La Mère de Dieu (Sacher-Masoch)/12

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Traduction par Anna-Catherine Strebinger.
Sascha et Saschka suivi de La Mère de Dieu.Librairie Hachette (p. 213-222).

CHAPITRE XII

Sabadil était à présent plus souvent chez Mardona que chez lui. Il ne vivait plus lorsqu’il ne voyait pas la Mère de Dieu, lorsqu’il n’entendait pas sa douce voix, lorsqu’il ne sentait pas la main de la jeune fille lui caresser le front avec tendresse. La Mère de Dieu et le paysan de Solisko s’aimaient depuis le moment où ils s’étaient rencontrés pour la première fois dans la forêt solitaire, avec cette différence que Sabadil éprouvait pour la jeune fille une violente passion et qu’il la désirait avec ardeur, tandis que celle-ci l’aimait d’un amour calme, plaçant entre elle et lui le ciel et les devoirs auxquels elle se croyait appelée. Pour Sabadil, Mardona était une image pure, couronnée d’une auréole, et tenant un lis ouvert dans sa main blanche. Il lui appartenait tout entier. Elle, Mardona, n’était pas à Sabadil.

La Mère de Dieu, étendue dans son fauteuil, considérait avec un joyeux sourire Sabadil qui s’était établi à ses pieds.

« Je t’aime trop, vois-tu, murmurait-elle, oh oui ! je t’aime trop. Tu perdras peu à peu le respect que tu me dois. Déjà je ne t’inspire plus aucune crainte.

— Tu te trompes, Mardona : souvent tu me fais peur.

— Est-ce vrai ? »

Elle se mit à rire aux éclats et parut s’amuser beaucoup de ces paroles.

Dans la grande salle se trouvait Ossipowitch, sa femme et ses enfants, réunis autour d’une terrine fumante. Wadasch, assis près de la table, accordait son violon.

Tout à coup la porte s’ouvrit brusquement, et Sukalou entra. D’ordinaire il mettait beaucoup de temps et faisait de grandes cérémonies pour se présenter. Cette fois il se précipita dans la chambre, sans saluer personne. Il secoua si fort ses vêtements couverts de neige, qu’un tourbillon blanc vola de tous côtés dans la salle.

« Un événement terrible, oh ! terrible ! commença-t-il. J’arrive de la ville avec une nouvelle,… Seigneur ! une nouvelle… »

Il s’assit comme hors d’haleine, et se mit à gémir.

« Vous êtes perdus, tous,… perdus… sans moi,… vous courez un danger,… je viens vous avertir… Mais je vois que j’ai perdu la parole. »

Il indiqua de la main qu’il désirait parler et que cela lui était impossible.

« Remets-toi, premièrement, lui dit Turib. Tu parleras après. Qu’y a-t-il ?

— Un malheur !

— Quoi donc ? demandèrent à la fois tous les assistants.

— C’est… pour le dire tout de suite,… mais vraiment je ne puis parler, pleurnicha Sukalou,… je tombe de lassitude,… j’ai couru comme un cheval,… c’est pour l’amour de Mardona, pour la sauver, s’il est temps encore, et aussi parce que je meurs de faim.

— Femme, donne-lui à manger, dit Ossipowitch.

— Allons, raconte ce que tu sais, s’écrièrent les assistants, qui avaient quitté la table et entouraient Sukalou.

— Je veux manger d’abord, interrompit Sukalou ; je raconterai après. Trois jours de jeûne, vous vous imaginez que cela n’abat pas un homme ; je voudrais vous y voir. Je ne m’en remettrai jamais. »

Chacun se hâta de lui apporter quelque chose à manger. Ils se pressaient tous autour de lui, comme les bergers de Bethléem avec leurs offrandes. Turib tenait une assiette de jambon, Anuschka un petit pot de lait, Wadasch un hareng, Jehorig un pain, Anastasie un tonnelet de brindze, et le vieil Ossipowitch une carafe d’eau-de-vie et un petit verre.

« Mange, Sukalou, bois et mange, criait-on de tous côtés.

— Je ne puis manger aussi vite que vous le désirez, repartit Sukalou. Il vous faut avoir patience. Songez donc, un homme à demi mort d’inanition ! »

Il but un verre d’eau-de-vie et avala le hareng en deux bouchées. Il attaqua ensuite le jambon.

« Une plainte,… une plainte a été portée au tribunal, dit enfin Sukalou. Le cœur me tourne quand j’y songe… Ah ! que j’ai mal ! Verse à boire, bon Nilko. »

Il avala un second verre d’eau-de-vie.

« C’est à cause du châtiment infligé à Sofia Kenulla,… vous comprenez. Il paraît qu’elle est dangereusement atteinte. On va procéder à une enquête… Mon Dieu ! que je suis faible encore !… »

Il se coupa du pain et s’en remplit la bouche, avec du brindze.

« Ils ne veulent pourtant pas porter plainte contre Mardona ? » demanda Wadasch.

Sukalou hocha vivement la tête.

« On la conduira en prison ? » s’écria Turib.

Sukalou fit un geste affirmatif.

Jehorig courut vers Mardona pour l’avertir.

