La Mère (Gorki)/2/23

La bibliothèque libre.
La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 337-348).
◄  XXII
XXIV  ►

XXIII


Cette terreur ne fit que croître dans l’esprit de Pélaguée pendant les trois journées qui la séparaient du jugement et, ce moment venu, elle emporta avec elle, au tribunal, un fardeau qui la ployait en deux.

Dans la rue elle reconnut d’anciens voisins du faubourg, s’inclina silencieusement pour répondre à leur salut et se fraya à la hâte un chemin à travers la foule sombre. Elle se heurta dans les corridors, puis dans la salle, aux familles des prévenus. On parlait à voix étouffée ; on échangeait des propos qu’elle ne comprenait pas. De la cohue se dégageait un sentiment poignant qui se communiquait à la mère et l’oppressait encore davantage.

— Assieds-toi, dit Sizov en lui faisant place sur le banc à côté de lui.

Elle obéit, arrangea les plis de sa robe et regarda autour d’elle… Elle aperçut vaguement des bandes vertes et cramoisies, des taches, des fils jaunes et minces qui brillaient.

— Ton fils a mené le mien à sa ruine ! fit à voix basse une femme assise près d’elle. — Tais-toi donc, Nathalie ! interrompit Sizov d’un air morne.

La mère leva les yeux vers la femme ; c’était la mère de Samoïlov. Un peu plus loin, se trouvait le père, homme chauve, au beau visage orné d’une barbe rousse en éventail. Les paupières plissées, il portait le regard en avant ; sa barbe tremblait…

Des hautes croisées de la salle tombait une lumière égale et trouble ; des flocons de neige glissaient sur les vitres. Entre les fenêtres, on voyait un immense portrait du tsar entouré d’un épais cadre doré, aux reflets gras et dont les côtés étaient cachés sous les plis raides des lourdes draperies tombant des fenêtres. Devant le portrait, une table couverte de drap vert occupait presque toute la largeur de la salle ; à droite, derrière un grillage, deux bancs de bois ; à gauche, deux rangées de fauteuils cramoisis. Des huissiers à col vert et à boutons dorés allaient et venaient à pas de loup. Dans l’air louche tremblaient des chuchotements étouffés ; une vague odeur de pharmacie arrivait on ne sait d’où. Les couleurs et les scintillements aveuglaient les yeux, et dans la poitrine pénétraient les odeurs du local en même temps que la respiration ; on se sentait le cœur noyé d’une crainte trouble.

Soudain, quelqu’un se mit à parler à haute voix ; tout le monde se leva, la mère frémit et se dressa aussi, s’accrochant au bras de Sizov.

À l’angle de gauche, une haute porte s’était ouverte, livrant passage à un petit vieillard à lunettes, tout chancelant. De maigres favoris tremblotaient sur sa petite figure grise ; la lèvre supérieure, qui était rasée, s’effondrait dans la bouche. Les pommettes saillantes et le menton s’appuyaient sur le haut col de l’uniforme ; on eût dit que, dessous, il n’y avait pas de cou. Le vieillard était soutenu par un grand jeune homme au visage de porcelaine, rond et rose ; derrière eux marchaient trois personnages revêtus d’uniformes chamarrés et trois messieurs en civils.

Longuement, ils délibérèrent autour de la table ; puis ils s’assirent. Lorsque tous furent placés, l’un d’eux, au visage glabre et dont l’uniforme était déboutonné, parla au vieillard d’un air nonchalant, en remuant lourdement ses lèvres gonflées. Le vieillard écoutait. Raide et immobile, la mère voyait deux petites taches incolores derrière les verres de ses lunettes.

Près d’un étroit pupitre, à l’extrémité de la table, un homme grand et chauve feuilletait des papiers en toussotant.

Le vieillard oscilla en avant et se mit à parler. Il prononça le premier mot distinctement ; mais les autres semblèrent glisser sur ses lèvres minces et grises.

— Je déclare…

— Regarde ! chuchota Sizov, en poussant légèrement la mère et en se levant.

