La Mère (Gorki)/2/7

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La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 233-241).
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VII


… La vie de la mère s’écoulait dans un calme étrange, qui la surprenait parfois. Son fils était en prison, elle savait qu’un dur châtiment l’attendait ; chaque fois qu’elle y pensait, et en dépit de sa volonté, se dressaient dans sa mémoire les images d’André, de Fédia et d’autres, toute une longue série de figures connues. Résumant pour elle tous ceux qui partageaient son sort, la figure de Pavel grandissait aux yeux de Pélaguée, et en songeant à son fils, ses pensées s’élargissaient et se dirigeaient de tous côtés, à son insu. Elles se dispersaient en minces rayons inégaux, touchant à tout, essayant d’éclairer tout, de tout rassembler en un même tableau ; et elles empêchaient ainsi la mère de s’arrêter sur l’ennui qu’elle éprouvait de ne pas voir Pavel, sur la terreur que le sort de son fils lui inspirait.

Sophie partit bientôt. Cinq jours plus tard, elle revint, vive, et gaie, pour disparaître de nouveau quelques heures après. On ne la revit qu’au bout de quinze jours. Il semblait qu’elle allât dans la vie par grands cercles. Elle montait parfois chez son frère pour remplir sa demeure de vaillance et de musique.

La musique était devenue agréable à la mère, presque indispensable même. Elle la sentait couler dans sa poitrine et pénétrer son cœur, et alors des ondes de pensées naissaient en elle, rapides et intenses, des paroles fleurissaient, légères et belles, éveillées par la force des sons…

Pélaguée se résignait difficilement au désordre de Sophie, qui jetait dans tous les coins les objets lui appartenant, des bouts de cigarettes ou des cendres ; elle se faisait encore plus difficilement à sa manière de parler si hardie. Le contraste était trop grand avec la tranquille assurance de Nicolas, avec la gravité bienveillante et constante de ses paroles. Aux yeux de la mère, Sophie n’était qu’une adolescente désireuse de se faire passer pour une grande personne, et qui considérait encore les gens comme des jouets curieux. Elle parlait beaucoup de la sainteté du travail et augmentait stupidement la besogne de la mère par son désordre ; elle discourait sur la liberté et, pourtant, il était visible qu’elle gênait chacun par son impatience irritable, par ses incessantes discussions, son désir de se placer au premier rang. Il y avait beaucoup de contradictions en elle ; la mère la traitait avec une prudence constante, mais sans le sentiment chaleureux qu’elle avait pour Nicolas.

Toujours soucieux, celui-ci menait jour après jour la même existence réglée et monotone ; à huit heures, il déjeunait, lisait à haute voix le journal, commentant les nouvelles importantes. Pélaguée trouvait chez Nicolas et chez André des traits communs. De même que le Petit-Russien, son hôte parlait sans haine des hommes, il les considérait tous comme coupables de la mauvaise organisation de la vie. Mais sa foi en la vie nouvelle n’était pas aussi ardente que celle d’André, ni aussi lumineuse. Il parlait toujours paisiblement, de la voix d’un juge intègre et sévère ; même quand il racontait des choses terribles, il avait un doux sourire de compassion ; mais alors, ses yeux brillaient d’une lueur froide. En voyant ce regard, la mère comprit que cet homme ne pardonnerait jamais à personne, qu’il ne pouvait pas pardonner ; et, sentant combien cette fermeté devait lui être pénible, elle le prenait en pitié. Nicolas lui devenait toujours plus cher.

À neuf heures, il allait à son bureau ; la mère faisait les chambres, préparait le dîner, se lavait, se changeait ; puis elle s’asseyait dans sa chambre et regardait les images des livres. Elle pouvait lire en s’appliquant de toute son attention ; mais, au bout de quelques pages, elle était fatiguée et ne comprenait plus le sens des mots. Par contre, les images la distrayaient comme un enfant : elles déroulaient à ses yeux un monde nouveau, merveilleux, compréhensible cependant, et presque tangible. Elle voyait les villes immenses, leurs édifices magnifiques, les machines, les vaisseaux, les monuments, les richesses incalculables amassées par les hommes, les créations de la nature, dont la diversité frappait son esprit. La vie s’élargissait à l’infini, lui découvrant chaque jour des choses énormes, inconnues, féeriques ; et par l’abondance de ses richesses, l’infini de ses beautés, elle excitait toujours davantage l’âme affamée qui s’éveillait. Pélaguée aimait surtout feuilleter un livre de zoologie ; bien que cet ouvrage fût écrit dans une langue étrangère, c’était celui dont les illustrations lui donnaient la représentation la plus nette de la richesse, de la beauté, de l’immensité de la terre.

— La terre est grande ! dit-elle un jour à Nicolas.

