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La Métaphysique de Lotze

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LA MÉTAPHYSIQUE DE LOTZE


Si c’est une hardiesse, aujourd’hui, de donner pour titre à un livre de philosophie le simple mot Métaphysique, cette hardiesse n’a pas nui à l’ouvrage de M. Lotze : le voilà déjà traduit en français et en anglais[1]. L’auteur n’a cependant fait aucun sacrifice à la mode et au goût du jour : « Je m’abstiens à dessein, dit-il, d’annoncer, comme on a l’habitude maintenant de le faire dans chaque branche de recherche pour recommander son œuvre, que mon exposition procède d’après la méthode des sciences naturelles[2]… » et il prévoit, dès l’Introduction, qu’il sera conduit à des points de vue où les savants ne consentiront pas à le suivre. Mais les savants consentiraient-ils à faire même un seul pas avec lui, et cette tentative de donner une explication métaphysique du monde, c’est-à-dire de découvrir la cause interne réelle qui rend les phénomènes possibles et leur enchaînement nécessaire, n’est-elle pas de celles qui leur semblent absolument chimériques ?

Exercer sur les faits une domination pratique, c’est-à-dire pouvoir conclure de conditions actuellement données ce qui en résultera, ou ce qui doit les avoir précédées, ou bien ce qui doit avoir lieu en même temps, en des parties du cours du monde inaccessibles à l’observation, voilà le but des sciences positives. Il est, je suppose, inutile d’insister sur l’étendue des connaissances acquises déjà par d’infatigables et glorieux efforts. Mais la grandeur même de ces résultats a fait naître, et il s’est enraciné dans les esprits, ce préjugé que toute recherche était vaine en dehors des recherches scientifiques. Si l’observation cependant et la comparaison exacte des faits semblent avoir suffi jusqu’à présent pour assurer aux sciences cette domination qu’elles ambitionnent, l’emploi de ces procédés, de la méthode expérimentale, ne se comprend pas, en réalité, sans une supposition antérieure à toute expérience, celle d’une liaison rigoureuse de tous les phénomènes, d’une connexion régie par des lois. Nous n’avons pas le droit de prétendre à l’explication d’une succession quelconque d’événements, à moins de nous prononcer d’abord sur l’existence ou la non-existence de cette connexion dans le cours des choses. Suivant le parti que nous prendrons, les suites de faits qui s’offrent à nous seront rendues explicables ou impossibles à expliquer. « Toute explication, en effet, n’est, en définitive, rien autre chose que la réduction de la simple concomitance de deux faits à une liaison interne réglée par une loi générale ; tout besoin d’une explication et le droit de la demander reposent par conséquent sur la conviction primordialement certaine que cela seulement peut être ou avoir lieu, pourquoi la raison de sa possibilité réside dans une connexion générale des choses, et le principe de sa réalisation, en temps et lieu donnés, se trouve dans les faits particuliers de cette connexion[3]. » En outre, pour la discussion des faits qui nous permet seule de découvrir la teneur des lois du réel, il faut le concours de diverses idées intermédiaires, distinctes de la notion générale de connexion régulière et dont la certitude ne repose pas non plus sur des données empiriques. Il y a donc autre chose à connaître que les lois spéciales selon lesquelles le cours des choses se meut effectivement dans ses diverses directions et qui sont bien réellement l’objet des sciences. La spéculation métaphysique est possible et nécessaire.

Mais cette spéculation, qui donnerait la définition complète de bien des termes corrélatifs dont on a pu jusqu’ici laisser indéterminée la nature sans qu’on fût empêché par là d’y appliquer le calcul, et qui serait peut-être, à un moment donné, indispensable aux sciences elles-mêmes pour leur permettre de faire de nouveaux progrès, pourquoi ne serait-elle pas comme une dernière tournure donnée aux connaissances expérimentales ? Les sciences seraient ainsi chargées de produire une nouvelle métaphysique, et la tireraient d’elles-mêmes, sans être réduites à se ranger sous la bannière d’une métaphysique déjà constituée. Certes, le sens philosophique n’est pas le privilège d’une caste ; mais à la diversité des problèmes correspondent des procédés différents et différentes manières de penser ; on est mal préparé à aborder la spéculation par la culture exclusive d’un domaine restreint, et il est à craindre que les tentatives des savants en philosophie (il y en a déjà des exemples) ne donnent de tristes résultats.

Ce n’est pas qu’on doive appliquer à cet ordre de recherches la dialectique des idéalistes ; elle n’a qu’une valeur logique[4]. On ne peut pas davantage trouver un fil conducteur dans une théorie des catégories, quelle que soit l’habileté avec laquelle on confectionne. « ces jouets philosophiques[5] ». Il n’est pas non plus nécessaire d’entreprendre une exploration préalable de la connaissance, « de se livrer à des considérations générales sur les facultés de connaître dont on pourrait se servir si on le voulait sérieusement : … l’incessant aiguisage des couteaux est ennuyeux quand on n’a devant soi rien à couper[6]. » La pensée humaine a fait, depuis des siècles, assez d’expériences, pour qu’on puisse au moins essayer de se rendre un compte succinct de ce qu’elle doit affirmer, sans s’arrêter à la considérer indéfiniment en elle-même : « Ce n’est point la psychologie, quel que soit l’intérêt qu’elle mérite comme domaine particulier de recherches, qui peut être la base de la métaphysique, mais bien celle-ci de celle-là[7]. » Et en métaphysique la seule méthode consiste « en cette réflexion qui, partant des idées que nous nous faisons sur la nature et la construction du Réel, les compare incessamment entre elles et avec toutes les conditions d’après lesquelles il nous est possible de juger de leur justesse, puis cherche ensuite à remplacer les contradictions et les imperfections remarquées par de meilleures appréciations[7]. »

Telle est bien, en effet, la méthode que M. Lotze emploie, non sans quelque subtilité, dans les trois parties de son grand ouvrage : Ontologie, Cosmologie et Psychologie. Il prend pour point de départ cette conception naturelle d’une « pluralité de choses stables, de rapports variables entre elles et d’événements qui résultent du changement de ces rapports mutuels[8], » et de cette ontologie primitive, à laquelle nous nous conformons tous en dehors de l’école, il s’élève, par une série de transformations successives, à la doctrine d’un Infini, dont les choses, n’étant rien pour elles-mêmes, sont seulement des états, dont se sépare cependant ce qui existe pour soi, se rapporte à soi-même et se distingue d’autre chose par une action qui lui est propre, c’est-à-dire les êtres spirituels.

