La Mère (Gorki)/2/22

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 331-337).
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XXII


Elle passa deux jours dans ce nuage de perplexité et d’angoisse. Le troisième jour, Sachenka vint, et dit à Nicolas :

— Tout est prêt. C’est pour aujourd’hui, à une heure…

— Déjà ? fit-il, étonné. — Ce n’était pas bien compliqué ! Je n’avais qu’à me procurer des vêtements pour Rybine et trouver un endroit pour le cacher… Le reste c’est Gadoune qui s’en est chargé… Rybine n’aura que quelques centaines de pas à faire. Vessoftchikov ; déguisé, bien entendu, ira au-devant de lui et lui donnera un pardessus, une casquette ; il lui dira où aller… Moi, j’attendrai Rybine et l’emmènerai !

— C’est très bien… Qui est Gadoune ? demanda Nicolas.

— Vous le connaissez. C’est chez lui que vous faisiez des lectures aux serruriers…

— Ah ! je m’en souviens !… Un vieillard bizarre…

— C’est un couvreur, un ancien soldat… Il est peu développé, il a une haine inépuisable pour toute violence et pour tous les oppresseurs. C’est un peu un philosophe, dit pensivement Sachenka en regardant par la fenêtre.

La mère l’écoutait en silence ; peu à peu une idée vague mûrissait en elle.

— Gadoune veut faire évader son neveu, Evtchenko, ce forgeron qui vous plaisait tant par sa propreté et sa coquetterie, vous souvenez-vous ?

Nicolas hocha la tête.

— Il a tout arrangé à la perfection, continua Sachenka, seulement je commence à douter du succès… Les prisonniers se promènent tous à la même heure ; quand ils verront l’échelle, il y en a beaucoup qui voudront s’enfuir…

Elle ferma les yeux et se tut ; la mère s’approcha d’elle.

— … Et ils se gêneront mutuellement.

Ils étaient tous trois debout près de la fenêtre, la mère derrière Nicolas et Sachenka. Leur conversation rapide réveillait de plus en plus en Pélaguée un vague sentiment…

— J’irai ! dit-elle soudain.

— Pourquoi ? demanda Sachenka.

— Non, non, mon amie ! Il vous arriverait quelque chose ! Non ! conseilla Nicolas.

La mère les regarda et répéta, plus bas, avec insistance :

— Si, j’irai !

Nicolas et la jeune fille échangèrent un coup d’œil. Sachenka haussa les épaules et dit :

— C’est compréhensible…

Puis, se tournant vers la mère elle la prit par le bras, se pencha vers elle et déclara d’une voix simple et cordiale :

— Pourtant, je vous avertis, c’est en vain que vous espérez…

— Ma chérie ! s’écria la mère en l’attirant à elle d’une main tremblante, emmenez-moi… je ne vous gênerai pas… Il faut que je voie… Je ne crois pas que ce soit possible… une évasion !

— Elle viendra ! dit simplement la jeune fille à Nicolas.

— C’est votre affaire ! répondit-il en baissant la tête.

— Mais nous ne pourrons pas rester ensemble, mère. Allez dans les champs, dans les jardins… De là on voit les murs de la prison… Autrement on vous demanderait ce que vous faites là ?

Pélaguée s’écria avec assurance :

— Je trouverai bien une réponse !

— N’oubliez pas que les surveillants de la prison vous connaissent ! dit Sachenka. S’ils vous voient là…

— Ils ne me verront pas ! s’exclama la mère.

Soudain l’espérance qui avait toujours couvé en elle sans qu’elle s’en doutât, s’enflamma et l’anima :

— Peut-être que… lui aussi… pensa-t-elle en s’habillant à la hâte.

Une heure après, elle était dans les champs, près de la prison. Un vent vif soufflait, gonflant ses jupes, battant le sol gelé, faisant chanceler la vieille clôture d’un jardin, frappant avec violence la muraille basse de la prison, tombant dans la cour, qu’il balayait des cris entraînés au ciel par son souffle irrésistible. Des nuages couraient, laissant entrevoir la profondeur bleue…

Derrière la mère s’étalait la ville ; devant elle, le cimetière. À droite, à une vingtaine de mètres, s’élevait la prison. Près du cimetière, deux soldats promenant un cheval, marchaient à pas pesants, sifflaient et riaient…

Obéissant à une impulsion instinctive, la mère s’approcha de ces hommes et leur cria :

— Soldats, avez-vous vu ma chèvre ? Elle n’est pas venue ici ?