— Oui, et pourtant les gens sont à l’étroit…

Ce qui l’attendrissait surtout, c’étaient les insectes, les papillons en particulier ; elle regardait avec surprise les dessins qui les représentaient, et disait :

— Quelle beauté, n’est-ce pas, Nicolas ? Combien il y en a partout, de cette chère beauté ; mais elle est cachée à nos yeux, elle passe devant nous sans que nous la voyions. Les gens courent, ils ne savent rien, ils n’admirent rien, parce qu’ils n’en ont ni le temps ni l’envie. Que de joie ils pourraient se donner s’ils savaient combien la terre est riche et que de choses étonnantes on y trouve. Et tout est pour tous et chacun est pour tout… n’est-ce pas ?

— Oui, parfaitement ! répondait Nicolas avec un sourire. Et il lui apportait toujours d’autres livres.

Le soir, des visiteurs venaient souvent, entre autres Alexis Vassiliév, bel homme au visage pâle, à la barbe noire, taciturne et grave ; Roman Pétrov, aux traits arrondis et couperosés, qui faisait constamment claquer ses lèvres d’un air de pitié ; Ivan Danilov, petit et maigre, avec une barbe en pointe et une voix grêle, agressive, criarde et acérée comme une alène ; Iégor, qui plaisantait sur lui-même, sur ses camarades, sur son mal toujours croissant. Parfois, des gens que la mère ne connaissait pas arrivaient de villes lointaines et avaient avec Nicolas de longs entretiens, toujours sur le même sujet : la liberté et les ouvriers de tous les pays. On discutait, on s’échauffait, on faisait de grands gestes, on buvait beaucoup de thé. Dans le bruit des voix, Nicolas composait quelquefois des proclamations qu’il lisait à ses compagnons ; séance tenante, elles étaient recopiées, en caractères d’imprimerie ; la mère recueillait soigneusement les fragments des brouillons déchirés et les brûlait.

Tout en servant le thé, elle s’étonnait de l’ardeur avec laquelle les camarades parlaient de la vie et du sort de l’ouvrier, du paysan, de la manière la plus profitable et la plus rapide de semer dans le prolétariat les pensées de vérité et de liberté, d’élever son esprit. Souvent, les opinions divergeaient, on se fâchait, on s’accusait mutuellement, on s’offensait pour recommencer ensuite à discuter.

La mère sentait qu’elle connaissait mieux que tous ces discoureurs la vie des ouvriers, qu’elle voyait plus nettement l’immensité de la tâche qu’ils s’étaient donnée ; et cela lui permettait de traiter les camarades avec la condescendance un peu mélancolique d’une personne d’âge mûr qui voit des enfants jouer au mari et à la femme, sans comprendre le tragique de la situation.

Involontairement, elle comparait leurs discours avec ceux de son fils, avec ceux d’André, et elle en apercevait maintenant la différence, qui lui échappait auparavant. Il lui semblait qu’ici on criait plus qu’au faubourg, et elle se disait :

— Ils sont plus savants, ils parlent plus fort.

Mais elle constatait trop souvent que tous ces hommes paraissaient s’échauffer mutuellement à dessein, que leur excitation était factice ; chacun voulait démontrer à ses camarades qu’il était plus près de la vérité qu’eux, qu’elle leur était plus chère qu’à eux ; les autres en étaient blessés et, à leur tour, pour prouver combien ils connaissaient cette vérité, ils discutaient avec âpreté et rudesse. Chacun voulait sauter plus haut que l’autre, et la mère en éprouvait une tristesse angoissée. Elle remuait les sourcils en promenant sur les assistants un regard de supplication ; elle pensait :

« Ils ont oublié Pavel et ses camarades… ils les ont oubliés. »

Elle écoutait toujours attentivement les discussions que, naturellement, elle ne comprenait pas ; elle cherchait à démêler les sentiments sous les paroles. Elle s’aperçut que lorsqu’au faubourg, on parlait du bien, on le prenait en son entier, tandis qu’ici, tout se fragmentait et s’amenuisait ; là, on sentait avec plus de force et de profondeur ; ici, c’était le domaine des pensées tranchantes qui découpaient tout en menus morceaux. Ici, on parlait davantage de la destruction du monde ancien ; là, on rêvait au nouveau, et c’est pourquoi les discours de son fils et d’André étaient plus compréhensibles, plus à la portée de Pélaguée.

Un sourd mécontentement envers les hommes se glissait furtivement dans son cœur et l’inquiétait ; de la méfiance lui venait, elle avait le désir de comprendre tout le plus vite possible, pour parler elle aussi de la vie, avec des paroles que lui dicterait son âme.