I

Nous croyons trouver[9] dans nos sensations le témoignage immédiat qui nous garantit la présence d’une réalité quelconque à un moment donné. Cependant la sensation ne nous assure que de sa propre existence et ne nous révèle rien, à proprement parler, en dehors d’elle-même. Mais c’est le fait d’une réflexion déjà très avancée de penser que l’existence des choses, au lieu d’être seulement témoignée par la sensation, consiste tout entière en ce qu’elles sont senties. Pour ceux qui s’en rapportent à l’opinion commune, cette existence est indépendante de la connaissance que nous en avons, et rien ne leur paraît plus assuré. Les objets que nous ne percevons pas, disent-ils, d’autres hommes les perçoivent, et dans l’hypothèse même où toute conscience capable de les connaître aurait disparu du monde entier, « les choses resteraient encore entre elles dans les rapports qu’elles soutenaient, quand elles étaient objets de perception ; chacune aurait encore son lieu dans l’espace ou y changerait de position ; chacune continuerait de subir des influences de la part des autres choses et d’en exercer sur d’autres ; dans ces relations et ces actions mutuelles subsisterait encore ce qui autoriserait les choses à s’attribuer une véritable existence indépendante de nous, et nous autoriserait à la leur reconnaître[10]. » Ce sont donc les rapports qui garantissent cette existence. Dira-t-on que la réalité de ces rapports a besoin d’être elle-même garantie, qu’ils sont peut-être purement imaginaires, et que l’existence des choses n’est alors que concevable ? Ce serait demander la solution d’un problème contradictoire. Pour expliquer l’origine de la réalité donnée, il faut supposer cette réalité elle-même. « L’opinion commune a évité ce cercle vicieux, et elle n’en commet pas de son côté un autre en fondant la réalité de l’existence des choses sur la réalité supposée de leurs relations entre elles. Car enfin elle ne pouvait avoir en vue d’analyser ou de construire la conception la plus générale qu’il y ait, celle de la Réalité ; supposant plutôt que, seule, la sensation vive nous peut à la fois interpréter et témoigner ce que nous désignons par ce nom, elle devait se borner à faire voir comment l’existence des choses, comprise dans cette merveille de la Réalité, dépend ou diffère de ce que la même Réalité comprend également de l’existence des rapports et des événements[11]. » Bien plus, l’opinion commune, en posant l’existence des choses dans celle des rapports, est plus près de la vérité que la spéculation qui cherche l’être pur. Quel est, en effet, le plus sérieux argument en faveur d’une existence des choses qui repose absolument sur elle-même et qui précède celle des rapports pour leur servir de fondement ? C’est précisément que toute relation suppose, pour exister, les termes corrélatifs qu’elle doit unir. Remarquons d’abord que si l’être est vraiment pur, s’il est vraiment affranchi de tout rapport, il se confond avec le non-être. C’est par abstraction seulement que nous pouvons concevoir cet être identique à rien. Si nous voulons atteindre la Réalité, il semble bien que nous ne devons pas nous écarter de la manière de voir naturelle. Mais si une chose ne peut être qu’autant qu’elle est en relation avec une autre, ne faut-il pas que celle-ci existe d’abord, et avant celle-ci, une troisième pour une raison pareille, et ainsi de suite à l’infini, ou en cercle ? Des. difficultés de ce genre ne sont pas pour embarrasser ceux qui connaissent le véritable objet de la métaphysique. Elle ne se propose pas, en effet, de découvrir comment la réalité a été produite, « mais comme quoi elle doit être pensée, alors que, d’une manière incompréhensible, elle existe ». Et ce passage est assez important pour que je continue la citation : « Nous n’avons pas à faire le monde, mais à ordonner nos conceptions selon l’ordre des faits que, achevé sans nous, il nous présente. Si donc il y a de la contradiction dans l’idée d’une action créatrice[12] qui, ne faisant que successivement son œuvre, aurait posé les choses dans des rapports mutuels, rien de contradictoire n’entre dans cette autre pensée qui, sans soulever aucune question d’origine, regarde les éléments du monde donné comme éternellement liés ensemble par des relations réciproques, et comme ne possédant qu’en ces relations ce qui fait différer leur être du non-être[13]. »

Ces éléments, que sont-ils en eux-mêmes ? L’opinion commune regarde les choses comme essentiellement changeantes ; elle ne les confond pas avec les qualités qu’elles revêtent et qui sont « comme un approvisionnement de matières prédicatives, dans lequel chaque chose peut choisir celles qui lui conviennent pour l’expression de ses caractères[14]. » Sans doute, si une qualité était un objet invariable de notre connaissance, nous n’aurions aucune raison pour chercher derrière elle un sujet auquel elle appartient, et, dans le langage, à l’idée de qualité ne s’attacherait pas inévitablement l’idée d’un sujet extérieur qui lui sert d’appui. Mais on ne peut supposer un sujet fixe des variations que présentent les qualités, comme le font certains philosophes, et aussi les savants qui prétendent expliquer les divers phénomènes avec des rapports variables entre des éléments invariables. Si ces éléments sont, en effet, vraiment invariables, il est impossible de concevoir la variété des rapports qui s’établiraient entre eux, et même de concevoir aucun changement. Imaginez des éléments existant par eux-mêmes et déterminés par une qualité a parfaitement simple : « Le simple, quand il change, change complètement, et, quand a est devenu b, il n’est resté rien sur quoi l’être pût se retirer comme sur un noyau stable ; il n’y aurait qu’une série a b c d’êtres divers, l’anéantissement de l’un et la naissance de l’autre, et, par cette suppression de toute continuité entre les divers phénomènes, serait ébranlé le motif qui nous a déterminés à leur donner, pour appui, des choses comme sujets[15]. » Avec les choses composées de la perception ordinaire, cette difficulté est moins apparente ; elle n’en est pas moins la même au fond.