— Non, nous ne l’avons pas vue, répondit l’un d’eux.

Lentement, elle s’éloigna, les dépassant et se dirigeant vers le mur du cimetière, tout en regardant à la dérobée. Soudain, elle sentit que ses jambes fléchissaient, s’alourdissaient, comme si le gel les eût collées au sol ; à l’angle de la prison, un allumeur de réverbères, le dos courbé sous une petite échelle, apparut, en courant, comme le font ses semblables. Après un cillement d’effroi, Pélaguée regarda du côté des soldats ; ils piétinaient sur place, le cheval tournait en rond autour d’eux ; puis elle vit que l’homme avait déjà placé son échelle contre le mur ; il y grimpait sans se presser… Il fit un geste de la main, descendit vivement et disparut au coin de la prison. Le cœur de la mère battait à grands coups ; les secondes s’écoulaient lentement… L’échelle était à peine visible parmi les taches de boue et de plâtre écaillé qui laissait voir les briques… Soudain, apparut au sommet du mur la tête noire de Rybine ; puis son corps se montra, passa de l’autre côté et glissa… Une seconde tête, coiffée d’une casquette velue, surgit, une pelote noire roula sur le sol et disparut au tournant du bâtiment. Rybine se redressa, regarda autour de lui, hocha la tête…

— Sauve-toi ! sauve-toi ! chuchota la mère en frappant du pied.

Elle avait des bourdonnements dans les oreilles ; des cris arrivaient jusqu’à elle ; une troisième tête, blonde, celle-là, émergea à la crête du mur. Saisissant sa poitrine des deux mains, la mère regardait, pétrifiée… La tête blonde et imberbe eut un élan en l’air comme pour s’arracher du corps, puis disparut derrière le mur. Les cris devenaient plus bruyants et impétueux ; le vent les entraînait dans l’espace avec les trilles aigus des coups de sifflets… Rybine longea le mur, puis franchit un terrain qui séparait la prison des maisons de la ville. La mère trouva qu’il allait bien lentement et qu’il levait trop la tête ; sûrement, ceux qu’il croisait n’oublieraient pas ses traits.

— Vite… plus vite !… chuchota-t-elle.

Dans la cour de la prison, quelque chose claqua sèchement… on entendit le son grêle du verre brisé. S’appuyant au sol de toute sa force, le soldat tirait le cheval à lui ; l’autre portait son poing à la bouche, criait on ne sait quoi dans la direction de la prison, puis tendait l’oreille et tournait la tête de ce côté-là.

Crispée, la mère regardait ; ses yeux, qui avaient tout vu, ne croyaient à rien. L’évasion, qu’elle s’était figurée si terrible et compliquée, s’était faite trop vite et trop simplement pour qu’elle en eût pleinement conscience. Dans la rue, on ne voyait déjà plus Rybine. Un homme de haute taille vêtu d’un long pardessus et une fillette étaient les seuls passants… Trois surveillants se montrèrent au coin de la prison ; ils couraient serrés l’un contre l’autre, le bras droit tendu en avant. Un des soldats se précipita à leur rencontre ; l’autre suivait le cheval essayant de sauter à sa tête, qui se dérobait et bondissait ; il sembla à la mère que tout oscillait autour d’elle. Les coups de sifflet déchiraient l’air de leur trille incessant et désespéré. Pélaguée comprit alors le danger qu’elle courait. Toute frémissante, elle s’en alla le long de la clôture du cimetière, suivant de l’œil les gardiens ; ceux-ci s’élancèrent vers l’autre coin de la prison et disparurent, ainsi que les soldats… Elle vit le sous-directeur, qu’elle connaissait bien, prendre la même direction ; son uniforme était déboutonné… Des agents survinrent, la foule s’assembla…

Le vent tourbillonnait et se démenait comme s’il eût été satisfait ; il apportait aux oreilles de Pélaguée des lambeaux d’exclamations confuses :

— Elle est encore là !