Elle remarqua également que lorsqu’il venait un camarade ouvrier, Nicolas se conduisait avec une aisance extraordinaire ; une expression de douceur apparaissait sur son visage ; il parlait autrement que de coutume, sinon avec plus de grossièreté, du moins plus négligemment.

— Il fait son possible pour se mettre à leur niveau ! pensait-elle.

Mais cela ne la consolait pas, et elle voyait que l’ouvrier était gêné, que son intelligence restait comme nouée, qu’il n’arrivait pas à parler aussi simplement et librement qu’avec elle, femme de sa classe. Un jour que Nicolas était sorti de la chambre, elle dit à l’un d’eux :

— Pourquoi te gênes-tu ? Tu n’es pas un gamin qui passe un examen.

L’autre eut un large sourire.

— C’est manque d’habitude… Tout de même… ce n’est pas un des nôtres !

Et il baissa la tête.

— Cela ne fait rien ! dit la mère. Il est simple…

L’ouvrier lui lança un regard, tous deux sourirent et gardèrent le silence…

Parfois Sachenka venait, elle ne restait jamais longtemps ; elle parlait toujours d’un ton affairé, sans rire ; en s’en allant, elle demandait chaque fois à la mère :

— Comment va Pavel ? Il est bien portant ?

— Oui, Dieu merci ! Il est bien, il est gai.

— Saluez-le de ma part ! reprenait la jeune fille, et elle disparaissait.

De temps à autre, la mère se plaignait à elle de ce qu’on gardât Pavel si longtemps en prison, sans fixer la date de son jugement : Sachenka fronçait le sourcil et se taisait ; ses lèvres tremblaient, tandis que ses doigts s’agitaient nerveusement.

La mère avait envie de lui dire :

— Ma chérie, je sais que vous l’aimez… je le sais !…

Mais elle n’osait : l’air sévère de la jeune fille, ses lèvres pincées, la sécheresse de ses paroles semblaient repousser les caresses à l’avance. Avec un sourire, Pélaguée serrait la main qu’on lui tendait et pensait : « Ma pauvre petite !… »

Un jour, Natacha survint ; tout heureuse de voir Pélaguée l’embrasser affectueusement, elle lui annonça soudain, à voix basse, entre autres choses :

— Ma mère est morte… elle est morte, ma pauvre maman !

Elle s’essuya les yeux d’un geste rapide.

— Je la regrette, reprit la jeune fille… elle n’avait pas cinquante ans… elle aurait pu vivre longtemps encore. Mais quand on réfléchit à tout, on se dit que la mort lui est probablement plus légère que la vie ! Elle était toujours seule et étrangère à tous ; personne n’avait besoin d’elle ; mon père l’avait rendue craintive par ses criailleries continuelles… Peut-on dire qu’elle vivait ? On vit quand on attend quelque chose de bon ; mais elle, elle n’avait rien à attendre, excepté des outrages !

— C’est bien vrai, ce que vous dites là, Natacha !… déclara la mère après un instant de réflexion. On vit quand on attend quelque chose de bon ; quand on n’attend rien, est-ce vivre ?

Elle ajouta en caressant affectueusement la main de la jeune fille : – Et maintenant, vous êtes toute seule ?

— Oui ! répondit Natacha.

La mère se tut un instant ; puis, elle reprit avec un sourire :

— Qu’importe ! Quand on est bon, on n’est jamais seul, on est toujours entouré…

Natacha partit en qualité d’institutrice pour un district où se trouvait une filature. La mère lui apportait de temps à autre des livres défendus, des proclamations, des journaux. C’était sa besogne attitrée. Plusieurs fois par mois, vêtue en religieuse, en marchande de dentelles ou de mercerie, en bourgeoise cossue ou en pèlerine, elle s’en allait par la province, à pied, en chemin de fer, en charrette, la besace à l’épaule ou la valise à la main. Dans les hôtels ou les auberges, sur les bateaux comme en wagon, elle se comportait avec calme et simplicité ; elle adressait la première la parole à des inconnus, et attirait irrésistiblement l’attention par son parler sympathique, par son assurance de femme qui a beaucoup vu et retenu.

Elle aimait à converser avec les malheureux, connaître leurs opinions sur la vie, leurs plaintes, leurs perplexités. Son cœur s’inondait de joie chaque fois qu’elle constatait chez ses interlocuteurs ce vif mécontentement qui, tout en protestant contre les coups du sort, cherche avec ardeur la solution des grands problèmes de l’humanité. Toujours plus large et plus divers, le tableau de la vie avec ses luttes se déroulait devant elle. Partout et en tout elle voyait la tendance cynique à tromper l’homme, à le dépouiller, à tirer de lui le plus de profits possible. Et elle voyait aussi qu’il y avait de tout en abondance sur la terre, tandis que le peuple était dans la misère et végétait à demi affamé, au milieu d’innombrables richesses. Dans les villes, il y avait des temples remplis d’or et d’argent inutiles à Dieu, et sur le parvis, les miséreux grelottaient, attendant en vain qu’on leur fît l’aumône. Elle avait déjà vu ce spectacle autrefois, les opulentes églises, les chasubles brodées d’or des prêtres, les taudis des pauvres et leurs guenilles infectes ; mais alors elle trouvait que c’était tout naturel, tandis que maintenant, elle considérait cet état de choses comme outrageant pour les pauvres, à qui, elle le savait bien, la religion est plus nécessaire qu’aux riches.