Nous devons donc nous efforcer de former la notion de la chose, comme le fait l’opinion commune, c’est-à-dire de telle sorte qu’elle implique la variabilité. Nous devons renoncer à éloigner complètement de l’explication du cours du monde la variabilité interne du Réel. Tout au moins appartient-elle à l’essence de ce Réel pour qui le monde extérieur est un objet d’observation ; mais si nous l’admettons ici, il est évident qu’elle cesse d’être impossible pour les éléments réels qui sont à nos yeux comme les supports des phénomènes dans la nature. Peut-être, il est vrai, la notion de choses doit-elle être remplacée par une autre conception. « C’est seulement en cas que les choses existent et doivent servir à faire comprendre le monde, que nous demandons comment alors elles doivent être conçues, et, sur ce point, nous avons donné la réponse que l’être, la chose ou la substance ne peut être que variable : il n’y a d’invariable que les prédicats des choses ; ils changent en elles, il est vrai, mais chacun reste éternellement égal à lui-même ; les choses seules, en admettant et rejetant tour à tour les prédicats divers, se modifient elles-mêmes[16] »

Mais la question subsiste que sont les choses ? On peut sans doute les ramener aux éléments plus simples qui les composent. Comment répondrions-nous si l’on nous interroge sur ces éléments eux-mêmes ? Qu’est-ce que le mercure, par exemple, dont nous aurions trouvé qu’une autre chose quelconque est composée ? Nous ne saurions rien dire de ce qu’il est en soi s’il ne subissait l’influence d’aucune de ces conditions extérieures qui modifient ses qualités phénoménales et le font apparaître sous la forme tour à tour d’un solide, d’un liquide ou d’un gaz, etc. « Généralement, donc, notre idée de l’essence d’une chose consiste en la pensée d’une régularité avec laquelle, dans un cercle fermé d’états, elle se métamorphose d’elle-même ou sous des conditions données, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, ne sortant jamais de ce cercle, et n’existant jamais sans revêtir une des formes que celui-ci lui offre[17]. » Une conception complète enfermerait même l’histoire passée et future des choses. On les définirait provisoirement par l’ensemble de tous les caractères qu’elles présentent en un moment donné ; on obtiendrait ainsi ce qui est leur être actuel, τὸ τί ἔστι, suivant l’expression d’Aristote ; on arriverait à la formule τί ᾖν εἶναι, et à cette autre formule qu’Aristote n’a pas ajoutée, bien qu’elle ne fût pas étrangère au cours de ses idées, τί ἔσται εἶναι, en considérant l’ensemble de ces carectères donnés comme la conséquence de ce que la chose était et comme le germe de ce qu’elle deviendra. Mais quelle que soit notre connaissance de l’essence des choses ainsi définie, nous n’en aurions jamais que l’image, et la question est de savoir ce qui fait que cette image ne reste pas image et que ce qu’elle représente vient prendre place dans le monde comme chose réelle.

L’explication la plus naturelle, semble-t-il, et la plus ancienne, est d’imaginer que les choses réelles participent d’une Réalité qui existe antérieurement, comme elles prennent telle ou telle couleur par l’addition d’un pigment quelconque. Mais, ou bien ce Réel qui se communique ainsi pour donner aux qualités la fixité et la consistance d’une chose, a déjà par lui-même telles ou telles qualités, et la question n’est que reculée, ou bien il est pur, simple et indéterminé, et alors il est incapable d’expliquer la variété infinie que le monde nous présente. La notion de ce Réel vide ressemble à celle de l’être pur, avec cette différence cependant, que celle-ci est régulièrement formée comme idée générale, bien qu’elle soit inapplicable tant qu’on n’a pas rétabli les relations dont on avait fait abstraction pour la former, tandis que celle de Réel pur a été faussement formée : « Son contenu suppose toujours un sujet auquel il appartiendrait, et ne peut être sujet lui-même ; par cette raison, on ne doit pas parler substantivement du Réel, mais seulement adjectivement de tout ce qui est réel. Il serait bon que le langage aussi préférât cette plus longue tournure, afin de toujours maintenir vivante la pensée que les choses ne deviennent pas ou ne sont pas réelles par la présence d’un Réel en elles, mais qu’elles ne sont réelles que si elles montrent cette manière d’être et d’agir que nous nommons Réalité[18]. »

Cette manière d’être et d’agir, qui constitue vraiment l’essence d’une chose, se confond avec la loi dont elle est un exemple d’application, elle est cette loi individualisée. La loi, prise dans un sens général, correspond à la notion générale de substantialité ; la notion de substance répond à telle ou telle suite de faits régie par la loi. Le mercure, pour rappeler l’exemple donné plus haut, a sa substance ou sa réalité dans la liaison régulière de certaines formes ou apparences selon certaines conditions. « Une chose réelle n’est que la loi réalisée de sa manière individuelle d’être et d’agir[19]. » Mais c’est un fait psychologique à peu près inévitable, que nous prenons les lois pour un type indépendant et dominateur qui précède les cas de son application, alors que ces lois sont par nous déduites de la comparaison des phénomènes. S’il est cependant une vérité simple et primordiale, c’est que ces lois, qui sont premières, sans doute, dans l’ordre de la connaissance, puisqu’elles nous permettent de calculer un résultat futur comme conséquence de conditions données, ne sont elles-mêmes que l’expression du passé et de la forme particulière sous laquelle, dans ce passé, la réalité nous a apparu. Par un étrange malentendu, au contraire, qui remonte peut-être à une fausse interprétation de la Théorie des Idées[20], à moins que cette théorie ne soit elle-même l’expression la plus brillante de cette erreur nous nous sommes si bien « habitués à opposer au Réel son essence propre comme un modèle extérieur qu’il doit imiter, et à chercher ensuite inutilement des médiations qui réunissent les termes illégitimement séparés, que toute affirmation de leur unité primitive semble porter atteinte à l’exactitude scientifique qu’on ambitionne[21]. » Et nous-mêmes, nous nous exposerions au reproche d’avoir ainsi séparé le Réel de l’Idéal si nous maintenions dans ces termes équivoques la définition de la chose que nous venons de donner. Il ne faut pas dire qu’une chose est la loi réalisée, etc., mais bien, et autant que le langage nous permet d’écarter toutes les idées accessoires dont nous ne voulons pas, que la chose est la loi en tant qu’elle s’applique, un acte s’accomplissant, un acte inséparable de l’être qui l’accomplit, identique à cet être lui-même, « lequel n’est pas un point mort derrière son action ».

