La Mère (Gorki)/2/8

La bibliothèque libre.
La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 241-248).
◄  VII
IX  ►

VIII


Un jour, Nicolas, à l’ordinaire très exact, revint de son bureau beaucoup plus tard que de coutume ; au lieu d’enlever son pardessus, il dit vivement en se frottant les mains :

— Savez-vous, Pélaguée, aujourd’hui, un de nos camarades s’est échappé de la prison à l’heure des visites… Mais je n’ai pas réussi à savoir qui c’est…

La mère chancela, envahie par l’émotion ; elle se laissa tomber sur une chaise et demanda en chuchotant :

— Pavel, peut-être !

— Peut-être ! répondit Nicolas en haussant les épaules. Mais comment l’aider à se cacher, où le trouver ? Je viens de me promener dans les rues pour voir si je le rencontrerais. C’est bête, mais il faut faire quelque chose ; je vais sortir de nouveau…

— Moi aussi ! s’écria la mère.

— Allez chez Iégor, peut-être a-t-il des nouvelles ! conseilla Nicolas, et il s’en alla.

La mère jeta un fichu sur sa tête ; pleine d’espoir, elle sortit aussitôt après Nicolas. Elle voyait trouble ; son cœur battait à grands coups et l’obligeait à courir presque. Elle marchait à la rencontre du possible, tête baissée, sans rien voir autour d’elle. « Il est peut-être déjà chez Iégor ! » Cette idée la poussa en avant. Il faisait chaud, Pélaguée haletait de fatigue. Arrivée à l’escalier de la maison d’Iégor, elle s’arrêta, n’ayant pas la force d’aller plus loin ; elle se détourna, poussa un petit cri d’étonnement : il lui avait semblé que Vessoftchikov était sur le seuil, les mains dans les poches, le sourire aux lèvres, et qu’il la regardait. Mais, lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle ne vit personne…

— C’est une hallucination ! se dit-elle en montant l’escalier sans cesser de prêter l’oreille. On entendit dans la cour un sourd piétinement de pas lents… la mère s’arrêta sur le palier, se pencha et regarda : elle aperçut de nouveau un visage grêlé qui lui souriait.

— Vessoftchikov ! c’est lui ! s’écria-t-elle en descendant à sa rencontre ; son cœur se serra, désappointé…

— Non, monte ! monte ! répondit-il à mi-voix, avec un geste de la main.

La mère obéit ; elle entra dans la chambre d’Iégor, et, le voyant étendu sur son canapé, elle chuchota, haletante :

— Vessoftchikov s’est enfui de prison…

— Le grêlé ? demanda Iégor d’une voix rauque, en soulevant sa tête.

— Oui, lui !… Il vient ici !

— C’est parfait ! Mais je ne veux pas me lever pour le recevoir.

Déjà Vessoftchikov était rentré ; il ferma la porte au verrou et enleva sa casquette en riant doucement. Puis, il s’accouda sur le canapé. Iégor se redressa, et dit d’une voix rauque en hochant la tête :

— Je vous en prie… ne vous gênez pas !…

La bouche fendue en un large sourire, le grêlé s’approcha de la mère et lui saisit la main :

— Si je ne t’avais pas vue, il ne me restait plus qu’à retourner à la prison ! Je ne connais personne en ville ; si j’avais été au faubourg on m’aurait arrêté aussitôt… En marchant, je me disais : — Imbécile ! Pourquoi t’es-tu sauvé ? Et voilà que je vois la mère qui courait ! Je t’ai suivie…

— Comment as-tu pu t’enfuir ? demanda Pélaguée.