Derrière le grillage, une porte s’ouvrit, laissant passer un soldat, l’épée nue sur l’épaule, puis Pavel, André, Fédia Mazine, les frères Goussev, Boukine, Samoïlov et cinq autres jeunes gens que la mère ne connaissait pas. Pavel souriait, André salua la mère d’un signe de tête. Leurs sourires, leurs visages et leurs gestes animés firent paraître moins hautain le silence et rendirent la salle plus lumineuse ; l’éclat gras de l’or des uniformes s’adoucit ; un souffle d’assurance, une vapeur de force vivante arrivèrent au cœur de la mère et la tirèrent de sa torpeur. Derrière elle, sur les bancs où jusqu’alors la foule avait attendu, accablée, un bruit sourd et contenu répondait au salut des prévenus.

— Ils n’ont pas peur ! entendit-elle Sizov chuchoter ; à sa droite, la mère de Samoïlov éclata en sanglots.

— Silence ! cria une voix sévère.

— Je vous préviens… dit le vieillard.

Pavel et André étaient l’un à côté de l’autre, puis venaient Mazine, Samoïlov et les frères Goussev, tous sur le premier banc. André s’était coupé la barbe, sa moustache avait poussé et les pointes tombantes s’en rejoignaient, faisant ressembler sa tête ronde à celle d’un chat. Sa physionomie avait une expression nouvelle : dans les plis de sa bouche, il y avait quelque chose d’aigu ; son regard était sombre. Chez Mazine, la lèvre supérieure était ombrée de deux traits foncés ; le visage avait grossi ; Samoïlov était aussi bouclé qu’auparavant. Ivan Goussev avait toujours le même large sourire.

— Fédia ! Fédia ! soupira Sizov en baissant la tête.

La mère respirait plus facilement. Elle prêtait l’oreille aux questions indistinctes du vieillard qui interrogeait les prévenus sans les regarder, la tête immobile sur le col de l’uniforme. Pélaguée écoutait les réponses brèves et paisibles de son fils. Il lui semblait que le président et les juges ne pouvaient pas être des gens méchants et cruels. Elle examinait en détail leur physionomie, essayant de deviner leurs sentiments, et sentait un espoir nouveau naître en son cœur.

Indifférent, l’homme au masque de porcelaine lisait un document ; sa voix mesurée remplissait la salle d’un ennui qui engourdissait le public. D’une voix basse et animée, quatre avocats s’entretenaient avec les condamnés ; ils avaient tous des gestes nets et vigoureux et faisaient penser à de gros oiseaux noirs.

À la droite du vieillard, un juge ventru, aux petits yeux noyés dans la graisse, remplissait tout le fauteuil de son corps ; à gauche, il y avait un homme voûté, à la moustache rouge, au visage pâli. Il appuyait avec lassitude la tête contre le dossier de son siège ; les paupières à demi fermées, il réfléchissait. Le procureur avait aussi l’air fatigué, ennuyé et indifférent. Derrière les juges, les fauteuils étaient occupés par divers personnages ; un homme robuste et élancé se caressait la joue d’un air pensif ; le maréchal de la noblesse, aux cheveux gris, au visage rubicond, à la longue barbe, promenait le regard de ses grands yeux doux ; le syndic du bailliage, que son énorme ventre gênait visiblement, s’efforçait de le cacher sous un pan de sa blouse, qui glissait toujours.

— Il n’y a ici ni criminels, ni juges, proclama la voix ferme de Pavel, il n’y a que des captifs et des vainqueurs !…

Un silence se fit. Pendant quelques secondes, l’oreille de la mère ne perçut que le grincement précipité et grêle de la plume sur le papier et les battements de son propre cœur.

Le président du tribunal semblait aussi écouter quelque chose et attendre. Ses collègues s’agitèrent. Alors il dit :

— Oui !… André Nakhodka !… Reconnaissez-vous…

Quelqu’un chuchota :

— Lève-toi !… Levez-vous !

