrêta, se prit la tête des deux mains.

— On s’abrutit sans le vouloir dans cette vie féroce ! continua-t-il à voix basse.

Puis, il se maîtrisa. Ses yeux brillaient d’un éclat ferme ; il regarda presque familièrement la mère dont le visage était inondé de larmes.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, Pélaguée… Où est votre valise ?…

— À la cuisine ! répondit-elle.

— La maison est entourée d’espions, nous ne pourrons pas sortir une telle masse de journaux sans qu’on le remarque… je ne sais pas où les cacher… je pense que les gendarmes reviendront cette nuit… je ne veux pas qu’on vous arrête… Bien que ce soit dommage, nous allons brûler tout cela…

— Quoi ? demanda la mère.

— Tout ce qui est dans la valise…

Elle comprit et, quelque grande que fût sa tristesse, la fierté qu’elle éprouvait d’avoir réussi fit naître un sourire sur son visage.

— Il n’y a rien dans la valise, pas même une feuille de papier ! dit-elle en s’animant peu à peu, et elle raconta la suite de ses aventures.

Nicolas l’écouta d’abord avec inquiétude, puis avec étonnement ; enfin, il s’écria en l’interrompant :

— C’est tout simplement merveilleux ! Vous avez une chance étonnante !

Il s’agita tout confus et continua en lui serrant la main :

— Vous me touchez par votre confiance dans le peuple… vous avez une si belle âme !… je vous aime mieux que j’ai aimé ma propre mère…

Elle le prit dans ses bras et, avec des sanglots de bonheur, elle approcha de ses lèvres la tête de Nicolas.

— Peut-être ai-je parlé très bêtement ! murmura-t-il, ému et déconcerté par la nouveauté du sentiment qu’il éprouvait.

La mère pensait qu’il était profondément heureux, elle le suivait de l’œil avec une curiosité affectueuse ; elle aurait voulu savoir pourquoi il était devenu si vibrant.

— En général… tout est merveilleux ! déclara-t-il en se frottant les mains avec un petit rire caressant. Savez-vous, tous ces jours-ci, j’ai étrangement bien vécu… J’étais tout le temps avec des ouvriers, je leur ai fait des lectures, nous avons conversé, je les ai observés… Et j’ai amassé dans mon cœur des sensations si étonnamment pures et saines ! Quels braves gens ! Aussi clairs que des jours de mai ! Je parle des jeunes ouvriers ; ils sont robustes, sensitifs, ils ont soif de tout comprendre… Quand on les voit, on se dit que la Russie sera la démocratie la plus éclatante de la terre !

Il avait levé le bras comme pour prêter serment ; après un instant de silence, il reprit :

— Vous le savez, j’étais fonctionnaire dans une administration ; je me suis aigri au milieu des chiffres et des paperasses… Une année de cette vie a suffi à me mutiler… Car j’étais habitué à vivre parmi le peuple, et quand je me sépare de lui, je suis mal à mon aise… Je tends de toutes mes forces vers la vie populaire… Et maintenant, je puis de nouveau vivre librement, je puis revoir les ouvriers, leur enseigner ce que je sais… Comprenez-vous : je resterai près du berceau de la pensée nouveau-née, devant le visage de l’énergie créatrice naissante. C’est étonnamment simple et beau et terriblement excitant… On devient jeune et ferme, on se rassérène, on vit intégralement…

Il se mit à rire avec gaîté ; et son bonheur, la mère le partageait.

— Et puis, vous êtes une créature excessivement bonne ! déclara Nicolas. Vous avez en vous une force si grande et si douce… elle attire les cœurs à vous avec tant de puissance… Vous dépeignez si parfaitement les gens. Vous les voyez si bien !

— Je vois votre existence, je comprends, mon ami…

— On vous aime… et c’est si merveilleux d’aimer une créature humaine… c’est si bon, si vous saviez !

— C’est vous qui ressuscitez les êtres d’entre les morts, c’est vous ! chuchota la mère avec chaleur en lui caressant la main. Mon ami, je réfléchis, je vois qu’il y a beaucoup à faire, qu’il faut beaucoup de patience ! Et je veux que vous ne perdiez pas courage… Écoutez la suite… La femme, disais-je, la femme du paysan…

Nicolas s’assit à côté d’elle, détournant son visage joyeux et se caressant les cheveux ; mais bientôt il reporta son regard sur Pélaguée, et écouta avec avidité son récit.

— Quelle chance étonnante ! s’écria-t-il. Il était très possible que vous fussiez arrêtée, mais non… En effet, le paysan lui-même bouge, à ce qu’il paraît ! Ce n’est pas surprenant, d’ailleurs ! Et cette femme, je la vois d’ici… Je devine son cœur courroucé… Vous avez raison de dire que sa douleur ne s’éteindra jamais !… Il nous faudrait des gens qui s’occupent spécialement de la campagne… Des gens ! Nous en manquons… partout ! La vie exige des milliers de bras…

— Il faudrait que Pavel fût libre… et André aussi ! dit-elle à voix basse.

Il lui jeta un coup d’œil et baissa la tête.

— Voyez-vous, mère, je vais vous dire la vérité, quand même elle vous ferait souffrir : je connais bien Pavel, je suis certain qu’il refusera de s’évader ! Il veut être jugé, il veut se montrer dans toute sa force… il ne renoncera pas à cela. Et ce sera inutile !… Il reviendra de Sibérie…


La mère soupira à voix basse :

— Que faire ?… Il sait mieux que moi ce qu’il doit décider…

Nicolas se leva brusquement, de nouveau envahi par la joie, et dit en penchant la tête :

— Grâce à vous, mère, j’ai vécu aujourd’hui des minutes meilleures… les meilleures de ma vie, peut-être… Merci… Embrassons-nous !

Ils s’étreignirent silencieusement.

— Que c’est bon ! fit-il à voix basse.

La mère laissa tomber ses bras et souriait d’un air heureux.

— Hum ! reprit Nicolas en la regardant à travers ses lunettes. Si seulement votre paysan venait bientôt ! Il faut absolument écrire un petit article sur Rybine et le distribuer dans les villages… cela ne lui nuira pas, du moment qu’il agit ouvertement lui-même et que la cause du peuple en profitera… Je vais le composer tout de suite. Lioudmila l’imprimera demain… Oui, mais comment expédier les feuillets ?

— J’irai les porter…

— Non, merci ! s’écria vivement Nicolas. Ne croyez-vous pas que Vessoftchikov pourrait faire l’affaire ?

— Faut-il lui en parler ?

— Essayez, et dites-lui comment il doit s’y prendre !

— Et moi, que ferai-je ?

— Ne vous inquiétez pas !

Il se mit à écrire ; tout en débarrassant la table, la mère le regardait et voyait la plume qui tremblait et traçait de longues séries de mots sur le papier. Parfois, la nuque du jeune homme frémissait, il rejetait la tête en arrière et fermait les yeux. Pélaguée se sentait tout émue.

— Châtiez-les ! chuchota-t-elle. Ne les épargnez pas, ces assassins !

— Voilà, c’est prêt ! dit-il en se levant. Cachez ce papier sur vous… Mais, vous savez, si les gendarmes viennent, on vous fouillera aussi…

— Que le diable les emporte ! répondit-elle tranquillement.

Le soir, le docteur arriva.

— Pourquoi les autorités sont-elles tout à coup si agitées ? demanda-t-il, allant et venant dans la pièce. Il y a eu sept perquisitions cette nuit… Où est le malade ?

— Il est parti hier ! répondit Nicolas. C’est samedi aujourd’hui… il ne pouvait pas manquer la séance de lecture, comprends-tu…

— C’est stupide d’aller à une conférence quand on a la tête fendue…

— C’est ce que j’ai essayé de lui démontrer, mais en vain…

— Il avait envie de fanfaronner devant ses camarades, dit la mère, de leur montrer qu’il avait déjà versé son sang pour la cause.

Le docteur lui jeta un coup d’œil, prit un air féroce et déclara en serrant les dents :

— Oh ! que vous êtes sanguinaires !

— Eh bien, mon ami, tu n’as plus rien à faire ici, et nous attendons des visites, va-t’en ! Mère, donnez-lui donc le papier…

— Encore ? s’écria le médecin.

— Tiens, prends et porte-le à l’imprimerie !

— Entendu. Je le porterai. C’est tout ?

— Oui… Il y a un espion devant la maison…

— Je l’ai vu… Chez moi aussi. Eh bien, au revoir ! Au revoir ! femme cruelle ! Savez-vous, mes amis, la bagarre du cimetière est une excellente affaire, en définitive ! On en parle dans toute la ville, ça émotionne les gens et les oblige à réfléchir… Ton article à ce sujet était très bien et il a paru au bon moment. J’ai toujours dit qu’une bonne querelle valait mieux qu’un mauvais arrangement…

— C’est bon, va-t’en !…

— Tu n’es pas très aimable ! Votre main, mère ! Le gamin a agi stupidement. Tu sais où il demeure ?

Nicolas donna l’adresse.

— Il faut aller chez lui demain… c’est un brave garçon, n’est-ce pas ?

— Oui… un excellent cœur…

— Il ne faut pas le perdre de vue, il n’est pas bête ! dit le médecin en s’en allant. Ce sont justement ces gaillards-là qui formeront le véritable prolétariat cultivé et qui prendront notre place, quand nous partirons pour l’endroit où il n’y a probablement pas de différences de classe…

— Tu es devenu bien bavard, ami…

— Je suis heureux, c’est pourquoi je babille… Je pars, je pars… Ainsi donc, tu penses que tu vas aller en prison ? Je te souhaite de t’y reposer…

— Merci, je ne suis pas fatigué.

La mère les écoutait, heureuse de les voir s’inquiéter du blessé.

Lorsque le docteur fut parti, Nicolas et Pélaguée se mirent à table en attendant leurs hôtes nocturnes. Longtemps, à voix basse, Nicolas parla de ses camarades qui vivaient en exil, de ceux qui s’étaient échappés et continuaient à travailler sous de faux noms. Les murailles nues de la pièce renvoyaient le son étouffé de sa voix, comme si elles doutaient de ces étonnantes histoires de héros modestes et désintéressés qui avaient sacrifié leurs forces à la grande œuvre de la rénovation humaine. Une ombre tiède entourait la mère ; son cœur se remplissait d’amour pour ces inconnus qui se résumaient dans son imagination en un seul être immense, plein d’une force mâle et inépuisable. Lentement, mais sans s’arrêter, cet être marchait sur la terre, arrachant la séculaire moisissure du mensonge, découvrant aux yeux des hommes la vérité simple et nette de la vie, qui promettait à tous de les libérer de l’avidité, de la haine et du mensonge, ces trois monstres qui avaient asservi et épouvanté le monde entier… Cette vision faisait naître dans le cœur de Pélaguée une impression pareille à celle qu’elle éprouvait jadis en s’agenouillant devant les saintes images, pour terminer par une prière reconnaissante des journées qui lui semblaient moins pénibles que les autres. Maintenant, elle avait oublié son passé, et le sentiment qu’il lui inspirait s’élargissait, devenait plus lumineux et plus joyeux, pénétrait plus profondément son âme, vivait et s’enflammait toujours davantage.

— Les gendarmes ne viennent pas ! s’écria Nicolas en s’interrompant.

La mère le regarda et fit, après un silence :

— Qu’ils aillent au diable !

— Bien entendu !… Vous devez être atrocement fatiguée, mère, il faut aller vous coucher ! Vous êtes robuste, cependant, tous ces soucis, toutes ces inquiétudes… vous les supportez admirablement. Vos cheveux seulement ont blanchi très vite… Allez vous reposer, allez…

Ils se serrèrent la main et se quittèrent.


XIX


La mère s’endormit vite et tranquillement ; au matin, des coups violents frappés à la porte de la cuisine la réveillèrent. On heurtait avec entêtement. Il faisait encore sombre. S’habillant à la hâte, la mère courut à la cuisine et demanda de derrière la porte :

— Qui est là ?

— Moi ! répondit une voix inconnue.

— Qui ?

— Ouvrez ! reprit la voix, basse et suppliante.

La mère tira le verrou et poussa la porte. Ignati entra, s’écriant avec joie :

— Ah ! je ne me suis pas trompé ! Je suis au bon endroit…

Il était couvert de boue jusqu’à la ceinture, il avait le visage blême, les yeux cernés ; ses cheveux bouclés s’échappaient en désordre de dessous sa casquette :

— Il est arrivé des malheurs chez nous ! chuchota-t-il en fermant la porte.

— Je le sais…

L’ouvrier s’étonna et demanda avec un clignement d’œil :

— Comment ?… Par qui ?

La mère raconta brièvement sa rencontre.

— Et les deux autres, tes camarades, on les a aussi arrêtés ?

— Ils n’étaient pas là, ils étaient au conseil de révision. On en a arrêté cinq, en comptant Rybine.

Il renifla et dit en souriant :

— Et moi, je suis resté libre… On me cherche probablement… Qu’ils me cherchent ! Je n’y retournerai pas… pour rien au monde ! Il y a encore là-bas six ou sept garçons et une jeune fille sur lesquels on peut compter…

— Comment as-tu pu t’échapper ? demanda la mère.

— Moi ? s’écria Ignati en s’asseyant sur un banc et en regardant autour de lui. Les gendarmes sont venus, la nuit, tout droit à la fabrique… une minute avant, le garde forestier est arrivé en courant ; frappant à la fenêtre, il a dit : — Attention, les enfants, on vient vous chercher !

Ignati se mit à rire, essuya son visage avec le pan de son sarrau et continua :

— L’oncle Rybine, il n’est pas facile à déconcerter… Il l’a bien montré !… Il m’a dit tout de suite : — Ignati, cours à la ville !… Tu te souviens des deux femmes qui sont venues ? Et il a vite écrit quelque chose… — Tiens, va, adieu, frère ! m’a-t-il dit, et il m’a poussé dans le dos. Je me suis élancé hors de la chaumière, je me suis caché derrière les buissons, j’ai rampé, j’ai entendu que les gendarmes venaient ! Ils étaient nombreux, ils arrivaient de tous côtés ! Ils ont cerné la fabrique… J’étais dans une haie… ils ont passé devant moi. Après, je me suis levé et j’ai marché. J’ai marché une journée et deux nuits sans m’arrêter. Je suis fatigué pour toute une semaine. Mes jambes sont rompues !

On voyait qu’il était satisfait de lui-même ; un sourire illuminait ses yeux bruns ; ses lèvres épaisses et rouges frémissaient.

— Je vais te faire du thé à l’instant ! dit vivement la mère en prenant le samovar. Lave-toi en attendant, tu seras mieux !

— Je veux vous donner le billet…

Il leva la jambe avec difficulté, la ploya, posa le pied sur le banc avec force grimaces et gémissements et commença à défaire la bande de toile qui entourait ses pieds.

Nicolas apparut sur le seuil de la porte. Embarrassé, Ignati remit le pied à terre ; il essaya de se lever, mais chancela et retomba lourdement sur le banc, en s’y appuyant des deux mains.

— Ah ! que je suis fatigué !…

— Bonjour, camarade ! dit Nicolas amicalement avec un signe de tête. Attendez, je vais vous aider !

Il s’agenouilla devant l’ouvrier et se mit à défaire rapidement la bande sale et mouillée.

— Il faut lui frotter les pieds avec de l’alcool cela lui fera du bien dit la mère.

— C’est ça ! répondit Nicolas.

Ignati renifla, tout confus.

Enfin, Nicolas trouva le billet ; il le lissa, le regarda et le tendit à la mère.

— Voilà ! C’est pour vous !

— Lisez !

Approchant le morceau de papier gris et froissé de son visage, Nicolas lut :

« Mère, ne laisse pas tomber l’affaire, dis à la dame qu’elle n’oublie pas qu’on écrive toujours plus sur nos affaires, je t’en prie. Adieu, Rybine. »

— Brave homme ! dit tristement la mère. On le prenait à la gorge qu’il pensait encore aux autres.

Lentement, Nicolas laissa tomber le bras qui tenait le billet, et fit à mi-voix :

— C’est merveilleux !

Ignati les regardait en remuant doucement les doigts crasseux de son pied déchaussé. La mère, cachant son visage inondé de larmes, s’approcha de lui avec un baquet d’eau ; elle s’assit à terre et tendit la main pour prendre la jambe de l’homme.

— Que voulez-vous faire… c’est inutile… c’est…

— Donne vite ton pied !…

— Je vais apporter de l’alcool, dit Nicolas.

L’homme cachait toujours plus sa jambe sous le banc en murmurant :

— Je ne veux pas… ça ne se fait pas…

Sans répondre, la mère se mit à défaire les bandes de toile de l’autre pied. Le visage rond d’Ignati s’allongea d’étonnement. La mère commença à le laver.

— Tu sais, dit-elle, d’une voix frémissante, on a battu Rybine…

— Vraiment ! s’écria Ignati effrayé.

— Oui, quand on l’a amené à Nikolski, il avait déjà été roué de coups ; et là, le sous-officier et le commissaire l’ont frappé à coups de poing, à coups de pied… il était couvert de sang…

— Ah ! cela, ils s’y entendent ! répondit l’ouvrier. (Ses épaules furent secouées par un frisson.) J’en ai peur autant que du diable… Et les paysans, ils ne l’ont pas battu ?

— Un seul, sur l’ordre du commissaire. Les autres se sont bien conduits, ils se sont même opposés à ce qu’on le frappe…

— Oui… Les paysans commencent à comprendre…

— Il y en a aussi qui sont intelligents, dans ce village…

— Où n’y en a-t-il pas ? Il y en a partout ! Il faut bien qu’il y en ait ; seulement, il est difficile de les trouver. Ils se cachent dans les coins et se rongent le cœur, chacun pour soi… ils n’ont pas le courage de se rassembler…

Nicolas apporta une bouteille d’alcool, mit des charbons dans le samovar et sortit sans rien dire. Après l’avoir suivi d’un regard curieux, Ignati demanda à voix basse à la mère :

— C’est le maître ?

— Dans la cause du peuple, il n’y a pas de maîtres, il n’y a que des camarades…

— C’est bien étonnant ! dit l’ouvrier en souriant, perplexe et incrédule.

— Quoi ?

— Tout… À un endroit, on vous donne des soufflets… à l’autre, on vous lave les pieds… est-ce qu’il y a un milieu ?

La porte de la chambre s’ouvrit toute grande, et Nicolas répondit :

— Au milieu, il y a ceux qui lèchent les mains des gens qui frappent et qui sucent le sang des gens qui sont battus… voilà ce qu’il y a au milieu !

Ignati le regarda avec déférence, et dit après un silence :

— Ça… c’est la vérité…

— Pélaguée ! reprit Nicolas vous devez être fatiguée… laissez-moi faire…

L’homme retira ses jambes avec inquiétude…

— C’est fait ! répondit la mère en se levant. Eh bien, Ignati, lève-toi maintenant !

Il se redressa, se tint tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, s’appuyant avec force sur le sol, et déclara :

— On dirait qu’ils sont tout neufs ! Merci… grand merci !

Après une pause, il chuchota en regardant le baquet plein d’eau sale…

— Je ne sais pas comment vous remercier assez…

Tous trois passèrent dans la salle à manger, où ils déjeunèrent. Ignati raconta d’une voix grave :

— C’est moi qui ai distribué les journaux ; j’aime beaucoup marcher. C’est Rybine qui m’a dit : — Va les porter ! Si on t’attrape, on ne soupçonnera personne d’autre…

— Y a-t-il beaucoup de gens qui les lisent ? demanda Nicolas.

— Tous ceux qui savent lire…

Nicolas s’écria tout pensif :

— Comment s’arranger pour que cette feuille à propos de l’arrestation de Rybine parvienne bientôt à la campagne ?

Ignati dressa l’oreille.

— Je m’en occuperai aujourd’hui ! Il y en a déjà, de ces feuillets ? dit-il.

— Oui !

— Donnez-les, je les porterai ! proposa Ignati, les yeux étincelants et se frottant les mains. Je sais où il faut les porter et comment… Donnez !

La mère souriait sans le regarder.

— Mais tu es fatigué et tu as peur, tu viens de dire que tu ne voulais jamais retourner là-bas…

Ignati fit claquer ses lèvres et, lissant ses cheveux bouclés de sa large main, dit d’un ton sérieux et paisible :

— Je suis fatigué… eh bien, je me reposerai… Quant à avoir peur, ça c’est vrai !… Vous dites vous-même qu’on bat les gens jusqu’au sang… personne n’a envie de se faire estropier ! Je m’arrangerai, j’irai de nuit… je trouverai bien le moyen ! Donnez… je partirai ce soir même.

Il se tut un instant, les sourcils froncés.