II

Des considérations approfondies sur le devenir et le changement, sur la nature de l’action physique, conduisent M. Lotze à l’affirmation qu’il ne peut y avoir une pluralité de choses indépendantes les unes des autres. Le pluralisme originel de notre manière de concevoir le monde doit faire place à un monisme par lequel l’incompréhensible action transitive devienne une action immanente. L’action, en effet, désignée par son caractère positif, consiste en ce que la réalisation d’un état est la condition de la réalisation d’un autre état, et nous nous flattons de comprendre cette connexion aussi longtemps que, dans l’unité d’un seul et même être, elle ne produit que le propre développement de cet être. Ce qui nous paraît inconcevable, ce n’est donc pas la causalité immanente, c’est l’action transitive, c’est le fait que ce qui arrive à un être peut être la raison du changement d’un autre être. Or, cette liaison de cause à effet s’impose à nous, et elle nous oblige à considérer les choses comme parties d’un être unique, dépendantes, par suite, les unes des autres, et séparées pour notre manière de concevoir seulement. « Notre précédente idée d’une pluralité d’êtres primordiaux, qui n’en viendraient que plus tard à exercer entre eux de variables actions mutuelles, se transforme en celle d’une pluralité d’éléments dont l’existence et l’essence sont dans une dépendance absolue de la nature et de la réalité de l’Être Un ; dépourvus d’existence pour eux-mêmes, ils sont les membres de cet Être, dont la conservation propre les met tous dans une constante relation de dépendance mutuelle ; à son commandement, auquel ils ne peuvent résister ni prêter une aide qu’ils devraient à leur réalité indépendante, ils se soumettent constamment, de manière que tout l’ensemble du monde produit en chaque moment une nouvelle et identique expression du même sens, une harmonie qui n’est point préétablie[22], mais qui, en chaque moment, se régénère par la puissance de l’Un[23]. »

C’est là, d’après M. Lotze, non pas ce qu’il faut penser pour arriver à comprendre l’action mutuelle, mais ce que nous pensons réellement dès que nous nous faisons une idée claire de ce que nous concevons par cette action. En d’autres termes, il n’est pas nécessaire de deviner ou d’inventer l’unité de tous les êtres dans l’Un, sous la forme d’une hypothèse et comme un expédient pour écarter des difficultés ; l’idée de cette unité est contenue dans le concept d’action mutuelle, et une simple analyse peut l’en faire sortir. Soutenir, au contraire, que les choses sont d’abord des unités différentes et indépendantes les unes des autres, et qu’ensuite elles sont entrées en relation, c’est décrire, « non pas une relation positive ou un fait de la Réalité, mais seulement le mouvement de la pensée qui, au commencement, est partie d’une supposition fausse, et ensuite est obligée, par les problèmes qu’elle doit résoudre, de chercher, par des moyens défectueux, à établir l’idée juste qu’elle aurait dû tout d’abord admettre[24]. »

La doctrine de l’unité originelle de toutes choses n’est pas inférieure à l’opinion contraire pour rendre compte de l’apparence dans le monde de divers degrés d’indépendance, et s’accorde tout aussi bien avec les expériences qui nous attestent ici une vive action mutuelle des choses, là une indifférence réciproque. Ces différences, en effet, ne dépendent pas de ce que « des relations variables, croissant en intensité depuis zéro jusqu’à un point quelconque, rapprocheraient les éléments originellement indépendants ; elles résultent de ce que le sens de l’Unité, qui maintient constamment ensemble ces éléments, leur fait un devoir, en chaque instant, soit d’exercer une nouvelle action mutuelle de nature et d’intensité définies, soit de se maintenir dans leur ancien état, et par conséquent de paraître ne pouvoir agir les uns sur les autres[25]. » Sans doute les choses paraissent, à différents degrés, indépendantes les unes des autres ; mais chaque degré de cette indépendance relative est la conséquence même de leur dépendance vis-à-vis de l’Être un. Et il n’est pas nécessaire d’admettre cette idée, que M. Lotze ne cesse de combattre, que des rapports, qui auparavant n’auraient aucunement existé pour elles, aient jamais pu commencer à s’établir entre les choses.

Mais la principale objection contre cette doctrine du monisme vient de la difficulté de concevoir, même seulement quant à la forme, ce rapport de l’Un et de la pluralité des éléments qu’il tient sous sa dépendance, ou simplement le rapport de l’Un et du Plusieurs. On sait les formules différentes dont se sont servis en tout temps les partisans de cette doctrine : ils ont parlé de modifications de la substance infinie, de ses développements et de ses différenciations, d’émanations et de rayonnements. Les métaphores abondent ; elles expriment bien le désir de résoudre le problème ; elles n’en donnent pas la solution. C’est que le problème est insoluble ; il est impossible de savoir comment s’est établi ce rapport de l’Un et de la foule des êtres finis ; c’est assez que nous soyons forcés de nier l’indépendance de ces êtres ; peu importe que nous ne puissions faire voir la matière de ce lien qui enserre la Réalité. Mais il importe, du moins, que ce rapport n’implique pas contradiction. Or, comment comprendre que l’Un fasse émaner de soi Plusieurs et qu’il continue d’être ces Plusieurs ? La dernière philosophie qui ait proclamé, en Allemagne, avant M. Lotze, cette identité, la philosophie de Hegel, débutait par l’audacieuse maxime que dans la contradiction même se trouve la plus profonde vérité. On sait avec quelle énergie le prédécesseur de M. Lotze à l’Université de Goettingue, Herbart, prit la défense de la logique formelle. Et cependant on ne peut « arriver au but, sans supposer, dans le lointain, aux points décisifs, cette unité de l’Un et du Plusieurs[26]. » C’est Platon qui paraît encore aujourd’hui avoir le mieux traité cette difficulté et il faut en revenir au Parménide.