André se redressa lentement et regarda le vieillard en dessous, tout en tortillant sa moustache.

— De quoi puis-je me reconnaître coupable ? dit en haussant les épaules le Petit-Russien de sa voix chantante et traînante. Je n’ai ni tué, ni volé : seulement je n’admets pas cette organisation de la vie qui oblige les hommes à se dépouiller et à s’assassiner mutuellement…

— Répondez par oui ou par non ! dit le vieillard avec effort, mais distinctement.

La mère sentait que, derrière elle, grondait une excitation ; les voisins chuchotaient et remuaient comme pour se débarrasser de la toile d’araignée que semblaient tisser les paroles grises de l’homme en porcelaine.

— Tu entends comme ils répondent ? chuchota Sizov à la mère.

— Oui !

— Fédia Mazine, répondez !

— Je ne veux pas ! dit Fédia nettement en se levant.

Son visage était rouge d’émotion, ses yeux brillaient.

Sizov poussa un « Ah ! » étouffé.

— Je n’ai pas voulu de défenseur… je ne veux rien dire… je considère votre jugement comme illégitime… Qui êtes-vous ? Est-ce le peuple qui vous a donné le droit de nous juger ? Non, il ne vous l’a pas donné ! Je ne vous connais pas !

Il s’assit et dissimula son visage enflammé derrière l’épaule d’André.

Le gros juge se pencha vers le président en chuchotant. Le juge au visage pâle jeta un coup d’œil oblique sur les prévenus et barra quelque chose au crayon, sur le papier qui se trouvait devant lui. Le syndic du bailliage hocha la tête et remua les pieds avec précaution. Le maréchal de la noblesse conversait avec le procureur, le maire prêtait l’oreille et souriait en se frottant la joue.

De nouveau, le président se mit à parler de sa voix terne.

Les quatre avocats écoutaient avec attention ; les prévenus chuchotaient entre eux ; Fédia se cachait toujours en souriant avec embarras.

— As-tu vu ça ?… Il a mieux parlé que tous les autres ! chuchota Sizov à l’oreille de la mère. Ah ! ce polisson !

La mère sourit, sans comprendre… Tout ce qui se passait n’était pour elle que la préface inutile et forcée de quelque chose de terrible dont la venue écraserait tous les assistants d’une froide terreur. Mais les réponses paisibles de Pavel et d’André avaient autant de fermeté et d’intrépidité que si elles eussent été prononcées dans la petite maison du faubourg et non devant des juges. La repartie ardente et juvénile de Fédia lui semblait amusante. Un sentiment d’audace et de fraîcheur naissait dans la salle ; et, par les mouvements de ceux qui étaient derrière elle, la mère sentait qu’elle n’était pas seule à l’éprouver.

— Votre opinion ? demanda le vieillard.

Le procureur chauve se leva en se tenant d’une main à son pupitre ; il pérora avec rapidité en citant des chiffres. Il n’y avait rien de terrible dans sa voix. Cependant en l’entendant, Pélaguée sentit comme un coup de poignard au cœur : c’était une vague sensation de quelque chose d’hostile ; cela lui parut se développer lentement en une masse insaisissable. La mère considérait les juges, mais elle ne les comprenait pas : contrairement à son attente, ils ne s’irritaient pas contre Pavel et Fédia, ils n’avaient pas de mots blessants, elle trouvait que toutes les questions qu’ils posaient n’avaient pas d’importance pour eux ; ils avaient l’air d’interroger à contre-cœur, ils écoutaient avec effort les réponses ; rien ne les intéressait, ils savaient tout d’avance.

Maintenant, un gendarme se tenait devant eux et parlait d’une voix de basse.

— Tout le monde a désigné Pavel Vlassov comme le principal instigateur.

— Et André Nakhodka ? demanda le gros juge nonchalamment.

— Lui aussi !

L’un des avocats se leva et dit :

— Puis-je ?…

Le vieillard demanda à quelqu’un :

— Vous n’avez pas d’objection ?