— L’échelle ?

— Que le diable vous emporte ! qu’avez-vous donc ?…

De nouveau, des coups de sifflets retentirent. Ce tumulte enchanta la mère ; elle hâta le pas, se disant :

— Donc, c’était possible !… il aurait pu s’il avait voulu !…

Soudain, à un angle de la clôture, elle se heurta à deux agents de police, accompagnés d’un sergent.

— Arrête ! s’écria celui-ci, haletant… Tu n’as pas vu un homme… avec une barbe ? Il n’a pas couru par ici ?

Elle montra du doigt la campagne et répondit tranquillement :

— Oui, il s’est dirigé par là !…

— Jégourov ! Cours… siffle ! hurla le sergent. Il y a longtemps ?…

— Une minute, peut-être…

Mais sa voix fut dominée par un coup de sifflet. Sans attendre la réponse, le sergent se mit à courir parmi les tas de boue gelée, en agitant les mains dans la direction des jardins. Tête baissée, le sifflet à la bouche, les agents de police se précipitèrent sur ses traces…

La mère les suivit un instant de l’œil et rentra à la maison. Sans penser à rien en particulier, elle regrettait quelque chose ; elle avait dans le cœur de l’amertume et du dépit… Lorsqu’elle arriva près de la ville, un fiacre la fit s’arrêter. Elle leva la tête et aperçut dans la voiture un jeune homme à la moustache blonde, au visage pâle et fatigué. Il la regarda aussi. Il était assis de biais ; c’est peut-être pourquoi son épaule droite était plus haute que la gauche…

Nicolas accueillit la mère avec un soupir de soulagement.

— Vous êtes saine et sauve ? Eh bien, comment cela s’est-il passé ?

Tout en s’efforçant de se remémorer les moindres détails, elle raconta l’évasion, comme si elle eût répété une histoire invraisemblable.

— Voyez-vous, nous avons de la chance ! dit Nicolas en se frottant les mains. Mais que j’ai donc eu peur à cause de vous ! Vous ne pouvez pas vous imaginer !… N’ayez pas peur du jugement, mère… Plus vite il arrivera, plus le jour de la libération de Pavel sera proche, croyez-le ! Peut-être même pourra-t-il s’évader en partant pour la Sibérie… Quant au jugement, voilà à peu près ce que c’est…

Il se mit à lui décrire le tribunal. La mère l’écoutait, devinant qu’il redoutait quelque chose et s’efforçait de la rassurer…

— Vous pensez peut-être que je parlerai aux juges, que je leur adresserai une requête ? dit-elle.

Il se leva brusquement, agita la main et s’écria d’un ton offensé :

— Que dites-vous ? Je n’y ai jamais pensé.

— J’ai peur, c’est vrai ! j’ai peur, et je ne sais pas de quoi !

Elle se tut, laissant son regard errer dans la pièce.

— Par moments, il me semble qu’on se moquera de Pavel, qu’on l’insultera, qu’on lui dira : — Hé ! paysan, fils de paysan ! qu’as-tu donc inventé ? Et Pavel est fier… Il leur répondra… Ou bien André se moquera d’eux… Ils sont tous si ardents, si loyaux, les nôtres !… Et voilà, je me dis : — S’il arrivait quoi que ce fût, si l’un d’eux perdait patience… les autres le soutiendraient… et on les condamnerait… de manière à ne les revoir jamais.

Nicolas, l’air sombre, tiraillant sa barbe, gardait le silence.

— Je ne peux pas m’enlever ces idées de la tête ! continua la mère à voix basse. C’est terrible, un jugement ! Ils vont se mettre à tout examiner, à tout soupeser… ils chercheront où est la vérité ! C’est vraiment affreux !… Ce n’est pas le châtiment qui est effrayant, mais le jugement… l’évaluation de la vérité… Je ne sais comment dire…

Elle sentait que Nicolas ne comprenait pas sa terreur, et cela l’embarrassait encore davantage dans ses explications…