Socrate reconnaît sans doute qu’il serait absurde de prétendre que la ressemblance en soi est semblable à la dissemblance en soi, mais il soutient qu’un même être participant à la fois de la ressemblance et de la dissemblance peut être dit semblable et dissemblable à la fois. Son raisonnement est assez subtil. Notre auteur l’adopte, le complète, et à ceux qui invoquent les lois auxquelles notre pensée doit se conformer dans les liaisons de ses idées, il répond en leur citant des faits inconcevables et qu’il faut cependant admettre : « Si nous voulons concevoir le devenir, il est nécessaire que nous considérions l’existence et la non-existence comme fondues ensemble, sans que pour cela nous donnions aux deux notions une signification autre que d’être identiques avec elles-mêmes et différentes l’une de l’autre. Comment le devons-nous faire ? C’est ce que nous ne savons pas ; même l’intuition du temps ne nous montre que la solution opérée du problème et ne nous apprend pas comment elle s’opère ; mais nous savons que la nature de la Réalité accomplit effectivement ce qui est inconcevable pour nous… Nous nous bornons à ce seul exemple du Devenir, pour faire sentir qu’il peut y avoir en réalité bien des choses dont l’imitation par une combinaison logique de nos idées est impossible[27]. » M. Lotze est cependant obligé de faire une concession : c’est que nous sommes convaincus par l’intuition du devenir accompli, tandis que nous n’avons pas d’intuition pour nous convaincre de la même manière « que cette connexion par nous admise entre le Réel absolu et un, d’une part, et la pluralité de ses formes dépendantes, est plus qu’un postulat de notre réflexion, qu’elle est un problème également mystérieux résolu de toute éternité. » À défaut de cette intuition, qui embrasserait l’ensemble des choses, qui nous permettrait ainsi de ne voir en elles que des états divers de l’Être un, n’avons-nous pas le moyen de nous prouver à nous-même la possibilité de ce rapport d’un être à ses états ? Nous serions assurés alors que la doctrine d’après laquelle chaque chose, chaque fait ne doit être conçu que comme un acte durable ou passager de l’Être un, sa réalité, sa substance comme l’existence et la substance de cet Être, sa nature et sa forme comme une phase conséquente du développement de cet Un, n’est pas un vide assemblage de mots, et peut-être arriverions-nous au dénouement que nous poursuivons.

Or, nous n’avons qu’un seul exemple à citer de la possibilité de ce rapport ; il n’y a qu’un seul cas où nous en ayons une intuition immédiate c’est dans l’œuvre merveilleuse que l’être spirituel accomplit, non seulement en distinguant de soi les sensations, les idées, les sentiments, mais en même temps en les connaissant comme les siens, comme ses états, en donnant par son unité, dans la mémoire où il les rassemble, un lien à la série que forme leur succession. « Seule, la perception, qui tout à la fois repousse de nous l’objet perçu comme quelque chose d’étranger, et le révèle en même temps comme nôtre, nous fait voir ce qu’on entend en disant que nous concevons un a quelconque comme état d’un être A ; par cela seulement que notre attention, en établissant des rapports, embrasse dans la mémoire le passé et le présent, mais qu’en même temps naît l’idée du Moi stable auquel ils appartiennent tous deux, nous voyons clairement ce que c’est que l’existence d’un Être Un dans le changement de beaucoup d’états, et qu’une telle existence est possible ; par cela, donc, que nous pouvons nous apparaître comme de telles unités, nous sommes des Unités[28]. »

Nous pouvons donc affirmer l’existence d’êtres spirituels qui nous ressemblent et qui, sentant leurs états, et se posant, par rapport à eux, comme l’unité sentante, satisfont ainsi à la notion d’un être. Nous affirmons en outre, dès qu’elle nous apparaît maintenant comme possible, et pour les raisons déjà énumérées, l’Unité du véritablement Existant, qui est, pour les êtres spirituels eux-mêmes, le fondement de leur existence, la source de leur nature particulière et la vraie force active en eux.

Y a-t-il d’autres êtres ? Les choses proprement dites existent-elles ? Pour exister au sens que nous venons de dire, il faudrait qu’elles fussent plus que des choses ; elles devraient participer du caractère de la nature spirituelle ; elles ne pourraient en effet se distinguer de leurs états que si elles s’en distinguaient elles-mêmes ; elles ne pourraient être Unités que si elles s’opposaient elles-mêmes, comme telles, à la multiplicité de leurs états. Il n’a pas manqué de philosophes et de poètes pour soutenir que les choses sont animées, pour leur donner au moins une âme sensitive capable d’éprouver du plaisir et de la douleur : ce serait assez pour en assurer l’existence. Mais rien ne justifie cette hypothèse, et alors cette question se pose : pourquoi donc existerait-il, outre les êtres spirituels et l’Être Un qui est le fondement de ces êtres, « un monde de choses qui n’auraient rien d’elles-mêmes et ne serviraient que comme un système d’occasions ou de moyens pour produire dans les êtres spirituels des idées, ne ressemblant pourtant pas, en définitive, à ces causes dont elles seraient le produit ? » On conçoit, en effet, que la puissance créatrice aurait pu faire naître immédiatement dans les esprits l’image du monde qui devrait être vue, sans prendre le détour de produire un monde qui ne pourrait jamais être vu tel qu’il serait. Il n’est pas difficile non plus d’imaginer que cette force, qui est la même dans tous les esprits, agit « effectivement en eux avec une telle correspondance de ses divers actes que, devant les divers esprits, flotteraient différentes images du monde et non pas la même devant tous, mais ces différentes images dans un agencement tel que tous les esprits croiraient se trouver en différentes places du même monde et pourraient s’y rencontrer pour agir d’accord. » Enfin ces relations des choses, dont nous parlions au début, et qui, suivant l’opinion commune, prouvent le plus leur existence indépendante, les actions qu’elles échangent entre elles, nous les remplacerions « par une dépendance mutuelle d’innombrables actions qui se croiseraient et se modifieraient les unes les autres dans le sein du seul Être véritable ; de sorte que les changements qu’éprouve notre image du monde proviendraient immédiatement, en chaque instant, de la collision de ces actions, laquelle a lieu aussi, et non pas de l’existence de plusieurs principes d’action indépendants qui, en dehors de nous, auraient fait naître ces changements ». L’hypothèse de choses réelles a sans doute l’avantage de rendre plus faciles le langage, l’expression de nos idées et même nos recherches ; mais, au sens métaphysique, les choses ne sont pas des êtres, « mais des actions élémentaires de l’unique principe du monde, liées entre elles d’après les mêmes lois d’action mutuelle que nous admettons ordinairement pour les choses regardées comme existant par elles-mêmes ».