Dans la cour, des voix s’élevèrent. Puis Lampad Kenulla entra, accompagné d’un juif qui s’inclinait très bas, la bouche fendue d’un sourire embarrassé.

À leur vue, Sukalou se versa vite un dernier verre d’eau-de-vie, et prit une pincée de tabac, en détournant la tête.

« Mauvaises nouvelles ! dit enfin Kenulla ; cet homme… — il désigna le juif — arrive de la ville, et il assure qu’on va faire prisonnière notre Mère de Dieu.

— Nous le savons, répondit le vieil Ossipowitch d’un ton grave. Mais nous ne craignons rien.

— Sukalou, qui arrive de la ville, nous a appris la nouvelle, ajouta Anuschka.

— Sukalou ! » s’écria le juif très désappointé.

Il cessa de s’incliner, et ne sourit plus.

« Le coquin ! le misérable ! Je suis venu tout exprès de la ville pour avertir notre petite Mère, notre vierge d’or, et pour gagner une petite récompense. Et il faut que ce menteur me fasse du tort !

— Sois tranquille, juif, repartit Kenulla. Je puis prouver que c’est de toi que Sukalou tient la nouvelle. Tu la lui as racontée à l’auberge où tu t’es arrêté pour abreuver tes chevaux.

— C’est vrai,… dit Sukalou ; cependant il était de mon devoir…

— Tais-toi, lui cria le juif.

— Je ne dis rien.

— Vous dites que vous n’avez pas peur, continua Kenulla. Pourtant le cas est grave. Il est de fait que les preuves manqueront. Car qui osera témoigner contre Mardona ! Mais c’est bien assez si on nous l’emmène et qu’on la garde en prison durant un mois.

— Cela ne sera pas », cria Turib.

Les assistants se mirent tous à parler à haute voix.

« Mardona doit se cacher, dit Ossipowitch.

— Il vaut mieux qu’elle passe la frontière, objecta Sukalou.

— Je lui procurerai un costume juif et je l’emmènerai moi-même dans mon traîneau, dit le juif.

— S’il faut de l’argent, dit Kenulla, moi j’offre tout ce que je possède. »

La Mère de Dieu était arrivée sur ces entrefaites. Elle se tenait au seuil de la porte, les bras croisés sur la poitrine.

« Je ne fuirai pas et je ne me cacherai pas», dit-elle en s’avançant au milieu de ses disciples effrayés.

Elle souriait d’un sourire plein de grâce et resta parfaitement calme.

« Tu as raison, s’écria Barabasch, qui se précipita dans la chambre comme un possédé, ne fuis pas, Mardona ! Ne sommes-nous pas là pour te protéger ?

— Oui, nous te défendrons ! » crièrent en chœur une foule de Duchobarzen attirés par le tapage.

La chambre, la cour, la route furent en peu de temps envahies par les partisans de la Mère de Dieu.

« Mardona, dit Sabadil d’une voix ferme, aussi longtemps que je vivrai, personne ne portera la main sur toi !

— Je vous remercie, mes amis, dit Mardona avec beaucoup de douceur. Vos intentions sont bonnes. Cependant, je ne puis les approuver. J’agirai selon la volonté de Dieu, et, s’il l’exige, eh bien, je porterai ma croix pour l’amour du Christ. Je vais partir immédiatement pour la ville : je vais me livrer à la justice.

— Tu veux… ? s’écria Barabasch épouvanté.

— Oui, je le veux, interrompit Mardona. Ainsi, trêve de paroles, je vous prie ! Je vais m’habiller tout de suite. Ce juif m’emmènera dans son traîneau.

— Je t’accompagne, dit Sabadil.

— Non ! vous resterez tous ici. »

Mardona s’habilla rapidement et monta dans le traîneau du juif. Personne n’osa la retenir. Ses partisans la suivirent du regard, mornes et consternés. Elle resta calme et digne. Chemin faisant, elle s’entretint avec le juif ; elle le questionna : elle lui demanda le nom du juge, si celui-ci était jeune, s’il était marié. Elle n’oublia pas de lui demander s’il aimait les femmes. Le juif lui donna une foule de renseignements et il sourit. Bientôt aussi, Mardona se prit à sourire. Elle parut satisfaite des renseignements. Son front s’éclaircit.

Quelque temps après le départ du misérable traîneau qui avait emmené de Fargowiza-polna la Mère de Dieu et son compagnon, Sukalou entrait à pas pressés dans la chaumière de Wewa. Il ne trouva la veuve ni dans la grande salle, ni dans sa chambre. Il trébucha sur un balai et une corbeille de choux qui encombraient le corridor et se rendit à la cuisine, où Wewa était en train de préparer son repas, debout près de l’âtre. Sukalou tomba assis sur le bloc de pierre qui servait à couper du bois et resta quelques moments sans parler, comme anéanti.

« Quoi ! tu as l’audace de te présenter ici, lui cria Wewa. Coquin ! misérable impudent ! homme au cœur de glace ! vil mannequin ! »

La main de la veuve retentit avec un claquement sec sur la joue de Sukalou.