— J’irai dans la forêt et je m’y cacherai ; ensuite, j’avertirai les camarades, je leur dirai : — Venez et servez-vous. C’est ce qu’il y a de mieux à faire… Si je distribuais les papiers moi-même et qu’on m’attrapât, ce serait dommage pour les journaux… Il y en a déjà si peu, il faut en prendre grand soin.

— Et ta peur, qu’en fais-tu ? demanda de nouveau la mère.

Ce solide gaillard à la tête bouclée l’amusait par la sincérité qui résonnait dans chacune de ses paroles, par son visage rond et son air obstiné.

— La peur c’est la peur, et les affaires sont les affaires ! répliqua-t-il en découvrant les dents. Pourquoi vous moquez-vous de moi ? Voyez-vous ça !… Est-ce que ce n’est pas effrayant peut-être ? Mais si c’est nécessaire, on passera par le feu… Quand il s’agit d’une affaire pareille… il faut…

— Ah… ah ! mon enfant ! s’exclama involontairement la mère, en se laissant aller au sentiment de joie qu’il provoquait en elle.

Il sourit avec embarras.

— Voilà encore… moi, un enfant !

Nicolas, qui n’avait cessé de considérer amicalement le jeune homme, prit la parole.

— Vous n’irez pas là-bas…

— Et que dois-je faire ? Où faut-il aller ? demanda Ignati, inquiet.

— C’est un autre qui ira, et vous lui expliquerez en détail comment il devra s’y prendre !… Voulez-vous ?

— Bien ! répondit Ignati à contre-cœur, après un instant d’hésitation.

— Nous vous fournirons des papiers et nous vous trouverons une place de garde forestier.

— Mais si les paysans viennent prendre du bois ou braconner… que faudra-t-il faire ? Les arrêter ? Cela ne me va pas…

La mère se mit à rire, ainsi que Nicolas, ce qui troubla et chagrina de nouveau le paysan.

— Soyez sans crainte ! fit Nicolas. Vous n’en aurez pas l’occasion… Croyez-moi !

— Alors, c’est différent ! dit Ignati. (Il se tranquillisa et sourit à Nicolas d’un air confiant et joyeux.) J’aimerais aller à la fabrique, on dit qu’il y a des gens assez intelligents…

Il semblait que dans sa large poitrine, un feu brûlât, inégal encore, et s’éteignît ne laissant voir que la fumée de la perplexité et de l’inquiétude.

La mère se leva de table et alla vers la fenêtre en disant d’un ton pensif :

— Hé ! la vie est bizarre !… on rit cinq fois par jour… on pleure tout autant… C’est agréable !… Tu as fini Ignati ? Va dormir !

— Non, je ne veux pas !

— Va dormir, te dis-je !

— Vous êtes bien sévère ! Eh bien, j’y vais ! Merci pour le thé, pour le sucre… pour l’amitié.

Il se coucha sur le lit de la mère et murmura en se grattant la tête :

— Maintenant, tout sentira le goudron chez vous… Vous avez tort !… Vous me gâtez ! Je n’ai pas sommeil… Vous êtes de braves gens… Je n’y comprends plus rien… on se croirait à cent mille kilomètres du village… Comme il a bien parlé à propos du milieu… Au milieu, il y a ceux qui lèchent les mains… des gens qui battent les autres… Diable !…

Et soudain, avec un ronflement sonore, il s’endormit, les sourcils relevés, la bouche entr’ouverte…


XX


Très tard dans la soirée, Ignati se trouvait dans un sous-sol assis en face de Vessoftchikov, et lui disait, en chuchotant :

— Quatre fois, à la fenêtre du milieu…

— Quatre ? répéta le grêlé d’un air soucieux.

— D’abord trois, comme cela…

Et il frappa sur la table avec son doigt replié, en comptant :

— Une, deux, trois ; puis, encore une fois, après un petit instant…

— Je comprends…

— Un paysan à cheveux rouges vous ouvrira ; il vous demandera : — C’est pour la sage-femme ? Vous lui direz : — Oui, de la part du propriétaire ! Rien de plus, il comprendra de quoi il s’agit !

Leurs têtes se rapprochaient ; tous les deux, robustes et grands, ils parlaient en étouffant leur voix ; les bras croisés sur la poitrine, la mère les regardait, debout près de la table. Tous ces signes mystérieux, ces ques- tions et ces réponses convenues la faisaient sourire ; elle pensait :

« Ce sont encore des enfants ! »

Au mur, une lampe brillait, éclairant les sombres taches de moisissure, les images découpées dans des journaux ; sur le sol traînaient des seaux bosselés, des débris de zinc ; par la fenêtre, on apercevait au ciel obscur une grande étoile scintillante. Une odeur de rouille, de couleur à l’huile et d’humidité remplissait la pièce.

Ignati était revêtu d’un épais pardessus en drap velu qui lui plaisait beaucoup ; la mère le voyait caresser avec amour sa manche ; il tordait avec effort son gros cou pour mieux s’admirer. Et une pensée martelait le cœur de Pélaguée.

« Enfants !… mes chers enfants !… »

— Voilà ! dit Ignati en se levant. Donc, rappelez-vous ! d’abord chez Mouratov, demander le grand-père…

— Je me rappelle ! répondit Vessoftchikov.

Mais Ignati n’avait pas l’air de le croire, il lui répéta encore tous les signaux, et les mots de passe ; enfin, il lui tendit la main.

— Maintenant, c’est tout ! Adieu, camarade ! Saluez-les de ma part ! Dites-leur : — Ignati est vivant et bien portant. Ce sont de braves gens, vous verrez…

Il se contempla d’un air satisfait, passa la main sur son pardessus et demanda à la mère :

— Puis-je partir ?

— Tu trouveras le chemin ?

— Bien sûr !… Au revoir, camarades !

Il s’en alla, les épaules hautes, bombant la poitrine, son chapeau neuf sur l’oreille, les mains enfoncées dans ses poches. Sur son front et ses tempes, des bouclettes claires et enfantines tremblaient gaiement.

— Enfin, j’ai aussi de l’ouvrage ! dit Vessoftchikov en s’approchant de la mère. Je m’ennuyais… je me demandais pourquoi j’étais sorti de prison… Je ne fais que me cacher… En prison, j’apprenais… Pavel nous remplissait le cerveau que c’était un plaisir ! Et André nous dégourdissait aussi… Eh bien, mère, qu’a-t-on décidé de l’évasion, l’organise-t-on ?

— Je le saurai après-demain ! répondit-elle, et elle répéta en soupirant sans le vouloir :

— Après-demain…

Le grêlé reprit en s’approchant d’elle et en lui posant sa lourde main sur l’épaule :

— Dis donc aux chefs que c’est très facile… ils t’écouteront ! Regarde toi-même… voilà le mur de la prison, près du réverbère. En face, un terrain vague, à gauche le cimetière, à droite, la rue, la ville. Un allumeur vient pour nettoyer le réverbère en plein jour ; il place son échelle contre le mur, il monte, il accroche au faîte du mur les anneaux d’une échelle de corde, qui se déroulera à l’intérieur de la cour, et c’est prêt ! Dans la prison, on connaît l’heure, on demande aux prisonniers de droit commun de faire du désordre, ou on en fait soi-même ; pendant ce temps, ceux qui sont désignés grimpent l’échelle, et voilà tout ! Et ils s’en vont tranquillement à la ville, parce qu’on les cherchera d’abord dans le cimetière, dans le terrain vague…

Il gesticulait avec vivacité en exposant son plan, qui lui paraissait simple, clair et adroit. La mère avait connu le jeune homme lourd et gauche ; il lui semblait étrange de voir ce visage grêlé si animé et mobile. Auparavant, les yeux étroits de Vessoftchikov regardaient tout avec irritation et défiance ; maintenant on eût dit qu’ils avaient été remplacés par d’autres ; ils étaient ovales et brillaient d’un feu égal et sombre, qui convainquait et troublait la mère.

— Réfléchis donc, ce sera de jour !… Oui, de jour ! Qui penserait jamais qu’un prisonnier oserait s’enfuir de jour, sous les yeux de toute la prison ?

— Et si on les fusillait ? fit la mère en frémissant.

— Qui ? Il n’y a pas de soldats ; et les geôliers se servent de leur revolver pour planter des clous…

— C’est presque trop simple, tout cela !

— Tu verras, ce sera comme je te le dis ! Parles-en donc aux autres ! J’ai déjà tout préparé, l’échelle de corde, les crochets… j’ai parlé à mon logeur… il fera l’allumeur…

Derrière la porte, quelqu’un remuait et toussait, un bruit de ferraille entrechoquée résonnait.

— Le voilà, le logeur ! s’écria le grêlé.

Une baignoire de zinc apparut dans l’entre-bâillement de la porte, une voix enrouée dit :

— Entre, diable !

Puis on aperçut une tête ronde et barbue, à cheveux gris, sans coiffure, à l’expression débonnaire et aux yeux bombés.

Vessoftchikov aida l’homme à faire entrer la baignoire ; puis le nouveau venu, grand gaillard voûté, toussa en gonflant ses joues glabres, cracha et dit de la même voix enrouée :

— Bonsoir !

— Eh bien, demande-lui ! s’écria le jeune homme.

— Quoi ? Que voulez-vous me demander ?

— À propos de l’évasion…

— Ah ! dit le vieillard en essuyant sa moustache de ses doigts noirs.

— Voyez-vous, Jacob, elle ne croit pas que ce soit très facile à organiser…

— Ah ! elle ne croit pas ? Elle ne croit pas, c’est-à-dire qu’elle ne veut pas. Mais nous deux, comme nous voulons que ça se fasse, nous croyons que c’est très facile, répliqua tranquillement l’homme.

Se pliant à angle droit, il fut repris d’une quinte de toux, puis resta longtemps au milieu de la pièce en reniflant et en se frottant la poitrine. Les yeux écarquillés, il regardait la mère.

— Mais ce n’est pas moi qui décide de cette question ! fit observer la mère.

— Parle avec les autres, dis-leur que tout est prêt ! Ah ! si je pouvais les voir, je saurais bien les convaincre ! s’écria le grêlé.

Il étendit les bras en un large geste, puis les croisa comme pour étreindre on ne sait quoi ; dans sa voix, un sentiment dont l’énergie étonnait la mère, résonnait avec ardeur.

— Voyez-vous, comme il a changé ! pensa-t-elle, et elle reprit à haute voix :

— C’est Pavel et ses camarades qui décideront…

Pensif, le grêlé baissa la tête.

— Qui est ce Pavel ? demanda le vieillard en s’asseyant.

— Mon fils !

— Quel est son nom de famille ?

— Vlassov.

Il hocha la tête, sortit sa blague à tabac de sa poche et dit en bourrant sa pipe :

— J’ai entendu ce nom. Mon neveu le connaît. Il est aussi en prison, mon neveu ; il s’appelle Evtchenko. Vous le connaissez ? Mon nom est Gadoune. Bientôt tout le monde sera en prison ; nous serons alors heureux et tranquilles, nous autres, les vieux. Le gendarme m’a promis d’envoyer mon neveu en Sibérie… Et il le fera, le maudit !

Il se mit à fumer en crachant à terre de temps à autre.

— Ah ! elle ne veut pas ? continua-t-il en s’adressant au jeune homme. C’est son affaire… L’homme est libre… S’il est fatigué, qu’il s’asseye ; s’il est las d’être assis, qu’il marche… Si on le dépouille, qu’il se taise ; si on le bat, qu’il le supporte avec patience. Si on le tue, qu’il tombe… C’est bien certain… Mais moi, je ferai sortir mon neveu… Je le ferai sortir…

Ses phrases courtes, pareilles à des jappements, rendirent la mère perplexe ; sa jalousie fut excitée par les derniers mots du vieillard.

Dans la rue, elle allait sous le vent froid et la pluie et pensait à Vessoftchikov.

— Comme il a changé… voyez-vous ça !

Et, songeant à Gadoune, elle médita, presque pieusement :

— À ce qu’il paraît, je ne suis pas la seule à vivre la vie nouvelle.

Puis, dans son cœur se dressa l’image de son fils :

— Si seulement il consentait !…


XXI


Le dimanche suivant, en prenant congé de Pavel, au greffe de la prison, elle sentit dans sa main une petite boulette de papier. Cela la fit tressaillir, et elle jeta sur son fils un regard interrogateur et suppliant ; mais Pavel ne lui donna aucune réponse. Ses yeux bleus avaient comme d’habitude le sourire tranquille et ferme qu’elle connaissait bien.

— Adieu ! dit-elle en soupirant.

De nouveau, Pavel lui tendit la main, tandis que son visage prenait une expression caressante. — Adieu, maman !

Elle attendit, retenant la main de son fils.

— Ne t’inquiète pas… ne te fâche pas…, reprit-il.

Ces paroles et le pli obstiné de son front donnèrent à la mère la réponse attendue.

— Pourquoi dis-tu cela ? murmura-t-elle en baissant la tête. Qu’y a-t-il là ?…

Et elle sortit vivement sans le regarder, afin que ses larmes ne trahissent pas ses sentiments. En chemin, il lui semblait qu’elle avait mal à la main qui serrait le billet de son fils ; son bras était pesant comme si elle avait reçu un coup à l’épaule. En rentrant, elle remit la boulette de papier à Nicolas. Tout en le regardant défaire le papier fortement comprimé, elle eut de nouveau un peu d’espoir. Mais Nicolas lui dit :

— Je le savais ! Voilà ce qu’il a écrit : « Camarades, nous ne nous évaderons pas, nous ne le pouvons pas… aucun d’entre nous n’y consent. Nous perdrions le respect de nous-mêmes. Occupez-vous plutôt du paysan récemment arrêté. Il mérite votre sollicitude, il est digne de vos efforts. Il souffre trop ici. Chaque jour, il est aux prises avec les autorités. Il a déjà passé vingt-quatre heures au cachot. On le tourmente sans répit. Nous intercédons tous pour lui. Consolez ma mère, soignez-la. Racontez-lui cela, elle comprendra tout. Pavel. »

Pélaguée leva la tête et dit d’une voix ferme :

— Me raconter quoi ? Je comprends déjà !

Nicolas se tourna soudain, sortit son mouchoir de poche et, s’étant mouché avec bruit, murmura :

— J’ai pris un rhume…

— Il se cacha les yeux de la main, sous prétexte de remettre ses lunettes, et continua en allant et venant dans la pièce :

— Voyez-vous… nous aurions quand même échoué…

— Qu’importe ! Qu’on le juge ! dit la mère, tandis que sa poitrine se remplissait d’une angoisse vague…

— Je viens de recevoir une lettre d’un camarade de Pétersbourg…

— Il peut s’enfuir de Sibérie aussi, n’est-ce pas ?

— Bien entendu… Mon camarade m’écrit que l’affaire sera bientôt jugée ; le verdict est déjà connu : c’est la déportation pour tous… Vous voyez… Ces vils coquins font de la justice une infâme comédie… Comprenez-vous, le jugement est rendu à Pétersbourg, avant le verdict…

— Laissez cela, Nicolas, dit la mère résolue. Il est inutile de vouloir me consoler ou de m’expliquer quoi que ce soit… Pavel ne fera jamais rien de mal… il ne se tourmentera jamais en vain…

Elle s’arrêta et reprit haleine…

— Pas plus qu’il ne tourmentera inutilement les autres !… Et il m’aime oui ! Vous voyez, il a pensé à moi… Qu’a-t-il écrit : « Consolez-la ! » hein ?

Son cœur battait à grands coups, l’excitation lui faisait un peu tourner la tête.

— Votre fils est une belle âme ! s’écria Nicolas, d’une voix étrangement éclatante. Je l’aime et je l’estime beaucoup !…

— Si nous parlions de Rybine ! proposa la mère.

Elle aurait voulu agir immédiatement, partir, marcher jusqu’à en tomber de fatigue, puis s’endormir satisfaite de sa journée de labeur.

— Oui, en effet ! répondit Nicolas, en continuant à arpenter la pièce. Que faire ?… Il faudrait que Sachenka…

— Elle va venir… Elle vient toujours quand elle sait que j’ai été voir Pavel…

La tête baissée et l’air pensif, Nicolas s’assit sur le canapé à côté de la mère ; il se mordait les lèvres et jouait avec sa barbiche.

— Quel dommage que ma sœur ne soit pas là !… elle se serait occupée de l’évasion de Rybine…

— Si on pouvait l’organiser tout de suite, pendant que Pavel est encore là… il serait si content ! dit la mère.

Elle se tut, puis reprit soudain d’une voix basse et lente :

— Je ne comprends pas… pourquoi refuse-t-il… puisqu’il peut ?

Un coup de sonnette retentit. Nicolas se leva brusquement. La mère et lui se regardèrent.

— C’est Sachenka ! fit le jeune homme, tout bas.

— Comment lui dire ? demanda la mère sur le même ton.

— Oui… c’est difficile !

— Elle me fait pitié…

Le coup de sonnette se répéta, mais avec moins de force ; on aurait dit que celle qui était derrière la porte hésitait aussi. Nicolas et la mère allèrent ouvrir ensemble ; mais, arrivé à la porte de la cuisine, Nicolas recula en chuchotant :

— Il vaut mieux que ce soit vous…

— Il refuse de s’évader ? demanda la jeune fille avec fermeté, lorsque la mère lui eut ouvert la porte.

— Oui !

— Je le savais ! dit simplement Sachenka.

Mais elle pâlit. Elle déboutonna sa jaquette à moitié et essaya en vain de l’enlever sans y parvenir. Elle reprit alors :

— Il vente, il pleut, quel temps abominable !… Il est bien portant ?

— Oui !

— Content et en bonne santé… comme toujours ! dit Sachenka à mi-voix, en examinant sa main.

— Il nous écrit de faire évader Rybine, annonça la mère, sans la regarder.

— Vraiment ? Il faut mettre ce projet à exécution ! dit la jeune fille avec lenteur.

— Je suis du même avis ! déclara Nicolas en se montrant sur le seuil. Bonsoir, Sachenka !

La jeune fille lui tendit la main et demanda :

— Quel obstacle y a-t-il ? Tous reconnaissent que le plan est ingénieux, n’est-ce pas ? Je le sais, tout le monde est de cet avis…

— Mais qui se chargera de l’organisation ? Chacun est occupé…

— Moi, dit vivement la jeune fille en se levant. Moi, j’ai le temps…

— Soit ! mais il faut encore d’autres collaborateurs…

— Bien… j’en trouverai… J’y vais à l’instant…

— Si vous vous reposiez ! proposa la mère.

La jeune fille sourit, et répondit en adoucissant la voix :

— Ne vous inquiétez pas de moi… je ne suis pas fatiguée…

Elle leur serra la main en silence et s’en alla, de nouveau froide et sévère…

La mère et Nicolas s’approchèrent de la fenêtre et la suivirent des yeux ; elle traversa la cour et disparut derrière la grille. Nicolas se mit à siffloter, puis s’assit à la table et prit sa plume.

— Elle s’occupera de cette affaire et cela la soulagera ! dit la mère à mi-voix.

— Évidemment ! répliqua Nicolas ; et, se tournant vers la mère, il lui demanda, son bon visage illuminé par un sourire : Cette coupe a été épargnée à vos lèvres, mère… Vous n’avez jamais soupiré après l’homme aimé ?

— Quelle idée ! s’écria-t-elle, en agitant la main. Moi, soupirer ? J’avais seulement peur qu’on m’obligeât à épouser l’un ou l’autre…

— Personne ne vous plaisait ?

Elle réfléchit et répondit :

— Je ne m’en souviens pas, mon ami… Il est probable qu’il y en avait un qui me plaisait mieux que les autres… Comment en serait-il autrement ?… Mais je ne m’en souviens pas.

Elle le regarda et conclut avec une tristesse pénible :

— Mon mari m’a tellement battue, que tout ce qui s’est passé avant s’est effacé de mon âme…

La mère sortit un instant ; quand elle revint, Nicolas lui dit avec un regard affectueux, comme pour caresser ses souvenirs avec des mots tendres et amoureux :

— Voyez-vous… moi aussi, j’ai eu une… histoire… comme Sachenka. J’aimais une jeune fille, une créature exquise ; elle était l’étoile qui me guidait… Il y a vingt ans que je la connais et que je l’aime… je l’aime maintenant encore, à vrai dire… Je l’aime toujours autant… de toute mon âme, avec gratitude…

La mère voyait ses yeux illuminés d’une flamme vive et chaude. Il avait posé sa tête sur ses bras appuyés au dossier de son fauteuil, et regardait au loin, on ne sait où ; tout son corps, maigre et mince, mais robuste semblait se tendre en avant, telle une tige qui se tourne vers la lumière du soleil.