En dehors de ces deux manières de concevoir ce que l’on appelle des choses, de leur attribuer une âme ou de les ramener à de simples phénomènes que la puissance créatrice fait naître immédiatement dans les esprits, il y a une troisième doctrine qui prétend justifier l’idée commune de choses dépourvues du sentiment de leur existence. D’après ses partisans, nous aurions tort de croire qu’il n’y a qu’une solution du problème, celle que l’expérience de la vie spirituelle autorise. Pourquoi n’y aurait-il pas d’autres modes d’existence que le nôtre, et qui nous seraient par cela seul inaccessibles. Les choses seraient ainsi des êtres d’un genre particulier, définis pour nous par leurs actes seulement, et sans aucune ressemblance avec ces autres êtres que nous nommons des esprits. Mais il nous est impossible de nous faire aucune idée du genre d’existence qu’il nous faudrait attribuer à ce qui ne se posséderait soi-même en aucune manière comme un être pour soi et n’aurait d’autre rôle que de transmettre, comme intermédiaire, « des actions qu’il ne ressentirait pas, à d’autres, ses semblables, qu’elles n’affecteraient pas davantage, jusqu’à ce qu’enfin, par la communication de ces actions aux êtres animés, il naquît en ceux-ci une image embrassant tous ces faits[29]. » Sans doute, dans la vie ordinaire, nous continuerons à imaginer des choses individuelles, indépendantes, agissant aveuglément mais si nous voulons nous rendre compte de ce que nous imaginerons ainsi, nous en reviendrons à cette vérité métaphysique qu’il n’y a pas d’autre alternative, animer les choses, en quelque sorte, ou leur refuser toute existence propre. Si l’on croit qu’elles sont dépourvues du sentiment d’elles-mêmes, inconscientes, on ne gagne rien à leur attribuer une existence en dehors de l’unique Réalité Toute la fixité, toute la puissance qu’elles manifestent comme forces déterminantes et motrices dans les changements du cours du monde visible pour nous, les choses — conçues comme simples actes de l’Infini — les possèdent absolument et rigoureusement dans la même plénitude ; bien plus, ce n’est que par leur commune immanence dans l’infini qu’elles ont, comme nous l’avons vu, ce pouvoir d’exercer une influence mutuelle qu’elles n’auraient pas comme êtres isolés détachés de ce principe substantiel[30]. »

Ainsi, et c’est la conclusion de l’Ontologie, nous disons des êtres qu’ils ont une existence séparée ou que cette existence leur est refusée, selon leur nature et leur faculté d’agir, c : Ce qui est capable de se sentir et de se manifester comme un Moi, cela mérite d’être désigné comme détaché du Principe général qui embrasse tout, et comme étant en dehors de lui ; ce qui manque d’un tel pouvoir sera toujours, quelque disposés que — par des motifs quelconques — nous soyons à le séparer de ce principe et à le lui opposer, enfermé en lui d’une manière immanente[31]. »

Si maintenant nous nous demandons quelle est la nature du Principe, de ce qui occupe cette place suprême du monde, par quoi tout nouvel état de ce qui existe est la cause productrice d’un autre état qui lui succède, nous nous croyons autorisés, par nos inclinations esthétiques, par analogie aussi avec l’Être un que nous sommes nous-même, à ne pas le considérer comme une action aveugle. Au Principe de toutes choses nous attribuerons, en un degré éminent de perfection, non la simple forme de la vie et de l’activité, mais la dignité de toutes deux et le bonheur que nous éprouvons à les posséder. Ce Principe, cet Infini, nous le concevons comme une Idée qui, se réalisant à chaque instant, constitue le Réel du monde ; mais nous nous garderons d’imaginer un Réel vide et sans caractère, qui n’aurait été destiné qu’à servir de support à ce que nous désignons par le nom général de mécanique mathématique, à ces lois, à ces vérités éternelles évidentes que nous considérons si volontiers comme une fatalité à laquelle tout ce qui est, en fait, aurait à se soumettre. C’est le sens du monde qui est le premier ; c’est de l’Idée qui se réalise que dérivent le besoin de l’ordre et la forme sous laquelle l’ordre nous apparaît. « Exprimées en langage humain, ces lois sont seulement les premières conséquences que le sens vivant et actif du monde en vue du but qu’il se proposait, a données pour bases, et comme prescription générale, au système de toutes les réalités[32]. » Si nous connaissions, comme les idéalistes semblent y prétendre, la teneur complète de ce sens, nous pourrions en déduire « ce que nous pouvons seulement, en nous appuyant sur une conviction générale, essayer de faire remonter jusqu’à lui. »

C’est cette conviction générale que M. Lotze a voulu justifier dans la première partie de son livre, l’Ontologie, tandis que, dans les deux autres, il a fait la tentative d’interpréter ce sens du monde. Mais cette tentative demande un développement de pensées dont la chaîne est trop longue pour qu’on soit jamais assuré de ne pas y laisser se glisser des erreurs. Il aura du moins montré, si l’on veut bien le suivre, la nécessité d’abandonner entièrement la voie de ceux qui cherchent à résoudre des questions métaphysiques par le moyen de constructions mathématico-mécaniques. Quelles que soient, en effet, la valeur de la méthode employée par les sciences de la nature, et la puissance intellectuelle dont témoignent, dans leur domaine, leurs brillants succès, les éléments qu’elles croient pouvoir utiliser comme bases très simples de leurs théories sont bien loin d’être de vrais éléments pour l’explication dernière du monde ; ils ne sont eux mêmes, comme nous venons de le voir, que des conséquences, et le vrai commencement de la Métaphysique doit être cherché dans l’Éthique, ou, d’une manière plus générale, dans ce qui doit être.