« Donne-moi une gifle, Wewa, donne-m’en encore une, je t’en prie instamment », dit Sukalou sans chercher à se défendre.

Wewa le considéra, très surprise.

« Oui, je mérite que tu me battes, continua-t-il. J’étais aveuglé, vois-tu, je ne jouissais pas de ma raison ! Ô Wewa, combien je t’ai méconnue !

— Enfin ! tu conviens de tes torts !

— Ah ! certes, certes !

— Et tu viens me dire que tu m’aimes ?

— Oui, Wewa, je t’aime. Il faut bien que je t’aime, s’écria Sukalou. Mais laisse-moi parler. Le règne de Mardona a pris fin. Le tribunal l’a fait appeler. On va la mettre en prison.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle a fait lapider Sofia.

— Impossible !

— C’est pourtant vrai. Elle va être punie comme criminelle. Dieu l’a abandonnée.

— D’où sais-tu cela ?

— Il me l’a dit lui-même, affirma Sukalou.

— Dieu s’est révélé à toi ?

— Oui, Wewa, cette nuit, repartit Sukalou. Je dirais que c’était un songe si je n’étais parfaitement sûr de n’avoir pas rêvé. Je vis tout à coup surgir un grand nuage, d’un rouge de feu, ardent comme le buisson où l’Éternel s’est révélé à Moïse…

— Et il t’a dit ?…

— « J’ai rejeté Mardona, la fille d’Ossipowitch, et je choisis pour lui succéder Wewa, la veuve de Skawrow. C’est elle qui sera votre Mère de Dieu… Va la trouver, mon cher Sukalou, et annonce-lui cette nouvelle, — « remarque que Dieu m’a nommé son cher Sukalou, — « et adore-la ! »

Sukalou se jeta à genoux et embrassa avec frénésie les pieds de la veuve.

« Ô mon étoile, dit-il, jardin céleste, riche en joies et en béatitude, toi, bonheur des anges et reine des mortels !

— Mais… dis-tu bien la vérité ? demanda Wewa, dont le visage resplendissait. Pourquoi Dieu ne m’apparaît-il pas, à moi, pour m’annoncer sa volonté ?

— Les décrets de l’Éternel sont insondables, répliqua Sukalou. Il m’envoie vers toi, comme il envoya l’ange à Marie.

— Puisque c’est la volonté de l’Éternel, dit Wewa qui avait repris tout son sang-froid et redressait fièrement la tête comme un cheval de traîneau, j’obéirai. Je vais revêtir tout de suite l’emploi saint qui m’est assigné. Je le remplirai en toute humilité, consciencieusement et fidèlement.

— Oui, sainte femme, oui, agneau pascal, j’en suis bien sûr, s’écria Sukalou. Et avant tout, n’est-ce pas ? tu viendras en aide aux malheureux, tu rassasieras les affamés, et tu donneras à boire à ceux qui ont soif. Tu me vois à tes pieds, Wewa ; j’implore ta pitié.

— Relève-toi », répondit Wewa.

Elle s’avança vers la table, portant une grande terrine de kasche. Sukalou la suivit, se léchant les lèvres avec gourmandise.

« Tiens ! — elle posa la terrine sur la table — assieds-toi près de moi, messager de Dieu. Nous allons manger ensemble, puis nous parlerons de nos projets. Lisinka ! Lisinka », où donc es-tu ?

Lisinka parut, souriant d’un air confus.

« Mardona est en prison, lui dit Wewa d’un air digne, et l’Éternel m’a élue pour la remplacer. Je suis maintenant votre Mère de Dieu. »

Lisinka tomba à genoux et adora Wewa.

« Lève-toi, mon enfant, reprit la veuve avec bonté, et assieds-toi. Nous allons souper. »

Lisinka obéit. Tout en mangeant, elle jetait sur Wewa des regards effrayés. Sukalou, lui, ne craignait personne. Il mangeait comme quatre ; il engloutit une portion formidable de kasche, et ingurgita la moitié d’une grande cruche d’eau-de-vie,

« Je ne peux cependant pas me présenter ainsi à mes disciples, dit Wewa, désignant ses pieds nus et sa chemise grossière.

— Qui donc y songe ? dit Sukalou. Tu te vêtiras selon ton rang, comme une noble dame.

— J’aurai des bottes à talons d’argent ?

— À talons d’or, Wewa, à talons d’or ! Mardona en a eu en argent, elle.

— Et des habits de soie ?

— De soie et de velours.

— Avant tout, procure-moi une pelisse de martre ; mais une pelisse plus belle que celle de Mardona.

— Tu auras de la zibeline, Wewa, affirma Sukalou. Toutes les comtesses portent de la zibeline. Et… que dit donc cette belle légende du pécheur… où le poisson d’or, pour récompenser l’homme qui avait levé le charme jeté sur lui, fit de sa femme une barine ?…

— Elle parut sur l’escalier seigneurial, s’écria Wewa, la tête prise dans une splendide parure ; elle avait au cou des colliers de perles ; ses doigts étaient couverts de bagues d’or, ses pieds chaussés de pantoufles rouges. Elle portait un manteau de velours garni de zibeline. »