— Mais alors… mariez-vous ! conseilla la mère.

— Oh ! Il y a cinq ans qu’elle est mariée !

— Pourquoi ne l’avez-vous pas épousée avant ? Elle ne vous aimait pas ?

Il répondit après un instant de réflexion :

— Je crois qu’elle m’aimait… j’en suis même sûr ! Mais, voyez-vous, nous avons eu de la malchance : quand elle était en liberté, c’est moi qui étais en prison et quand j’étais en liberté, c’est elle qui était en prison. Nous étions dans la même situation que Sachenka et Pavel ! Enfin, on l’a envoyée en Sibérie pour dix ans… terriblement loin ! Je voulais la suivre… Mais nous avons eu honte tous les deux… Et je suis resté… Là-bas, elle a fait la connaissance d’un de mes camarades, un très brave garçon. Ils se sont évadés ensemble… et maintenant, ils vivent à l’étranger…

Nicolas enleva ses lunettes qu’il essuya, puis regarda les verres à la lumière et commença de nouveau à les frotter.

— Ah ! mon cher ami ! dit affectueusement la mère en branlant la tête.

Elle le plaignait et, en même temps, il y avait en lui quelque chose qui obligea Pélaguée à sourire d’un bon sourire maternel. Nicolas changea d’attitude, reprit sa plume, qu’il secouait au rythme de ses paroles, et dit :

— La vie de famille diminue l’énergie du révolutionnaire ; oui, elle la diminue toujours ! Les enfants naissent, l’argent devient rare, il faut travailler pour gagner du pain… Et le vrai révolutionnaire doit développer son énergie sans se lasser, il faut du temps pour cela. Si nous restons en arrière, vaincus par la fatigue ou séduits par la possibilité d’une petite conquête, nous trahissons presque la cause du peuple…

Sa voix était ferme, et, quoique son visage eût pâli, dans ses yeux brillait une énergie égale et soutenue. De nouveau, un violent coup de sonnette retentit, interrompant le discours de Nicolas. C’était Lioudmila, les joues rouges de froid. Tout en enlevant ses caoutchoucs, elle dit d’une voix irritée :

— Le jour du jugement est fixé, ce sera dans une semaine !

— Est-ce certain ? cria Nicolas de sa chambre.

La mère courut à lui, sans savoir si c’était la joie ou la crainte qui la troublait. Lioudmila la suivit et continua de sa voix basse et ironique :

— Oui ! le substitut du procureur Chostak vient de dresser l’acte d’accusation. Au tribunal, on dit ouvertement que le verdict est déjà rendu. Que signifie cela ? Le gouvernement a-t-il donc peur que les fonctionnaires traitent ses ennemis avec douceur ? Après avoir perverti ses serviteurs avec tant de zèle et pendant si longtemps, il n’est donc pas sûr de leur bassesse ?

Lioudmila s’assit sur le canapé en frottant ses joues caves ; ses yeux sans éclat étaient pleins de mépris, tandis que sa voix se faisait de plus en plus courroucée :

— Ne dépensez donc pas votre poudre en vain, Lioudmila ! lui dit Nicolas, le gouvernement ne vous entend pas…

Les cernes qui entouraient les yeux de la femme se noircirent encore, couvrant son visage d’une ombre menaçante ; elle continua en se mordant les lèvres :

— Je marche contre le gouvernement. Qu’il me tue, c’est son droit, je suis son ennemie. Mais qu’il ne corrompe pas les gens pour défendre son pouvoir ; qu’il ne m’oblige pas à les mépriser, qu’il n’empoisonne pas mon âme par son cynisme…

Nicolas la regarda à travers ses lunettes, plissant les paupières et hochant la tête. La jeune femme continuait à discourir comme si ceux qu’elle haïssait étaient devant elle. La mère écoutait attentivement ses paroles, mais ne les comprenait pas ; elle se répétait machinalement les mêmes mots :

— Le jugement… dans une semaine… le jugement…

Elle ne pouvait pas se représenter ce qui arriverait, ni comment les juges traiteraient Pavel. Mais elle sentait l’approche de quelque chose d’impitoyable, dont la cruauté et la férocité n’avaient plus rien d’humain. Ses pensées lui troublaient le cerveau, voilaient ses yeux d’une buée bleuâtre et la plongeaient dans quelque chose de froidement visqueux qui la faisait frissonner, lui donnait des nausées, s’infiltrait dans son sang, arrivait au cœur, étouffant en elle toute vaillance.


XXII


Elle passa deux jours dans ce nuage de perplexité et d’angoisse. Le troisième jour, Sachenka vint, et dit à Nicolas :

— Tout est prêt. C’est pour aujourd’hui, à une heure…

— Déjà ? fit-il, étonné. — Ce n’était pas bien compliqué ! Je n’avais qu’à me procurer des vêtements pour Rybine et trouver un endroit pour le cacher… Le reste c’est Gadoune qui s’en est chargé… Rybine n’aura que quelques centaines de pas à faire. Vessoftchikov ; déguisé, bien entendu, ira au-devant de lui et lui donnera un pardessus, une casquette ; il lui dira où aller… Moi, j’attendrai Rybine et l’emmènerai !

— C’est très bien… Qui est Gadoune ? demanda Nicolas.

— Vous le connaissez. C’est chez lui que vous faisiez des lectures aux serruriers…

— Ah ! je m’en souviens !… Un vieillard bizarre…

— C’est un couvreur, un ancien soldat… Il est peu développé, il a une haine inépuisable pour toute violence et pour tous les oppresseurs. C’est un peu un philosophe, dit pensivement Sachenka en regardant par la fenêtre.

La mère l’écoutait en silence ; peu à peu une idée vague mûrissait en elle.

— Gadoune veut faire évader son neveu, Evtchenko, ce forgeron qui vous plaisait tant par sa propreté et sa coquetterie, vous souvenez-vous ?

Nicolas hocha la tête.

— Il a tout arrangé à la perfection, continua Sachenka, seulement je commence à douter du succès… Les prisonniers se promènent tous à la même heure ; quand ils verront l’échelle, il y en a beaucoup qui voudront s’enfuir…

Elle ferma les yeux et se tut ; la mère s’approcha d’elle.

— … Et ils se gêneront mutuellement.

Ils étaient tous trois debout près de la fenêtre, la mère derrière Nicolas et Sachenka. Leur conversation rapide réveillait de plus en plus en Pélaguée un vague sentiment…

— J’irai ! dit-elle soudain.

— Pourquoi ? demanda Sachenka.

— Non, non, mon amie ! Il vous arriverait quelque chose ! Non ! conseilla Nicolas.

La mère les regarda et répéta, plus bas, avec insistance :

— Si, j’irai !

Nicolas et la jeune fille échangèrent un coup d’œil. Sachenka haussa les épaules et dit :

— C’est compréhensible…

Puis, se tournant vers la mère elle la prit par le bras, se pencha vers elle et déclara d’une voix simple et cordiale :

— Pourtant, je vous avertis, c’est en vain que vous espérez…

— Ma chérie ! s’écria la mère en l’attirant à elle d’une main tremblante, emmenez-moi… je ne vous gênerai pas… Il faut que je voie… Je ne crois pas que ce soit possible… une évasion !

— Elle viendra ! dit simplement la jeune fille à Nicolas.

— C’est votre affaire ! répondit-il en baissant la tête.

— Mais nous ne pourrons pas rester ensemble, mère. Allez dans les champs, dans les jardins… De là on voit les murs de la prison… Autrement on vous demanderait ce que vous faites là ?

Pélaguée s’écria avec assurance :

— Je trouverai bien une réponse !

— N’oubliez pas que les surveillants de la prison vous connaissent ! dit Sachenka. S’ils vous voient là…

— Ils ne me verront pas ! s’exclama la mère.

Soudain l’espérance qui avait toujours couvé en elle sans qu’elle s’en doutât, s’enflamma et l’anima :

— Peut-être que… lui aussi… pensa-t-elle en s’habillant à la hâte.

Une heure après, elle était dans les champs, près de la prison. Un vent vif soufflait, gonflant ses jupes, battant le sol gelé, faisant chanceler la vieille clôture d’un jardin, frappant avec violence la muraille basse de la prison, tombant dans la cour, qu’il balayait des cris entraînés au ciel par son souffle irrésistible. Des nuages couraient, laissant entrevoir la profondeur bleue…

Derrière la mère s’étalait la ville ; devant elle, le cimetière. À droite, à une vingtaine de mètres, s’élevait la prison. Près du cimetière, deux soldats promenant un cheval, marchaient à pas pesants, sifflaient et riaient…

Obéissant à une impulsion instinctive, la mère s’approcha de ces hommes et leur cria :

— Soldats, avez-vous vu ma chèvre ? Elle n’est pas venue ici ?

— Non, nous ne l’avons pas vue, répondit l’un d’eux.

Lentement, elle s’éloigna, les dépassant et se dirigeant vers le mur du cimetière, tout en regardant à la dérobée. Soudain, elle sentit que ses jambes fléchissaient, s’alourdissaient, comme si le gel les eût collées au sol ; à l’angle de la prison, un allumeur de réverbères, le dos courbé sous une petite échelle, apparut, en courant, comme le font ses semblables. Après un cillement d’effroi, Pélaguée regarda du côté des soldats ; ils piétinaient sur place, le cheval tournait en rond autour d’eux ; puis elle vit que l’homme avait déjà placé son échelle contre le mur ; il y grimpait sans se presser… Il fit un geste de la main, descendit vivement et disparut au coin de la prison. Le cœur de la mère battait à grands coups ; les secondes s’écoulaient lentement… L’échelle était à peine visible parmi les taches de boue et de plâtre écaillé qui laissait voir les briques… Soudain, apparut au sommet du mur la tête noire de Rybine ; puis son corps se montra, passa de l’autre côté et glissa… Une seconde tête, coiffée d’une casquette velue, surgit, une pelote noire roula sur le sol et disparut au tournant du bâtiment. Rybine se redressa, regarda autour de lui, hocha la tête…

— Sauve-toi ! sauve-toi ! chuchota la mère en frappant du pied.

Elle avait des bourdonnements dans les oreilles ; des cris arrivaient jusqu’à elle ; une troisième tête, blonde, celle-là, émergea à la crête du mur. Saisissant sa poitrine des deux mains, la mère regardait, pétrifiée… La tête blonde et imberbe eut un élan en l’air comme pour s’arracher du corps, puis disparut derrière le mur. Les cris devenaient plus bruyants et impétueux ; le vent les entraînait dans l’espace avec les trilles aigus des coups de sifflets… Rybine longea le mur, puis franchit un terrain qui séparait la prison des maisons de la ville. La mère trouva qu’il allait bien lentement et qu’il levait trop la tête ; sûrement, ceux qu’il croisait n’oublieraient pas ses traits.

— Vite… plus vite !… chuchota-t-elle.

Dans la cour de la prison, quelque chose claqua sèchement… on entendit le son grêle du verre brisé. S’appuyant au sol de toute sa force, le soldat tirait le cheval à lui ; l’autre portait son poing à la bouche, criait on ne sait quoi dans la direction de la prison, puis tendait l’oreille et tournait la tête de ce côté-là.

Crispée, la mère regardait ; ses yeux, qui avaient tout vu, ne croyaient à rien. L’évasion, qu’elle s’était figurée si terrible et compliquée, s’était faite trop vite et trop simplement pour qu’elle en eût pleinement conscience. Dans la rue, on ne voyait déjà plus Rybine. Un homme de haute taille vêtu d’un long pardessus et une fillette étaient les seuls passants… Trois surveillants se montrèrent au coin de la prison ; ils couraient serrés l’un contre l’autre, le bras droit tendu en avant. Un des soldats se précipita à leur rencontre ; l’autre suivait le cheval essayant de sauter à sa tête, qui se dérobait et bondissait ; il sembla à la mère que tout oscillait autour d’elle. Les coups de sifflet déchiraient l’air de leur trille incessant et désespéré. Pélaguée comprit alors le danger qu’elle courait. Toute frémissante, elle s’en alla le long de la clôture du cimetière, suivant de l’œil les gardiens ; ceux-ci s’élancèrent vers l’autre coin de la prison et disparurent, ainsi que les soldats… Elle vit le sous-directeur, qu’elle connaissait bien, prendre la même direction ; son uniforme était déboutonné… Des agents survinrent, la foule s’assembla…

Le vent tourbillonnait et se démenait comme s’il eût été satisfait ; il apportait aux oreilles de Pélaguée des lambeaux d’exclamations confuses :

— Elle est encore là !

— L’échelle ?

— Que le diable vous emporte ! qu’avez-vous donc ?…

De nouveau, des coups de sifflets retentirent. Ce tumulte enchanta la mère ; elle hâta le pas, se disant :

— Donc, c’était possible !… il aurait pu s’il avait voulu !…

Soudain, à un angle de la clôture, elle se heurta à deux agents de police, accompagnés d’un sergent.

— Arrête ! s’écria celui-ci, haletant… Tu n’as pas vu un homme… avec une barbe ? Il n’a pas couru par ici ?

Elle montra du doigt la campagne et répondit tranquillement :

— Oui, il s’est dirigé par là !…

— Jégourov ! Cours… siffle ! hurla le sergent. Il y a longtemps ?…

— Une minute, peut-être…

Mais sa voix fut dominée par un coup de sifflet. Sans attendre la réponse, le sergent se mit à courir parmi les tas de boue gelée, en agitant les mains dans la direction des jardins. Tête baissée, le sifflet à la bouche, les agents de police se précipitèrent sur ses traces…

La mère les suivit un instant de l’œil et rentra à la maison. Sans penser à rien en particulier, elle regrettait quelque chose ; elle avait dans le cœur de l’amertume et du dépit… Lorsqu’elle arriva près de la ville, un fiacre la fit s’arrêter. Elle leva la tête et aperçut dans la voiture un jeune homme à la moustache blonde, au visage pâle et fatigué. Il la regarda aussi. Il était assis de biais ; c’est peut-être pourquoi son épaule droite était plus haute que la gauche…

Nicolas accueillit la mère avec un soupir de soulagement.

— Vous êtes saine et sauve ? Eh bien, comment cela s’est-il passé ?

Tout en s’efforçant de se remémorer les moindres détails, elle raconta l’évasion, comme si elle eût répété une histoire invraisemblable.

— Voyez-vous, nous avons de la chance ! dit Nicolas en se frottant les mains. Mais que j’ai donc eu peur à cause de vous ! Vous ne pouvez pas vous imaginer !… N’ayez pas peur du jugement, mère… Plus vite il arrivera, plus le jour de la libération de Pavel sera proche, croyez-le ! Peut-être même pourra-t-il s’évader en partant pour la Sibérie… Quant au jugement, voilà à peu près ce que c’est…

Il se mit à lui décrire le tribunal. La mère l’écoutait, devinant qu’il redoutait quelque chose et s’efforçait de la rassurer…

— Vous pensez peut-être que je parlerai aux juges, que je leur adresserai une requête ? dit-elle.

Il se leva brusquement, agita la main et s’écria d’un ton offensé :

— Que dites-vous ? Je n’y ai jamais pensé.

— J’ai peur, c’est vrai ! j’ai peur, et je ne sais pas de quoi !

Elle se tut, laissant son regard errer dans la pièce.

— Par moments, il me semble qu’on se moquera de Pavel, qu’on l’insultera, qu’on lui dira : — Hé ! paysan, fils de paysan ! qu’as-tu donc inventé ? Et Pavel est fier… Il leur répondra… Ou bien André se moquera d’eux… Ils sont tous si ardents, si loyaux, les nôtres !… Et voilà, je me dis : — S’il arrivait quoi que ce fût, si l’un d’eux perdait patience… les autres le soutiendraient… et on les condamnerait… de manière à ne les revoir jamais.

Nicolas, l’air sombre, tiraillant sa barbe, gardait le silence.

— Je ne peux pas m’enlever ces idées de la tête ! continua la mère à voix basse. C’est terrible, un jugement ! Ils vont se mettre à tout examiner, à tout soupeser… ils chercheront où est la vérité ! C’est vraiment affreux !… Ce n’est pas le châtiment qui est effrayant, mais le jugement… l’évaluation de la vérité… Je ne sais comment dire…

Elle sentait que Nicolas ne comprenait pas sa terreur, et cela l’embarrassait encore davantage dans ses explications…


XXIII


Cette terreur ne fit que croître dans l’esprit de Pélaguée pendant les trois journées qui la séparaient du jugement et, ce moment venu, elle emporta avec elle, au tribunal, un fardeau qui la ployait en deux.

Dans la rue elle reconnut d’anciens voisins du faubourg, s’inclina silencieusement pour répondre à leur salut et se fraya à la hâte un chemin à travers la foule sombre. Elle se heurta dans les corridors, puis dans la salle, aux familles des prévenus. On parlait à voix étouffée ; on échangeait des propos qu’elle ne comprenait pas. De la cohue se dégageait un sentiment poignant qui se communiquait à la mère et l’oppressait encore davantage.

— Assieds-toi, dit Sizov en lui faisant place sur le banc à côté de lui.

Elle obéit, arrangea les plis de sa robe et regarda autour d’elle… Elle aperçut vaguement des bandes vertes et cramoisies, des taches, des fils jaunes et minces qui brillaient.

— Ton fils a mené le mien à sa ruine ! fit à voix basse une femme assise près d’elle. — Tais-toi donc, Nathalie ! interrompit Sizov d’un air morne.

La mère leva les yeux vers la femme ; c’était la mère de Samoïlov. Un peu plus loin, se trouvait le père, homme chauve, au beau visage orné d’une barbe rousse en éventail. Les paupières plissées, il portait le regard en avant ; sa barbe tremblait…

Des hautes croisées de la salle tombait une lumière égale et trouble ; des flocons de neige glissaient sur les vitres. Entre les fenêtres, on voyait un immense portrait du tsar entouré d’un épais cadre doré, aux reflets gras et dont les côtés étaient cachés sous les plis raides des lourdes draperies tombant des fenêtres. Devant le portrait, une table couverte de drap vert occupait presque toute la largeur de la salle ; à droite, derrière un grillage, deux bancs de bois ; à gauche, deux rangées de fauteuils cramoisis. Des huissiers à col vert et à boutons dorés allaient et venaient à pas de loup. Dans l’air louche tremblaient des chuchotements étouffés ; une vague odeur de pharmacie arrivait on ne sait d’où. Les couleurs et les scintillements aveuglaient les yeux, et dans la poitrine pénétraient les odeurs du local en même temps que la respiration ; on se sentait le cœur noyé d’une crainte trouble.

Soudain, quelqu’un se mit à parler à haute voix ; tout le monde se leva, la mère frémit et se dressa aussi, s’accrochant au bras de Sizov.

À l’angle de gauche, une haute porte s’était ouverte, livrant passage à un petit vieillard à lunettes, tout chancelant. De maigres favoris tremblotaient sur sa petite figure grise ; la lèvre supérieure, qui était rasée, s’effondrait dans la bouche. Les pommettes saillantes et le menton s’appuyaient sur le haut col de l’uniforme ; on eût dit que, dessous, il n’y avait pas de cou. Le vieillard était soutenu par un grand jeune homme au visage de porcelaine, rond et rose ; derrière eux marchaient trois personnages revêtus d’uniformes chamarrés et trois messieurs en civils.

Longuement, ils délibérèrent autour de la table ; puis ils s’assirent. Lorsque tous furent placés, l’un d’eux, au visage glabre et dont l’uniforme était déboutonné, parla au vieillard d’un air nonchalant, en remuant lourdement ses lèvres gonflées. Le vieillard écoutait. Raide et immobile, la mère voyait deux petites taches incolores derrière les verres de ses lunettes.

Près d’un étroit pupitre, à l’extrémité de la table, un homme grand et chauve feuilletait des papiers en toussotant.

Le vieillard oscilla en avant et se mit à parler. Il prononça le premier mot distinctement ; mais les autres semblèrent glisser sur ses lèvres minces et grises.

— Je déclare…

— Regarde ! chuchota Sizov, en poussant légèrement la mère et en se levant.

Derrière le grillage, une porte s’ouvrit, laissant passer un soldat, l’épée nue sur l’épaule, puis Pavel, André, Fédia Mazine, les frères Goussev, Boukine, Samoïlov et cinq autres jeunes gens que la mère ne connaissait pas. Pavel souriait, André salua la mère d’un signe de tête. Leurs sourires, leurs visages et leurs gestes animés firent paraître moins hautain le silence et rendirent la salle plus lumineuse ; l’éclat gras de l’or des uniformes s’adoucit ; un souffle d’assurance, une vapeur de force vivante arrivèrent au cœur de la mère et la tirèrent de sa torpeur. Derrière elle, sur les bancs où jusqu’alors la foule avait attendu, accablée, un bruit sourd et contenu répondait au salut des prévenus.