Le jeune homme s’assit gauchement sur le bord du canapé et dit avec embarras, en haussant les épaules :

— Je ne sais pas… c’est l’occasion qui s’est présentée… Je me promenais dans la cour… les criminels de droit commun se sont jetés sur un geôlier… un ancien gendarme expulsé du corps pour cause de vol… il espionne, rapporte, fait la vie dure à tout le monde… Alors, il y a eu une mêlée, les surveillants ont eu peur, ils sifflaient, couraient… Pendant ce temps, je vois que la grille était ouverte, je m’approche, j’aperçois une place, la ville… Cela m’a attiré. Et je suis sorti sans me hâter…, comme dans un rêve… Quand j’eus fait quelques pas, je revins à moi, je me demandai où j’allais me rendre… je constatai alors que les portes de la prison étaient fermées… J’ai été mal à mon aise… je regrettais les camarades… enfin, c’était stupide… je ne pensais pas à m’enfuir…

— Hum ! fit Iégor. Eh bien, monsieur, vous auriez dû retourner, frapper à la porte et demander poliment qu’on vous laisse rentrer : — Excusez, un moment de distraction…

— Oui ! continua Vessoftchikov en souriant. C’était bête aussi, je le comprends. Et pourtant, j’ai mal agi envers les camarades… je ne dis rien à personne et je pars… Dans la rue, je vois venir un enterrement. J’ai suivi le cercueil — c’était un enfant — la tête baissée, sans regarder personne… Je suis resté au cimetière, au grand air, et il m’est venu une idée…

— Une seule ? demanda Iégor, et il ajouta avec un soupir : Je pense qu’elle n’a pas été à l’étroit…

Le grêlé se mit à rire, sans se fâcher.

— Oh ! ma tête n’est plus aussi vide qu’avant… Et toi, Iégor, tu es toujours malade ?

— Chacun fait ce qu’il peut ! répondit Iégor ; et un accès de toux le secoua. Continue !

— Puis j’ai été au musée… je me suis promené, j’ai regardé les collections tout en pensant : « Où vais-je aller maintenant ? » J’étais furieux contre moi-même, j’avais horriblement faim !… Je suis retourné dans la rue, j’ai marché, j’étais vexé ; je voyais que les agents de police examinaient les passants avec attention… Je me disais : — Grâce à mon museau, je tomberai bientôt entre les mains de la justice… Et soudain, voilà la mère qui vient en courant, elle passe à côté de moi, je m’écarte, je me retourne, je la suis… et voilà tout !…

— Et moi qui ne t’ai même pas remarqué ! dit la mère d’un ton confus. Elle examinait Vessoftchikov avec attention ; il lui sembla qu’il avait changé à son avantage.

— Les camarades sont sans doute inquiets et se demandent où je suis… reprit-il en se grattant la tête.

— Et les gendarmes, tu ne les regrettes pas ? Et pourtant ils sont inquiets, eux aussi ! fit observer Iégor ; puis le malade ouvrit la bouche et, remuant les lèvres comme s’il voulait frapper l’air, il continua : — Trêve de plaisanteries ! Il faut te cacher, ce qui est agréable, mais pas très facile… Si je pouvais me lever !… Il eut une crise d’étouffement et se frotta la poitrine avec de faibles mouvements.

— Tu es bien malade, Iégor ! dit Vessoftchikov.

La mère soupira et promena un regard inquiet autour de la chambrette.

— C’est mon affaire ! répondit Iégor. Grand-mère, ne vous gênez donc pas, demandez-lui des nouvelles de Pavel.

Le grêlé eut de nouveau un large sourire.

— Pavel ? Il va bien, il est en bonne santé. C’est une espèce de président pour nous. C’est lui qui parle avec les autorités en notre nom ; en général, c’est lui qui commande… On le respecte… Il y a de quoi !

La mère buvait les paroles du jeune homme ; elle jetait parfois un regard furtif sur le visage bleuâtre et boursouflé de Iégor. Figé comme un masque, dépourvu d’expression, il semblait étrangement plat ; seuls les yeux vivaient et étincelaient gaiement.

— Si vous me donniez à manger… je vous jure que j’ai bien faim ! s’écria soudain le grêlé.

Grand-mère, dit Iégor, il y a du pain sur le rayon ; donnez-le lui ; ensuite, allez dans le corridor et frappez à la seconde porte à gauche. Une femme vous ouvrira ; dites-lui qu’elle vienne ici et qu’elle apporte tout ce qu’elle possède en fait de comestibles…

— Pourquoi tout ? protesta Vessoftchikov.

— Ne vous émotionnez pas, ce ne sera pas grand’chose… rien, peut-être !