Il semblait à la mère que les juges étaient tous malades. Une lassitude morbide se dégageait de leurs attitudes, de leur voix, de leur visage. On voyait que tout les dégoûtait : les uniformes, la salle, les gendarmes, les avocats, l’obligation de rester dans leurs fauteuils, d’interroger et d’écouter. Rarement Pélaguée avait rencontré des gens d’une situation élevée ; depuis quelques années, elle n’en voyait plus du tout ; et elle considérait les traits des juges comme quelque chose de tout à fait nouveau, incompréhensible, mais plutôt pitoyable que terrible.

À présent, parlait l’officier au visage jaune qu’elle connaissait bien ; il parlait d’André et de Pavel, traînant les mots avec emphase… En l’écoutant, la mère se disait :

— Tu ne sais pas grand’chose, mon bonhomme !

Elle n’avait plus de pitié ni de crainte au sujet de ceux qui étaient derrière le grillage ; elle n’avait plus peur pour eux ; sa pitié ne voulait pas s’adresser à eux ; mais tous, ils lui inspiraient de l’étonnement et un sentiment d’amour qui lui étreignait doucement le cœur.

Jeunes et robustes, ils étaient assis à l’écart près du mur et ne se mêlaient presque pas à la conversation monotone des témoins et des juges, aux discussions des avocats et du procureur. Parfois, l’un d’eux avait un sourire de mépris et disait quelques mots à ses camarades. Presque tout le temps, André et Pavel parlaient à voix basse avec l’un des défenseurs ; la mère avait vu celui-ci la veille, à la maison, et Nicolas l’avait appelé « camarade ». Mazine, plus animé et remuant que les autres, prêtait l’oreille à leur entretien. De temps à autre Samoïlov chuchotait quelques paroles à Ivan Goussev. La mère regardait, comparait, réfléchissait, sans pouvoir encore se rendre compte de la sensation d’hostilité qui l’envahissait, ni trouver des mots pour l’exprimer…

Sizov la poussa légèrement du coude ; elle se tourna vers lui ; il avait l’air en même temps satisfait et un peu soucieux ; il chuchota :

— Regarde un peu comme ils ont de l’assurance, ces garnements, hein ? De vrais seigneurs, n’est-ce pas ! Et pourtant, on les juge… pour leur apprendre à se mêler de ce qui ne les regarde pas…

La mère se répéta involontairement :

— On les juge…

Dans la salle, les témoins déposaient avec des voix incolores et précipitées ; les juges questionnaient toujours, indifférents et maussades. Le gros juge bâillait, en dissimulant sa bouche sous une main boursouflée ; son collègue à la moustache rousse était devenu encore plus pâle ; il levait parfois le bras et pressait avec force un doigt sur sa tempe ; il regardait au plafond sans rien voir. De temps à autre, le procureur écrivait quelques mots au crayon, puis se remettait à chuchoter avec le maréchal de la noblesse. Le maire avait croisé les jambes et tambourinait sur son mollet, le regard gravement fixé sur les mouvements de ses doigts. Son ventre posé sur les genoux et soutenu avec prudence des deux mains, le syndic du bailliage inclinait la tête ; il semblait être le seul à écouter le murmure monotone des voix, avec le vieillard enfoncé dans son fauteuil et immobile comme une girouette quand le vent ne souffle pas. Cela dura longtemps, et de nouveau, l’ennui engourdit l’assistance.

La mère sentait que la justice implacable, qui déshabille froidement l’âme, l’examine, voit et apprécie tout avec des yeux incorruptibles et pèse tout d’une main loyale, n’était pas encore apparue dans cette grande salle. Il n’y avait là rien qui l’effrayât par une manifestation de force ou de majesté. Des visages exsangues, des yeux éteints, des voix fatiguées, l’indifférence terne d’une froide soirée d’automne, voilà tout ce qu’elle constatait autour d’elle.

— Je déclare… dit le vieillard distinctement ; puis, après avoir étouffé le reste de la phrase sous ses lèvres minces, il se leva.