— Ils n’ont pas peur ! entendit-elle Sizov chuchoter ; à sa droite, la mère de Samoïlov éclata en sanglots.

— Silence ! cria une voix sévère.

— Je vous préviens… dit le vieillard.

Pavel et André étaient l’un à côté de l’autre, puis venaient Mazine, Samoïlov et les frères Goussev, tous sur le premier banc. André s’était coupé la barbe, sa moustache avait poussé et les pointes tombantes s’en rejoignaient, faisant ressembler sa tête ronde à celle d’un chat. Sa physionomie avait une expression nouvelle : dans les plis de sa bouche, il y avait quelque chose d’aigu ; son regard était sombre. Chez Mazine, la lèvre supérieure était ombrée de deux traits foncés ; le visage avait grossi ; Samoïlov était aussi bouclé qu’auparavant. Ivan Goussev avait toujours le même large sourire.

— Fédia ! Fédia ! soupira Sizov en baissant la tête.

La mère respirait plus facilement. Elle prêtait l’oreille aux questions indistinctes du vieillard qui interrogeait les prévenus sans les regarder, la tête immobile sur le col de l’uniforme. Pélaguée écoutait les réponses brèves et paisibles de son fils. Il lui semblait que le président et les juges ne pouvaient pas être des gens méchants et cruels. Elle examinait en détail leur physionomie, essayant de deviner leurs sentiments, et sentait un espoir nouveau naître en son cœur.

Indifférent, l’homme au masque de porcelaine lisait un document ; sa voix mesurée remplissait la salle d’un ennui qui engourdissait le public. D’une voix basse et animée, quatre avocats s’entretenaient avec les condamnés ; ils avaient tous des gestes nets et vigoureux et faisaient penser à de gros oiseaux noirs.

À la droite du vieillard, un juge ventru, aux petits yeux noyés dans la graisse, remplissait tout le fauteuil de son corps ; à gauche, il y avait un homme voûté, à la moustache rouge, au visage pâli. Il appuyait avec lassitude la tête contre le dossier de son siège ; les paupières à demi fermées, il réfléchissait. Le procureur avait aussi l’air fatigué, ennuyé et indifférent. Derrière les juges, les fauteuils étaient occupés par divers personnages ; un homme robuste et élancé se caressait la joue d’un air pensif ; le maréchal de la noblesse, aux cheveux gris, au visage rubicond, à la longue barbe, promenait le regard de ses grands yeux doux ; le syndic du bailliage, que son énorme ventre gênait visiblement, s’efforçait de le cacher sous un pan de sa blouse, qui glissait toujours.

— Il n’y a ici ni criminels, ni juges, proclama la voix ferme de Pavel, il n’y a que des captifs et des vainqueurs !…

Un silence se fit. Pendant quelques secondes, l’oreille de la mère ne perçut que le grincement précipité et grêle de la plume sur le papier et les battements de son propre cœur.

Le président du tribunal semblait aussi écouter quelque chose et attendre. Ses collègues s’agitèrent. Alors il dit :

— Oui !… André Nakhodka !… Reconnaissez-vous…

Quelqu’un chuchota :

— Lève-toi !… Levez-vous !

André se redressa lentement et regarda le vieillard en dessous, tout en tortillant sa moustache.

— De quoi puis-je me reconnaître coupable ? dit en haussant les épaules le Petit-Russien de sa voix chantante et traînante. Je n’ai ni tué, ni volé : seulement je n’admets pas cette organisation de la vie qui oblige les hommes à se dépouiller et à s’assassiner mutuellement…

— Répondez par oui ou par non ! dit le vieillard avec effort, mais distinctement.

La mère sentait que, derrière elle, grondait une excitation ; les voisins chuchotaient et remuaient comme pour se débarrasser de la toile d’araignée que semblaient tisser les paroles grises de l’homme en porcelaine.

— Tu entends comme ils répondent ? chuchota Sizov à la mère.

— Oui !

— Fédia Mazine, répondez !

— Je ne veux pas ! dit Fédia nettement en se levant.

Son visage était rouge d’émotion, ses yeux brillaient.

Sizov poussa un « Ah ! » étouffé.

— Je n’ai pas voulu de défenseur… je ne veux rien dire… je considère votre jugement comme illégitime… Qui êtes-vous ? Est-ce le peuple qui vous a donné le droit de nous juger ? Non, il ne vous l’a pas donné ! Je ne vous connais pas !

Il s’assit et dissimula son visage enflammé derrière l’épaule d’André.

Le gros juge se pencha vers le président en chuchotant. Le juge au visage pâle jeta un coup d’œil oblique sur les prévenus et barra quelque chose au crayon, sur le papier qui se trouvait devant lui. Le syndic du bailliage hocha la tête et remua les pieds avec précaution. Le maréchal de la noblesse conversait avec le procureur, le maire prêtait l’oreille et souriait en se frottant la joue.

De nouveau, le président se mit à parler de sa voix terne.

Les quatre avocats écoutaient avec attention ; les prévenus chuchotaient entre eux ; Fédia se cachait toujours en souriant avec embarras.

— As-tu vu ça ?… Il a mieux parlé que tous les autres ! chuchota Sizov à l’oreille de la mère. Ah ! ce polisson !

La mère sourit, sans comprendre… Tout ce qui se passait n’était pour elle que la préface inutile et forcée de quelque chose de terrible dont la venue écraserait tous les assistants d’une froide terreur. Mais les réponses paisibles de Pavel et d’André avaient autant de fermeté et d’intrépidité que si elles eussent été prononcées dans la petite maison du faubourg et non devant des juges. La repartie ardente et juvénile de Fédia lui semblait amusante. Un sentiment d’audace et de fraîcheur naissait dans la salle ; et, par les mouvements de ceux qui étaient derrière elle, la mère sentait qu’elle n’était pas seule à l’éprouver.

— Votre opinion ? demanda le vieillard.

Le procureur chauve se leva en se tenant d’une main à son pupitre ; il pérora avec rapidité en citant des chiffres. Il n’y avait rien de terrible dans sa voix. Cependant en l’entendant, Pélaguée sentit comme un coup de poignard au cœur : c’était une vague sensation de quelque chose d’hostile ; cela lui parut se développer lentement en une masse insaisissable. La mère considérait les juges, mais elle ne les comprenait pas : contrairement à son attente, ils ne s’irritaient pas contre Pavel et Fédia, ils n’avaient pas de mots blessants, elle trouvait que toutes les questions qu’ils posaient n’avaient pas d’importance pour eux ; ils avaient l’air d’interroger à contre-cœur, ils écoutaient avec effort les réponses ; rien ne les intéressait, ils savaient tout d’avance.

Maintenant, un gendarme se tenait devant eux et parlait d’une voix de basse.

— Tout le monde a désigné Pavel Vlassov comme le principal instigateur.

— Et André Nakhodka ? demanda le gros juge nonchalamment.

— Lui aussi !

L’un des avocats se leva et dit :

— Puis-je ?…

Le vieillard demanda à quelqu’un :

— Vous n’avez pas d’objection ?

Il semblait à la mère que les juges étaient tous malades. Une lassitude morbide se dégageait de leurs attitudes, de leur voix, de leur visage. On voyait que tout les dégoûtait : les uniformes, la salle, les gendarmes, les avocats, l’obligation de rester dans leurs fauteuils, d’interroger et d’écouter. Rarement Pélaguée avait rencontré des gens d’une situation élevée ; depuis quelques années, elle n’en voyait plus du tout ; et elle considérait les traits des juges comme quelque chose de tout à fait nouveau, incompréhensible, mais plutôt pitoyable que terrible.

À présent, parlait l’officier au visage jaune qu’elle connaissait bien ; il parlait d’André et de Pavel, traînant les mots avec emphase… En l’écoutant, la mère se disait :

— Tu ne sais pas grand’chose, mon bonhomme !

Elle n’avait plus de pitié ni de crainte au sujet de ceux qui étaient derrière le grillage ; elle n’avait plus peur pour eux ; sa pitié ne voulait pas s’adresser à eux ; mais tous, ils lui inspiraient de l’étonnement et un sentiment d’amour qui lui étreignait doucement le cœur.

Jeunes et robustes, ils étaient assis à l’écart près du mur et ne se mêlaient presque pas à la conversation monotone des témoins et des juges, aux discussions des avocats et du procureur. Parfois, l’un d’eux avait un sourire de mépris et disait quelques mots à ses camarades. Presque tout le temps, André et Pavel parlaient à voix basse avec l’un des défenseurs ; la mère avait vu celui-ci la veille, à la maison, et Nicolas l’avait appelé « camarade ». Mazine, plus animé et remuant que les autres, prêtait l’oreille à leur entretien. De temps à autre Samoïlov chuchotait quelques paroles à Ivan Goussev. La mère regardait, comparait, réfléchissait, sans pouvoir encore se rendre compte de la sensation d’hostilité qui l’envahissait, ni trouver des mots pour l’exprimer…

Sizov la poussa légèrement du coude ; elle se tourna vers lui ; il avait l’air en même temps satisfait et un peu soucieux ; il chuchota :

— Regarde un peu comme ils ont de l’assurance, ces garnements, hein ? De vrais seigneurs, n’est-ce pas ! Et pourtant, on les juge… pour leur apprendre à se mêler de ce qui ne les regarde pas…

La mère se répéta involontairement :

— On les juge…

Dans la salle, les témoins déposaient avec des voix incolores et précipitées ; les juges questionnaient toujours, indifférents et maussades. Le gros juge bâillait, en dissimulant sa bouche sous une main boursouflée ; son collègue à la moustache rousse était devenu encore plus pâle ; il levait parfois le bras et pressait avec force un doigt sur sa tempe ; il regardait au plafond sans rien voir. De temps à autre, le procureur écrivait quelques mots au crayon, puis se remettait à chuchoter avec le maréchal de la noblesse. Le maire avait croisé les jambes et tambourinait sur son mollet, le regard gravement fixé sur les mouvements de ses doigts. Son ventre posé sur les genoux et soutenu avec prudence des deux mains, le syndic du bailliage inclinait la tête ; il semblait être le seul à écouter le murmure monotone des voix, avec le vieillard enfoncé dans son fauteuil et immobile comme une girouette quand le vent ne souffle pas. Cela dura longtemps, et de nouveau, l’ennui engourdit l’assistance.

La mère sentait que la justice implacable, qui déshabille froidement l’âme, l’examine, voit et apprécie tout avec des yeux incorruptibles et pèse tout d’une main loyale, n’était pas encore apparue dans cette grande salle. Il n’y avait là rien qui l’effrayât par une manifestation de force ou de majesté. Des visages exsangues, des yeux éteints, des voix fatiguées, l’indifférence terne d’une froide soirée d’automne, voilà tout ce qu’elle constatait autour d’elle.

— Je déclare… dit le vieillard distinctement ; puis, après avoir étouffé le reste de la phrase sous ses lèvres minces, il se leva.

Une rumeur, des soupirs, des exclamations étouffées, des accès de toux, des bruits de pieds remués remplirent la salle. Les prévenus furent emmenés ; ils hochèrent la tête en souriant dans la direction de leurs parents et amis ; Ivan Goussev cria doucement on ne sait à qui :

— Ne te laisse pas intimider, camarade !…

La mère et Sizov sortirent dans le corridor.

— Veux-tu venir prendre du thé à la buvette ? demanda le vieil ouvrier avec sollicitude, nous avons une heure et demie à attendre…

— Non, merci !

— Eh bien, je n’y vais pas non plus !… Les as-tu vus ces garçons, hein ? Ils parlent comme si eux seuls étaient les vrais hommes et les autres rien du tout. As-tu entendu Fédia, hein ?

La casquette à la main, le père de Samoïlov s’approcha d’eux, avec un sourire morne, et demanda :

— Que dites-vous de mon fils ? Il ne veut pas d’avocat, il refuse de répondre… C’est lui qui a trouvé ça… Ton fils tenait pour les avocats, Pélaguée… le mien a dit qu’il n’en voulait pas ! Et alors, il y en a quatre qui l’ont imité…

Sa femme était à côté de lui. Elle clignait des yeux fréquemment en s’essuyant le nez avec la pointe de son mouchoir. Samoïlov rassembla sa barbe dans sa main, et continua :

— Voilà bien une autre affaire ! Quand on les regarde, ces diables, on se dit qu’ils ont fait tout cela en vain, qu’ils ont brisé leur vie inutilement, et, tout à coup, on se met à penser que peut-être ils ont raison… On se rappelle qu’à la fabrique, leur nombre grandit sans cesse ; de temps à autre, on les arrête, mais on ne les prend jamais tous, pas plus qu’on ne prend tous les poissons d’une rivière ! Et on se demande de nouveau : — Peut-être sont-ils dans le vrai ?

— Il est difficile pour nous de comprendre cette affaire ! dit Sizov.

— Oui, c’est vrai, acquiesça Samoïlov.

Sa femme intervint après avoir longuement reniflé.

— Ils sont tous bien portants, ces maudits juges…

Elle continua avec un sourire sur son visage fané :

— Ne sois pas fâchée, Pélaguée, parce que je t’ai dit tout à l’heure que Pavel était coupable de tout… À parler franchement, on ne sait pas lequel est le plus coupable ! Tu as entendu ce que les espions et les gendarmes ont rapporté de notre fils…

Elle était visiblement fière de son fils, sans peut-être s’en rendre compte ; mais la mère connaissait ce sentiment et elle eut un bon sourire.

— Les cœurs jeunes sont toujours plus près de la vérité que les vieux ! dit-elle à voix basse.

Les gens se promenaient dans le corridor, se rassemblaient en groupes et conversaient sourdement, pensifs et animés. Personne ne se tenait à l’écart, on voyait sur tous les visages le besoin de parler, d’interroger, d’écouter. Dans l’étroit passage, entre les deux murailles blanches, les groupes allaient et venaient, comme si un vent violent les ayant poussés, ils cherchaient à s’appuyer sur quelque chose de ferme et de sûr.

Le frère aîné de Boukine, grand diable au visage usé, gesticulait en se tournant vivement de tous les côtés. Il déclara :

— Le syndic de bailliage n’a rien à voir dans cette affaire, il n’est pas à sa place ici !

— Tais-toi, Constantin ! l’exhortait son père, petit vieillard qui promenait autour de lui des regards craintifs.

— Non, je veux parler ! On dit qu’il a tué son commis l’année dernière… à cause de sa femme… Quelle espèce de juge est-ce, dites-moi ? La veuve du commis vit avec lui !… que faut-il en conclure ?… De plus, tout le monde sait que c’est un voleur…

— Ah ! mon Dieu… Constantin !

— Tu as raison ! dit Samoïlov. Tu as raison ! ce n’est pas un juge honnête…

Boukine, qui avait entendu, s’approcha vivement, entraînant tout un groupe à sa suite ; rouge d’excitation, il se mit à parler en agitant les bras :

— Quand il s’agit de crimes ou de vols, ce sont des jurés qui jugent, des gens ordinaires, des paysans, des bourgeois ! Et ceux qui sont contre le gouvernement, c’est le gouvernement qui les juge… est-ce que cela doit être ?

— Constantin !… Mais voyons, sont-ils contre le gouvernement ? Ah ! que dis-tu ?

— Non, attends ! Fédia Mazine a raison ! Si tu m’offenses et que je te donne un soufflet et que tu me juges, c’est bien sûr que c’est moi qui serai le coupable : et pourtant, qui est l’insulteur ? Toi ! toi !

Un garde âgé, au nez bossu et à la poitrine ornée de médailles, écarta la foule, et dit à Boukine en le menaçant du doigt :

— Hé !… Ne crie pas ! Où es-tu ? Est-ce le cabaret, ici ?

— Permettez, cavalier… je comprends ! Écoutez, si je vous frappe et que vous me rendiez les coups et que je vous juge, comment pensez-vous…

— Je vais te faire sortir ! dit le garde avec sévérité.

— Où ça ? Pourquoi ?

— Dans la rue. Pour que tu ne hurles pas…

Boukine promena ses regards autour de lui et dit à mi-voix :

— Pour eux, l’essentiel est qu’on se taise…

— Tu ne le savais pas encore ? répliqua le vieillard avec rudesse.

Boukine baissa la voix.

— Et puis, pourquoi le public ne peut-il pas assister au jugement, mais seulement les parents ? Si on juge avec justice, on peut agir devant le monde, pourquoi aurait-on peur ?

Samoïlov répéta, mais avec plus de force :

— Ça, c’est vrai, le tribunal ne satisfait pas la conscience…

La mère aurait voulu lui répéter ce que Nicolas lui avait dit à propos de l’illégalité du jugement ; mais elle n’avait pas bien compris et avait oublié les mots en partie. Pour essayer de se les remémorer, elle s’écarta de la foule ; elle vit qu’un jeune homme à moustache blonde l’observait. Il avait la main droite plongée dans la poche de son pantalon, ce qui faisait paraître l’épaule gauche plus basse que l’autre ; cette particularité sembla familière à la mère. Mais l’homme lui tourna le dos, et, préoccupée par ses souvenirs, elle l’oublia aussitôt.

Un instant après, son oreille saisit un fragment de conversation chuchoté :

— Celle-là ? À gauche ?

Quelqu’un répondit plus haut, joyeusement :

— Oui !

Elle regarda autour d’elle. L’homme aux épaules inégales était à côté d’elle et parlait à son voisin, un gaillard à barbe noire, chaussé de grandes bottes et vêtu d’un paletot court.

Elle tressaillit ; en même temps, le désir lui vint de parler des croyances de son fils. Elle aurait voulu entendre les objections qu’on pouvait lui faire, deviner la décision du tribunal d’après les propos de ceux qui l’entouraient.

— Est-ce donc ainsi qu’on juge ? commença-t-elle à mi-voix, avec prudence, en s’adressant à Sizov. Je ne comprends pas cela… Les juges essaient de savoir ce que chacun a fait, mais ils ne demandent pas pourquoi il l’a fait… Est-ce juste, dites ? Et ce sont tous des vieux ; pour juger des jeunes, il faut des jeunes…

— Oui, dit Sizov. Il nous est bien difficile de comprendre cette affaire… bien, bien difficile ! Et, pensif, il hocha la tête.

Le garde ouvrit la porte de la salle en criant :

— Parents… entrez ! Montrez vos cartes !…

Une voix maussade dit lentement :

— Des cartes… comme au cirque…

On sentait maintenant une irritation générale et sourde, une vague colère ; les curieux manifestaient plus de sans-gêne qu’auparavant, ils faisaient du bruit, discutaient avec les gardes.


XXIV


Sizov s’assit sur un banc en grommelant.

— Qu’as-tu ? demanda la mère.

— Rien ! Le peuple est bête… Il ne sait rien… il vit à tâtons…

Une sonnette résonna. Quelqu’un annonça avec indifférence :

— La cour !

De nouveau, tous se levèrent comme la première fois, les juges entrèrent dans le même ordre, ils s’assirent. Les accusés furent introduits.

— Attention ! chuchota Sizov, le procureur va parler…

La mère, tendant le cou, se pencha en avant de tout son corps et se figea dans l’attente de la chose terrible.

Debout, la tête tournée vers les juges, le procureur poussa un soupir et se mit à parler en agitant en l’air sa main droite. La mère ne comprit pas les premières paroles ; la voix était facile et épaisse, tantôt elle coulait vite, tantôt elle se ralentissait. Les mots s’étendaient, volaient, tourbillonnaient telle une volée de mouches noires sur un morceau de sucre. Mais Pélaguée ne voyait en eux rien de menaçant ni de terrible. Froids comme la neige, gris comme la cendre, ils s’égrenaient et remplissaient la salle de quelque chose d’ennuyeux, d’horripilant comme une poussière fine et sèche. Ce discours abondant en mots et pauvre en idées n’arrivait sans doute pas jusqu’à Pavel et ses camarades, qui ne s’en inquiétaient absolument pas et continuaient à converser paisiblement entre eux ; tantôt ils souriaient, tantôt ils se renfrognaient pour dissimuler leurs sourires.

— Il ment ! chuchota Sizov.

La mère n’aurait pu dire si c’était vrai. Elle écoutait le procureur, comprenait qu’il accusait tout le monde, sans prendre personne à partie directement. En citant Pavel, il se mettait à parler de Fédia ; puis quand il les avait unis, il leur adjoignait Boukine ; on eût dit qu’il mettait tous les accusés dans le même sac et les y enfermait en les serrant les uns contre les autres. Mais le sens extérieur de ses paroles ne satisfaisait pas la mère ; il ne la troublait ni ne la touchait ; pourtant, elle attendait toujours la chose terrible et la cherchait obstinément sous ces paroles, sur le visage du procureur, dans ses yeux, dans sa voix, dans sa main blanche qu’il balançait lentement en l’air. Elle sentait qu’elle était là, cette chose effrayante, indéfinissable et insaisissable ; de nouveau son cœur se serra.