La mère obéit. Lorsqu’elle eut frappé à la porte indiquée, elle se dit tristement en prêtant l’oreille : — Il est mourant…

— Qui est là ? demanda quelqu’un à l’intérieur de la chambre.

— De la part d’Iégor ! répondit la mère à mi-voix. Il vous prie de venir chez lui…

— J’y vais ! répondit-on.

Pélaguée attendit un instant et frappa de nouveau. La porte s’ouvrit brusquement et une grande jeune femme qui portait des lunettes apparut. Tout en lissant la manche froissée de son corsage, elle demanda d’un ton sec :

— Que désirez-vous ?

— C’est Iégor qui m’envoie…

— Ah ! Allons-y !… Mais je vous connais ! s’écria la femme. Bonjour. Il fait sombre ici…

La mère la regarda et se souvint de l’avoir vue une ou deux fois chez Nicolas. « On trouve des nôtres partout ! » pensa-t-elle.

La femme s’arrangea de manière à ce que la mère marchât devant elle.

— Il est bien mal ? interrogea-t-elle.

— Oui, il est couché. Il vous prie d’apporter quelque chose à manger.

— Oh ! c’est inutile…

Lorsque les deux femmes pénétrèrent chez Iégor, celui-ci les accueillit par un râle…

— Lioudmila, ce jeune homme-là vient de sortir de prison sans la permission des autorités, l’impertinent ! Avant tout, donnez-lui à manger et cachez-le n’importe où pendant un jour ou deux.

Lioudmila hocha la tête et, tout en examinant avec attention le visage du malade, elle dit sévèrement :

— Iégor, vous auriez dû me faire chercher aussitôt que vos visites sont arrivées ! Et je vois que vous avez à deux reprises oublié de prendre votre médecine. Quelle négligence ! Vous dites, vous-même, que vous respirez plus facilement après… Venez chez moi, camarade !… On va tout de suite venir prendre Iégor pour le mener à l’hôpital.

— Il faut donc que j’y aille ? demanda Iégor.

— Oui. J’irai vous y rejoindre !

— Là aussi ?…

— Ne dites pas de sottises…

Tout en parlant, la jeune femme avait remis la couverture sur la poitrine du malade, fixement observé Vessoftchikov, mesuré de l’œil la médecine… Elle parlait d’une voix égale et basse, mais sonore ; ses mouvements avaient de l’ampleur ; son visage était pâle et ses sourcils noirs se rejoignaient presque à la racine du nez. Cette physionomie déplut à la mère, qui la jugea arrogante ; les yeux n’avaient ni éclat, ni sourire ; la voix, des intonations de commandement.

— Nous partons ! continua-t-elle. Je reviendrai bientôt. Vous, vous donnerez à Iégor une cuillerée à soupe de cette potion… Ne lui permettez pas de parler…

Et elle sortit en emmenant le grêlé.

— Quelle merveilleuse femme ! dit Iégor avec un soupir. Quelle admirable créature !… C’est chez elle que vous auriez dû vous installer grand-mère. Elle travaille beaucoup… Elle est très fatiguée…

— Ne parle pas, tiens, bois plutôt ! répondit affectueusement la mère.

Il avala le remède et continua en fermant un œil :

— Qu’importe ! j’aurai beau me taire, je mourrai quand même…

Il regarda la mère, tandis que ses lèvres s’ouvraient lentement en un sourire. La mère baissa la tête ; un sentiment de pitié aigu fit couler ses larmes…

— Ne pleurez pas, grand-mère, c’est naturel… Le plaisir de vivre entraîne après lui la nécessité de mourir…

La mère lui posa la main sur la tête et dit à voix basse :

— Tais-toi, hein !