Grâce aux images de Jésus, aux récits qu’elle avait entendus, Pélaguée savait qu’il fut l’ami des misérables, qu’il habitait sans faste ; et dans les églises, où les pauvres venaient à lui pour être consolés, elle le voyait emprisonné dans des ornements d’or et de soie, dédaigneusement froufroutante en face du dénuement. Et les paroles de Rybine lui revenaient à la mémoire :

— On s’est servi de Dieu lui-même pour nous tromper ! On l’a revêtu de mensonge et de calomnie, pour tuer notre âme…

Sans qu’elle s’en doutât, elle priait moins, mais pensait davantage à Jésus, aux gens qui, sans parler de lui, sans même le connaître, semblait-il, vivaient selon son Évangile et qui, pareils à lui, considéraient la terre comme le royaume des pauvres, voulaient distribuer en parties égales entre les hommes toutes les richesses. Elle réfléchissait beaucoup à toutes ces choses, les approfondissant, les ramenant à tout ce qu’elle voyait ; ces pensées se développaient, prenaient la forme lumineuse d’une prière et répandaient une clarté égale sur l’obscurité du monde, sur la vie et l’humanité. Et il semblait à la mère que le Christ lui-même, qu’elle avait toujours aimé d’un vague amour, d’un sentiment complexe où la peur se mêlait étroitement à l’espoir, à l’attendrissement et à la douleur, lui devenait plus proche, qu’il s’était transformé, qu’il était plus visible pour elle, d’une sérénité plus joyeuse. Maintenant ses yeux lui souriaient avec assurance, avec une vivante force intérieure, comme s’il fût vraiment ressuscité, lavé et ranimé par le sang ardent que versent généreusement pour l’amour de lui, ceux qui ont la sagesse de ne pas le nommer. La mère revenait donc de ses voyages réjouie et enthousiasmée, par ce qu’elle avait vu et entendu, et satisfaite d’avoir accompli sa mission.

— C’est agréable d’aller de tous côtés et de voir tant de choses, dit-elle un soir à Nicolas. On comprend comment la vie s’arrange. Le peuple est repoussé, rejeté sur les bords, il grouille dans l’humiliation, et il se dit : – Pourquoi me tient-on à l’écart ? Pourquoi ai-je faim, quand il y a de tout en abondance ? Pourquoi suis-je bête, ignorant, quand il y a tant d’esprit partout ? Et où est-il, ce Dieu miséricordieux pour lequel il n’y a ni riches ni pauvres, dont tous sont les enfants bien-aimés ? Peu à peu, le peuple se révolte contre son existence… il sent que l’injustice l’anéantira s’il ne s’occupe pas de lui-même.

Et elle éprouvait de plus en plus souvent le besoin de parler elle-même, en son langage, des injustices de la vie ; parfois, il lui était difficile d’y résister…

Quand Nicolas la surprenait à regarder des gravures, il lui racontait des choses merveilleuses. Frappée par l’audace des problèmes que l’homme se posait, elle demandait d’un ton incrédule :

— Est-ce bien possible ?

Et Nicolas lui décrivait l’avenir féerique avec une certitude inébranlable dans ses prophéties.

— Les désirs de l’homme n’ont pas de limite, sa force est inépuisable ! disait-il. Néanmoins, le monde ne s’enrichit en esprit que lentement, parce que, pour être indépendants, les hommes sont obligés d’amasser de l’argent, et non de la science. Et, quand ils auront chassé l’avidité, ils se libéreront de l’esclavage du travail forcé.

La mère ne comprenait que rarement le sens des paroles de Nicolas, mais elle était très sensible à la foi paisible qui les animait.

— Il y a trop peu d’hommes libres sur la terre, c’est ce qui fait le malheur de l’humanité ! disait-il.

En effet, Pélaguée connaissait des gens qui s’étaient affranchis de la haine et de la rapacité ; elle comprenait que si le nombre de ces gens augmentait, le visage noir et terrible de la vie deviendrait plus accueillant et plus simple, meilleur et plus lumineux.

— L’homme est obligé d’être cruel malgré lui ! disait tristement Nicolas.

La mère acquiesçait d’un signe de tête et se rappelait le Petit-Russien.