Elle regarda les jurés : ce discours les ennuyait visiblement. Les visages jaunes, gris, inanimés, n’avaient aucune expression, faisaient des taches cadavériques et immobiles. Ces faces d’une bouffissure maladive ou trop maigres, ternissaient de plus en plus dans la lassitude qui envahissait la salle. Le président ne faisait pas un mouvement, figé dans une attitude raide ; parfois les taches grises derrière les verres de ses lunettes fondaient sur le visage. Devant cette indifférence glaciale, cette froideur veule, la mère se demandait avec angoisse :

— Est-ce qu’on juge vraiment ?

Soudain, le réquisitoire du procureur s’interrompit comme à l’improviste, le magistrat s’inclina devant les juges et s’assit en se frottant les mains. Le maréchal de la noblesse lui fit un signe de tête en roulant les yeux. Le maire lui tendit la main et le syndic contempla son ventre en souriant.

Mais on voyait que les juges n’étaient pas satisfaits du procureur, ils ne firent pas un mouvement.

— Chien galeux ! grommela Sizov.

— La parole… dit le petit vieillard en portant un papier à son visage, la parole est au défenseur de… Fédossiev, Markov, Zagarov…

L’avocat que la mère avait vu chez Nicolas, se leva. Il avait le visage large et l’air débonnaire ; ses petits yeux rayonnaient ; il semblait avoir sous ses sourcils roux deux pointes acérées qui coupaient quelque chose dans l’air, comme des ciseaux. Il se mit à parler sans se presser, d’une voix sonore et nette ; mais la mère ne put l’écouter, Sizov lui chuchota à l’oreille :

— Tu as compris ce qu’il dit ? Il dit que ce sont des fous, des mauvais garnements à l’humeur batailleuse. C’est de Fédia qu’il veut parler !

Elle ne répondit pas, accablée par cette cruelle déception.

Son humiliation augmentait, lui oppressait l’âme. Maintenant, elle comprit pourquoi elle attendait la justice, pourquoi elle pensait assister à une discussion loyale et sévère entre la vérité de son fils et celle des juges. Elle se figurait que les juges interrogeraient Pavel longuement et avec attention sur sa vie ; qu’ils examineraient de leurs yeux perspicaces toutes les pensées et les actions de son fils, toutes ses journées ; et, quand ils verraient sa droiture, qu’ils diraient d’une voix forte : Cet homme a raison.

Mais il ne se passait rien de pareil ; il semblait que les accusés et les juges fussent à cent lieues les uns des autres et s’ignorassent mutuellement. Fatiguée par la tension de l’expectative, Pélaguée ne suivait plus les débats ; elle pensait, offensée :

— Est-ce ainsi qu’on juge ? Le jugement…

Et ce mot lui sembla vide et sonore ; il résonnait comme un vase d’argile fêlé.

— C’est bien fait ! chuchota Sizov en approuvant de la tête…

— On dirait qu’ils sont morts, les juges ! soupira la mère.

— Ils se ranimeront !

En les regardant elle vit, en effet, sur leurs visages une ombre d’inquiétude. C’était un autre avocat qui parlait, un petit homme à la physionomie pointue, pâle et ironique. Les juges l’interrompirent.

Le procureur se leva brusquement, d’une voix rapide et irritée, il prononça le mot de procès-verbal et conféra avec le petit vieillard. L’avocat les écoutait, la tête respectueusement inclinée ; puis il reprit la parole.

— Épluche ! épluche ! conseilla Sizov. Cherche donc où est l’âme !…

Dans la salle, l’animation croissait ; un emportement belliqueux se faisait jour. L’avocat attaquait les juges de toutes parts, il piquait leur vieil épiderme par des mots caustiques. Les juges semblèrent se serrer plus étroitement les uns contre les autres, se gonfler et s’élargir, pour résister aux chiquenaudes de toute la masse de leur corps mou et effondré. La mère les considérait ; ils paraissaient s’enfler toujours davantage, comme s’ils craignaient que les coups de l’avocat ne fissent résonner dans leur poitrine un écho qui troublerait leur indifférence.

Pavel se leva, et soudain le silence se fit. La mère se pencha en avant de tout son corps. Pavel dit avec calme :

— Étant l’homme d’un parti, je ne reconnais que le tribunal de mon parti ; je ne parle pas pour me défendre, mais pour satisfaire le désir de ceux de mes camarades qui n’ont pas voulu non plus de défenseur… Je veux essayer de vous expliquer ce que vous n’avez pas compris… Le procureur a qualifié notre sortie sous l’étendard de la démocratie socialiste de révolte contre les autorités suprêmes et a constamment parlé de nous comme de révoltés contre le tsar. Je dois déclarer que pour nous le tsar n’est pas toute la chaîne qui lie le corps du pays ; ce n’est que le premier anneau dont nous devons libérer le peuple…

Le silence était devenu plus profond encore au son de cette voix ferme ; la salle semblait s’élargir et Pavel reculer loin de l’auditoire ; il était devenu plus lumineux, plus en relief. La mère fut envahie par une sensation de froid.

Les juges s’agitèrent lourdement et avec inquiétude. Le maréchal de la noblesse chuchota quelques mots au juge nonchalant ; celui-ci branla la tête et s’adressa au petit vieillard, auquel le juge à l’air souffrant parlait à l’oreille, de l’autre côté. Le président, vacillant de droite à gauche dans son fauteuil, dit quelque chose à Pavel, mais sa voix se fondit dans le cours large et égal de l’exposé du jeune homme.

— Nous sommes des socialistes. Cela signifie que nous sommes les ennemis de la propriété particulière, qui désunit les hommes, les arme les uns contre les autres et crée une rivalité d’intérêts inconciliables, qui ment en essayant de dissimuler ou de justifier cette hostilité, et pervertit tous les hommes par le mensonge, l’hypocrisie et la haine… Nous estimons que la société qui considère l’homme uniquement comme un moyen de s’enrichir est anti-humaine, qu’elle nous est hostile ; nous ne pouvons accepter sa morale à double face, son cynisme éhonté et la cruauté avec laquelle elle traite les individualités qui lui sont opposées ; nous voulons lutter et nous lutterons contre toutes les formes d’asservissement physique et moral de l’homme employées par cette société, contre toutes les méthodes qui fractionnent l’homme au profit de la cupidité… Nous, les ouvriers, nous sommes ceux dont le travail crée tout, depuis les machines gigantesques jusqu’aux jouets des enfants. Et nous sommes privés du droit de lutter pour notre dignité humaine ; chacun s’arroge le droit de nous transformer en instruments pour atteindre son but ; nous voulons avoir assez de liberté pour qu’il nous soit possible, avec le temps, de conquérir le pouvoir. Le pouvoir au peuple !…

Pavel sourit et se passa lentement la main dans les cheveux ; le feu de ses yeux bleus brûla avec plus d’éclat.

— Je vous en prie… parlez de l’affaire ! dit le président d’une voix nette et forte.

Il se tournait vers Pavel de toute sa poitrine et le regardait ; il sembla à la mère que son œil gauche et terne avait une lueur avide et mauvaise. Tous les juges avaient le regard fixé sur le jeune homme ; leurs yeux semblaient se coller à lui, s’attacher à son corps pour en sucer le sang et ranimer leurs membres usés. Pavel, ferme et résolu, tendit le bras vers eux et continua d’une voix distincte :

— Nous sommes des révolutionnaires et nous le serons tant que les uns ne feront qu’opprimer les autres. Nous lutterons contre la société dont on vous a ordonné de défendre les intérêts ; la réconciliation ne sera possible entre nous que lorsque nous vaincrons. Car c’est nous qui vaincrons, nous, les opprimés ! Vos mandataires ne sont pas du tout aussi forts qu’ils le croient. Ces richesses qu’ils ont amassées et qu’ils protègent en sacrifiant des millions d’êtres malheureux, cette force qui leur donne du pouvoir sur nous, font naître parmi eux des flottements hostiles et les ruinent physiquement et moralement. La défense de votre pouvoir exige une tension d’esprit constante ; et en réalité, vous, nos maîtres, vous êtes tous plus esclaves que nous, ce sont vos esprits qui sont asservis, tandis que nous, nous ne sommes asservis que physiquement. Vous ne pouvez pas vous affranchir du joug des préjugés et des habitudes qui vous tue moralement ; nous, rien ne nous empêche d’être intérieurement libres. Et notre conscience grandit, elle se développe sans s’arrêter ; elle s’enflamme toujours plus et entraîne après elle les meilleurs éléments, moralement sains, même ceux de votre milieu… Voyez plutôt, vous n’avez déjà plus personne qui puisse lutter au nom de votre puissance avec des pensées ; vous avez déjà épuisé tous les arguments capables de vous protéger contre l’assaut de la justice historique ; vous ne pouvez plus rien créer de neuf dans le domaine intellectuel ; vous êtes stériles en esprit. Nos idées, à nous, se développent avec une force croissante ; elles pénètrent dans les masses populaires et les organisent en vue de la lutte pour la liberté, lutte acharnée, lutte implacable. Il vous sera impossible d’arrêter ce mouvement, sinon en vous servant de la cruauté et du cynisme. Mais le cynisme est évident et la cruauté irrite le peuple. Les mains que vous employez aujourd’hui pour nous étrangler, serreront demain nos mains en une étreinte fraternelle. Votre énergie, c’est l’énergie mécanique produite par l’augmentation de l’or ; elle vous unit en groupes destinés à s’engloutir mutuellement. Notre énergie à nous, c’est la force vivante et sans cesse croissante du sentiment de solidarité qui unit tous les opprimés. Tout ce que vous faites est criminel, car vous ne pensez qu’à asservir l’homme ; notre travail à nous affranchit le monde des monstres et des fantômes, créés par votre mensonge, votre cupidité, votre haine. Bientôt, la masse de nos ouvriers et de nos paysans sera libre et créera un monde libre, harmonieux et immense. Et cela sera !

Pavel se tut un instant, puis il répéta avec plus de force encore :

— Cela sera !

Les juges chuchotaient avec des grimaces bizarres, sans détacher leurs yeux de Pavel. La mère se disait qu’ils salissaient par leurs regards le corps souple de son fils, dont ils enviaient la santé, la force et la fraîcheur. Les prévenus avaient écouté avec attention les paroles de leur camarade ; leurs visages avaient pâli, mais une flamme joyeuse étincelait dans leurs yeux. La mère avait dévoré les paroles de son fils, elles se gravaient dans sa mémoire.

À plusieurs reprises, le petit vieillard interrompit Pavel, lui expliquant on ne sait quoi ; il eut même une fois un sourire triste. Pavel l’écoutait en silence et reprenait la parole d’une voix sévère, mais tranquille : il forçait l’attention. Cela dura longtemps ; enfin, le président cria quelques paroles en tendant le bras vers le jeune homme. Celui-ci répondit d’une voix légèrement ironique :

— Je conclus. Je ne voulais pas vous offenser personnellement ; au contraire, assistant par force à cette comédie que vous appelez un jugement, j’éprouve presque de la compassion pour vous. Malgré tout, vous êtes des hommes et nous sommes toujours humiliés de voir des gens s’abaisser d’une façon aussi vile, au service de la violence, perdre à un tel point la conscience de leur dignité humaine… même quand ils sont hostiles à nos desseins…

Il s’assit sans regarder les juges. La mère retint sa respiration pour considérer ceux dont dépendait le sort de son fils et attendit.

André, tout rayonnant, serra la main de Pavel avec vigueur, Samoïlov, Mazine, tous se tournèrent vers lui ; il sourit un peu embarrassé par l’enthousiasme de ses camarades, regarda le banc où Pélaguée était assise et fit un signe de tête, comme pour demander :

— Est-ce bien ainsi ?

Elle lui répondit par un profond soupir de joie et tressaillit, inondée d’une ardente vague d’amour.

— Voilà… le jugement va commencer ! chuchota Sizov. Il les a bien arrangés, hein ?

Elle hocha la tête sans répondre, heureuse que son fils eût parlé avec tant de courage, peut-être encore plus heureuse qu’il eût fini. Son cerveau était martelé par une question :

— Mes enfants ! qu’allez-vous devenir maintenant ?

Ce que son fils avait dit n’était pas nouveau pour elle ; elle connaissait ses opinions ; mais c’était là, devant le tribunal, qu’elle avait éprouvé pour la première fois la force entraînante et étrange de ses théories. Le calme du jeune homme la frappait ; dans sa poitrine, le discours de Pavel se mêlait à la conviction ferme de la victoire et du bon droit de son fils, qui rayonnait en elle comme une étoile.


XXV


Elle pensait que les juges allaient se mettre à discuter durement avec lui, à lui répliquer avec colère, à exposer leurs arguments.

Mais voici qu’André se leva, il jeta un coup d’œil en dessous sur le tribunal et commença :

— Messieurs les défenseurs…

— C’est le tribunal qui est devant vous, et non pas la défense ! lui cria le juge malade, d’une voix forte et irritée.

La mère voyait d’après la physionomie d’André qu’il voulait plaisanter ; sa moustache tremblait ; il avait dans les yeux une expression féline et douce qu’elle connaissait bien. Il se frotta vigoureusement la tête de ses longues mains et poussa un soupir…

— Est-ce possible ? demanda-t-il en hochant la tête. Je croyais que ce n’était pas vrai, que vous étiez non pas des juges, mais seulement des défenseurs…

— Je vous prie de parler du fond de l’affaire ! fit le petit vieillard avec sécheresse.

— Du fond ? Bien. Je veux donc croire que vous êtes réellement des juges, c’est-à-dire des gens indépendants, loyaux…

— Le tribunal n’a pas besoin de votre opinion…

— Comment, il n’a pas besoin d’un pareil éloge ?… Hum !… Néanmoins, je continuerai… Vous êtes des hommes qui ne font aucune différence entre les amis et les ennemis, vous êtes des êtres libres. Ainsi, vous avez maintenant devant vous deux partis ; l’un se plaint d’avoir été pillé et battu, l’autre répond qu’il a le droit de piller et de battre, puisqu’il a un fusil…

— Avez-vous quelque chose à dire à propos de l’affaire ? demanda le petit vieillard en élevant la voix, et la main tremblante.

La mère était contente de voir cette irritation. Mais la manière d’agir d’André ne lui plaisait pas, elle ne s’accordait pas avec le discours de Pavel. Pélaguée aurait voulu qu’une discussion sérieuse et grave s’engageât.

Le Petit-Russien regarda le vieillard sans répondre, puis il dit gravement :

— De l’affaire ?… Pourquoi vous en parlerais-je ? Mon camarade vous a dit ce que vous deviez savoir. Le reste, d’autres vous le diront, quand le moment sera venu…

Le petit vieillard se souleva de son siège et déclara :

— Je vous retire la parole !… Grégoire Samoïlov…

Les lèvres serrées avec force, le Petit-Russien se laissa paresseusement tomber sur le banc ; à côté de lui, Samoïlov se leva en secouant ses boucles…

— Le procureur a dit que nous étions des sauvages, des ennemis du progrès…

— Ne parlez que de ce qui a trait à votre affaire !

— Mais c’est ce que je fais… Il n’y a rien dont les honnêtes gens doivent se désintéresser… Et je vous prie de ne pas m’interrompre… Je vous le demande ; quel est donc le degré de votre culture ?

— Nous ne sommes pas ici pour discuter avec vous ! Revenons à l’affaire ! dit le vieillard en montrant les dents.

Les plaisanteries d’André avaient visiblement agacé les juges et comme effacé quelque chose en eux. Sur leurs visages gris, des taches rouges apparaissaient et des étincelles froides et vertes brillaient dans leurs yeux. Le discours de Pavel les avait irrités, mais son ton énergique avait réprimé leur colère et forcé leur respect. Le Petit-Russien avait anéanti cette retenue et mis à nu sans effort ce qu’elle dissimulait. Les traits crispés, ils chuchotaient entre eux ; leurs gestes devenaient plus précipités et trahissaient leur rage.

— Vous élevez des espions, vous pervertissez les femmes et les jeunes filles, vous placez l’homme dans la situation d’un voleur et d’un assassin, vous l’empoisonnez avec de l’eau-de-vie, vous le faites pourrir dans vos prisons… Les guerres internationales, le mensonge, la débauche, l’abrutissement de toute la nation, voilà votre civilisation ! Oui, nous sommes les ennemis de cette civilisation-là !

— Je vous prie… cria le petit vieillard en hochant le menton.

Samoïlov, tout rouge, les yeux étincelants, cria encore plus fort que lui.

— Mais nous aimons et respectons l’autre civilisation, celle dont les créateurs ont été mis en prison ou rendus fous par vous…

— Je vous retire la parole !… Fédia Mazine !

Le petit jeune homme se leva brusquement, comme une alène sortant d’un trou, et s’écria d’une voix saccadée :

— Je… je le jure !… je le sais, vous me condamnerez…

Il suffoqua et pâlit ; on ne voyait plus que les yeux sur son visage ; il ajouta, le bras tendu :

— Parole d’honneur ! Envoyez-moi où vous voudrez, je m’enfuirai ! je reviendrai… je travaillerai toujours à la cause du peuple… pour la liberté du pays… toute ma vie ! Parole d’honneur !…

Sizov poussa un petit cri. Tous les assistants, soulevés par une vague d’excitation, remuaient avec un bruit sourd et étrange. Une femme pleurait ; quelqu’un toussait et suffoquait. Les gendarmes considéraient les prévenus avec un étonnement stupide et jetaient des coups d’œil furieux sur la foule. Les juges se démenèrent, le vieillard cria :

— Goussev Ivan !

— Je ne parlerai pas !

— Goussev Vassili !

— Je ne veux pas parler !

— Boukine Sédor !

Blond et comme décoloré, il se leva lourdement et dit avec lenteur en secouant la tête :

— Vous devriez avoir honte !… Moi qui ne suis qu’un homme ignorant, je comprends pourtant ce que c’est que la justice !

Il leva le bras au-dessus de sa tête et se tut, les paupières à demi baissées, comme s’il regardait quelque chose au loin.

— Que dites-vous ? s’écria le vieillard avec un étonnement exaspéré, et en s’adossant au fauteuil.

— Ah ! vous…

Boukine se laissa tomber sur le banc d’un air morne. Il y avait dans ses paroles dénuées de sens, quelque chose d’immense et d’important en même temps qu’un blâme attristé et naïf. Tout le monde en eut l’impression, les juges eux-mêmes prêtèrent l’oreille, comme pour saisir un écho plus net que ce discours. Dans les bancs réservés au public, tout se tut, on n’entendit vibrer qu’un léger bruit de pleurs. Puis le procureur sourit en haussant les épaules ; le maréchal de la noblesse toussa ; de nouveau des chuchotements résonnèrent dans la salle et s’élevèrent en serpentant.

La mère se pencha vers Sizov et lui demanda :

— Les juges parleront-ils ?

— Non… tout est fini… il faut encore rendre le verdict.

— Plus rien d’autre ?

— Non !

Elle ne le crut pas. La mère de Samoïlov s’agitait anxieusement sur le banc, poussant Pélaguée du coude et de l’épaule, et demandant à voix basse à son mari :

— Mais comment ! Est-ce possible ?

— Tu le vois !

— Qu’est-ce qu’on lui fera, à notre fils ?

— Tais-toi… laisse-moi…

On sentait que, dans le public, il y avait quelque chose de brisé, d’anéanti, de changé. Les yeux aveugles cillaient comme si un foyer ardent s’était enflammé devant eux. Sans comprendre le grand sentiment qui venait de naître en eux brusquement, les curieux se hâtaient de le fragmenter en sensations évidentes, accessibles et futiles. Le frère de Boukine disait à mi-voix, sans se gêner :

— Pardon !… Pourquoi ne les laisse-t-on pas parler ? Le procureur a dit tout ce qu’il a voulu, aussi longtemps qu’il a voulu !

Près du banc se tenait un factionnaire, qui murmurait en agitant le bras !

— Silence ! Silence !

Le père Samoïlov se rejeta en arrière, et, protégé par le dos de sa femme, continua à prononcer d’une voix sourde des paroles saccadées :

— Évidemment… admettons qu’ils sont coupables… Il faut les laisser s’expliquer… Contre qui ont-ils marché ? Contre tout… J’aimerais comprendre… cela m’intéresse aussi… Où est la vérité ? Je voudrais comprendre… il faut les laisser s’expliquer…

— Silence ! s’exclama le factionnaire en le menaçant du doigt.