Mais, fermant les yeux comme pour écouter les râles dans sa poitrine, il continua obstinément :

— C’est stupide de me taire, grand-mère… Qu’y gagnerais-je ? quelques minutes d’agonie de plus, et je perdrais le plaisir de bavarder avec une brave femme… Je ne crois pas qu’il y ait dans l’autre monde d’aussi braves gens que dans celui-ci…

La mère l’interrompit avec agitation :

— Elle va revenir, la dame, elle me grondera parce que tu parles…

— Ce n’est pas une « dame », mais une révolutionnaire, une camarade, une âme admirable… Elle vous grondera de toute façon, grand-mère ! Elle gronde toujours tout le monde…

Et Iégor se mit à raconter l’histoire de sa voisine, lentement, en remuant les lèvres avec effort. Ses yeux souriaient ; Pélaguée se disait avec inquiétude, à la vue de ce visage tout bleui et moite :

— Il meurt !…

Lioudmila revint ; après avoir soigneusement fermé la porte derrière elle, elle dit à la mère :

— Il faut absolument que votre ami se déguise et s’en aille ; allez lui chercher immédiatement d’autres vêtements et apportez-les ici ! Quel dommage que Sophie soit absente ! Cacher les gens, c’est sa spécialité.

— Elle arrive demain ! répliqua la mère, en jetant son fichu sur ses épaules.

Chaque fois qu’on la chargeait d’une mission, elle ne pensait qu’à l’accomplir vite et bien. Elle demanda d’un air affairé et soucieux, en fronçant les sourcils :

— Comment faut-il l’habiller, qu’en pensez-vous ?

— Peu importe ! Il sortira de nuit.

— C’est bien pis que de jour : il y a moins de monde dans les rues, on vous remarque plus facilement, et Vessoftchikov n’est pas très malin…

Iégor eut un rire rauque :

— Que vous êtes encore jeune… grand-mère !

— Puis-je aller te voir à l’hôpital ? demanda-t-elle.

Il hocha la tête en toussant. Lioudmila regarda la mère de ses yeux noirs, et proposa :

— Voulez-vous que nous le veillions à tour de rôle ? Oui ? Bien !… Et maintenant, allez vite !

Et, prenant la mère par le bras d’un geste affectueux, mais autoritaire, elle la fit sortir dans le corridor, où elle lui dit à voix basse :

— Ne vous fâchez pas de ce que je vous renvoie ainsi… c’est malhonnête, je le sais… Mais cela lui fait beaucoup de mal de parler… et j’ai l’espoir…

Cette explication troubla la mère ; elle chuchota :

— Que dites-vous ! Vous n’êtes pas malhonnête… vous êtes bonne… Au revoir, je m’en vais…

— Prenez garde aux espions ! recommanda la femme à voix basse. Portant la main à son visage, elle se frotta les tempes ; ses lèvres frémirent ; elle eut un air plus doux.

— Oui, oui ! répondit la mère, sans fierté.

Arrivée à la grille, elle s’arrêta un instant, comme pour arranger son fichu, et jeta autour d’elle un regard vigilant que personne n’aurait pu remarquer. Elle savait distinguer presque à coup sûr les espions dans la foule. L’insouciance soulignée de la démarche, l’aisance affectée des gestes, l’expression de fatigue et d’ennui peinte sur le visage, le scintillement craintif, confus et mal dissimulé des yeux fuyants et désagréablement perçants, autant de traits qui lui étaient devenus familiers.

Mais, cette fois-là, elle n’aperçut aucun visage connu ; sans se hâter, elle s’engagea dans la rue, puis prit un fiacre en donnant au cocher l’ordre de la conduire au marché. Elle acheta des vêtements pour Vessoftchikov et marchanda sans pitié, tout en couvrant d’injures son ivrogne de mari qu’il fallait habiller à neuf presque chaque mois. Cette fable n’impressionna guère les commerçants, mais causa beaucoup de satisfaction à la mère elle-même ; en route, elle s’était dit que la police devinerait que le fugitif allait se déguiser et qu’une enquête serait faite au marché. Pélaguée retourna chez Iégor, et ensuite accompagna le grêlé à l’autre extrémité de la ville. Ils prirent chacun un trottoir ; et la mère, contente et amusée, regardait le jeune homme marcher lourdement, tête basse, s’embarrassant dans les longs pans de son pardessus jaunâtre, et repoussant son chapeau qui lui glissait sur le nez. Sachenka vînt à leur rencontre dans une rue déserte, et la mère rentra après avoir salué Vessoftchikov d’un hochement de tête.

— Pavel est en prison… André aussi… pensa-t-elle avec tristesse.