Une rumeur, des soupirs, des exclamations étouffées, des accès de toux, des bruits de pieds remués remplirent la salle. Les prévenus furent emmenés ; ils hochèrent la tête en souriant dans la direction de leurs parents et amis ; Ivan Goussev cria doucement on ne sait à qui :

— Ne te laisse pas intimider, camarade !…

La mère et Sizov sortirent dans le corridor.

— Veux-tu venir prendre du thé à la buvette ? demanda le vieil ouvrier avec sollicitude, nous avons une heure et demie à attendre…

— Non, merci !

— Eh bien, je n’y vais pas non plus !… Les as-tu vus ces garçons, hein ? Ils parlent comme si eux seuls étaient les vrais hommes et les autres rien du tout. As-tu entendu Fédia, hein ?

La casquette à la main, le père de Samoïlov s’approcha d’eux, avec un sourire morne, et demanda :

— Que dites-vous de mon fils ? Il ne veut pas d’avocat, il refuse de répondre… C’est lui qui a trouvé ça… Ton fils tenait pour les avocats, Pélaguée… le mien a dit qu’il n’en voulait pas ! Et alors, il y en a quatre qui l’ont imité…

Sa femme était à côté de lui. Elle clignait des yeux fréquemment en s’essuyant le nez avec la pointe de son mouchoir. Samoïlov rassembla sa barbe dans sa main, et continua :

— Voilà bien une autre affaire ! Quand on les regarde, ces diables, on se dit qu’ils ont fait tout cela en vain, qu’ils ont brisé leur vie inutilement, et, tout à coup, on se met à penser que peut-être ils ont raison… On se rappelle qu’à la fabrique, leur nombre grandit sans cesse ; de temps à autre, on les arrête, mais on ne les prend jamais tous, pas plus qu’on ne prend tous les poissons d’une rivière ! Et on se demande de nouveau : — Peut-être sont-ils dans le vrai ?

— Il est difficile pour nous de comprendre cette affaire ! dit Sizov.

— Oui, c’est vrai, acquiesça Samoïlov.

Sa femme intervint après avoir longuement reniflé.

— Ils sont tous bien portants, ces maudits juges…

Elle continua avec un sourire sur son visage fané :

— Ne sois pas fâchée, Pélaguée, parce que je t’ai dit tout à l’heure que Pavel était coupable de tout… À parler franchement, on ne sait pas lequel est le plus coupable ! Tu as entendu ce que les espions et les gendarmes ont rapporté de notre fils…

Elle était visiblement fière de son fils, sans peut-être s’en rendre compte ; mais la mère connaissait ce sentiment et elle eut un bon sourire.

— Les cœurs jeunes sont toujours plus près de la vérité que les vieux ! dit-elle à voix basse.

Les gens se promenaient dans le corridor, se rassemblaient en groupes et conversaient sourdement, pensifs et animés. Personne ne se tenait à l’écart, on voyait sur tous les visages le besoin de parler, d’interroger, d’écouter. Dans l’étroit passage, entre les deux murailles blanches, les groupes allaient et venaient, comme si un vent violent les ayant poussés, ils cherchaient à s’appuyer sur quelque chose de ferme et de sûr.

Le frère aîné de Boukine, grand diable au visage usé, gesticulait en se tournant vivement de tous les côtés. Il déclara :

— Le syndic de bailliage n’a rien à voir dans cette affaire, il n’est pas à sa place ici !

— Tais-toi, Constantin ! l’exhortait son père, petit vieillard qui promenait autour de lui des regards craintifs.

— Non, je veux parler ! On dit qu’il a tué son commis l’année dernière… à cause de sa femme… Quelle espèce de juge est-ce, dites-moi ? La veuve du commis vit avec lui !… que faut-il en conclure ?… De plus, tout le monde sait que c’est un voleur…

— Ah ! mon Dieu… Constantin !