Sizov hochait la tête d’un air morne.

La mère ne quittait pas les juges des yeux ; elle voyait leur excitation croissante, ils parlaient entre eux, mais elle ne pouvait comprendre ce qu’ils disaient. Le bruit froid et glissant de leurs voix frôlait son visage, faisait trembler ses joues et provoquait dans sa bouche une sensation désagréable. Il lui semblait qu’ils parlaient tous du corps de son fils et de ses camarades, de ces corps robustes et nus, de leurs muscles et de leurs membres pleins de sang vermeil, de force vivante. Ces corps devaient exciter en eux une envie impuissante et mauvaise, une avidité ardente d’épuisés et de malades. Ils claquaient des lèvres et regrettaient de ne pas avoir ces muscles, capables de travailler et d’enrichir, de jouir et de créer. Maintenant ces corps sortaient de la circulation active de la vie, ils renonçaient à elle, on ne pourrait plus les posséder, profiter de leur force, ni les engloutir. Et c’était pourquoi ces jeunes gens inspiraient aux vieux juges l’animosité vindicative et désolée d’un fauve affaibli qui voit de la chair fraîche, mais n’a plus l’énergie de s’en emparer.

Et plus la mère regardait les juges, plus cette pensée grossière et bizarre s’accentuait. Il lui semblait qu’ils ne dissimulaient pas leur rapacité ni leur rage d’affamés capables jadis de manger beaucoup. Elle, la femme et la mère, à laquelle le corps de son fils avait toujours et malgré tout été plus cher que son âme, était épouvantée par les regards éteints qui glissaient sur le visage de son fils, tâtaient la poitrine, les épaules, les bras, se frottaient à la peau brûlante comme pour chercher la possibilité de se ranimer, de réchauffer le sang de leurs veines durcies, de leurs muscles usés d’hommes presque morts. Il semblait à Pélaguée que son enfant sentait ces attouchements moites, et qu’il la regardait en frémissant.

Le jeune homme fixait sur sa mère ses yeux un peu fatigués, calmes et affectueux. Par moments, il lui souriait et hochait la tête.

— Je serai bientôt libre ! disait ce sourire qui caressait le cœur de Pélaguée.

Soudain, les juges se levèrent tous à la fois ; la mère suivit instinctivement leur mouvement.

— Ils s’en vont ! dit Sizov.

— Pour les condamner ? demanda la mère.

— Oui…

Sa tension d’esprit se dissipa soudain ; une lassitude accablante envahit tout son corps ; sur son front, des gouttes de sueur perlèrent. Un sentiment de déception cruelle et d’humiliation impuissante jaillit dans son cœur et se transforma rapidement en un accablant mépris pour les juges et pour leur jugement. Une douleur la saisit aux tempes ; elle se frotta le front de la paume de la main, regarda autour d’elle : les parents des prévenus s’approchaient du grillage, la salle se remplissait d’un bruit sourd de conversations. Elle s’avança aussi vers Pavel ; après lui avoir serré la main, elle commença à pleurer, pleine à la fois de chagrin et de joie. Pavel lui dit des paroles caressantes ; André riait et plaisantait.

Toutes les femmes pleuraient, plutôt par habitude que par chagrin. On n’éprouvait pas cette douleur qui abasourdit par un coup stupide, asséné brusquement sur la tête. On avait conscience de la triste nécessité de quitter ses enfants ; mais cette douleur se confondait et se noyait dans les impressions que faisait naître cette journée. Les parents regardaient leurs fils avec un sentiment où la méfiance que leur inspirait la jeunesse et la conscience de leur propre supériorité se mêlaient étrangement à une sorte de respect pour les enfants. Tout en se demandant avec tristesse comment ils allaient vivre maintenant, les vieux regardaient avec curiosité cette nouvelle génération qui discutait audacieusement la possibilité d’une vie autre et meilleure. Ils ne savaient pas exprimer leurs sentiments, ils n’en avaient pas l’habitude ; les paroles s’échappaient avec abondance des bouches, mais on ne parlait que de choses ordinaires, de vêtements et de linge, des soins à prendre ; on conseillait aux condamnés de ne pas irriter inutilement les supérieurs.

— Tout le monde se lasse ! dit Samoïlov à son fils. Nous aussi bien qu’eux !

L’aîné des Boukine agitait la main et exhortait le cadet :

— Voilà leur justice ! Il est pénible de l’accepter !…

Le jeune homme répondit :

— Tu soigneras bien le sansonnet !… Je l’aimais tant !

— Il sera encore là quand tu reviendras !

Sizov tenait son neveu par la main et disait lentement :

— Ainsi, c’est comme ça que tu as fait… Fédia… C’est comme ça !…

Fédia se pencha et lui chuchote quelque chose à l’oreille avec un sourire rusé. Le soldat qui était à côté d’eux sourit aussi, mais il reprit aussitôt un air grave et grommela.

Comme les autres, la mère parlait de linge et de santé, tandis que dans son cœur les questions se pressaient, relatives à Pavel, à Sachenka, à elle-même. Et sous ses paroles se développait lentement le sentiment de l’amour immense qu’elle portait à son fils, le désir de lui plaire, d’être proche de son cœur. L’attente de la chose terrible avait disparu, ne laissant après elle qu’un frisson désagréable, quand Pélaguée se représentait les juges.

Elle sentait naître en elle une grande joie lumineuse mais elle ne la comprenait pas et en était troublée. Elle vit que le Petit-Russien causait avec chacun, et, comprenant qu’il avait plus besoin que Pavel d’un mot affectueux, elle lui dit :

— Il ne me plaît pas, ce jugement !

— Pourquoi, petite mère ? s’écria André. C’est un vieux moulin, mais il n’est pas désœuvré…

— Ce n’est pas effrayant… et c’est incompréhensible, on ne recherche pas la vérité, dit-elle avec hésitation.

— Oh ! C’est cela que vous vouliez ? s’écria André. Mais croyez-vous qu’on s’occupe de la vérité, ici ?

Pélaguée poussa un soupir :

— Je pensais que ce serait terrible… plus terrible qu’à l’église… qu’on célébrerait le culte de la vérité…

— Mère, nous savons où on révère la vérité ! dit Pavel à voix basse, et comme s’il lui eût demandé quelque chose.

— Vous le savez, aussi, petite mère ! ajouta le Petit-Russien.

— La cour !

Tous se précipitèrent à leur place.

Une main appuyée à la table, le président cacha son visage derrière un papier et se mit à lire d’une voix bourdonnante et faible :

« Le tribunal… après en avoir délibéré… »

— C’est la condamnation ! dit Sizov, en prêtant l’oreille.

Le silence se fit. Tout le monde s’était levé, les yeux fixés sur le petit vieillard. Sec et droit, il ressemblait à un bâton sur lequel une main invisible se fût appuyée. Les juges étaient debout aussi ; le syndic du bailliage, la tête penchée sur l’épaule, dirigeait ses yeux au plafond ; le maire croisait les bras sur sa poitrine ; le maréchal de la noblesse se caressait la barbe. Le juge à l’air souffrant, son collègue ventru et le procureur regardaient du côté des prévenus. Derrière les juges, au-dessus de leurs têtes, le tsar apparaissait en uniforme rouge ; un insecte rampait sur son visage blanc et indifférent ; une toile d’araignée tremblait.

« … Sont condamnés à la déportation en Sibérie… »

— La déportation ! dit Sizov en poussant un soupir de soulagement. Enfin, c’est passé, Dieu merci ! On parlait des travaux forcés. Ce n’est pas si terrible, mère, ce n’est rien !

— Je le savais, dit Pélaguée d’une voix basse.

— Tout de même… Maintenant, c’est certain… Va donc savoir, avec ces juges !

Il se tourna vers les condamnés qu’on emmenait déjà, et dit à haute voix :

— Au revoir, Fédia !… Au revoir, vous tous ! Que Dieu vous aide !

La mère fit un signe de tête à Pavel et à ses camarades. Elle aurait voulu pleurer, mais une sorte de honte la retint.

XXVI


En sortant du tribunal, la mère fut tout étonnée de voir que la nuit était déjà tombée sur la ville ; dans les rues, les réverbères étaient allumés ; les étoiles scintillaient au ciel. Aux alentours du palais de justice, les gens se rassemblaient en petits groupes ; dans l’air glacé, la neige grinçait sous les pas ; des voix jeunes s’interrompaient mutuellement. Un homme coiffé d’un capuchon gris s’approcha de Sizov et demanda d’une voix rapide :

― Quelle sentence ?

― La déportation.

― Pour tous ?

― Pour tous…

L’homme s’éloigna.

― Tu vois ! dit Sizov à la mère, ça les intéresse…

Soudain, ils furent entourés par une dizaine de jeunes gens et de jeunes filles ; les exclamations se mirent à pleuvoir, attirant d’autres personnes dans le groupe. Sizov et la mère s’arrêtèrent. On voulait connaître le verdict, savoir comment les prévenus s’étaient comportés, qui avait prononcé un discours et sur quel sujet ; dans toutes ces questions tintait la même note de curiosité avide et sincère.

― C’est la mère de Pavel Vlassov ! cria quelqu’un.

Brusquement, tous se turent.

― Permettez-moi de vous serrer la main !

Une main ferme s’empara avec vigueur de celle de Pélaguée. La voix continua, tremblante d’émotion :

― Votre fils sera un exemple de courage pour nous tous !

― Vive l’ouvrier russe ! cria une voix vibrante.

― Vive la révolution !

― À bas l’autocratie !

Les exclamations se multipliaient, toujours plus violentes ; elles éclataient, se croisaient ; les gens accouraient de toutes parts et se pressaient autour de Sizov et de Pélaguée. Les coups de sifflet des agents de police fendirent l’air, mais sans parvenir à dominer la rumeur. Le vieillard riait. Quant à la mère, il lui semblait que tout cela était un beau rêve. Elle souriait, serrait des mains, saluait ; des larmes de bonheur lui serraient la gorge ; ses jambes fléchissaient de fatigue ; mais son cœur, plein d’une joie triomphante, reflétait les impressions comme le clair miroir d’un lac.

Tout près d’elle, une voix nette s’écria d’un ton énervé :

― Camarades ! amis ! Le monstre qui dévore le peuple russe a de nouveau satisfait aujourd’hui ses appétits…

― Allons-nous-en, mère ! dit Sizov.

Au même instant, Sachenka surgit. Elle prit la mère par le bras et l’entraîna sur l’autre trottoir en disant :

― Venez… peut-être la police va-t-elle se jeter sur la foule pour nous battre… Ou bien, il y aura des arrestations. Eh bien ? C’est la déportation ? En Sibérie ?

― Oui, oui !…

― Et lui, qu’a-t-il fait ? Il a parlé ? Je le sais déjà, d’ailleurs. Il est plus fort et plus simple que tous les autres… et plus sévère aussi, c’est vrai. Il est tendre et sensible, mais il se gêne de manifester ses sentiments… Il est ferme, et droit comme la vérité elle-même… Il est grand, et en lui, il y a tout… tout ! Mais dans bien des cas, il se comprime lui-même… de peur de n’être pas tout à la cause du peuple… je le sais bien !…

Ces paroles d’amour s’exhalant en un chuchotement passionné calmèrent Pélaguée et ranimèrent ses forces défaillantes.

― Quand irez-vous le rejoindre ? demanda-t-elle à la jeune fille, d’une voix basse et affectueuse en l’attirant à elle. Sachenka répondit, le regard fixé devant elle avec assurance :

― Aussitôt que j’aurai trouvé quelqu’un qui se charge de mon ouvrage ! Car mon tour viendra bientôt de passer en jugement… On m’enverra aussi en Sibérie… Je dirai alors que je désire être exilée au même endroit que lui…

Derrière les deux femmes résonna la voix de Sizov.

― Vous le saluerez de ma part !… Je m’appelle Sizov… Il me connaît… je suis l’oncle de Fédia Mazine…

Sachenka s’arrêta, se tourna et lui tendit la main.

― Je connais Fédia. Mon nom est Sachenka.

― Et votre nom de famille ?

Elle lui jeta un coup d’œil et répondit :

― Je n’ai pas de famille, je n’ai plus de père.

― Il est mort ?

― Non, il est vivant ! déclara-t-elle avec excitation. (Et quelque chose d’obstiné, d’opiniâtre, résonna dans sa voix et apparut sur ses traits.) C’est un propriétaire foncier, il est chef de district ; maintenant, il vole les paysans… et les bat !

― Ah ! dit Sizov d’un ton traînant ; et après un silence, il reprit, en examinant la jeune fille du coin de l’œil :

― Eh bien, adieu, mère ! Je vais par ici… viens donc prendre le thé et bavarder… quand tu voudras… Au revoir mademoiselle… vous êtes bien dure pour votre père… Bien entendu, c’est votre affaire…

― Si votre fils était un homme de rien, nuisible aux autres, le diriez-vous ? s’écria Sachenka avec passion.

― Oui, je le dirais, répondit le vieillard, après un instant d’hésitation.

― Par conséquent la vérité vous serait plus chère que votre fils ; et pour moi, elle m’est plus chère que mon père…

Sizov hocha la tête, puis dit avec un soupir :

― Ah ! vous êtes rusée ? si vous avez ainsi réponse à tout, les vieux seront bientôt vaincus… vous savez attaquer… Au revoir, je vous souhaite tout le bien possible… Mais soyez un peu plus tendre pour les gens, hein ! Que Dieu soit avec vous ! Adieu, Pélaguée ! Si tu vois Pavel, dis-lui que j’ai entendu son discours… je n’ai pas tout compris… il m’a même fait peur par moments, mais ce qu’il a dit est vrai !

Il souleva sa casquette et disparut sans se hâter au coin de la rue.

― Ce doit être un brave homme ! observa Sachenka, en le suivant d’un regard souriant.

Il sembla à la mère que le visage de la jeune fille avait une expression plus douce et meilleure que de coutume…

Arrivées à la maison, elles s’assirent sur le canapé, serrées l’une contre l’autre ; la mère parla de nouveau du projet de Sachenka. Ses sourcils épais levés, d’un air pensif, la jeune fille regardait au loin de ses grands yeux rêveurs ; une méditation paisible se lisait sur son visage pâle.

― Plus tard, quand vous aurez des enfants, je viendrai aussi, pour les soigner. Et nous ne vivrons pas plus mal là-bas qu’ici… Pavel trouvera de l’ouvrage, il est très habile.

Tout en examinant la mère d’un œil scrutateur, Sachenka demanda :

― Vous n’avez pas envie d’aller le rejoindre tout de suite ?

Pélaguée répondit avec un soupir :

― À quoi bon ? Je le gênerais seulement, au cas où il voudrait s’enfuir. Et puis, il ne le permettrait pas…

Sachenka murmura :

― Non, en effet…

― De plus, j’ai du travail, ajouta la mère avec un peu de fierté.

― Oui, c’est vrai ! répliqua Sachenka pensive. Et c’est très bien…

Elle tressaillit soudain, comme si elle se fût débarrassée on ne sait de quel fardeau ; puis, elle dit simplement à mi-voix :

― Il ne se fixera pas en Sibérie… Il s’évadera… c’est certain…

― Mais… alors, que deviendrez-vous ? Et l’enfant, s’il y en a un ?

― Je ne sais pas. Nous verrons. Il ne faudra pas qu’il s’inquiète de moi. Il sera libre de faire ce qu’il voudra, à n’importe quel moment, je ne suis que sa camarade… Je le sais, il me sera terrible de le quitter… mais, je saurai me résigner… Je ne le gênerai en rien, non !

La mère sentit que Sachenka était capable d’exécuter ce qu’elle disait. Pleine de pitié pour la jeune fille, elle la prit dans ses bras :

― Ma chérie… vous aurez bien à souffrir… dit-elle.

Sachenka sourit doucement ; elle se serra contre Pélaguée de tout son corps ; une rougeur monta à ses joues.

― C’est encore bien lointain… mais ne croyez pas que ce soit un sacrifice pénible pour moi… je sais ce que je fais, je sais sur quoi je puis compter… je serai heureuse s’il est heureux avec moi… Mon désir, mon devoir, c’est d’augmenter son énergie, de lui donner tout le bonheur qu’il est en mon pouvoir de lui donner, beaucoup de bonheur ! Je l’aime beaucoup… et lui m’aime, je le sais ! Nous échangerons nos sentiments, nous nous enrichirons mutuellement autant que nous le pourrons ; et s’il le faut, nous nous quitterons en bons amis…

Avec un sourire heureux, la mère dit lentement :

― J’irai vous rejoindre… peut-être m’exilera-t-on aussi…

Longtemps, les deux femmes étroitement enlacées et sans parler songèrent à celui qu’elles aimaient… Le silence, la tristesse, une douceur tiède les enveloppaient…

Nicolas arriva, fatigué.

― Sachenka, allez-vous-en, avant qu’il soit trop tard ! dit-il rapidement en se dévêtant. Depuis ce matin, deux espions me suivent si ouvertement que cela sent l’arrestation… j’ai un pressentiment… Un malheur doit être arrivé quelque part… À propos, voilà le discours de Pavel… on a décidé de l’imprimer… Portez-le à Lioudmila, suppliez-la de le composer le plus vite possible… Pavel a très bien parlé, mère !… Prenez garde aux espions, Sachenka ! Attendez, emportez aussi ces papiers… donnez-les au docteur, par exemple…

Tout en parlant, il frottait avec vigueur l’une contre l’autre ses mains glacées ; puis, s’approchant de la table, il ouvrit les tiroirs d’où il sortit les documents ; à la hâte, il les feuilleta, déchira les uns, empila les autres, tout soucieux et ébouriffé.

― Il n’y a pourtant pas longtemps que j’ai trié tout cela et voyez quel énorme paquet j’ai de nouveau ! Diable ! Mère, il vaudrait peut-être mieux que vous ne couchiez pas ici, qu’en pensez-vous ? Il est assez ennuyeux d’assister à cette comédie, les gendarmes sont capables de vous emmener aussi… et il faut absolument que vous alliez à la campagne pour répandre le discours de Pavel…

― Allons donc, pourquoi m’arrêterait-on ? dit la mère. Et peut-être vous trompez-vous, ils ne viendront pas…

Nicolas répliqua avec assurance en agitant la main :

― J’ai le flair pour cela… De plus, vous pourriez aider Lioudmila ! Allez-vous-en avant qu’il soit trop tard…

Heureuse à l’idée de coopérer à l’impression du discours de son fils, Pélaguée répondit :

― S’il en est ainsi, je m’en vais… Seulement, ce n’est pas parce que j’ai peur…

Et, à son propre étonnement, elle ajouta, d’une voix basse, mais ferme :

― Maintenant, je n’ai peur de rien… Dieu merci ! Maintenant, je sais déjà…

― À merveille ! s’écria Nicolas, sans la regarder. Ah ! dites-moi où sont mon linge et ma valise ; vous avez tout pris dans vos mains soigneuses, et je suis absolument incapable de retrouver ma propriété personnelle ; je vais me préparer ; les gendarmes seront désagréablement surpris…

Sachenka brûlait des chiffons de papier dans le poêle ; quand ils furent consumés, elle eut soin de mêler leurs cendres, à celles du combustible.

― Partez, Sachenka ! dit Nicolas en lui serrant la main. Au revoir ! N’oubliez pas de m’envoyer des livres, s’il paraît quelque chose de nouveau et d’intéressant… Au revoir, chère camarade… Soyez prudente, surtout…

― Vous pensez rester longtemps en prison ? demanda Sachenka.

― Le diable le sait ! Assez longtemps sans doute… on a différentes choses à me reprocher… Mère, sortez avec Sachenka… Il est plus difficile de suivre deux personnes…

― Bien ! dit la mère. Je m’habille… Elle avait observé Nicolas avec attention, sans découvrir rien d’anormal en lui, sauf la préoccupation qui voilait son bon et doux regard. Il ne témoignait d’aucune émotion. Également attentif pour tous, affectueux et mesuré, toujours calme et solitaire, il menait la même existence mystérieuse au dedans de lui-même et comme en avant des autres. La mère l’aimait ainsi, d’un amour prudent qui semblait douter de lui-même. Et maintenant, elle éprouvait pour Nicolas une pitié indicible, mais elle se dominait, sachant que s’il s’en apercevait, il se troublerait et deviendrait un peu ridicule, comme de coutume ; Pélaguée ne voulait pas le voir sous cet aspect.

Une fois habillée, elle rentra dans la chambre ; Nicolas serrait la main de Sachenka et disait :

― C’est parfait ! J’en suis certain, ce sera très bon pour lui, comme pour vous… Un peu de bonheur personnel n’est pas nuisible… mais, vous savez, il n’en faut pas trop, pour qu’il ne perde pas sa valeur… Vous êtes prête, petite mère ?