Ce qui fait, il me semble, la grande valeur du livre de M. Lotze, c’est moins la doctrine qu’il renferme que l’esprit dont il est tout pénétré. À ce monisme, à cette conception d’un monde dont un seul être fait toute la réalité, dans lequel les esprits eux-mêmes n’ont qu’une existence empruntée, intermittente[33], ne sont que des actions de l’Un véritablement existant, « mais des actions ayant pour privilège la merveilleuse et absolument inexplicable faculté de se sentir et de se savoir elles-mêmes comme des centres actifs d’une vie émanant d’elles », on fera toutes les objections accoutumées contre le Panthéisme. Nous avons déjà indiqué la plus grave, à savoir celle que cette doctrine est contradictoire. Il est vrai que nous avons indiqué en même temps la réponse : la Réalité est infiniment plus riche que la Pensée ; ce qu’on regarde comme contradictoire n’est que supérieur aux lois logiques. Peut-être serait-il trop facile de répliquer, sans nier cette richesse de la réalité, que la pensée ne peut pourtant pas s’occuper de ce qui la dépasse elle-même, et que ce qui est supérieur aux lois logiques ne saurait, en aucun cas, être un objet pour elle. Si jamais on consent à admettre une proposition malgré son absurdité, il est impossible désormais de distinguer l’absurde du raisonnable, il n’y a plus de raison.

M. Lotze est cependant un des philosophes qui se sont le plus préoccupés de prévenir les dérèglements de l’imagination et de déterminer l’objet de la métaphysique de manière à réprimer toute velléité de construction a priori. « De ce que le monde existe, dit-il, de ce qu’il est tel qu’il est, et que, par suite, une pensée vit en nous qui peut distinguer divers cas d’une généralité ; de ce que tout cela est ainsi, il peut naître en nous des images et des notions de possibilités qui réellement n’existent pas, et alors nous nous imaginons que, avant toute réalité, nous existons pourtant avec cette pensée, et que nous aurions la tâche de décider quelle réalité doit naître de ces possibilités vides qui cependant ne sont toutes imaginables que parce qu’il existe une réalité d’où cette pensée elle-même tire son origine. » Nous devons nous garder de toutes ces questions déraisonnables qui semblent cependant à beaucoup d’esprits les vraies questions de la métaphysique : pourquoi y a-t-il un monde, et n’en existe-t-il pas plutôt aucun, ce qu’il est également possible de concevoir ? Pour-quoi, s’il existe un monde, sa nature est-elle présisément M, et pas plutôt une autre tirée du vaste domaine des non-M ? et si le réel M existe, pourquoi est-il en mouvement et non en repos ? si enfin il est en mouvement, pourquoi dans cette direction et non en telle autre de préférence ? « Pour toutes ces questions, il n’y a qu’une réponse à répéter : la métaphysique n’a pas à faire la réalité, mais à la reconnaître ; à étudier l’ordre intérieur de ce qui existe, non à déduire ce qui existe de ce qui n’existe pas. Pour remplir cette tâche, elle doit se préserver de la méprise où elle tomberait en regardant les abstractions qui lui servent à fixer pour son usage certaines qualités du réel, comme des éléments constructifs et indépendants qu’elle pourrait employer pour ériger à son tour, par ses propres moyens, l’édifice de la réalité ? »

Ainsi sont écartées toutes les questions d’origine, et la métaphysique se réduit à l’interprétation de ce que l’expérience nous fait connaître. Cette interprétation est l’œuvre de la pensée humaine, depuis qu’elle s’exerce, et ne peut jamais avoir qu’une valeur subjective : « La philosophie, dit M. Lotze, ne signifie pour nous, à partir de ses premiers commencements, qu’un mouvement intérieur de l’esprit humain, dans l’histoire duquel elle a, seule, aussi la sienne ; un effort pour acquérir, dans des limites supposées, à nous-mêmes inconnues, que nous trace notre existence terrestre, une idée du monde en soi concordante, qui nous élève au-dessus de la vie et nous enseigne à nous y proposer des fins louables et à les atteindre ; une vérité absolue qui devrait imposer aux archanges dans le ciel, est un but que nous pouvons manquer sans que pour cela nos efforts soient complètement infructueux. » Cette subjectivité de la connaissance est inévitable. Nous pouvons, il est vrai, renoncer à rien connaître, mais nous ne pouvons jamais remplacer la connaissance mise en doute par aucune autre à laquelle ne s’adresserait pas le même reproche.

Mais est-ce bien alors une idée du monde en soi qu’il faut dire, ou du monde en nous ? M. Lotze, qui a si bien compris que la méthode des sciences positives ne convient pas à la métaphysique, qui a si énergiquement protesté, et avec toute l’autorité d’un vrai savant, contre la tendance à faire de la philosophie une servante de ces sciences, comme elle était autrefois celle de la théologie, n’aurait-il pas dû marquer mieux encore la différence, l’opposition même qui existe entre les deux ordres de recherches ? D’un côté, on n’a pas à tenir compte du sujet pensant ; on se plonge complètement, comme dit notre auteur en parlant de la manière de penser naturelle, dans l’objet senti, on fait abstraction de soi-même ou, si l’on veut se connaître, on se considère soi-même comme un simple objet de pensée. De là cette psychologie dite scientifique et qui s’est, en effet, séparée elle-même de la philosophie. De l’autre côté, au contraire, le sujet pensant n’est plus comme une chose entre les choses. L’acte par lequel il se donne tour à tour les représentations les plus diverses et qui le constitue lui-même sans qu’il soit nécessaire d’invoquer, par delà, je ne sais quelle substance, n’est pas, dans sa vivante unité, l’exemple seulement d’un acte infini auquel il faudrait le rapporter ainsi que tous les phénomènes qui composent notre monde. Il est pour nous la cause dernière de tout ce qui est, le centre vers lequel convergent toutes les réalités apparentes, et ces réalités n’existent que dans la mesure où elles sont connues suivant des lois qui ne sont pas antérieures à l’activité du sujet pensant. Toutes les vérités scientifiques, cette manière de voir leur donnera une valeur philosophique en les transposant, en quelque sorte, c’est-à-dire que chacune d’elles apparaîtra comme l’expression d’une loi de l’esprit se découvrant à lui-même. Supposons, au contraire, à la façon de Spinoza, un acte ou une substance dont nous ne sommes que des modes, c’est non seulement passer du point de vue de la philosophie à celui des sciences, c’est quitter le seul fondement solide sur lequel Descartes, par une vue de génie, et la plus simple pourtant, avait établi le Réel. Que si l’on nous reproche précisément cette conclusion insipide, d’après M. Lotze, et que Fitchte lui-même n’a pas admise, à savoir que le sujet philosophant doit se regarder comme étant lui-même l’unique réalité, nous répondrons, qu’en nous appuyant non pas, comme le veut notre auteur sur ce qui doit être en général (une inconnue) mais bien sur l’éthique elle-même, nous croyons à l’existence d’autres sujets pensants semblables à nous et l’existence de Dieu. Il est vrai que la métaphysique ainsi entendue, ainsi distinguée de la théologie et des sciences, est une méthode encore plus qu’une doctrine. C’est même, si l’on veut, une simple attitude de l’esprit, mais c’est l’attitude qui convient au vrai philosophe, et la répugnance naturelle que provoque l’idéalisme subjectif ne doit pas s’étendre, il me semble, à cet idéalisme méthodique.