— Tu as raison ! dit Samoïlov. Tu as raison ! ce n’est pas un juge honnête…

Boukine, qui avait entendu, s’approcha vivement, entraînant tout un groupe à sa suite ; rouge d’excitation, il se mit à parler en agitant les bras :

— Quand il s’agit de crimes ou de vols, ce sont des jurés qui jugent, des gens ordinaires, des paysans, des bourgeois ! Et ceux qui sont contre le gouvernement, c’est le gouvernement qui les juge… est-ce que cela doit être ?

— Constantin !… Mais voyons, sont-ils contre le gouvernement ? Ah ! que dis-tu ?

— Non, attends ! Fédia Mazine a raison ! Si tu m’offenses et que je te donne un soufflet et que tu me juges, c’est bien sûr que c’est moi qui serai le coupable : et pourtant, qui est l’insulteur ? Toi ! toi !

Un garde âgé, au nez bossu et à la poitrine ornée de médailles, écarta la foule, et dit à Boukine en le menaçant du doigt :

— Hé !… Ne crie pas ! Où es-tu ? Est-ce le cabaret, ici ?

— Permettez, cavalier… je comprends ! Écoutez, si je vous frappe et que vous me rendiez les coups et que je vous juge, comment pensez-vous…

— Je vais te faire sortir ! dit le garde avec sévérité.

— Où ça ? Pourquoi ?

— Dans la rue. Pour que tu ne hurles pas…

Boukine promena ses regards autour de lui et dit à mi-voix :

— Pour eux, l’essentiel est qu’on se taise…

— Tu ne le savais pas encore ? répliqua le vieillard avec rudesse.

Boukine baissa la voix.

— Et puis, pourquoi le public ne peut-il pas assister au jugement, mais seulement les parents ? Si on juge avec justice, on peut agir devant le monde, pourquoi aurait-on peur ?

Samoïlov répéta, mais avec plus de force :

— Ça, c’est vrai, le tribunal ne satisfait pas la conscience…

La mère aurait voulu lui répéter ce que Nicolas lui avait dit à propos de l’illégalité du jugement ; mais elle n’avait pas bien compris et avait oublié les mots en partie. Pour essayer de se les remémorer, elle s’écarta de la foule ; elle vit qu’un jeune homme à moustache blonde l’observait. Il avait la main droite plongée dans la poche de son pantalon, ce qui faisait paraître l’épaule gauche plus basse que l’autre ; cette particularité sembla familière à la mère. Mais l’homme lui tourna le dos, et, préoccupée par ses souvenirs, elle l’oublia aussitôt.

Un instant après, son oreille saisit un fragment de conversation chuchoté :

— Celle-là ? À gauche ?

Quelqu’un répondit plus haut, joyeusement :

— Oui !

Elle regarda autour d’elle. L’homme aux épaules inégales était à côté d’elle et parlait à son voisin, un gaillard à barbe noire, chaussé de grandes bottes et vêtu d’un paletot court.

Elle tressaillit ; en même temps, le désir lui vint de parler des croyances de son fils. Elle aurait voulu entendre les objections qu’on pouvait lui faire, deviner la décision du tribunal d’après les propos de ceux qui l’entouraient.

— Est-ce donc ainsi qu’on juge ? commença-t-elle à mi-voix, avec prudence, en s’adressant à Sizov. Je ne comprends pas cela… Les juges essaient de savoir ce que chacun a fait, mais ils ne demandent pas pourquoi il l’a fait… Est-ce juste, dites ? Et ce sont tous des vieux ; pour juger des jeunes, il faut des jeunes…

— Oui, dit Sizov. Il nous est bien difficile de comprendre cette affaire… bien, bien difficile ! Et, pensif, il hocha la tête.

Le garde ouvrit la porte de la salle en criant :

— Parents… entrez ! Montrez vos cartes !…

Une voix maussade dit lentement :

— Des cartes… comme au cirque…

On sentait maintenant une irritation générale et sourde, une vague colère ; les curieux manifestaient plus de sans-gêne qu’auparavant, ils faisaient du bruit, discutaient avec les gardes.