Il s’approcha d’elle en rajustant ses lunettes.

― Eh bien, au revoir… dans trois, quatre… ou six mois ! Mettons six mois. C’est beaucoup de temps… on peut faire tant de choses en six mois ! Ménagez-vous, n’est-ce pas, je vous en prie ! Eh bien, embrassons-nous…

Mettant ses bras robustes autour du cou de Pélaguée, il la regarda dans les yeux et dit en riant :

― Je crois que je suis amoureux de vous… je ne fais que vous embrasser…

Sans parler, elle le baisa au front et aux joues ; ses mains étaient tremblantes. Elle les laissa retomber pour qu’il ne la remarquât pas…

― Vous partez ?… À merveille ! Prenez garde, soyez prudente ! Savez-vous, envoyez un gamin demain matin ici, il y en a un chez Lioudmila ! Il verra ce qui se passe… Eh bien, au revoir, camarades ! Tout est bien… Que tout aille bien !

Dans la rue, Sachenka dit à voix basse :

― Il ira avec la même simplicité à la mort, s’il le faut… en se dépêchant un peu, comme tout à l’heure… quand la mort viendra à lui, il rajustera ses lunettes, il dira : « À merveille ! » et il mourra…

― Je l’aime beaucoup ! chuchota la mère.

― Il m’étonne… quant à l’aimer… non ! Je l’estime ! Il est sec, quoiqu’il ait une certaine bonté et parfois même de la tendresse, mais il n’a pas assez d’humanité en lui… Je crois que nous sommes suivies… Séparons-nous… N’allez pas chez Lioudmila, s’il vous semble que vous êtes surveillée…

― Je le sais ! dit la mère.

Mais Sachenka insista encore :

― N’allez pas chez elle… venez alors chez moi. Au revoir !

Elle se tourna vivement et revint sur ses pas.

La mère lui cria :

― Au revoir !

XXVII


Quelques minutes plus tard, Pélaguée se réchauffait près du poêle dans la chambre de Lioudmila. Vêtue d’une robe noire, celle-ci allait et venait lentement dans la petite pièce, qu’elle remplissait du froufrou de ses jupes et de l’accent de sa voix autoritaire. Dans le poêle, le bois craquait et sifflait en aspirant l’air de la chambre ; la voix égale de la femme résonnait :

— Les gens sont infiniment plus bêtes que méchants. Ils ne savent voir que ce qui est près d’eux, que ce qui est à leur portée immédiate… Or tout ce qui est proche est mesquin ; seul ce qui est éloigné a de la valeur. En réalité, ce serait avantageux pour tous si la vie devenait plus facile et si les gens étaient plus intelligents… Mais pour y arriver, il faut renoncer pour le moment à vivre dans la tranquillité.

Soudain, elle se planta devant la mère, et reprit plus bas comme pour s’excuser :

— Je vois très peu de monde… quand quelqu’un vient chez moi, je me mets à pérorer… C’est ridicule, n’est-ce pas ?

— Pourquoi donc ?

Pélaguée essayait de deviner où Lioudmila imprimait ses brochures, mais elle ne voyait autour d’elle rien d’extraordinaire. Dans la pièce, dont les trois fenêtres donnaient sur la rue, il y avait un canapé, une bibliothèque, une table, des chaises, un lit contre une paroi ; dans un angle, un lavabo, dans l’autre, le poêle ; aux murs des photographies. Tout était neuf, solide et propre, et surtout la silhouette monacale de la maîtresse du logis jetait une ombre froide. On sentait qu’il y avait dans cette chambre quelque chose de mystérieux et de caché. La mère regarda les portes ; elle avait pénétré dans la pièce par l’une d’elles, qui ouvrait sur un petit vestibule ; près du poêle, il y en avait une seconde, haute et étroite.

— Je suis venue pour affaires ! dit-elle avec confusion, sentant que Lioudmila l’observait.

— Je le sais. Personne ne vient chez moi pour d’autres motifs.

Il sembla à la mère que quelque chose d’étrange vibrait dans la voix de son hôtesse ; elle avait un sourire aux commissures de ses lèvres minces ; ses prunelles ternes brillaient derrière les verres du lorgnon. La mère détourna les yeux et lui tendit le discours de Pavel.

— Voilà, on vous prie de l’imprimer au plus vite…

Et elle se mit à raconter les préparatifs que Nicolas avait faits, en prévision de son arrestation.

Sans rien dire, Lioudmila mit le document dans sa ceinture et s’assit sur une chaise ; les reflets du feu s’agitaient sur son visage impassible.

— Quand les gendarmes viendront chez moi, je ferai feu sur eux ! déclara-t-elle. J’ai le droit de me défendre contre la violence, et je dois lutter contre elle, du moment que j’invite les autres à le faire.

Les rougeurs de la flamme disparurent de son visage, qui redevint sévère et un peu hautain.

« Tu dois avoir une vie pénible, » pensa soudain la mère avec un sentiment d’affection.

Lioudmila se mit à lire le discours de Pavel, d’abord à contre-cœur ; puis se penchant toujours davantage sur le papier, elle jetait vivement à terre les feuillets qu’elle avait parcourus. La lecture terminée, elle se leva, se redressa et s’approcha de la mère.

— C’est très bien ! Voilà ce que j’aime… c’est net !

La tête inclinée, elle réfléchit un instant.

— Je n’ai pas voulu parler avec vous de votre fils, je ne l’ai jamais vu et je n’aime pas les conversations tristes… Je sais ce qu’on éprouve quand on voit l’un des siens partir en exil !… Dites-moi, est-ce bon d’avoir un fils pareil ?

— Oui, très bon !

— Et c’est terrible ?

Pélaguée répondit en souriant paisiblement :

— Non, plus maintenant…

De sa main brune, Lioudmila lissa ses cheveux coiffés en bandeaux plats, puis elle se tourna vers la fenêtre : une ombre légère et chaude palpitait sur ses joues.

— Nous allons imprimer cela… Vous m’aiderez ?

— Bien entendu !

— Je vais vite le composer… Couchez-vous, la journée a été pénible pour vous, vous êtes fatiguée. Couchez-vous sur le lit, je ne dormirai pas, peut-être vous réveilleraije cette nuit pour m’aider. Avant de vous endormir, éteignez la lampe.

Elle ajouta deux bûches au feu et sortit par l’étroite porte ménagée à côté du poêle, qu’elle referma soigneusement après elle. Pélaguée la suivit des yeux ; machinalement elle songeait à son hôtesse, tout en se déshabillant :

« Elle est sévère… et elle souffre… la pauvre ! »

La lassitude faisait tourner la tête de la mère ; cependant son cœur était étrangement calme ; à ses yeux, tout s’éclairait d’une lumière douce et caressante. Pélaguée connaissait déjà ce calme qui suit toujours les grandes émotions ; auparavant, il l’inquiétait, mais maintenant il élargissait son âme et la raffermissait par un sentiment fort et grand. Elle éteignit la lampe, se coucha dans le lit froid, se pelotonna sous la couverture et s’endormit aussitôt d’un sommeil profond.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, la chambre était pleine de la lueur glacée et blanche d’une claire journée d’hiver ; étendue sur le canapé, un livre à la main, Lioudmila regardait la mère avec une expression de tendresse qui la transformait.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Pélaguée, toute confuse. Ai-je dormi longtemps ! Il est tard ?

— Bonjour ! répliqua Lioudmila. Il est bientôt dix heures, levez-vous et déjeunons !…

— Pourquoi ne m’avez-vous pas réveillée ?

— J’en avais l’intention ! mais vous aviez un si bon sourire en dormant…

D’un mouvement de son corps robuste et souple, elle se leva, s’approcha du lit, se pencha sur le visage de la mère, et celle-ci aperçut dans les yeux ternes de son hôtesse quelque chose de familier, de proche, de compréhensible.

— … que je n’ai pas voulu vous réveiller… Sans doute faisiez-vous un beau rêve…

— Non, je n’ai rien rêvé !

— Tant pis… Mais votre sourire m’a plu… Il était si paisible, si doux !

Lioudmila se mit à rire, d’un rire velouté et bas.

— Je me suis mise à penser à vous, à votre vie… Car votre existence est rude…

La mère devint songeuse, remuant les sourcils.

— Je n’en sais rien ! dit-elle avec hésitation. Par moments, il me semble que oui… mais ce n’est pas vrai ! Et il y a tant de choses… de choses étonnantes et sérieuses et qui se suivent avec tant de rapidité…

Le flot d’excitation qu’elle connaissait bien montait à son cœur et la remplissait d’images et de pensées. Elle s’assit sur le lit, et se hâta de revêtir ses idées de paroles.

— Tout cela marche vers le même but, comme le feu quand une maison brûle et qui tend toujours à monter ! Là, il se fraye une issue, ici, il brille toujours plus violent toujours plus lumineux… Il y a tant de choses pénibles, si vous saviez ! Les pauvres gens souffrent, on les gêne et on les espionne, on les bat, on les bat cruellement… alors ils se cachent et vivent comme des moines… il y a beaucoup de joies qui leur sont interdites… et c’est bien dur !

Lioudmila leva vivement la tête et jeta à la mère un regard profond.

— Ce n’est pas de vous que vous parlez ! dit-elle à voix basse.

— Pas de moi… dit Pélaguée en s’habillant… Peut-on se mettre à l’écart quand on aime ceci, quand cela nous est cher, quand on a peur pour tous et pitié pour tous… tout cela se heurte dans le cœur… qui est attiré par chacun… comment se mettre à l’écart ? Où aller ?

À demi vêtue, elle resta un instant pensive au milieu de la pièce. Il lui sembla soudain qu’elle n’était plus celle qui s’était tant inquiétée et alarmée au sujet de son fils ; cette personnalité n’existait plus, s’était détachée et éloignée d’elle. Pélaguée écouta en elle-même ; désireuse de savoir ce qui s’y passait et tout en craignant de réveiller de nouveau le vieux sentiment d’anxiété.

— À quoi pensez-vous ? demanda affectueusement Lioudmila.

— Je n’en sais rien !

Elles se turent, se regardèrent et sourirent ; puis Lioudmila sortit de la chambre en disant :

— Que fait mon samovar ?

La mère jeta un coup d’œil par la fenêtre ; dehors une journée froide rayonnait ; dans son cœur, il faisait clair aussi, mais chaud. Elle aurait voulu parler de tout, longuement, joyeusement, avec un vague sentiment de gratitude pour tout ce qui était descendu dans son âme. Un désir de prier qu’elle n’avait pas éprouvé depuis longtemps lui vint. Elle se rappela un jeune visage ; dans sa mémoire une voix grêle s’écria : — C’est la mère de Pavel Vlassov… Les yeux tendres et joyeux de Sachenka étincelèrent, la silhouette noire de Rybine se profila, le visage ferme et bronzé de Pavel sourit, Nicolas clignait des yeux d’un air confus ; soudain, tous ces visages furent secoués par un soupir léger et profond ; ils se mêlèrent et se confondirent en un nuage transparent et multicolore, qui enveloppait le cœur d’un sentiment paisible.

— Nicolas avait raison ! dit Lioudmila en revenant. On l’a arrêté, impossible d’en douter. Comme vous m’avez dit de le faire, j’ai envoyé un gamin chez lui. Il est revenu en m’annonçant qu’il y a des agents de police cachés dans la cour ; il en a vu un derrière le portail. Les espions rôdent autour de la maison, le gamin les connaît…

— Ah ! dit simplement la mère en hochant la tête, pauvre Nicolas !…

— Ces derniers temps il faisait beaucoup de conférences aux ouvriers de la ville ; il était brûlé, il aurait été temps qu’il disparût ! continua Lioudmila d’un air sombre et tranquille. Ses camarades lui disaient de partir, il ne les a pas écoutés ! Selon moi, dans des cas pareils, on n’exhorte pas les gens, on leur force la main…

Un jeune garçon aux cheveux noirs, au teint rose, au nez aquilin et aux beaux yeux bleus, apparut sur le seuil de la porte.

— Faut-il apporter le samovar ? demanda-t-il d’une voix sonore.

— Oui, s’il te plaît, Serge ! C’est mon élève… Vous ne l’avez jamais vu ?

— Non.

— Je l’ai envoyé quelquefois chez Nicolas.

Il semblait à la mère que Lioudmila s’était transformée, qu’elle était plus simple et moins lointaine. Il y avait dans les mouvements souples de son corps harmonieux beaucoup de beauté et de force, qui atténuait un peu l’expression sévère de son visage pâle. Les cernes de ses yeux s’étaient encore agrandis pendant la nuit.

On sentait en elle un effort continu, comme si, dans son âme, une corde était tendue.

Le gamin apporta le samovar.

— Serge, voici Pélaguée Vlassov, la mère de l’ouvrier qu’on a condamné hier…

L’enfant s’inclina silencieusement, serra la main de la mère, sortit, rapporta du pain et s’assit à la table. Tout en versant le thé, Lioudmila conseilla à Pélaguée de ne pas rentrer chez elle avant qu’on sût qui la police épiait.

— C’est vous, peut-être… On vous interrogera sûrement…

— Qu’importe ! répliqua Pélaguée. Si on m’arrête, ce ne sera pas un grand malheur ! Seulement, j’aimerais bien que le discours de Pavel fût distribué avant…

— Il est déjà composé. Demain, nous aurons assez d’exemplaires pour la ville et le faubourg… aussi pour le district. Vous connaissez Natacha ?

— Comment donc !

— Eh bien, il faut les lui porter…

L’enfant lisait un journal et semblait ne pas écouter ; mais, parfois, ses yeux se levaient sur le visage de la mère ; quand elle surprenait ce vif regard, elle était agréablement émue. La jeune femme parla de nouveau de Nicolas, sans se lamenter sur son arrestation ; et ce ton sembla tout naturel à la mère. Le temps passait plus vite que les autres jours ; il était près de midi quand le déjeuner prit fin.


XXVIII


Soudain on frappa vivement à la porte. L’enfant se leva et jeta un coup d’œil interrogateur sur la maîtresse du logis.

— Ouvre, Serge ! Qui cela peut-il bien être ?

D’un geste calme, elle plongea la main dans la poche de sa robe et dit à la mère :

— Si ce sont les gendarmes, placez-vous dans ce coin… Et toi, Serge…

— Je sais ! répondit l’enfant à voix basse, et il disparut. La mère sourit. Tous ces préparatifs ne l’émouvaient pas ; elle n’avait pas le pressentiment d’un malheur.

Ce fut le docteur qui entra. Il dit précipitamment :

— Nicolas est arrêté… Ah ! vous êtes ici, mère ? Vous n’étiez pas à la maison quand on l’a emmené ?

— Non, il m’avait envoyée ici…

— Hum !… Je ne pense pas que ce soit bien utile pour vous… Cette nuit, des jeunes gens ont tiré sur gélatine cinq cents exemplaires du discours de Pavel… Le travail est bien fait, c’est net et lisible. Ils veulent les répandre en ville ce soir. Je ne suis pas de cet avis ; pour la ville, les feuilles imprimées sont préférables ; les autres, il faut les expédier n’importe où !

— Je vais les porter à Natacha ! Donnez-les moi ! s’écria la mère avec vivacité.

Elle avait une grande envie de faire circuler le plus vite possible le discours de Pavel, d’inonder la terre des paroles de son fils ; elle regarda le médecin avec des yeux attentifs, presque suppliants.

— Je ne sais pas s’il est sage que vous entrepreniez cette affaire-là maintenant ! dit-il indécis ; il tira sa montre. Il est onze heures quarante-trois… Le train part à deux heures cinq ; vous serez là-bas à cinq heures quinze ; vous arriverez le soir, mais pas assez tard… D’ailleurs, ce n’est pas là l’essentiel…

— Non, ce n’est pas l’essentiel ! répéta Lioudmila en fronçant le sourcil.

— Et quoi alors ? demanda la mère en s’approchant d’eux. L’essentiel est que l’affaire soit bien faite… et je sais m’y prendre !

La jeune femme la considéra fixement et déclara en s’essuyant le front :

— C’est dangereux…

— Pourquoi ? s’écria la mère.

— Voici pourquoi ! dit le docteur, d’une voix précipitée et inégale : vous avez disparu de chez vous une heure avant l’arrestation de Nicolas. Vous vous êtes rendue à la fabrique, où on vous connaît si bien. Après votre arrivée, des feuillets révolutionnaires ont apparu à la fabrique. Tout cela se serrera autour de votre cou comme un nœud coulant…

— On ne me remarquera pas ! affirma la mère en s’animant. Si on m’arrête quand je reviendrai et qu’on me demande où j’ai été…

Elle s’interrompit et reprit :

— Je saurai bien répondre ! De la fabrique, je me rendrai directement au faubourg ; je connais là un homme, Sizov… je dirai donc que, tout de suite après le jugement j’ai été chez Sizov, poussée par le chagrin… Lui aussi est dans la douleur : son neveu a été condamné avec Pavel !… Et je dirai que je suis restée tout le temps chez lui… Et il confirmera la chose… Vous voyez !

Les sentant céder à son désir, elle tâchait de les convaincre et parlait avec une force croissante. Ils acquiescèrent.

— Que faire ? Allez ! dit le docteur à contre-cœur.

Lioudmila garda le silence, elle allait et venait pensivement dans la pièce. Son visage s’était assombri, ses joues se creusaient ; on voyait que les muscles de son cou étaient tendus comme si brusquement sa tête était devenue plus pesante et retombait involontairement sur sa poitrine. Le consentement forcé du docteur fit soupirer Pélaguée.

— Vous me ménagez tous ! dit-elle en souriant. Mais vous ne vous ménagez pas vous-mêmes.

— Ce n’est pas vrai ! répondit le docteur. Nous nous ménageons, nous devons nous ménager ! Et nous n’avons pas assez de blâme pour ceux qui s’exposent inutilement ! Ainsi donc, on vous portera les feuillets à la gare…

Il lui expliqua ce qu’elle aurait à faire ; puis, il ajouta en la regardant en face :

— Je vous souhaite de réussir ! Vous êtes satisfaite, n’est-ce pas ?

Et il partit, mécontent. Lorsque la porte se fut refermée sur lui, Lioudmila s’approcha de la mère et lui dit :

— Vous êtes une brave femme… Je vous comprends…

Elle la prit par le bras, et toutes deux se mirent à arpenter la pièce.

— Moi aussi, j’ai un fils. Il a déjà douze ans, mais il vit avec son père. Mon mari est substitut du procureur ; peut-être même est-il procureur maintenant… L’enfant est avec lui. Je me demande souvent ce qu’il deviendra…

Sa voix moite frémit, puis elle reprit, de nouveau pensive, en chuchotant :

— Il est élevé par un ennemi acharné de ceux qui me sont chers, de ceux que je considère comme étant les meilleurs êtres de la terre. Et mon fils peut devenir mon ennemi aussi… Je ne peux pas le prendre avec moi, car je vis sous un faux nom. Il y a huit ans que je ne l’ai vu… c’est long, huit ans !

Elle s’arrêta près de la fenêtre et continua, en regardant le ciel pâle et désert :

— S’il était avec moi, je serais plus forte. Même s’il mourait, je serais soulagée…

Après un instant de silence, elle ajouta à haute voix :

— Alors, je saurais qu’il est mort seulement, qu’il ne peut être l’ennemi de ce qui est plus haut encore que l’amour maternel, de tout ce qu’il y a de plus précieux dans la vie…

— Ma chérie ! dit doucement la mère, le cœur étreint par la compassion.

— Vous êtes heureuse ! reprit Lioudmila avec un sourire. C’est merveilleux de voir la mère et le fils marcher côte à côte… C’est rare !

— Oui, c’est bon ! s’écria Pélaguée, et elle continua en baissant la voix ; comme pour confier un secret : c’est une autre vie ! Vous, Nicolas, tous ceux qui travaillent pour la vérité, sont avec nous !… Et voilà que les gens deviennent proches les uns des autres… je les comprends… pas les mots, mais tout le reste, je le comprends !… Tout !

— Ah ! c’est comme ça ? dit la jeune femme, c’est comme ça !

La mère lui posa la main sur l’épaule et continua :

— Les enfants sont en marche dans le monde ! Voilà ce que je comprends : ils sont en marche dans le monde, sur toute la terre, partout, ils vont vers le même but ! Les meilleurs cœurs, les esprits loyaux vont à l’assaut sans regarder en arrière tout ce qui est mauvais et sombre ; ils avancent, ils avancent… Les jeunes et les robustes portent toute leur force à la même cause : à la justice ! Ils veulent triompher de la douleur ; ils ont pris les armes pour anéantir le malheur de l’humanité ; ils veulent vaincre l’horrible et ils le vaincront ! Nous allumerons un nouveau soleil, m’a dit l’un d’eux, et ils l’allumeront ! — Nous réunirons tous les cœurs brisés en un seul ! a dit un autre. Et ils le feront !