A. Penjon.

  1. M. Lotze, qui est mort le 1er juillet 1881, avait entrepris de présenter ses doctrines en un Système de Philosophie qui devait se composer de trois parties. La Logique et la Metaphysique ont seules paru ; la troisième partie aurait traité sans doute de la Philosophie pratique ; on en a publié quelques fragments d’après les leçons publiques du maître. La Métaphysique (Metaphysik, Drei Bücher der Ontologie, Kosmologie, und Psychologie. Leipzig, Hirzel, 1879) a été traduite en français par M. A. Duval (Paris, Didot, 1883 ; 1 vol.  in-8o de 630 pages), et en anglais par M. Bosanquet (Oxford, 1884), avec la collaboration de MM. Green, Bradley et le Rév. Whittuck. M. Duval, qui a su achever à lui seul cette tâche difficile, avec un zèle et un désintéressement qu’on ne saurait trop louer, nous avertit que l’auteur avait revu le manuscrit de sa traduction, et, se corrigeant lui-même, avait opéré çà et là des changements qui modifient l’expression première de sa pensée. Cet avis est toute la préface du traducteur, et je serais tenté de lui reprocher un excès de discrétion. À la netteté de cette traduction, si fidèle et si scrupuleuse, il est aisé de voir que M. Duval aurait pu nous donner une excellente étude sur le livre de M. Lotze. Il s’est dérobé avec trop de modestie. Les traducteurs anglais ont du moins ajouté à leur œuvre une table où chaque paragraphe est résumé en une ligne, et un index. Ils n’ont pas craint non plus de couper les paragraphes trop longs en alinéas qui les rendent plus faciles à lire et ils ont donné toute la précision désirable aux renvois, souvent trop sommaires, qui se rencontrent dans le texte.
  2. Introduction, page 10 de la traduction française.
  3. Introd., p. 5 de la trad. franç.
  4. Page 19.
  5. Page 22.
  6. Page 14.
  7. a et b Page 16.
  8. Page 25.
  9. Les lecteurs de la Revue se rappellent peut-être le grand débat de M. Lotze et de M. Renouvier sur la question de savoir si l’infini actuel est contradictoire. Ils peuvent du moins s’y reporter (Revue philosophique, mai, juin 1880). C’est un des sujets les plus importants de la Cosmologie. Quel que soit l’intérêt de cette division de la Métaphysique, dans laquelle M. Lotze traite de la subjectivité de l’intuition d’espace, de la déduction de l’espace, du temps, du mouvement, de la construction de la matérialité, des éléments simples de la matière, des lois des actions, de la forme du cours de la nature, en un mot des formes en apparence préexistantes du temps et de l’espace, et des choses, des faits encadrés dans ces formes, je me borne à en indiquer ainsi les principaux chapitres. D’un autre côté, dans la troisième division, la Psychologie, l’auteur s’est surtout proposé de réunir et de présenter dans leur enchaînement systématique les points essentiels d’un livre dont la première partie a été traduite en français, il y a quelques années (Voy. Principes généraux de Psychologie physiologique, Alcan, 2e édition). Il est donc naturel que, dans cette étude, je m’attache plus particulièrement à l’Ontologie.
  10. Page 31.
  11. Page 32.
  12. « Einer schaffenden Position. » Ce mot Position, que M. Duval reproduit avec raison dans son excellente traduction, est expliqué d’autre part dans le texte. Pour plus de clarté, je le remplace ici par un synonyme.
  13. Page 40.
  14. Page 51.
  15. Page 55.
  16. Page 63.
  17. Page 66.
  18. Page 74.
  19. Page 80.
  20. V. Ferrier, Institutes of Metaphysics, propos. VI.
  21. Page 83.
  22. Voy. §§ 63, 64, la critique de l’harmonie préétablie de Leibniz. M. Lotze lui objecte principalement qu’il est impossible de comprendre pourquoi cette harmonie préétablie a été réalisée. Il n’admet pas non plus le déterminisme absolu qui en résulte (Voy. § 65).
  23. Page 143.
  24. Page 145.
  25. Page 146.
  26. Page 148.
  27. Page 153.
  28. Page 191.
  29. Page 194.
  30. Page 195.
  31. Page 196.
  32. Voy. la Conclusion de la Métaphysique.
  33. « Quand l’âme, dans un sommeil complètement dépourvu de rêves, ne pense, ne sent et ne veut rien, existe-t-elle alors, et qu’est-elle ? On a bien souvent répondu que, si jamais cela pouvait arriver, alors elle n’existerait pas ; pourquoi n’a-t-on pas plutôt osé dire qu’elle n’existe pas toutes les fois que cela arrive. Assurément si elle était seule dans le monde, nous ne pourrions comprendre une alternative de son existence et de sa non-existence ; mais pourquoi sa vie ne serait-elle pas une mélodie avec des pauses, tandis que continue d’agir le principe éternel, d’où découlent, comme un de ses actes, l’existence et l’activité de l’âme ? De cette source elle naîtrait de nouveau, en conséquente connexion avec son existence antérieure, et cela sitôt que seraient finies ces pauses pendant lesquelles d’autres actes du même principe établiraient les conditions de sa nouvelle vie. » Fin de la Psychologie.)