Elle leva le bras vers le ciel :

— Là, il y a un soleil !

Et se frappant la poitrine, elle conclut :

— Et ici, on en allumera un autre, plus éclatant que celui du ciel, le soleil du bonheur humain qui éclairera éternellement la terre, la terre tout entière et ceux qui l’habitent, de la lumière de l’amour que chaque être éprouvera pour tous et pour tout !

Elle évoquait les mots des prières oubliées pour enflammer sa foi nouvelle ; son cœur les lançait comme des étincelles.

— Les enfants qui vont par la voie de la raison et de la vérité portent de l’amour à toutes choses, créent un ciel nouveau, ils ont le feu incorruptible qui sort de l’âme, du tréfonds du cœur. Et c’est ainsi que nous est donnée une vie nouvelle, dans l’amour passionné des enfants pour le monde entier. Et qui pourrait éteindre cet amour ? Qui ? Y a-t-il une force supérieure à celle-ci ? Qui pourrait la vaincre ? C’est la terre qui l’a engendrée, et la vie tout entière veut sa victoire… la vie tout entière !

La mère s’écarta de Lioudmila et s’assit, haletante et fatiguée par l’émotion. La jeune femme s’éloigna aussi, doucement, avec précaution, comme si elle eût craint de briser on ne sait quoi. De son pas souple, elle traversa la pièce, fixant au loin le regard profond de ses yeux sans éclat. Elle semblait encore plus mince, plus droite et plus grande. Sa figure décharnée et sévère avait une expression concentrée, elle serrait nerveusement les lèvres. Le silence apaisa rapidement la mère ; elle demanda à mi-voix d’un ton craintif :

— Peut-être ai-je dit des choses qu’il ne fallait pas dire ?

Lioudmila se tourna vivement, lui jeta un coup d’œil effrayé, et s’écria avec vivacité :

— Non, c’est comme ça… c’est comme ça !… Mais n’en parlons plus !… Que cela reste comme vous venez de le dire… que cela reste… oui ! Et elle continua avec plus de calme : il faut bientôt partir… La gare est loin d’ici.

— Oui, bientôt ! Que je suis contente ! Ah ! que je suis contente, si vous saviez ! J’emporterai la parole de mon fils, la parole de mon sang ! C’est comme mon âme !

Elle sourit, mais son sourire n’eut qu’un pâle reflet sur le visage de Lioudmila. La mère sentait que cette contrainte refroidissait sa propre joie ; soudain, elle fut envahie du désir de communiquer à cette âme sévère son ardeur, de l’étreindre, afin qu’elle se mît à l’unisson de son cœur maternel. Elle prit la main de Lioudmila et dit en la serrant avec force :

— Ma chérie ! Comme il est bon de savoir qu’il y a dans la vie de la lumière pour tous les hommes et que, avec le temps, ils la verront, fondront leur âme en elle et se mettront tous à brûler de cette flamme inextinguible !

Son bon visage était frémissant ; ses yeux rayonnaient et ses sourcils s’agitaient comme pour donner des ailes à l’éclat des prunelles. Elle était enivrée par de grandes pensées, dans lesquelles elle mettait tout ce qui brûlait dans son cœur, tout ce qu’elle avait éprouvé ; et elle enfermait dans les cristaux fermes et vastes des mots lumineux, ses idées qui fleurissaient et rayonnaient de plus en plus dans ce cœur automnal, illuminé par le soleil de la force créatrice.

— C’est comme si un nouveau Dieu nous était né ! Tout pour tous, tous pour tout, toute la vie en un seul, en chacun toute la vie ! Et chacun pour toute la vie ! C’est ainsi que je comprends ; c’est pour cela que vous êtes sur la terre, je le vois ! En vérité, vous êtes tous des camarades, vous êtes de la même famille, car vous êtes les enfants de la même mère : la vérité ! C’est la vérité qui vous a engendrés, et c’est par sa force que vous vivez !

Pélaguée reprit haleine et continua avec un large geste, qui semblait étreindre :

— Et quand en moi-même je prononce ce mot : « camarades ! » je les entends marcher ! Ils viennent de partout en foule. J’entends un bruit retentissant et joyeux, comme si toutes les cloches des églises de la terre sonnaient !

Elle avait réussi : le visage de Lioudmila s’anima ; ses lèvres tremblèrent ; l’une après l’autre, de grosses larmes transparentes roulèrent de ses yeux ternes.

La mère la prit dans ses bras ; elle eut un rire silencieux, doucement fière de la victoire de son cœur…

Quand les deux femmes se quittèrent, Lioudmila regarda Pélaguée en face et demanda à voix basse :

— Savez-vous qu’il fait bon être avec vous ?

Et elle se répondit à elle-même :

— Oui ! On dirait qu’on est sur une haute montagne à l’aurore…


XXIX


Dans la rue, l’air sec et glacial enveloppait le corps, prenait à la gorge, picotait les narines, et on suffoquait à le respirer. Tout à coup, la mère s’arrêta et regarda autour d’elle : tout près, au coin de la rue, il y avait un cocher coiffé d’une casquette poilue ; plus loin, un homme marchait le dos voûté, la tête dans les épaules ; un soldat courait et bondissait en se frottant les oreilles.

« On l’aura envoyé acheter quelque chose à la boutique ! » pensa-t-elle ; elle écouta avec satisfaction le bruit sonore et jeune de la neige qui grinçait sous ses pas ; elle fut bientôt à la gare ; le train n’était pas encore formé ; cependant, il y avait déjà beaucoup de monde dans la salle d’attente de troisième classe, enfumée et crasseuse. Le froid avait chassé là les ouvriers du chemin de fer ; des cochers et des individus mal vêtus, sans feu ni lieu y venaient aussi se chauffer. Il y avait également des voyageurs : quelques paysans, un gros marchand en pelisse de genette, un prêtre avec sa fille au visage pâle, cinq ou six soldats, des bourgeois affairés. On fumait, on parlait, on buvait de l’eau-de-vie ou du thé. Près du buffet, quelqu’un riait avec éclat ; des nuages de fumée planaient au-dessus des têtes. La porte grinçait en s’ouvrant et quand on la fermait avec fracas les vitres tremblaient et résonnaient. Une odeur de tabac et de poisson salé frappait violemment les narines.

La mère s’assit près de la porte, bien en évidence, et attendit. Quand quelqu’un entrait, une bouffée d’air froid soufflait sur elle ; la sensation était agréable ; elle respirait alors à pleins poumons. Des gens lourdement vêtus, chargés de paquets, apparaissaient ; ils s’accrochaient à la porte avec maladresse, juraient, jetaient leur fardeau à terre ou sur un banc, puis enlevaient le givre du col de leur pardessus et de leurs manches, essuyaient leur barbe ou leur moustache en grommelant…

Un jeune homme, qui portait une valise jaune, entra et, promenant autour de lui un coup d’œil rapide, se dirigea droit vers la mère :

— À Moscou ? demanda-t-il à mi-voix.

— Oui ! chez Tania !

— Voilà !

Il plaça la valise sur le banc à côté d’elle, tira une cigarette de sa poche, l’alluma rapidement et sortit par une autre porte après avoir légèrement soulevé sa casquette. La mère caressa de la main le cuir froid de la valise et s’y appuya ; satisfaite, elle se mit à examiner le public. Un instant après, elle se leva et s’assit sur un autre banc, plus près de la sortie. Elle portait la valise avec aisance ; la tête haute, elle regardait les visages qui passaient sous ses yeux.

Un homme, vêtu d’un paletot court, la tête enfouie dans son col relevé, la heurta et s’écarta sans mot dire, portant la main à sa casquette. Il sembla à la mère qu’elle l’avait déjà vu, elle se retourna : il l’observait d’un œil. Cet œil clair transperça Pélaguée et fit trembler la main qui tenait la valise, comme si son fardeau se fût alourdi brusquement.

— Où l’ai-je vu ? se demanda-t-elle pour chasser la sensation désagréable qui montait dans sa poitrine puis à sa gorge, lui remplissant la bouche d’une amertume sèche. Une envie irrésistible de se retourner et de regarder encore une fois saisit la mère : l’homme était toujours à la même place ; il se tenait tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, et semblait indécis. Il avait passé la main droite entre les boutons de son pardessus ; l’autre était dans sa poche, ce qui faisait paraître son épaule droite plus haute que la gauche…

Sans se hâter, Pélaguée s’approcha d’un banc, s’assit lentement, avec précaution, comme si elle eût craint de déchirer quelque chose en elle. Mise en éveil par un pressentiment aigu de malheur, sa mémoire lui présenta deux clichés de cet homme : le premier datait du jour de l’évasion de Rybine, l’autre, de la veille. Au tribunal, elle avait vu à côté de cet individu l’agent de police auquel elle avait donné de fausses indications au sujet du chemin que Rybine avait pris. On la connaissait, on la surveillait, c’était certain !

— Suis-je prise ? se demanda-t-elle. Et elle se répondit en tressaillant : – Peut-être y a-t-il encore… Non, je suis prise, il n’y a rien à faire…

Elle regarda autour d’elle et ne vit rien de suspect. L’une après l’autre, comme des étincelles, des idées s’enflammaient et s’éteignaient dans son cerveau.

— Laisser la valise ?… m’en aller ?

Mais aussitôt une autre étincelle brilla, plus vive :

— La parole de mon fils… la jeter ! Dans des mains pareilles !

Elle serra la valise contre elle.

— Si je la prenais !… Si je courais !…

Ses pensées lui paraissaient étrangères ; il lui semblait que quelqu’un les lui introduisait de force dans le cerveau. C’étaient comme des brûlures qui rongeaient douloureusement sa tête et son cœur, l’éloignant d’elle-même, de Pavel, de tout ce qui s’était déjà confondu avec son cœur. Elle sentait qu’une force hostile l’oppressait avec obstination, accablait ses épaules et sa poitrine, l’abaissait en la plongeant dans une terreur froide. Les veines de ses tempes se gonflèrent, une chaleur monta à la racine de ses cheveux.

Alors, d’un seul effort vigoureux qui la souleva tout entière, elle éteignit en elle toutes ces lueurs faibles, lâches et rusées, en se disant avec autorité : — Ne fais pas honte à ton fils !

Ses yeux rencontrèrent un regard timide et désolé. L’image de Rybine passa dans sa mémoire. Ces quelques instants d’hésitation semblaient avoir tout raffermi en elle. Son cœur battit plus régulièrement.

— Que va-t-il arriver ? se demanda-t-elle en regardant autour d’elle.

L’espion avait appelé un garde ; il lui chuchotait quelque chose en la désignant d’un coup d’œil. Le garde examina la mère et recula. Un autre garde s’approcha, prêtant l’oreille à la conversation. C’était un vieillard robuste à cheveux gris ; il portait toute la barbe. Il fit un signe de tête à l’espion et s’avança vers le banc sur lequel la mère était assise ; l’espion disparut soudain.

Le vieillard marchait sans se hâter, en scrutant attentivement de ses yeux irrités le visage de Pélaguée. Elle recula tout au fond du banc.

— Pourvu qu’on ne me batte pas !… pourvu qu’on ne me batte pas !…

Il s’arrêta près d’elle et, après un silence, demanda d’une voix sévère :

— Que regardes-tu ?

— Rien…

— C’est bon… voleuse ! Tu es déjà vieille et tu fais ce métier-là !…

Il sembla à la mère que ces paroles la souffletaient. Irritées et rauques, elles faisaient mal, comme si elles eussent déchiré les joues, arraché les yeux…

— Moi ? Une voleuse ? Tu mens ! cria-t-elle de toute la force de ses poumons.

Tout ce qui l’entourait se mit à chanceler dans le tourbillon de son indignation ; son cœur était étourdi par l’amertume de l’injure. Elle saisit la valise qui s’ouvrit.

— Regarde ! Regardez tous ! s’écria-t-elle en se levant et en agitant au-dessus de sa tête un paquet de proclamations. À travers le bourdonnement de ses oreilles, elle entendait les exclamations des gens qui accouraient de tous côtés.

— Qu’y a-t-il ?

— Voilà l’agent de la police secrète…

— Qu’est-ce que c’est ?

— On dit qu’elle a volé…

— Cette femme-là ?

— Et elle crie…

— Aïe ! aïe ! Elle a l’air si respectable !

— Qui a-t-on arrêté ?

— Je ne suis pas une voleuse ! répéta la mère à pleine voix et en se calmant peu à peu à la vue des curieux qui l’entouraient d’un cercle compact.

— Hier, on a condamné des prisonniers politiques… mon fils était du nombre… C’est Vlassov. Il a prononcé un discours ; le voilà ! J’allais le porter aux gens pour qu’ils le lisent et réfléchissent à la vérité…

Quelqu’un ayant tiré avec précaution un des feuillets qu’elle tenait à la main, elle agita les autres et les lança dans la foule.

— Il n’y a pas de risque qu’on te fasse des compliments pour les avoir distribués ! s’écria une voix craintive.

— Gare ! que va-t-il arriver ! reprit une autre voix.

Pélaguée voyait qu’on s’emparait des papiers, qu’on les cachait dans les poches, dans les poitrines. Elle reprit de nouveau courage. Elle prenait des liasses de feuillets dans la valise et les lançait à droite et à gauche, dans les mains avides et prestes.

— Savez-vous pourquoi on a condamné mon fils et tous ceux qui étaient avec lui ? Je vous le dirai ! Croyez-en mon cœur de mère ! Hier on a condamné des gens parce qu’ils vous apportaient à tous la vérité sainte ! Hier j’ai appris que cette vérité avait triomphé… personne ne peut lutter avec elle, personne !

La foule, qui gardait un silence étonné, devenait de plus en plus dense, entourant la mère d’un anneau de corps vivants.

— La pauvreté, la faim et la maladie, voilà ce que le travail nous donne ! Tout est contre nous. De jour en jour nous crevons de travail, nous souffrons de la faim et du froid, toujours dans la boue et dans la tromperie ; et ce sont d’autres qui se gavent et se divertissent au prix de notre labeur !… Comme des chiens à l’attache, on nous retient dans l’ignorance ; nous ne savons rien, et dans notre poltronnerie, nous avons peur de tout ! Notre vie, c’est une nuit, une nuit sombre ! C’est un affreux cauchemar. N’est-ce pas vrai ?

— Oui ! répondirent sourdement quelques voix.

— Ferme-lui la bouche !

La mère aperçut derrière la foule l’espion accompagné de deux gendarmes ; elle se hâta de distribuer les derniers paquets ; mais quand sa main arriva à la valise elle sentit le contact d’une autre main.

— Prenez tout, prenez tout ! dit-elle en se penchant. Pour transformer cette vie, pour délivrer tous les hommes, pour les ressusciter d’entre les morts, comme moi, j’ai ressuscité, il est venu des gens, des enfants de Dieu qui sèment dans la vie la sainte vérité. Ils agissent en secret, car, vous le savez bien, personne ne peut dire la vérité sans être poursuivi, étranglé, jeté en prison, mutilé. La vérité de la vie et la liberté sont des ennemis à jamais irréconciliables de ceux qui nous gouvernent, de ceux qui nous oppriment. Ce sont des enfants, ce sont des êtres purs et lumineux qui vous apportent la vérité. Grâce à eux, elle viendra, dans notre pénible existence, elle nous réchauffera et nous animera ; elle nous délivrera de l’oppression des autorités et de tous ceux qui leur ont vendu leur âme ! Croyez-le !

— Bravo, la vieille ! cria-t-on.

Quelqu’un se mit à rire.

— Dispersez-vous, hurlèrent les gendarmes, en écartant brutalement la foule. Les groupes reculaient en maugréant, emprisonnant les gendarmes de leur masse et les gênant, sans le vouloir, peut-être. Cette femme aux cheveux gris, au regard franc et à l’air de bonté, les attirait ; détachés les uns des autres, isolés par la vie, ils se confondaient maintenant en un tout, réchauffés par l’ardeur de cette parole que beaucoup attendaient sans doute depuis longtemps. Ceux qui étaient le plus près de la mère restaient silencieux. Pélaguée voyait leurs regards attentifs fixés sur elle et sentait leur souffle tiède sur sa figure.

— Monte sur le banc ! lui cria-t-on.

— Va-t’en, la vieille !

— On va te pendre !

— Ah ! quelle insolente !

— Parle vite ! ils viennent !

— Faites place ! Circulez ! criaient les gendarmes, qui approchaient.

Maintenant nombreux, ils écartaient la foule avec plus de violence encore ; les gens, bousculés, s’accrochaient les uns aux autres. Il semblait à la mère qu’il y avait un bouillonnement autour d’elle, que cette foule était prête à la comprendre et à la croire. Elle aurait voulu dire à la hâte tout ce qu’elle savait, toutes les pensées puissantes qui montaient harmonieusement, sans effort, du tréfonds de son cœur ; mais la voix lui manquait, il ne s’échappait de sa poitrine que des sons rauques, déchirés, tremblants.

— La parole de mon fils, c’est la parole pure d’un fils du peuple, d’une âme intègre ! Vous reconnaîtrez les gens intègres à leur audace ; ils sont intrépides et se sacrifient à la vérité, quand elle l’exige !

Des yeux juvéniles la regardaient à la fois avec enthousiasme et terreur…

Elle reçut un coup dans la poitrine ; chancela et tomba sur le banc. Au-dessus des têtes s’agitaient les mains des gendarmes, qui empoignaient les assistants par la nuque ou les épaules, les jetaient de côté, arrachaient les casquettes et les lançaient au loin. Les choses noircirent et vacillèrent autour de Pélaguée, mais elle domina sa fatigue et se servit encore du peu de voix qui lui restait.

— Peuple, rassemble tes forces en une force une !

La grande main rouge d’un gendarme s’abattit sur son cou et la secoua.

— Tais-toi !

De la nuque, elle vint frapper le mur ; pendant un instant, son cœur fut enveloppé d’une buée de terreur brûlante, mais cette vapeur se dissipa aussitôt sous l’ardeur de la flamme intérieure.

— Marche ! dit le gendarme.

— … N’ayez peur de rien ! Il n’y a pas de souffrance pire que celle que vous éprouvez toute votre vie…

— Tais-toi ! te dis-je, cria le gendarme en la prenant par le bras et en la tirant en avant.

Un second gendarme s’empara de son autre bras.

— … Il n’y a pas de souffrance plus amère que celle qui, jour après jour, dévore le cœur et dessèche la poitrine…

L’espion se précipita au-devant d’elle et brandissant son poing devant le visage de la mère, cria d’une voix aiguë :

— Tais-toi, canaille !

Les yeux de Pélaguée s’élargirent et étincelèrent ; sa mâchoire trembla. Collant ses pieds à la dalle glissante, elle cria :

— On ne tue pas une âme ressuscitée.

— Chienne !

D’un court élan, l’espion la frappa au visage.

— C’est bien fait pour cette vieille charogne ! cria une voix.

Quelque chose de noir et de rouge aveugla un instant la mère ; la saveur salée du sang lui remplit la bouche.

Une explosion d’exclamations la ranima :

— Vous n’avez pas le droit de frapper !

— Camarades !

— Qu’est-ce que cela ?

— Ah ! coquin !

— Donne-lui en !

— … Ce n’est pas avec du sang qu’on noie la raison !…

On la poussait dans le dos, dans le cou, on la frappait à la tête, à la poitrine ; tout vacillait et s’évanouissait dans le sombre tourbillon des cris, des hurlements, des coups de sifflets. Quelque chose d’épais et d’assourdissant pénétrait dans ses oreilles, remplissait sa gorge et l’étouffait. Le sol s’effondrait sous ses jambes qui ployaient, son corps frémissait sous les brûlures de la douleur ; alourdie, affaiblie, la mère chancelait. Mais elle apercevait autour d’elle des yeux nombreux brillant du feu hardi qu’elle connaissait bien et qui était cher à son cœur.

On la poussa vers la porte.

Elle dégagea une de ses mains, et s’accrocha au montant.

— … On n’éteindra pas la vérité même sous des mers de sang…

On la frappa à la main.

— … Vous n’amasserez que de la rancune, fous que vous êtes ! et cette rancune, cette haine vous submergera !…

Le gendarme la saisit à la gorge d’une étreinte toujours plus violente.

Elle râla :

— Les malheureux…

Quelqu’un lui répondit par un sanglot prolongé.



FIN
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